Article body

Depuis lexixesiècle au moins, nous savons que la liberté, cette valeur fondamentale des sociétés occidentales, a une histoire : elle a évolué en prenant des sens différents selon les époques. En 1819, Benjamin Constant a ainsi opposé la « liberté des anciens », définie par la participation directe des citoyens au pouvoir politique, à celle des modernes, centrée sur la protection de la vie privée par des institutions censées représenter l’ensemble des citoyens. Dans les démocraties antiques, la liberté avait d’abord une signification collective : on était libre en tant que membre d’une communauté de citoyens gérant elle-même ses affaires, et non en tant que « particulier » — ce qui se traduisait par la possibilité, pour le corps politique, d’intervenir dans la vie privée de chacun (dans les moeurs, les croyances, etc.). Dans le monde moderne en revanche, la liberté a pris une dimension fondamentalement individuelle : on est libre en tant qu’être humain et cette liberté consiste à jouir en toute sécurité de ses droits et de ses biens, ce qui suppose un nouvel ordre politique, l’État de droit libéral basé sur le respect des droits humains[1]. Désormais, les droits individuels priment sur les décisions collectives ou du moins posent des bornes strictes aux interventions du pouvoir (voir Constant, 1997 : 594-596).

L’histoire en est-elle restée là ? On peut en douter. Certaines évolutions récentes nous éloignent de la « liberté des modernes », telle que la définissait Constant, cette liberté individuelle supposant la non-ingérence de la société dans la vie privée et reposant sur une certaine « obscurité », une opacité sociale de l’individu liée à l’anonymat régnant dans les « grands États » modernes (voir Constant, 1997a : 359 ; Holmes, 1994 : 89-90). Depuis le milieu des années 1970, les garanties accordées à la liberté individuelle ont été progressivement rognées par une série d’évolutions juridiques et technologiques, au point qu’un juriste a proposé en 2006 d’appeler cette séquence historique « les trente honteuses » (Fédida, 2006). Depuis, cette tendance s’affermit au gré des innovations informatiques (Groupe Marcuse, 2012) et des attentats terroristes. Il semble même que l’idée de « vie privée », qui jusque-là permettait de circonscrire l’espace dans lequel ni l’État ni la société n’ont droit de regard, n’ait plus de sens pour une partie des jeunes générations, d’accord avec Google sur ce point : la vie privée n’existe pas[2]. Mais si la liberté des modernes chancelle, nos contemporains ne se sentent manifestement pas moins « libres » pour autant, comme le suggère l’absence de réactions vives à ces dérives liberticides. Toute la question est alors de savoir en quel sens prendre ce terme : comment penser cette liberté qui n’est plus celle des modernes, sans pour autant être, de toute évidence, celle des anciens ?

Pour saisir certains traits de cette nouvelle forme de liberté qu’on pourrait qualifier de « postmoderne » [3], je voudrais m’appuyer sur Georg Simmel qui a mis au coeur de sa réflexion, et plus largement de la pensée moderne[4], le problème de la liberté individuelle en indiquant des pistes intéressantes pour penser son évolution. Je vais commencer par exposer sa fameuse théorie des différentes formes d’individualisme qui permet de distinguer, au sein même de la « liberté des modernes », deux types de liberté individuelle, l’une centrée sur la quête d’indépendance et d’égalité, et l’autre sur le culte de l’originalité et de la distinction. S’il associe ces deux modèles à deux phases distinctes des Temps modernes, le rationalisme libéral du xviiie siècle et le romantisme du xixe siècle, il souligne qu’il s’agit d’aspirations toujours présentes qui se combinent différemment selon les moments, et espère que leur dualisme ne soit pas le dernier mot de l’histoire de la liberté. Ensuite, nous verrons comment Simmel pense, dans la Philosophie de l’argent, les conséquences tragiques de la monétarisation croissante des relations humaines sur la liberté individuelle, menacée de sombrer dans une liberté purement négative. Face à ce danger, il esquisse une issue individuelle : réinterpréter l’idée de « liberté intérieure » en un sens plus psychologique que moral — la liberté se jouant moins dans la maîtrise de nos désirs que dans la conscience de notre singularité. Par ailleurs, il souligne l’émergence d’une quête de délivrance vis-à-vis de la vie matérielle qui s’exprime dans la passion pour l’art, l’attrait de la sociabilité et l’espoir que la technique puisse résoudre la question sociale (une manière de se délivrer de la politique). Si ces analyses expriment bien certaines inflexions récentes du sens de la liberté, on se demandera pour conclure si la position de Simmel, qui fondamentalement invite à développer son individualité plutôt qu’à cultiver son indépendance, ne pose pas certains problèmes.

Les deux formes, rationaliste et romantique, de liberté individuelle moderne

Sans se référer à Constant, Simmel introduit une distinction importante en laissant entendre que la liberté individuelle peut prendre deux formes différentes, et même opposées, selon la manière dont on conçoit l’individu. On peut estimer que les individus, en tant qu’êtres de raison, sont tous égaux par nature et que les différences qui les opposent ne reposent que sur des distinctions socioculturelles artificielles et superficielles ; la liberté individuelle consiste alors à s’affranchir de toutes les chaînes qui nous assignent à ces identités factices divisant le genre humain. Mais on peut estimer aussi que chaque individu est fondamentalement différent et que la liberté s’acquiert dans la lutte contre les forces d’uniformisation : la liberté individuelle consiste alors à exprimer sa singularité, à être soi-même. Simmel qualifie de « quantitatif » le premier individualisme, celui « des personnalités simplement libres et pensées par principe comme égales », dans la mesure où, entre individus fondamentalement identiques, il n’y a pas de différences qualitatives, mais seulement cette différence purement numérique qu’il y a entre des exemplaires indiscernables d’un même modèle. Et il définit le second comme « qualitatif » puisqu’il « s’oriente vers l’unicité qualitative et l’incomparabilité » des divers individus. S’il associe le premier avec le « libéralisme rationaliste » du xviiie siècle, tel qu’il fut d’abord élaboré en France et en Angleterre, et le second avec le xixe siècle romantique et « l’esprit germanique », il les pense toutefois comme deux « grandes forces de la culture moderne » qui sont toujours actives : ce sont moins des étapes successives que des pôles en tension (Simmel, 1989 : 302-303)[5]. Développons ces idéaltypes[6] en partant des « situations historiques » (Simmel, 2002 : 337) qui leur ont donné naissance.

Au xviiie siècle, le problème social et politique central est celui du décalage entre le désir de liberté et la persistance d’institutions qui l’entravent (privilèges, monopoles, corporations, douanes, corps intermédiaires, etc.). Comme ces institutions sont basées sur des distinctions arbitraires entre les humains, l’exigence de liberté est immédiatement une exigence d’égalité, et l’émancipation requiert d’abolir ces institutions héritées du passé et plus généralement de faire table rase de toute détermination particulière introduisant des différences entre les humains. Le soulèvement de l’individu contre la société — l’individualisme — se présente donc comme une exigence de liberté et d’égalité universelles. Il se traduit dans le libéralisme politique et économique : les droits de l’homme et le laisser-faire sont les expressions conséquentes de l’idée que la liberté humaine ne doit être entravée par aucune puissance historique. La suppression des héritages du passé est censée faire « progresser la société, de l’époque de la déraison historique, dans celle de la raison naturelle » (Simmel, 2002 : 329).

Simmel montre que cet individualisme, si généreux soit-il, suppose une anthropologie problématique. Il ne s’intéresse pas aux hommes concrets, historiquement donnés, mais à « l’homme en général », à la nature humaine construite en hypostasiant la caractéristique que tous les humains ont en commun : la raison. Le « pivot du concept d’individualité » est alors de considérer cette « nature » comme ce qu’il y a en nous de plus profond, de plus intime, de plus essentiel : bref, comme ce qui constitue notre « vrai moi ». Ce qui nous différencie les uns des autres ne tient pas à notre nature, mais se surajoute de l’extérieur à notre substance individuelle, un peu comme des attributs accidentels que l’on ne fait que posséder[7]. On aboutit ainsi à un paradoxe : la « substance ultime de la personnalité », c’est « l’individualité libérée de toute entrave et détermination particulière », c’est-à-dire l’être humain abstrait (Simmel, 1989 : 296-298). Or, si ce qui nous distingue est contingent, si cela ne fait que masquer et déformer notre nature, il est nécessaire de se débarrasser de ce sédiment historique. Chacun de nous sera d’autant plus lui-même qu’il laissera dominer en lui ce germe par lequel il est identique à tout autre — et se libérer, c’est se déraciner, se dépouiller de tout ce qui nous attache et nous rattache à un passé, à un endroit, à une origine sociale et culturelle.

En réaction à cet « individualisme de la similitude » qui néglige l’« unité caractérologique de la personnalité, c’est-à-dire le ton et le rythme particuliers à un être, qui en font une personnalité absolument irréductible » (Simmel, 2002 : 335), le Romantisme va élaborer un « individualisme de la dissimilitude » (Simmel, 1999 : 704) qui prend en compte les différences entre les personnes. Le Moi, ce qu’il y a de plus profond dans notre être, n’est pas ce que nous avons tous en commun et qui nous rend égaux, mais ce qui nous est absolument propre. Ce qui nous distingue n’est plus conçu comme quelque chose de superficiel, un simple habillage qui nous aliène, mais comme quelque chose d’essentiel et d’originel qui est constitutif de notre identité : au plus profond de nous, nous sommes tous différents, et cette unicité tient à nos « racines », au fait notamment que nous sommes nés et avons grandi ici et pas ailleurs. Voilà pourquoi Simmel, afin de faire comprendre l’individualisme qualitatif, recourt abondamment au vocabulaire biologique et vitaliste de la racine, alors que le vocabulaire ontologique et rationaliste de l’archétype domine les exposés relatifs à l’individualisme quantitatif [8].

Dans le cadre de cette anthropologie, on est libre quand on arrive à vivre et exprimer cette unicité qui nous définit comme individu(alité), contre toutes les forces socioculturelles conformistes, celles qui nivellent ou étouffent la singularité, standardisent les goûts et uniformisent les vies. Comme ce n’est plus « seulement l’égalité des êtres humains mais encore leur différence [qui] est une exigence morale » (Simmel, 1989 : 301), cet individualisme a des accents plus aristocratiques que démocratiques, et une orientation plus esthétique et éthique que sociale et politique. L’authenticité, la distinction et la fidélité à soi sont élevées à une plus haute dignité que l’égalité sociale et les libertés formelles.

De même que l’individualisme quantitatif est selon Simmel étroitement lié au règne de la libre concurrence, cet individualisme qualitatif est intimement associé, sur le plan économique, à la division du travail. Si c’est bien le Romantisme qui a exprimé en idée l’individualisme des personnalités uniques, c’est la division du travail qui l’a développé en pratique dans la mesure où elle assigne à chacun une place spécifique où il peut développer son propre génie. Elle conduit ainsi à la vision romantique de la société comme organisme articulant des différences, contrairement à l’atomisation de la société en individus isolés et indépendants à laquelle aboutit l’individualisme quantitatif (voir Simmel, 1981 : 158 et suiv.).

Il y a une franche opposition entre cet « individualisme de l’altérité » et celui de « l’identité », notamment sur les plans éthiques, sociaux et politiques. Ce qui distingue l’individualisme qualitatif de l’individualisme quantitatif, c’est que « l’idéal d’égalité n’existe plus » (Simmel, 2002 : 337). Certes, Simmel précise ailleurs que l’inégalité valorisée n’est pas celle que les institutions juridico-politiques imposent de l’extérieur, mais celle qui est « posée de l’intérieur » (Simmel, 1989 : 299), par souci de distance envers autrui[9] — une « morale de la distinction » que Simmel analyse chez Nietzsche (Simmel, 1907). Simmel estime toutefois que les deux modèles peuvent aussi, selon les personnes et les époques, se compléter et se combiner (Simmel, 1989 : 300-302 ; Simmel, 2002 : 337-339). Lui-même aspirait explicitement à une synthèse entre eux ou à un dépassement de leur opposition qui se ferait sous l’égide de « Kant et Goethe », comme l’indique le titre d’un essai de 1906[10]. Mais en réalité, il s’est plutôt situé, et de plus en plus fortement, du côté de l’individualisme qualitatif. C’est ce qui ressort nettement de ses diverses présentations des deux modèles et de la manière dont il a essayé de les articuler à partir de ce qui constitue à ses yeux leur « dénominateur commun », l’exigence de liberté définie comme le fait de suivre les « lois de notre nature propre » (voir Simmel, 1989 : 299 et 247)[11]. Cette exigence n’est pas seulement incarnée par l’individualisme du xviiie siècle, comme il le laisse parfois entendre en l’appelant l’« individualisme de la liberté » par opposition à l’« individualisme de l’irréductible » (Simmel, 2002 : 339). Dans son essai sur Les grandes villes et la vie de l’esprit, il appelle ainsi à :

ne pas comprendre la liberté individuelle […] en un sens seulement négatif, comme simple liberté de mouvement, et suppression des préjugés et des étroitesses d’esprit ; son élément essentiel est que la particularité et le caractère incomparable que possède en définitive toute nature, quelle qu’elle soit, parviennent à s’exprimer dans la conformation de la vie.

Simmel, 1989 : 247

Autrement dit, il ne faut pas en rester à un individualisme purement quantitatif, car la liberté qu’il promeut est toute négative, au double sens grammatical et axiologique où elle se définit négativement par la seule absence d’entraves (être libre, c’est ne pas être entravé) et où elle n’ouvre sur aucun horizon « positif », c’est-à-dire souhaitable. L’individualisme qualitatif viendrait donc parachever, dans un nouveau contexte historique, l’idée de la liberté en lui donnant un contenu positif : exprimer sa singularité personnelle, le fait que chacun est « unique en son genre ». En quelque sorte, les deux individualismes dessinent une évolution du sens de la liberté qui suit une logique d’affinement et de progrès historique : après que l’individualisme quantitatif a fait table rase des distinctions arbitraires entre les humains, il devenait possible de laisser libre cours à l’expression de leurs différences intrinsèques. L’espoir de Simmel que les deux modèles se réconcilient dans une synthèse supérieure, capable d’articuler l’exigence sociale d’égalité à l’exigence morale de distinction, va également dans ce sens. Mais ce n’est pas cette voie « dialectique », quasi hégélienne, que l’histoire de la liberté a prise : la monétarisation croissante des relations humaines à la fin du xixe siècle semble au contraire miner cette logique de développement. Voilà ce qui ressort du diagnostic de Simmel dans son opus magnum, la Philosophie de l’argent, où il analyse les menaces que la modernité marchande fait peser sur l’individu et sa liberté.

Liberté et modernité marchande : le danger d’une liberté purement négative

La réflexion de Simmel relative à la liberté et son histoire ne se limite pas à cette célèbre distinction entre les deux types d’individualisme du xviiie et du xixe siècle. Avant même que Simmel la formule, la question de la liberté était déjà au coeur de la Philosophie de l’argent (1900) où il ne s’agissait pas de faire de l’histoire des idées, mais de proposer un « diagnostic historique » (voir Berlan, 2012 : 21-85 et 159-230), c’est-à-dire de cerner la nouvelle situation de la liberté et de l’individu dans la phase de l’histoire qui s’ouvre au « tournant du siècle ». Dans la mesure où cette époque est marquée en profondeur par l’emprise croissante de l’argent, il s’agit au fond de penser l’impact paradoxal qu’a le développement de l’économie monétaire sur la liberté individuelle. Paradoxal dans la mesure où l’argent semble à la fois favoriser la liberté individuelle et la miner de l’intérieur, sous toutes ses formes.

De prime abord, explique Simmel dans la Philosophie de l’argent, l’économie monétaire est « le facteur et l’expression les plus puissants » du grand mouvement historique de l’émancipation individuelle (Simmel, 1987 : 396-397). Le « facteur », c’est-à-dire qu’elle contribue à faire naître et durer ce mouvement, et l’« expression », ce qui signifie qu’elle en est une des manifestations, un des symptômes les plus révélateurs — autrement dit, il y a synergie, interaction entre ces deux phénomènes qui se stimulent réciproquement. Pour le comprendre, il faut revenir sur la théorie simmelienne de la différenciation sociale, suivant laquelle l’élargissement des groupes favorise l’individualisation de leurs membres :

Les sociétés commencent d’habitude par un groupe relativement restreint, maintenant entre ses éléments des liens étroits et une certaine uniformité, puis évoluent vers un groupe relativement important, accordant à ses éléments une liberté, un être-pour-soi, des différenciations mutuelles.

Simmel, 1987 : 433[12]

Plus la taille des groupes est limitée, plus ils sont homogènes et moins ils laissent de place à la liberté individuelle. Avec leur expansion numérique, les frontières entre les groupes s’estompent et leur hétérogénéité interne s’accroît : ils se composent de cercles de plus en plus variés, ce qui laisse aux individus plus de marge pour développer leur individualité — laquelle peut être définie comme le « point de croisement » entre les divers cercles auxquels l’individu appartient (voir Simmel, 1999 : 407-452). Dans la société moderne, les humains peuvent donc se différencier plus finement : il est peu probable que deux individus se situent à l’intersection des mêmes cercles sociaux. Bref : « Le grand cercle favorise la liberté individuelle, le petit la réduit » (Simmel, 1999 : 700). Comment articuler cette théorie de la différenciation sociale, avec sa conception sociologique et « extérieure » de l’individualité comme « point de croisement des cercles sociaux », à l’analyse des deux types d’individualisme qui part de postulats « métaphysiques » relatifs à l’essence de l’individu ?

Dans la mesure où l’argent, en tant que moyen d’échange, renforce la différenciation sociale, il semble favoriser la liberté individuelle, dans ses deux sens. Comme Simmel l’explique dans sa Sociologie : « L’élargissement du cercle qui accompagnait cette première notion [l’individualisme quantitatif] favorise aussi l’apparition de la seconde » (Simmel, 1999 : 703). Prenons d’abord l’individualisme quantitatif. En libérant l’individu des attaches communautaires traditionnelles (liées aux interdépendances personnelles étroites dans le cadre d’une économie de subsistance), l’argent favorise les échanges et l’interpénétration des groupes — il ouvre vers l’extérieur, il est « cosmopolite ». Pour l’individu, cela ne se traduit pas seulement par une plus grande liberté de mouvement, mais de manière générale par la possibilité accrue, et la nécessité, de s’arracher au cadre social et culturel étroit qui l’a vu naître — l’argent déracine. Il n’est donc pas étonnant que le libéralisme rationaliste qui a développé l’individualisme quantitatif ait eu une vision plutôt positive du rôle de l’argent. Il en va de même avec le développement de l’individualisme qualitatif, lui aussi favorisé à première vue par l’essor de l’économie monétaire. L’argent va dans le sens de l’extension numérique des groupes et de la division du travail, ce qui permet une différenciation sociale de plus en plus fine, laissant plus de place à l’expression de la particularité subjective. De même que la grande ville offre « occasions et stimulations pour le développement des deux [types d’individualisme] » (Simmel, 1989 : 251-252), l’argent semble lui aussi nourrir l’individualisme sous toutes ses formes.

Néanmoins, les choses sont plus complexes ou ambigües aux yeux de Simmel, notamment à son époque où les problèmes modernes fondamentaux — ceux liés au développement de l’individualité et de la liberté — prennent un tour nouveau. D’un côté, le développement de la civilisation monétaire, s’il pousse au déracinement, ne favorise pas pour autant l’égalité universelle entre les humains et encore moins l’indépendance : s’il nivelle les conditions et dissout les ordres de l’Ancien Régime, il contribue à l’émergence des classes sociales et au retour en force des dépendances économiques, sous la nouvelle forme du salariat. Il ne favorise donc qu’un aspect de l’individualisme quantitatif, son versant le plus « négatif ». Mais ce n’est pas la dislocation de cet individualisme sous les coups de butoir de l’économie monétaire qui intéresse Simmel, sceptique quant à l’idéal d’égalité sociale. Ce qui l’intéresse, c’est le destin de l’individualisme qualitatif, qu’il estime pris dans une ambivalence similaire. Si l’argent constitue bien le meilleur moyen pour le développement de la division du travail et par là de la singularité personnelle, il est en même temps l’un des moteurs de la dépersonnalisation du monde social qui entrave l’individu dans son effort de différenciation : sous son influence, la vie se compose « de plus en plus de ces contenus et de ces sollicitations impersonnels qui veulent refouler la coloration et le caractère incomparable de personnalités spécifiques » (Simmel, 1989 : 250). Tout se passe comme si l’impersonnalité des objets « déteignait » sur les sujets : « on voit disparaître la coloration subjective du produit également du côté du consommateur » (voir Simmel, 1987 : 585-589). Moins les objets « nous parlent », c’est-à-dire moins ils « touchent » notre sensibilité en exprimant celle d’un autre, moins ils nous permettent de manifester la nôtre. Dans un contexte où les choses sont de plus en plus standardisées, les conditions uniformisées et les activités réglementées, il semble toujours plus difficile d’exprimer sa singularité. D’autant plus que les choses se multiplient, sous forme de produits techniques et marchands, autour de l’individu et menacent de l’écraser sous leur poids ou, du moins, de l’éloigner de lui-même en l’absorbant complètement[13]. Il n’est donc pas étonnant que les tenants les plus radicaux de l’individualisme qualitatif, comme Nietzsche[14] et certains romantiques, se soient attaqués à cette civilisation moderne. Quelle position Simmel prend-il par rapport à cette situation complexe et ambivalente ?

Simmel ne cherche pas à gommer ou à atténuer l’ambiguïté du rôle de l’argent, mais à la déployer intégralement contre les détracteurs de l’argent qui oublient que la dépersonnalisation sociale est un moment de la liberté — un moment certes négatif, mais qui n’en est pas moins indispensable puisqu’il est au fondement de la liberté individuelle, si du moins on ne la confond pas avec l’indépendance absolue. La liberté n’est pas « la pure disposition interne d’un sujet isolé, mais un phénomène de corrélation, qui perd son sens s’il n’y a pas de partenaire » (Simmel, 1987 : 366). Autrement dit, même si Simmel se focalise sur la dimension individuelle de la liberté sans presque jamais s’intéresser à ses dimensions collective et politique, il ne défend pas pour autant une vision solipsiste de la liberté, mais une conception relationnelle : loin de consister dans l’abrogation de tout lien aux autres, la liberté est un certain type de relation aux autres. Toute la question est de savoir lequel.

Comme la liberté « commence par l’indépendance à l’égard de la volonté d’autres personnes bien déterminées » (Simmel, 1987 : 369), elle suppose selon Simmel la dissolution des liens de dépendance personnelle et leur remplacement par des interdépendances purement objectives, fonctionnelles et impersonnelles entre les gens. Or, c’est justement ce que permet l’économie monétaire : alors que dans les économies de subsistance, on dépend matériellement, pour la couverture de nos besoins, de personnes déterminées formant le ou les cercles communautaires auxquels on appartient, dans une économie monétaire suffisamment développée, on dépend matériellement de fonctions sociales endossées par une grande diversité d’individus interchangeables, entre lesquels chacun peut choisir à son gré. En ce sens, la liberté individuelle « s’intensifie avec l’objectivation et la dépersonnalisation de l’univers économique[15] » (Simmel, 1987 : 372), et l’individu est d’autant plus libre que le monde dans lequel il vit est plus impersonnel. Car l’argent libère des liens personnels de dépendance en créant des interdépendances anonymes, et comme le souligne Catherine Colliot-Thélène, « c’est de cette indifférence au moment subjectif de la dépendance dont se nourrit le sentiment de liberté » (Colliot-Thélène, 2012 : 216).

Si le développement monétaire est un facteur de dépersonnalisation, il serait donc erroné de ne voir en cette dernière qu’une menace pour la liberté individuelle : elle en est aussi, plus fondamentalement, une condition préalable. Le problème central est ailleurs : il est justement que l’argent ne réalise la liberté que de manière négative, comme simple absence d’obstacle. Or, comme Simmel le dit dans un passage de la Philosophie de l’argent auquel fait écho celui déjà cité de l’essai sur les grandes villes (voir Simmel, 1989 : 247), « la liberté n’est rien de négatif, mais l’extension positive du moi en direction d’objets prêts à lui céder », c’est-à-dire d’objets qui permettent à la singularité individuelle de s’exprimer pleinement (voir Simmel, 1987 : 585 et 589). Le problème n’est donc pas la dépersonnalisation en tant que telle, mais le fait d’en rester à ce premier « moment » de la liberté, indispensable mais insuffisant.

Pourquoi l’argent réalise-t-il la liberté seulement sous une forme négative ? Ce qui caractérise l’argent, c’est d’être une richesse abstraite qui, contrairement aux biens concrets, ne fixe aucune borne au libre arbitre de son propriétaire. Toute richesse concrète induit des usages déterminés posant des limites à ce que peut en faire celui qui en dispose. L’usage de l’argent étant par contre complètement ouvert (je peux tout faire de mon argent), toutes les possibilités de vie s’offrent immédiatement à celui qui en possède. La liberté permise par l’argent tient donc à l’accroissement des possibilités entre lesquelles l’individu peut faire son choix sans être soumis à la moindre contrainte externe. C’est la liberté négative comme simple « absence d’obstacle » (Simmel, 1987 : 506)[16], à laquelle s’en tient l’individualisme quantitatif, et qui aboutit à ce que l’on pourrait appeler l’« ivresse des possibles » : le sentiment grisant que tout est possible, qu’il n’y a aucune limite extérieure à notre volonté.

Mais selon Simmel, pour être vraiment libre, il ne suffit pas d’être libéré « de quelque chose », il faut encore être libre « pour quelque chose » (Simmel, 1987 : 506 et 509). La liberté négative comme « absence d’obstacle » ne suffit pas, elle doit être dépassée dans la liberté positive comme engagement dans une direction déterminée, comme « autodétermination ». Si la liberté consiste d’abord dans un mouvement de libération à l’égard d’attachements et de chaînes qui nous sont imposés, cette libération n’a elle-même de sens que si elle donne au sujet « un surcroît de possession ou de pouvoir » (Simmel, 1987 : 506), en l’occurrence la possibilité de déterminer lui-même le contenu de sa propre vie. La liberté doit articuler le moment négatif de l’abolition des entraves à celui de la réalisation d’un but, le moment essentiel étant le second : c’est parce que nous visons des buts positifs que nous nous rebellons contre les entraves qui nous empêchent de les atteindre. À vrai dire, si elle en restait à son premier moment, la liberté serait même selon Simmel « quelque chose de vide et à proprement parler d’insupportable » (Simmel, 1987 : 508) : l’être humain a besoin de donner un sens à son existence, c’est-à-dire d’avoir un but dans la vie. Or l’argent, en tant que richesse abstraite, ne donne aucune direction à la vie de celui qui en possède : il a réussi le tour de force consistant à « réaliser la liberté de l’être humain dans un sens purement négatif » (Simmel, 1987 : 508). Selon Simmel, la liberté permise par l’argent est au final tronquée, pour trois raisons.

1) La liberté offerte par l’argent est toute virtuelle. En tant que richesse abstraite, l’argent n’ouvre aucun espace réel où la liberté puisse prendre consistance et effectivité : « Nous l’avons plus que toute autre chose, mais avec lui nous avons moins qu’avec toute autre chose » (Simmel, 1987 : 403). Or, comme le moi a besoin d’affronter les réalités concrètes pour éprouver, affirmer et affûter sa liberté, on comprend que l’argent sape les conditions de l’émancipation individuelle. Cela se manifeste par une série de comportements typiques (avarice, richesse ascétique, plaisir d’acheter pour le plaisir d’acheter et non de jouir de la possession des choses, etc.) que l’on peut dire « pathologiques » dans la mesure où le moi, selon des modalités différentes, refuse de s’investir dans le réel, dans des objets qui, par leur matérialité, peuvent faire obstacle au sujet (lui « faire objection »). De nos jours, le monde des technologies numériques est l’apothéose de cette liberté absolue mais virtuelle.

2) La liberté offerte par l’argent ne satisfait pas ceux qui en jouissent, qu’elle condamne au non-sens. La liberté ainsi conquise n’est pas satisfaisante, elle se paie d’une perte de sens de la vie puisque l’argent ne nous indique aucune direction à suivre, aucun « contenu substantiel à mettre dans la liberté ». Ceci explique, selon Simmel, « que notre époque qui, considérée dans sa totalité, possède certainement plus de liberté qu’aucune autre, soit si peu heureuse de cette liberté-là ». Au final, la « liberté du libéralisme » suscite le malaise (voir Simmel, 1987 : 509-511).

3) Loin de renforcer nos capacités à déterminer rationnellement nos actes, la liberté offerte par l’argent nous prédispose à devenir le jouet de nos caprices, des tendances sociales dominantes et des tentatives de manipulation ou de suggestion dont nous pouvons faire l’objet. En nous privant de toute assise dans le monde réel, elle ôte à notre volonté toute tenue et toute capacité de résistance. Autrement dit, si l’argent nous donne de la liberté de choix (au sens où il élargit l’éventail des choix qui nous sont offerts), il nous prive des moyens intérieurs de développer l’autonomie de la volonté, c’est-à-dire notre capacité à nous décider par nous-mêmes. En quelque sorte, nous avons toujours plus de choix extérieurs en ayant de moins en moins la force intérieure de choisir librement, de façonner consciemment notre vie. C’est ce qu’explique Simmel à propos du paysan qui, en vendant ses terres, s’est certes libéré des contraintes qu’elles lui imposaient, mais a aussi abandonné ce qui donnait un contenu à sa vie et une consistance à sa personnalité :

Ainsi l’immense danger que la monétarisation représentait pour le paysan s’inscrit dans un système général de la liberté humaine. Ce qu’il a gagné, assurément, c’était de la liberté ; mais seulement liberté contre quelque chose (Freiheit von etwas) et non pas liberté pour quelque chose (Freiheit zu etwas) ; en apparence, assurément, liberté pour tout (puisqu’elle n’était justement que négative), mais de ce fait, en réalité liberté sans la moindre directive, sans le moindre contenu déterminé et déterminant, et disposant donc à cette vacuité, à cette inconsistance où rien ne s’oppose à toute pulsion née du hasard, du caprice ou de la séduction : telle la destinée de l’humain sans amarres qui a abandonné ses dieux, et dont la « liberté » ainsi gagnée ne fait qu’ouvrir largement la voie à l’idolâtrie de n’importe quelle valeur passagère

Simmel, 1987 : 509

La liberté purement négative rendue possible par l’argent risque à tout moment de verser dans son contraire, la servitude intérieure, soit par rapport à nos propres passions, soit par rapport aux séductions extérieures (lesquelles, par ailleurs, se multiplient et sont désormais le fait de professionnels spécialement engagés à cette fin[17]). L’argent met la liberté individuelle au bord du gouffre en menaçant de ne la réaliser que de manière négative et de faire ainsi triompher l’individualisme quantitatif dans son aspect le plus abstrait. En quelque sorte, il risque de constituer un facteur de blocage dans l’histoire de la liberté, voire de nous faire régresser à une étape dépassée. Il semble donc nécessaire de contrecarrer cette involution en remettant en selle une conception positive de la liberté comme déploiement de la singularité. Mais le problème est que l’argent dépersonnalise et uniformise le monde objectif, minant ainsi les conditions de l’expression de la différence subjective. Comment sortir de l’impasse ? À quelle condition le monde standardisé et massifié engendré par l’économie monétaire serait-il compatible avec la liberté pensée comme élaboration de la différence personnelle ? Autrement dit, quelles conclusions Simmel tire-t-il du diagnostic historique qu’il développe dans la Philosophie de l’argent ? Le danger d’une liberté toute négative, prête à basculer dans son contraire, doit-il conduire à une critique radicale de la modernité, à la manière de Nietzsche et de certains romantiques ?

La reformulation extra-morale de l’idée de liberté intérieure

Pour Simmel, la réponse à cette dernière question est négative, tout simplement parce que ce danger n’est que le revers de la médaille constituée par l’émancipation de l’individu dont la condition sine qua non reste, à ses yeux, l’abolition des liens de dépendance personnelle. Du point de vue de la liberté individuelle, la modernité monétaire est en fait profondément ambivalente (voir Deroche-Gurcel, 1997 : 209 et suiv.), elle comporte autant de menaces qu’elle offre de chances, ce qui interdit toute interprétation unilatérale et toute critique radicale. Mais alors, quel est le « dernier mot » de Simmel sur ce point, si ce n’est pas sa critique de la liberté négative promue par l’argent ?

Il n’est pas facile de répondre à cette question tant la pensée de Simmel est mobile et fluctuante, « inquiète », comme le disait Vladimir Jankélévitch (Jankélévitch, 1988 : 85), au sens où elle ne s’arrête nulle part et ne se repose jamais : elle ne connaît pas de « dernier mot ». Simmel est un penseur de l’ambivalence qui se refuse à « juger » les phénomènes. C’est du moins ce qu’il prétend au terme de son fameux essai sur Les grandes villes et la vie de l’esprit. Ses prises de position n’en ressortent pas moins si l’on prête attention au mouvement de sa pensée. Il n’est pas seulement fait d’embardées, de basculement d’un point de vue à un autre, à l’infini. Certes, cet essai passe incessamment d’une approche critique de l’impact de la vie métropolitaine sur les « mentalités » à une vision plus positive, soulignant ce qu’elle apporte à la liberté individuelle. Mais ces embardées suivent quand même une direction. En l’occurrence, cet essai critique la diabolisation des grandes villes telle qu’on pouvait notamment la rencontrer sous la plume de Nietzsche. L’argument de Simmel est limpide : il est inconséquent de dénoncer les grandes villes au nom de l’individualisme puisqu’elles en sont le creuset, sous toutes ses formes (voir Simmel, 1989 : 233-252 ; voir aussi Berlan, 2012 : 224-225).

Efforçons-nous de saisir le mouvement de la pensée de Simmel dans la Philosophie de l’argent, en ce qui concerne la question de la liberté individuelle. Elle est abordée dès le début de la seconde partie, dite synthétique, du livre (celle qui s’attache à saisir l’impact culturel de l’argent) et donne son titre au premier chapitre, dans lequel l’argent est essentiellement vu comme support et expression de la liberté. C’est dans le chapitre suivant que la question de la liberté négative est abordée. Mais la dialectique « argent et liberté » n’en reste pas là puisque dans le chapitre final (sur le style de vie), Simmel reprend la question sous un autre angle qui le conduit à valoriser, malgré sa critique de la liberté négative, le rôle de l’argent : certes, la liberté qu’il offre est abstraite, mais cette abstraction fait justement qu’il peut être le vecteur d’un affinement intérieur de la liberté. Entre les ambivalences de l’argent, la balance finit donc par pencher du côté positif, car le monde moderne, urbanisé et monétarisé, offre aux yeux de Simmel plus de possibilités d’approfondir sa singularité que tout autre — et telle est in fine l’aune à laquelle Simmel juge les phénomènes, même s’il se défend de le faire.

Reprenons le raisonnement de Simmel dans ce passage capital qui a un caractère conclusif (dans les pages suivantes, il ne revient pas sur la question). Examinant le rôle de l’argent du point de vue du rapport entre culture objective et culture subjective, Simmel en vient à la conclusion que l’argent favorise « aussi bien la prépondérance de l’esprit objectif sur l’esprit subjectif que la mise en réserve, l’augmentation indépendante et le développement spécifique de ce dernier » (Simmel, 1987 : 601). Après avoir analysé les risques d’écrasement de l’individu par la puissance croissante d’une culture objective qui, notamment sous la forme du développement économique et technique, se matérialise en un cosmos qui suit ses propres lois et dépasse chacun de nous, Simmel passe à la seconde idée, celle que le développement hypertrophique de la culture objective protège et favorise néanmoins le déploiement subjectif :

L’argent, parce qu’il s’interpose entre les choses et l’homme, permet à celui-ci une existence quasi abstraite, libre de tout égard direct pour les choses, de tout rapport direct avec elles, liberté sans laquelle notre intériorité ne saisirait point certaines chances de développement ; si l’homme moderne se ménage, pourvu que les circonstances s’y prêtent, une réserve de subjectivité, préserve de haute lutte le secret et le retrait de son être le plus personnel, entendu ici non au sens social mais au sens plus profond de la métaphysique — autant de traits remplaçant un peu le style de vie religieux des époques antérieures — tout cela est conditionné par le fait que l’argent nous épargne de plus en plus le contact direct avec les objets, tandis qu’en même temps il nous facilite infiniment leur maîtrise, et la sélection de ce qui nous agrée.

Simmel, 1987 : 601-602

La dimension abstraite de la vie et de la liberté permise par l’argent n’est donc pas seulement négative : certes, elle détourne l’individu de l’épreuve de la réalité lui permettant d’éprouver et d’affûter sa liberté, mais elle libère par cela même la vie intérieure comme champ de développement de la liberté. En tant que moyen universel, l’argent détache ceux qui en ont du contact avec les choses, il les libère des nécessités matérielles et leur donne ainsi la possibilité de la retraite spirituelle. Certes, il induit un monde impersonnel et une vie réifiée, mais cela permet aussi que « se personnalise le reste non réifiable » (Simmel, 1987 : 602) de la vie, l’intériorité subjective.

Simmel prend l’exemple de la machine à écrire : si elle uniformise et dépersonnalise l’écriture, elle donne aussi la possibilité de ne pas révéler à son correspondant certains aspects de son caractère que la graphie manuelle pourrait trahir. Pour parler comme Constant, elle assure en quelque sorte à l’intériorité subjective un surcroît d’« obscurité » et, par là, de liberté. L’abstraction de la vie moderne fait donc que l’individu ne court pas le risque de dévoiler au tout-venant, en s’objectivant dans des objets visibles par tous, des pans entiers de sa vie intérieure. On pourrait ajouter qu’il n’a même plus à tenter d’objectiver sa subjectivité dans des objets qui, fatalement, offrent toujours une résistance. Il peut jouir de sa singularité sans risquer de l’exprimer imparfaitement dans des objets. Bien sûr, cette jouissance est intérieure, de même que la singularité en question est métaphysique : elle n’est plus le « point de croisement des cercles sociaux » auxquels l’individu appartient, mais une essence précédant toute socialisation — un « moi spirituel ». Après avoir évoqué les réactions opposées que cette « expulsion de l’âme subjective chassée de tout le monde extérieur » suscite chez les « personnalités d’humeur esthétisante » (Simmel pense sans doute à John Ruskin, désespéré par la laideur standardisée de son temps) et celles plus tournées vers le « salut intérieur » (moins affectées par la dépersonnalisation universelle — Simmel semble pencher de leur côté), il en vient à la conclusion suivante :

Comme l’argent est à la fois symbole et cause de l’extériorisation indifférente de tout ce qui se laisse avec indifférence extérioriser, il devient aussi le gardien de l’intimité profonde, qui peut maintenant s’aménager à l’intérieur de ses frontières. S’il en résulte alors cet affinement, cette particularité, cette intériorisation du sujet, ou si inversement les objets soumis deviennent à leur tour, vu la facilité à les acquérir, maîtres des hommes — voilà qui ne dépend plus de l’argent, mais justement de la personne.

Simmel, 1987 : 602

Ce passage mérite plusieurs commentaires. Primo, on voit que Simmel, loin d’entonner le « chant du cygne » de la liberté[18], se pose la question de ses métamorphoses et de ses chances : il se demande quelle(s) forme(s) nouvelle(s) elle prend, dans quel(s) espace(s) elle tend à se réfugier. Sa réponse est qu’elle se joue désormais dans la sphère de la vie intérieure : ce n’est plus « dans le monde » que la liberté peut s’éprouver, mais dans la vie intérieure. Car c’est là que l’individualité peut encore se développer (et non dans un monde extérieur standardisé et réifié). Ce qui évoque ici « le style de vie religieux » du passé, c’est l’allusion aux pratiques de retraite spirituelle et de fuite monastique hors du monde. Secundo, on comprend que cette liberté intérieure consiste à savoir si l’individu sera l’esclave des choses, au sens où elles finiront par lui faire oublier les finalités de son existence, ou bien s’il parviendra à faire preuve de recul face à leur prolifération séductrice afin de maintenir l’autonomie de sa volonté. Tertio, on voit que Simmel renvoie finalement l’individu à lui-même : c’est à chacun individuellement de résister intérieurement aux dangers de l’économie monétaire et… de profiter de ses avantages en termes de développement intérieur. S’il y a menace, elle est individuelle, et il ne dépend que de l’individu de faire de l’argent un vecteur de liberté ou un facteur de servitude.

On cerne alors mieux l’individualisme de Simmel : il s’agit d’un individualisme qualitatif, mais il est moins en conflit avec le monde moderne, urbain et marchand, que celui de Nietzsche. Voilà pourquoi Simmel est forcé de se replier sur un concept de liberté intérieure, à l’inverse de Nietzsche qui, dans sa deuxième Considération inactuelle, fustigeait le « culte de l’intériorité » par les philistins des années 1870 (Nietzsche, 1990 : 116). Chez Simmel, l’élaboration de la différence personnelle se résorbe dans le culte de l’intériorité subjective et d’une « intimité profonde » que rien ne saurait atteindre. S’il reconnaît que suivre la mode relève bien du conformisme, il estime aussi que cela permet aux individus distingués de « sauver leur liberté intérieure » (Simmel, 1989 : 191)[19]. À l’instar de la machine à écrire, la mode leur permet d’éviter « la trahison des réalités les plus personnelles » (Simmel, 1987 : 602). Nous pouvons dès lors répondre à la seconde question, restée en suspens, posée au seuil de cette section : à quelle condition un monde uniformisé est-il compatible avec l’élaboration de la différence personnelle ? À condition de penser cette élaboration comme intérieure, c’est-à-dire de centrer la liberté sur la conscience de notre propre singularité et de faire ainsi de la vie de l’âme son ultime refuge. Mais cela revient à renoncer à l’exigence que la « particularité […] [parvienne] à s’exprimer dans la conformation de la vie » (Simmel, 1989 : 247) et présente un danger. Quand la singularité ne peut plus s’extérioriser, son affinement intérieur par la retraite spirituelle n’est pas la seule option : il y a aussi, on le voit de nos jours, celle du culte narcissique du moi (tout à fait compatible avec certaines formes de retraite spirituelle).

Si Simmel retrouve ici le vieux thème stoïcien de la « liberté intérieure », il lui fait subir une inflexion décisive : la liberté intérieure qu’il défend n’est plus tant liée à une maîtrise morale de soi acquise dans la lutte contre les désirs artificiels et les représentations erronées (toutes « choses » qui dépendent uniquement de nous, contrairement aux circonstances extérieures et aux événements gouvernés par le « destin ») qu’à une conscience de rester soi-même dans l’uniformité universelle, et même dans la participation aux raffinements extérieurs de la vie permis par le développement de l’économie monétaire. Si la sphère intérieure des représentations et des jugements constitue pour les stoïciens un « îlot inexpugnable d’autonomie au centre du fleuve immense des événements, du destin » (Hadot, 1992 : 99-100), la conscience de notre unicité est également pour Simmel une « citadelle intérieure », conçue cette fois comme une sphère dans laquelle l’individu peut se mettre à l’abri du raz de marée de la standardisation. Tout le problème est que cette liberté intérieure semble se réduire à un phénomène purement psychologique : quel que soit le degré d’uniformisation de ma vie extérieure, je reste conscient, dans mon for intérieur, d’être unique. C’est sans doute aussi pour cette raison que Simmel a tenté, à la fin de sa vie, de redonner une dimension « morale » à la liberté en développant une éthique de la « loi individuelle ». Dans le sillage de l’impératif de Nietzsche : « Deviens ce que tu es », il s’agit de sculpter sa vie en fonction d’exigences qui n’appartiennent qu’à soi et s’enracinent au plus profond de soi-même[20].

Comme celle des stoïciens, cette liberté intérieure fait fi des conditions extérieures de l’autonomie, qu’elles soient économiques, juridiques ou politiques, et de ses dimensions collective et institutionnelle. Logiquement, cette approche se traduit par le fait que Simmel ne parle pas tant de la liberté, comme état objectif des relations humaines défini au minimum par l’absence de domination, que du « sentiment de liberté », qu’il définit d’un côté par le soulagement que provoque l’abolition de contraintes identifiées, et de l’autre par le « sentiment d’être-pour-soi qu’a l’individu » (Simmel, 1987 : 366). Ce déplacement est logique dans la mesure où la liberté, dès lors qu’elle ne se réfère plus à un mode d’organisation collective, ne peut plus signifier qu’un ressenti personnel. Mais il est incohérent de la part d’un auteur qui défend dans le même ouvrage, contre la perspective fantasmatique et asociale d’une indépendance absolue, une idée relationnelle de la liberté. Car la « liberté intérieure » n’est pas un « phénomène de corrélation » mais bien la « pure disposition interne d’un sujet isolé » (Simmel, 1987 : 366).

On peut certes déplorer, du point de vue logique, cette inconséquence de Simmel. Mais du point de vue d’une phénoménologie du présent — et telle est la perspective dans laquelle se situe Simmel et dans laquelle sa lecture est selon moi la plus instructive (voir Berlan, 2012 : 167-175 et 220-221) —, on peut se dire qu’elle est révélatrice des tensions qui traversent son époque — une époque qui reste encore, à certains égards, la nôtre, vu que l’emprise socioculturelle de l’argent continue de se resserrer. Dans la section suivante, je voudrais prolonger la réflexion de Simmel sur l’évolution du sens de la liberté en le relisant depuis notre début de xxie siècle, de manière pour ainsi dire rétrospective, car il me semble qu’il y a encore, au-delà de ses diagnostics et des issues qu’il entrevoit, des éléments dans son oeuvre qui peuvent affûter notre regard sur ce qu’est devenue la liberté.

Les voies nouvelles de la délivrance : art, sociabilité, technique

On a souvent dit que Simmel, en plus d’être la caisse de résonance de son époque, était un « guetteur » qui voyait loin (Salomon-Delatour, 1994 : 167), une sorte de sismographe permettant de déceler les mouvements imperceptibles du sol sous les pieds des modernes et d’anticiper les tremblements de terre qui bouleversent leur condition. Si sa lecture reste si instructive, c’est parce que les fluctuations de sa pensée semblent refléter celles de son temps et, plus encore, dévoiler nos propres impensés. C’est du moins le cas de sa réflexion sur le danger de liberté négative et la tentation de retraite dans la liberté intérieure qui me semble encore plus pertinente aujourd’hui qu’il y a un siècle. Dans un monde standardisé et réglementé comme le nôtre, la liberté individuelle tend effectivement à chercher refuge dans la « citadelle intérieure » du moi, avec un narcissisme que l’on ne retrouve guère chez Simmel, animé par une authentique profondeur religieuse (Simmel, 1998, 2016). Mais le caractère prophétique des analyses de Simmel ne tient pas à ce qu’il aurait eu des dons de divination. De manière plus prosaïque, il est lié aux conditions de vie du professeur berlinois. On le comprendra en relisant attentivement le passage capital de la Philosophie de l’argent où il explique que l’argent permet de mener une « existence quasi abstraite » et ouvre ainsi de nouvelles portes au développement de l’intériorité. Quelle est cette vie abstraite dont il parle ?

C’est une vie, écrit Simmel, libérée « de tout rapport direct avec les choses », une vie dans laquelle l’argent « facilite infiniment leur maîtrise et la sélection de ce qui nous agrée ». Cette vie, c’est tout simplement celle qu’un intellectuel comme Simmel pouvait mener en ville, au même titre que les cadres et employés de bureau, par opposition aux artisans, paysans et ouvriers qui ne pouvaient, eux, s’épargner le « contact direct » avec les choses. C’est une vie où tout passe par l’argent, où l’on fait faire la plupart des choses, et toujours les basses tâches matérielles, à d’autres — telles sont en partie les « circonstances » qui permettent à l’homme moderne, comme le dit Simmel, de se ménager une « réserve de subjectivité » (Simmel, 1987 : 601). Or si ce mode de vie abstrait était à l’époque de Simmel réservé à une mince couche urbaine, il s’est généralisé au cours du xxe siècle sous la forme de la consommation de masse, qui permet désormais à la plupart des gens de vivre « libres de tout égard direct pour les choses », du moins dans leur vie domestique. Si la thèse simmelienne de la liberté intérieure résonne tellement aujourd’hui, ce n’est pas que Simmel ait eu des qualités de prophète : c’est parce qu’elle est intimement liée aux conditions de vie dont Simmel jouissait. Sans être opulentes, elles étaient celles d’un intellectuel délivré des tâches matérielles — « standing social » qui s’est ensuite généralisé. Et comme Simmel analysait finement sa vie intérieure, il en est arrivé à des idées qui se sont diffusées avec ces conditions de vie.

C’est cette idée de délivrance à l’égard de la vie matérielle que je voudrais approfondir, elle qui me semble dominer la compréhension actuelle de la liberté (Berlan, 2016). À bien des égards, on en trouve des traces chez Simmel. On vient de le voir avec sa réflexion sur la liberté intérieure : l’intériorisation de la liberté s’accompagne de sa « spiritualisation » au sens d’un abandon de sa dimension matérielle et d’une volonté religieuse de « délivrance » (Erlösung) — Simmel lui-même faisait le parallèle entre la liberté intérieure et le « style de vie religieux des époques antérieures » (Simmel, 1987 : 601). Mais Simmel est surtout intéressant parce qu’il relie l’idée de délivrance à divers phénomènes marquants de son temps : la jouissance esthétique, la sociabilité et le désir de solutions techniques à la question sociale.

D’une part, Simmel introduit l’idée de délivrance pour faire comprendre la nature du « plaisir découlant de la simple possession d’argent », en faisant un parallèle avec la « disposition esthétique ». La liberté absolue qu’on gagne quand on dispose d’argent est comparable selon lui au « sentiment de libération » qui accompagne l’expérience artistique : « délivrance par rapport à l’obscure pression des choses, expansion du moi, en toute joie et liberté, au coeur de celles-ci, qui autrement le violenteraient de leur réalité ». L’argent et l’art offrent des joies similaires, des joies qui se situent « au-delà de l’impénétrable réalité du monde et s’en tiennent à son éclat scintillant, qui s’ouvre aussi complètement à l’esprit que l’esprit de son côté peut y rentrer » (Simmel, 1987 : 406-407)[21]. Ces joies supposent la fuite hors du monde matériel, ou du moins la mise entre parenthèses de son épaisseur et de sa résistance. Elles reposent sur un sentiment de souveraineté absolue du moi qui ne rencontre plus les obstacles que la chair du monde oppose à ses velléités. Or, telle est bien la forme de liberté offerte à celles et ceux qui mènent une « existence quasi abstraite » dans le cadre monétarisé des grandes métropoles modernes : en nous délivrant de plus en plus des tâches matérielles, la civilisation monétaire lève les obstacles que la volonté avait l’habitude de rencontrer sur son chemin[22].

Cette quête de délivrance matérielle se manifeste d’autre part dans ce que Simmel appelle la « sociabilité » (Geselligkeit). S’il s’agit d’un phénomène qui n’est pas spécifiquement moderne, il prend de l’ampleur à son époque parce que « la vie moderne est submergée par des contenus objectifs et par toutes sortes de sollicitations matérielles » (Simmel, 1981 : 128). Il s’agit d’une « forme ludique de socialisation », c’est-à-dire d’une forme de lien social désiré pour lui-même, abstraction faite de tout autre objectif que le simple plaisir d’être ensemble — abstraction faite notamment de ce qui est sinon au coeur de la vie sociale : l’impératif de faire face ensemble aux nécessités de la vie matérielle, de la production et de la reproduction. Alors que la socialisation a en général été sous le signe de la nécessité, des intérêts et du pouvoir, les modernes tendent à développer en marge, dans les cafés et les espaces de convivialité, une vie sociale détachée de tout enjeu économique ou politique, et plus largement de tout ce qui relève des besoins matériels, pour en faire un agrément en tant que tel. Cet agrément tient au sentiment de « délivrance » que cette sociabilité procure en mettant en suspens les soucis matériels structurant sinon le quotidien. De ce point de vue, la sociabilité est analogue à l’art, du moins quand il est « séparé de la vie » (voir Simmel, 1981 : 123 et 136).

Enfin, la question de la délivrance apparaît en un troisième lieu où l’on ne l’attendrait pas, tant elle contredit le matérialisme censé y régner : dans les réflexions de Simmel relatives à la « question sociale », c’est-à-dire à la question de la misère et de l’oppression des ouvriers à l’époque de la grande industrie. Mais en réalité, le rêve de délivrance traverse toute la tradition socialiste, notamment le marxisme avec sa conception de la liberté comme dépassement du « règne de la nécessité ». C’est par cette porte que Simmel aborde deux fois le socialisme dans la Philosophie de l’argent, une fois en disant que ce qu’on attend du socialisme, c’est la « délivrance de la lutte individuelle pour l’existence » (Simmel, 1987 : 602), une autre en laissant supposer que la séparation du travailleur des moyens de production, d’abord vecteur d’aliénation, pourrait constituer une « délivrance » si elle était poussée à son terme (Simmel, 1987 : 420) — schéma dialectique conforme à la vision marxiste de l’industrie capitaliste, facteur d’oppression qu’une révolution communiste doit transformer en vecteur d’émancipation radicale.

Dans le sillage de Marx qui reliait la question sociale à celle de la « séparation du travail et du capital » ou, plus précisément, « du producteur d’avec les moyens de production », séparation qui scellait la dépendance absolue des travailleurs salariés à l’égard de leurs patrons, propriétaires des moyens de production (voir Marx, 1996 : 107 et suiv. ; Marx, 1969 : 528), Simmel note que la « séparation entre le travailleur et ses moyens de travail » fait que le (produit du) travail apparaît comme « étranger au sujet producteur lui-même » (voir Simmel, 1987 : 583-584). Mais loin d’en conclure que les ouvriers ne seront libres qu’une fois abolie la propriété privée des moyens de production, il imagine un retournement « dialectique » de cette situation d’oppression :

La séparation du travailleur d’avec ses moyens de travail, qui passe, en tant que problème de propriété, pour le noeud gordien de la misère sociale, pourrait justement, en un autre sens, se présenter comme une délivrance : si cette séparation signifiait différenciation de la personne du travailleur, en tant qu’être humain, d’avec les conditions purement objectives dans lesquelles le place la technique de production. […] En enfonçant ainsi un coin entre la personne et la chose, l’argent commence par déchirer des liens bienfaisants et utiles, mais il introduit cette autonomisation de l’une par rapport à l’autre dans laquelle chacune des deux peut trouver son plein et entier développement, à sa satisfaction, sans subir les entraves de l’autre.

Simmel, 1987 : 420

De prime abord énigmatique, ce passage s’éclaire quand on le remet dans son contexte. Arrivée à son terme, la séparation du travailleur d’avec les moyens de production pourrait faire que l’ouvrier ne ressente plus le procès de travail comme une oppression personnelle puisque ce procès obéirait à des exigences techniques purement objectives. Le travailleur ne se sentirait plus « soumis en tant que personne » ou être humain, mais en tant qu’élément du dispositif technique de production. Sa subordination ne serait donc plus « de nature subjective et personnelle, mais technique ». Et comme il n’obéirait plus au patron ou au contremaître, mais à la chaîne de production, ses douloureux « sentiments d’oppression, de souffrance et d’avilissement » disparaîtraient (Simmel, 1987 : 416-418). En résorbant ici encore la liberté dans une question de ressenti, Simmel occulte le fait que la dimension objective du procès de production, loin de supprimer la domination, la rend juste insaisissable[23]. Néanmoins, l’espoir qui perce ici en une solution technique (plus que politique) de la question sociale caractérise aussi une partie du mouvement socialiste, notamment dans ses branches technocratiques.

Si Simmel diagnostique aussi finement cette quête de délivrance de la vie matérielle qui est à l’oeuvre dans la modernité marchande, l’art, la sociabilité et le rêve de trouver une solution technique à la question sociale, c’est que cette quête de délivrance le traverse aussi. C’est du moins ce que manifeste le peu de place, voire l’absence complète de la question de l’autonomie matérielle dans sa réflexion sur la liberté. Car l’autonomie au sens de la prise en charge des nécessités de sa propre vie est l’inverse de la délivrance, qui consiste à vouloir en être déchargé. La montée en puissance du désir de délivrance se manifeste donc par le refoulement de la question de l’indépendance matérielle (économique et financière) dont on sait qu’elle a été (et reste en fait) au coeur de la liberté (Berlan, 2018), que ce soit sur le plan familial (s’émanciper de ses parents, c’est se prendre en charge), professionnel (si le salariat a pu être dénoncé comme un « esclavage déguisé », la liberté était associée au statut d’« indépendant ») ou national (la question de la souveraineté alimentaire).

Avec Constant, nous sommes partis de l’idée que la liberté des modernes se définissait essentiellement par la protection de la vie privée. En réalité, ce n’en est que le versant juridique et libéral. Car à côté de la tradition libérale, il y a longtemps eu, aux débuts des Temps modernes, une tradition républicaine issue de l’humanisme civique qui insistait, dans le sillage des anciens, sur la participation civique ainsi que sur l’indépendance matérielle procurée par la petite propriété (Pocock, 1997 : 427 et suiv.). Cette question de l’indépendance individuelle adossée à l’autonomie matérielle, fondamentale lors de la fondation des États-Unis d’Amérique (Zask, 2016 : 34-47), était encore au coeur de la réflexion de certains contemporains de Simmel, comme Max Weber qui soulignait que la liberté est intimement liée à « l’autonomie relative » dont jouissent ceux qui sont maîtres de leurs moyens de travail et de subsistance (Weber, 2004 : 324-325). Certes, elle apparaît parfois chez Simmel, comme dans ce passage de la Philosophie de l’argent :

Sentir que, dans le trafic monétaire, des valeurs personnelles sont échangées pour une contre-valeur inadéquate, est certainement l’une des raisons pour lesquelles, dans des cercles à la mentalité réellement noble et fière, le trafic monétaire a si souvent été abhorré et son opposé, l’agriculture, prisée comme la seule chose convenable. Il en était ainsi par exemple chez les nobles des hauts plateaux d’Écosse, qui ont mené jusqu’au xviiie siècle une vie tout à fait isolée et strictement autochtone, entièrement vouée à l’idéal de la plus grande liberté personnelle. En effet, autant l’argent peut promouvoir cette dernière quand les hommes sont pris et absorbés dans un tissu serré de relations commerciales, autant on doit nécessairement, du point de vue d’une existence libre, autonome (auf sich gestellte), se suffisant à elle-même, éprouver que l’échange de biens et de prestations contre de l’argent dépersonnalise la vie.

Simmel, 1987 : 516-517

Si Simmel est conscient de l’idéal d’autonomie matérielle, force est de constater qu’il ne joue presque aucun rôle dans sa pensée de la liberté. En tout cas, son concept de liberté intérieure fait autant l’économie de l’indépendance matérielle que des conditions institutionnelles de la liberté. De ce point de vue, il annonce la conception actuellement dominante de la liberté individuelle, centrée sur le désir de délivrance. Si la « liberté des modernes » supposait la protection de la sphère privée et l’indépendance individuelle, alors il semble bien que nous en soyons sortis, à l’heure de la fin de la vie privée et de la prise en charge bureaucratique du quotidien. Ce qui l’a remplacée, c’est semble-t-il une liberté intérieure centrée sur le culte apolitique de la singularité personnelle (par quoi elle se rattache à l’individualisme qualitatif) et la quête de délivrance à l’égard des contraintes matérielles (par quoi elle se rattache à la liberté négative comme levée des entraves).

Cultiver son indépendance ou développer son individualité ?

Simmel a largement contribué à la réflexion sur l’évolution du sens de la liberté. Tout d’abord, il a identifié deux modèles de « liberté moderne » hérités respectivement de l’individualisme quantitatif du xviiie siècle (centré sur le désir d’égalité et d’indépendance) et de l’individualisme qualitatif du xixe siècle (centré sur la quête d’originalité et de distinction). En outre, il a cherché à penser le destin de la liberté à son époque, le début du xxe siècle, en identifiant le danger que constitue la liberté purement négative permise par l’argent. La nouvelle situation sociohistorique créée par la monétarisation galopante des relations humaines pousse à de nouvelles inflexions dans le sens de la liberté, au-delà des deux modèles précédents. Ces inflexions prennent le chemin d’une radicalisation de l’individualisme qualitatif qui renouvelle l’idée de liberté intérieure en délaissant le champ moral de la maîtrise de soi au profit du champ, plus psychologique, de la conscience de la singularité personnelle, malgré la standardisation générale qui règne dans le monde extérieur. Logiquement, cette idée de liberté intérieure culmine dans une quête de délivrance par rapport à une vie matérielle qui reste sous le signe de la domination et de l’uniformisation — une quête de délivrance qui se manifeste notamment dans la « passion pour l’art » qui s’empare de pans de plus en plus larges de la population, dans le développement de nouvelles formes de sociabilité détachées de tout objectif extérieur et dans l’espoir toujours relancé que le progrès technique puisse résoudre nos problèmes politiques.

Si Simmel est un historien hors pair de la liberté, sa prise de position implicite en faveur d’un individualisme qualitatif centré sur l’élaboration de la différence personnelle et son approfondissement intérieur ne me semble plus pertinente aujourd’hui, à l’heure où le marketing et la publicité mettent cette élaboration au service d’un développement économique prédateur, et où le « développement personnel » a transformé la vie intérieure en espace de management. S’il est pertinent d’opposer, comme le fait Simmel brutalement, l’objectif de « l’indépendance individuelle » à celui de « l’élaboration de la différence personnelle » (Simmel, 1989 : 251), alors je pense que les partisans de la liberté devraient poursuivre le premier. Malheureusement, l’évolution générale va plutôt dans le sens du second et fait qu’aujourd’hui, on ne ressent pas comme liberticide la disparition progressive des garanties institutionnelles de la liberté individuelle.

On peut même se demander si la position de Simmel était pertinente à son époque. À ce propos, je me contenterai de rappeler que les idées de liberté intérieure et de délivrance, qui me semblent avoir triomphé au xxe siècle, ne faisaient pas l’unanimité en son temps. Face au même problème que celui rencontré par Simmel : comment l’élaboration de la différence personnelle est-elle possible dans un monde entièrement standardisé, le socialiste William Morris proposait, dans le sillage de John Ruskin, une critique frontale du monde industriel et marchand au nom de la beauté de l’artisanat, et fondait ainsi le mouvement Arts and Crafts (Morris, 2011). Contre la tentation de la délivrance, il défendait l’autonomie dans le « contact direct avec les choses » et lui donnait une dimension politique. À l’heure de l’effondrement écologique programmé, c’est dans cette voie qu’il me semble pertinent de s’engager aux côtés de tous ceux qui remettent en question la vie abstraite, cherchent à se rendre moins dépendants des circuits marchands et industriels, et tentent de recouvrer un minimum d’autonomie matérielle (alimentaire, énergétique, médicinale, etc.).