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La première fois que j’ai rencontré Nicole, c’était à une réunion du groupe anarchiste dont elle était membre et que j’avais rejoint à l’invitation de notre ami commun, Stephen Schecter. Je venais d’être engagée comme professeure substitut au département de science politique à l’UQÀM. Alors que trotskystes et maoïstes régnaient sans partage dans les couloirs, je découvrais les délices de la libre pensée, du jeu sur les mots et des licences de l’humour. On était dans la fin de ces années 1970 qui s’étiraient et ne nous laissaient aucun répit. J’avais eu mon lot de militantisme à Paris et espérais bien trouver dans ce groupe une communauté de pensée, un lieu de liberté. J’ai trouvé ce que je cherchais : la rencontre avec Nicole fut décapante. Elle avait le don d’expédier d’un mot ce qui lui paraissait relever de dogmes d’une pensée rigide, lot commun des militant.es, fussent-ils.elles libertaires. Elle préférait la réflexion lente et longuement mûrie aux slogans et autres manières de penser en groupe. Si nous faisions l’apprentissage lent et inconscient de l’émancipation des partis, du prêt-à-penser, et des « …ismes » qui enserraient nos vies, elle voguait sur les crêtes d’une euphorie du langage. Dans ce petit havre de la pensée libre, les mots d’esprit de Nicole percutaient, renversant toutes les idées reçues dans leur sillage. Ils provoquaient rires, étonnement mais aussi réflexion et réorientations majeures.

Pour elle, ce fut le lieu de son détachement de la « question nationale », telle qu’elle se posait en cette fin des années 1970, juste après la victoire du Parti Québécois.

Nous devions décider du nom du journal que nous allions publier : après maintes discussions, ce fut la Nuit. Pourquoi ? Envers du décor, la Nuit s’opposait au Jour, le journal du Parti Québécois. Au Journous serons maîtres chez nous ! Nous affirmions la Nuit où il n’y aura plus de maîtres du tout. Slogan, cri de ralliement, provocation envers tous ces nationalistes/souverainistes qui nous entouraient, et dont nous étions si proches. Nicole surtout !

Rupture avec son engagement passé dans le mouvement souverainiste ? Sans doute pas. Affirmation d’une posture critique comme elle les aimait ? Certainement. Pour la théoricienne des classes et de la nation, ce positionnement signifiait aussi sa mise à distance du Parti Québécois au pouvoir et de son idéologie. En ce sens, sa prise de parole n’était pas neutre.

Cette transformation de son positionnement politique a eu un certain nombre de conséquences sur sa pensée comme sur ses orientations de vie. Différentes préoccupations concernant les modalités d’émancipation des femmes s’entrecroisaient avec les considérations de classe et de nation, sans trouver de dénouement satisfaisant. Ce lieu d’échanges informel fut pour Nicole une sorte d’expérimentation politique, avec des personnes qui partageaient un même bagage marxiste, sur les formes de l’émancipation. Nous venions certes de traditions différentes, et n’avions que peu de choses en commun en termes d’origines familiales. Mais nous nous projetions dans le groupe, avec une conscience certaine de vouloir que les choses changent, que ce soit en termes d’émancipation nationale, féministe ou globale/écologiste.

Durant ces années d’euphorie nationaliste, entre 1976 et 1980, alors que la plupart de nos ami.es s’engageaient dans et autour du Parti Québécois, ou en tout cas se prononçaient en faveur d’une souveraineté nationale, Nicole restait en retrait, gardant une position critique. Et même si elle découvrait dans notre petit groupe la force de l’engagement militant, ses réticences face aux mots d’ordre ou à l’esprit partisan étaient palpables. Si l’engagement devait signifier l’abandon de l’esprit critique, cela lui était insupportable. Même se dire anarchiste devait être requalifié.

C’est dans ce processus de travail sur le sens de l’anarchisme que nous avons tenté de redéfinir les liens entre féminisme et anarchisme dans une publication peu connue, parue dans des presses indépendantes à Lyon en 1984 (Cohen, Laurin-Frenette et Ferguson, 1984). Tout en reprenant sa critique acerbe du nationalisme, elle y tentait également une définition de ce que serait l’écoféminisme. Combinaison des questions qui nous semblaient essentielles alors, l’écoféminisme résumait quelques façons de combattre les inégalités structurelles dans les rapports de classe, de sexe et de nation, tout en proposant une façon positive de penser l’émancipation des femmes.

Nous ne parlions pas d’« intersectionnalité » ni d’« agentivité » des groupes dominés, comme on le fait maintenant à partir des mêmes paramètres ou presque, mais bien de combiner les résistances de la classe ouvrière, des femmes et des populations des nations opprimées dans un combat commun contre l’oppression, capitaliste bien sûr. Sa position d’extériorité par rapport au débat souverainiste permit en fait à Nicole de réfléchir au féminisme en dehors des cadres de pensée qui devinrent dominants dans cette décennie, féminisme et/ou nationalisme. C’est dans ce contexte qu’elle avait accepté de publier un texte dans le recueil Femmes et Politique, juste au moment du premier référendum (Cohen, 1981). Ce n’était pas facile pour elle, car même cette simple association avec des féministes critiques signalait une sorte de rupture avec ses préoccupations passées, ses réflexions théoriques sur les classes et la nation. Mais je crois qu’en fait, durant ces années, elle explorait les différentes façons d’agencer les formes de domination de classe et de sexe, en particulier.

Ce ne fut pas sans mal et sans grandes remises en question : je vois cet épisode anarchiste dans sa vie (et peut-être aussi dans la mienne) comme une manière de rebrasser toutes ces cartes jusque-là bien séparées des rapports entre femmes et hommes, entre bourgeois.es et ouvrier.ère.s, entre colonisé.e.s et colonisateur.e.s. Ce moment-là aussi, en particulier, signifiait l’entrée dans une nouvelle ère, celle d’un féminisme qui n’était peut-être pas triomphant mais qui soudain avait envahi nos vies et transformait notre façon de penser.

Je me souviens de ces moments de débats intenses qui avaient lieu au Groupe d’information, d’études et de recherches féministes de l’UQÀM (GIERF, ancêtre de l’IREF) qui rassemblait les quelques professeures en sciences humaines, où Nicole affirmait sans cesse devant toutes celles qui voulaient imposer une forme de féminisme qu’il n’existait pas une seule forme d’émancipation et qu’elle ne pouvait certainement pas être dictée. Cette façon de penser n’était pas commune dans ce milieu, bien au contraire, et elle risquait de passer pour une féministe libérale, elle qui affichait un souverain mépris pour tout ce qui pouvait sembler ignorer les formes subtiles de l’oppression bourgeoise et libérale. Elle n’en avait cure. Alors que soufflait le vent d’un féminisme qui n’avait d’yeux que pour le souverainisme, sa liberté de pensée et de parole détonait fortement. En quittant l’UQÀM et le GIERF, ces hauts lieux de la pensée unique d’alors, elle affirmait une fois de plus son indépendance.

Je rappelle ces moments d’intense activisme politique dans la vie de Nicole, car même s’ils furent brefs, je les crois déterminants dans l’évolution de sa pensée et dans sa vie de manière générale. Ce furent pour elle et pour nous tous des moments de plaisir partagé. On se réunissait pour le plaisir d’être ensemble, autour d’un repas, d’une bière, d’un pot. Elle fumait comme un pompier et revendiquait le droit de le faire, même si déjà on voyait poindre la police des moeurs, comme elle se plaisait à dire des gens qui voulaient lui interdire de fumer dans les locaux de l’UQÀM au pavillon Read, ou dans les nouveaux pavillons. Allergique moi-même à la fumée de cigarette, elle m’envoyait promener vertement en me rappelant que je respirais bien le CO2 des camions dehors, sans rien dire.

Comme pour beaucoup d’entre nous, son engagement féministe s’est mué en une quête de vérité sur la vie de ces religieuses qui ont marqué toute son enfance et son adolescence. Son immersion dans cette grande enquête sur leur travail et leur vie lui a permis d’élaborer une pensée complexe faisant la jonction entre ses diverses préoccupations, matérialistes et féministes, dans le contexte de rapports changeants entre l’État québécois et l’Église catholique.

Avide d’une vérité qui sans cesse lui échappait, elle cherchait, comme bien des femmes de sa génération, à combler le vide laissé par la croyance religieuse. Agnostique, elle était pourtant loin d’avoir perdu la foi ; une foi qui l’animait dans tout ce qu’elle entreprenait et qui lui permit de faire le chemin en sens inverse à la fin de sa vie, au sein de la revue Relations. En ce sens, d’une certaine façon, son itinéraire, bien qu’unique, révèle l’ampleur du travail accompli par Nicole et par les féministes qui l’ont accompagnée dans cette tâche ardue qu’est l’émancipation.