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L’entrée des femmes à l’université et l’apparition du féminisme dans le champ universitaire ont conduit au développement des études sur le genre dans les réflexions sur les sciences. À la fin des années 1960, les premiers travaux se sont inscrits dans une perspective historiographique en cherchant notamment les raisons pour lesquelles les femmes ne constituaient ni les sujets ni les objets des sciences (Schiebinger, 1989 ; Aldrich, 1978 ; Smith-Rosenberg, 1975). Quelques années plus tard, l’intérêt des féministes scientifiques s’est élargi à d’autres sciences, et en particulier à celles qui explorent la sexualité ou le comportement des sexes comme les sciences biomédicales.

Dans cet article, on s’attachera aux travaux féministes anglophones sur la recherche biomédicale publiés dans quatre revues féministes, en se plaçant dans la perspective des deux objectifs qui fondent le projet épistémologique féministe : d’une part, identifier les apports de la critique féministe à la mise en évidence du sexisme et de l’androcentrisme dans la pratique scientifique ; d’autre part, proposer et soutenir des pratiques scientifiques féministes qui engagent à la libération des femmes, dans une perspective d’égalité sociale et politique, en expliquant comment de telles propositions moralement et politiquement engagées sont à même de permettre la production d’un nouveau mode de connaissance (Anderson, 1995).

Pour ce faire, après avoir retracé les origines et la nature des critiques féministes « réformistes » qui cherchent à dévoiler les biais sexistes et androcentriques[1], on s’intéressera aux critiques plus fondamentales en mobilisant les épistémologies sociales, et notamment celle de Longino (1990, 1993, 2002). On tentera de montrer comment les « épistémologies féministes » participent d’une transformation des pratiques scientifiques (pour les sciences sociales comme pour les sciences biomédicales) et d’une nouvelle forme de connaissance.

Contexte et méthodologie

La publication de l’article d’Alice Rossi sur le nombre de femmes dans la science, « Pourquoi si peu ? », paru en 1965 dans la revue Science, fut le détonateur d’une série de programmes de recherche sur ce thème. Les premiers travaux ont révélé à quel point les femmes avaient pu être « invisibilisées » sur le plan scientifique (Schiebinger, 1999 ; Rose, 1994 ; Gardey, 2005). L’identification des obstacles structurels à l’accès des femmes[2] à la connaissance, qui s’est développée en particulier avec la création des universités et l’institutionnalisation de la science, a revêtu une importance majeure. Aujourd’hui, ce type de travaux reste d’actualité, à la différence que, désormais, les mécanismes de discrimination ne sont plus tant explicites qu’implicites (discrimination territoriale, hiérarchique et contractuelle). De surcroît, il ressort de l’étude de ces mécanismes que les barrières structurelles qui existent dans le monde universitaire, que l’on peut appréhender notamment avec la notion de « plafond de verre » dans les carrières des enseignants-chercheurs (Chenu et Martin 2016 ; Flores, 2005), ainsi qu’à travers les disparités entre les sexes en termes de publication, procèdent de « formes subtiles de discrimination » (Katila et Meriläinen, 1999).

Devant le constat de ces discriminations entravant l’égalité d’accès au travail scientifique, les critiques féministes se sont focalisées sur la science à partir des années 1970 avant de s’intéresser également, dix ans plus tard, à la technologie. Les premières critiques se sont manifestées dans le champ des sciences humaines et sociales, avec pour objectif d’analyser ce qui se disait des femmes, de documenter leurs contributions aux différents champs disciplinaires et de « débusquer » les mécanismes perpétuant leur subordination et leur marginalisation (Flores, 2013a). Une historiographie féministe voit ainsi le jour, qui fait sortir nombre de scientifiques femmes des oubliettes de l’histoire des sciences (Perrot, 1998 ; Sayre, 1975 ; Alic, 1986 ; Schiebinger, 1987), et qui montre à quel point celles-ci ont pu oeuvrer scientifiquement, quoiqu’en marge de la communauté scientifique (Rossiter, 1984). Ces études couvrent un champ scientifique de plus en plus large, intégrant notamment les sciences qui explorent la sexualité ou le comportement des sexes, comme la sociobiologie.

Les premières revues féministes à caractère scientifique sont apparues à la fin des années 1960 pour fonder une critique des institutions scientifiques et de leurs pratiques sexistes et androcentriques. Ces féministes ont pris la décision politique de porter leurs critiques sur la place publique, c’est-à-dire sur le plan politique, ce qui conférera à leurs travaux une résonance particulière. Cette décision a donc été de la plus grande importance.

Dans cet article, on s’intéressera au contenu des travaux portant sur la situation des femmes et du genre dans la recherche biomédicale et publiés dans quatre revues féministes (N = 133), de leur création (1972 pour Feminist Studies, 1975 pour Signs, 1978 pour Women’s Studies Internacional Forum et 1986 pour Hypatia) jusqu’en 2010. Feminist Studies, la plus ancienne des revues étudiées, a très tôt pris le parti d’allier le travail scientifique à l’engagement militant, s’attirant les foudres de la critique et flottant entre deux statuts, jamais complètement validés, celui de revue scientifique et celui de revue politique. La revue WSIF[3] a quant à elle été créée à la faveur d’une convergence de volontés féministes se consacrant aux études sur les femmes et cherchant un espace de communication et de diffusion. Les éditrices de la revue ont très tôt identifié l’écueil que constituait leur intégration au sein du monde institutionnel de l’édition, à savoir le risque de sacrifier une part de leur liberté de pensée aux exigences épistémologiques ou doctrinales de l’institution. Signs, troisième revue de l’échantillon, est considérée comme l’une des plus prestigieuses revues du courant féministe dominant aux États-Unis. Elle est publiée avec le soutien de l’Université de Chicago. Enfin, Hypatia, de création plus récente, est reconnue pour avoir publié quelques-uns des plus importants travaux du champ Sciences, Technologies et Sociétés (STS). Ces travaux, devenus des classiques, ont durablement marqué les études du champ Science, Technologie et Genre (STG), en particulier sur les plans méthodologique et épistémologique.

Feminist Studies et Hypatia ont publié à peu près le même nombre d’articles, alors que ces deux revues ont été respectivement créées en 1972 et 1986. Cela s’explique notamment par leur fréquence de parution, quadrimestrielle pour FS et trimestrielle pour Hypatia. Le gisement d’articles ayant permis de constituer l’échantillon est principalement alimenté par les revues Signs et WSIF, créées à deux années d’intervalle, là encore en raison de leur périodicité respective, trimestrielle pour Signs et bimestrielle pour WSIF (cf. Tableau 1).

Tableau 1

Nombre d’articles publiés dans les revues de leur date de création à 2010

Nombre d’articles publiés dans les revues de leur date de création à 2010

* Les quatre premiers numéros sont parus à raison d’un numéro tous les trimestres (1978-1981) tandis que les suivants, à partir de 1982, sont parus à raison d’un numéro tous les deux mois.

** Le vol. 1 comprend un numéro, les vol. 2 à 6 (1986-1991) comprennent trois numéros et les volumes suivants, à partir du vol. 7 (1992), 4 numéros.

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Dans ces revues, la participation des hommes est très minoritaire, bien qu’elle varie d’une revue à l’autre. Aucun homme n’en a jamais été l’éditeur, sans doute en raison de la faible appétence masculine pour les thèmes étudiés et de la forte féminisation des revues. Dans cet article, j’emploie l’expression « revues académiques féministes », introduite par McDermott pour désigner des revues qui remplissent un certain nombre de critères : être domiciliées dans une université qui participe à leur financement ; s’inscrire dans une perspective féministe, que ce soit en préface, dans l’éditorial ou dans le contenu de la revue ; confier à du personnel scientifique les fonctions d’éditeur et d’expert/consultant ; respecter les normes et styles des publications scientifiques conventionnelles tels qu’ils sont définis dans les instructions officielles ; utiliser une écriture et un format répondant aux standards des revues académiques reconnues ; produire des résumés et des sommaires conformes aux exigences des références universitaires (Modern Language Association International Bibliography, Psychological Abstracts, etc) ; et enfin, assurer des publications à intervalles réguliers.

Le terrain d’étude correspond aux articles scientifiques publiés dans ces quatre revues et portant sur les sciences et techniques. Ont ainsi été retenus l’ensemble des articles comportant dans leur titre ou leur résumé les mots clés science(s), technologie(s), méthodologie(s) et épistémologie(s) (N = 431). Au final, l’échantillon étudié correspond à cet ensemble d’articles, purgé de ceux dont il est apparu, après vérification, qu’ils ne traitaient ni de science ni de technologie. Ces articles ont ensuite été distribués et rangés dans huit catégories thématiques permettant d’organiser l’analyse des questionnements et de leur évolution, mais aussi de saisir la contribution des approches féministes à la transformation des pratiques scientifiques et technologiques[4].

Tableau 2

Articles classés par thématiques dans chaque revue

Articles classés par thématiques dans chaque revue

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Les trois thématiques les plus traitées dans l’échantillon sont la « situation des femmes et du genre dans les sciences biomédicales » (31 % des articles), les « épistémologies et méthodologies féministes » (30 %) et les « discussions actuelles des femmes et du genre dans les sciences et techniques » (18 %). Plus des trois quarts des articles de l’échantillon traitent ainsi de l’une de ces trois thématiques. WSIF est la revue qui publie le plus de travaux sur le thème des femmes et du genre dans les sciences biomédicales. Dans l’échantillon, ces travaux représentent un tiers des articles de la revue. FS est celle qui en publie le moins mais les travaux correspondant représentent la moitié de ses articles. Enfin, la moitié des travaux de l’échantillon publiés dans Hypatia portent sur les épistémologies féministes.

Sandra Harding, dans son livre The Science Question in Feminism, souligne que les premiers travaux réformistes ont d’abord voulu faire progresser la science existante mais, peu à peu, les critiques se sont attelés à en transformer les fondements. Autrement dit, les critiques ont commencé à poser la question de la « femme dans la science » pour ensuite poser celle, différente, de la « science dans le féminisme », que l’on trouve formulée comme suit : « Est-il possible d’utiliser à des fins émancipatrices des sciences qui se trouvent intimement liées et manifestement immergées dans les projets occidentaux, bourgeois et masculins ? » (Harding, 1986 : préface). Ce déplacement du champ universitaire féministe s’est matérialisé par le développement de critiques épistémologiques faisant qu’en définitive, on peut distinguer, deux catégories de travaux dans le champ « Science Technique et Genre » : ceux, plutôt « réformistes », qui s’attachent à la question des femmes dans la science et ceux, plus radicaux, voire « révolutionnaires », qui mettent la science en cause au prisme de la critique féministe.

On reprendra dans cet article la distinction opérée par Harding en présentant d’abord les travaux dont l’objet est de réformer la science existante, c’est-à-dire de la purger des biais sexistes et androcentriques pouvant lui donner les atours d’une « mauvaise science ». Dans ce type de travaux, il est souvent considéré que les défauts méthodologiques de la recherche pourraient être évités grâce à davantage de rigueur scientifique. De nombreux chercheurs et chercheuses en sciences naturelles ont ainsi tenté de « corriger » ou d’« éliminer » ces biais sans jamais remettre en cause la structure épistémique sous-jacente des travaux analysés. On s’intéressera ensuite aux propositions épistémologiques qui se sont développées avec le constat qu’il existait des études présentant de tels biais mais qui étaient pourtant réalisées selon les standards méthodologiques de la « bonne science ». Ces épistémologies féministes ont fortement remis en cause l’épistémologie traditionnelle qui soutient le sujet inconditionné, l’objectivité de la connaissance et la neutralité du savoir scientifique et elles l’ont fait en soulignant l’importance dans la recherche du sujet de connaissance, le caractère situé du savoir et les liens entre connaissance et pouvoir (Flores, 2012). Par ces propositions et les questionnements qu’elles recèlent, les philosophes féministes ont joué un rôle fondamental dans la remise en cause des fondements mêmes des sciences.

Production des savoirs féministes dans la recherche biomédicale

Depuis près d’un demi-siècle, les critiques féministes de la connaissance analysent les contenus scientifiques, notamment les théories qui prétendent expliquer la nature et le comportement des femmes et des hommes ainsi que leurs relations. Ces critiques ont tout d’abord mis en cause les méthodes et assertions scientifiques « standards » en montrant, dans plusieurs disciplines, qu’elles n’étaient pas exemptes de biais. Elles ont ainsi mis en évidence la façon dont certaines pratiques scientifiques avaient pu s’avérer préjudiciables pour les femmes et la science elle-même.

Dans les quatre revues étudiées, les premiers travaux sur les technologies apparaissent dans les années 1980 avec des études sur les technologies reproductives. La revue WSIF, en particulier, y consacre deux numéros. Le premier porte sur « l’ingénierie génétique et reproductive » (1985). Il montre notamment que les technologies reproductives peuvent être utilisées à des fins de contrôle social des femmes. Loin de les aider, ces technologies reproductives tendraient au contraire à limiter le contrôle qu’elles exercent sur leur propre vie (Corea, 1985). Le second numéro, plus récent et intitulé « Les femmes et les technologies de la reproduction » (2008), montre que ces technologies ne peuvent être considérées indépendamment du contexte historique, politique et économique de leur production. Il s’agit notamment de rompre avec la vision manichéenne et simpliste, dominant dans les années 1980, que les féministes dans leur ensemble ont adoptée sur les technologies. Ces études montrent qu’il n’existe pas de technologie unitaire et sans équivoque, qui serait soit positive, soit négative pour la vie reproductive des femmes. Plus fondamentalement, elles mettent surtout en cause l’ordre genré de la société qui se trouve fondé sur la biologisation du social. Il y est par exemple question de la redéfinition des rôles dans la maternité ou plus récemment de la paternité, qui est devenue un terrain de recherche avec l’évolution du droit sur l’anonymat des donneurs.

L’importance des innovations technologiques dans l’assistance médicale à la procréation et la génétique ont par ailleurs conduit à la publication de trois numéros sur la recherche biomédicale. En 2009, Signs a publié « Reproductive and genetic technologies », et, en 2010, les revues FS et Hypatia ont chacune publié un numéro dont le titre est respectivement « Re-inventing mothers » et « Biomedical technologies ». Ces numéros traitent de différents sujets, comme la sélection du sexe, la gestation pour autrui et la marchandisation de la reproduction, la biomédicalisation et la construction de la normalité ou la perte de grossesse. Elles traitent aussi des questions soulevées par les cellules souches.

Pour étudier ces contributions, on reprendra les classifications établies par Harding (1986) et Anderson (2015), qui permettent de ranger les études relatives aux sciences et techniques, et, en l’espèce, celles traitant de la situation des femmes et du genre dans les sciences biomédicales (N = 133), dans les trois catégories suivantes : a) usages et abus des sciences et techniques ; b) biais sexistes et androcentriques dans les sciences et techniques ; et c) la signification sexuelle de la nature et de la recherche.

Usages et abus sexistes des sciences et techniques

Les travaux analysés ici concernent les usages des sciences et techniques au service du sexisme (et aussi du racisme, de l’homophobie ou de l’exploitation de classe). Le discours dominant dans les recherches féministes appréhende la recherche comme si elle était « pure » et « value-free », ou encore indépendante de ses applications sociales, dissimulant le fait qu’en réalité « les développements technologiques traduisent des impératifs ou des souhaits sociaux et que la relation entre la société et la science-technologie est un chemin de double direction » (González, García et Pérez Sedeño, 2002 : p. 3).

L’analyse féministe s’est en particulier intéressée aux technologies et politiques reproductives. En l’espace de quelques décennies, la vie reproductive des femmes a en effet considérablement évolué — on fêtera bientôt les 40 ans du premier bébé « éprouvette », né à l’issue d’une fécondation in vitro (FIV) et d’un transfert d’embryon. Il convenait donc de faire la lumière sur les processus sociaux et culturels ressortant à cette procréation médicalement assistée et d’éclairer les inégalités de genre qui les traversent. Plus de la moitié des articles de l’échantillon qui traitent de la question des femmes et du genre dans la recherche biomédicale portent ainsi sur les technologies reproductives et contraceptives. De plus, on observe un regain d’intérêt pour ces technologies sur la période 2005-2010. Je m’appuie donc ici en particulier sur les travaux qui les étudient pour dresser un panorama des thèmes et débats ayant eu lieu ces cinq dernières décennies dans l’univers scientifique féministe anglo-saxon. Les travaux analysés dans ce texte insistent sur le fait qu’avec le développement de ces nouvelles technologies, les femmes risquent de perdre le contrôle de leur vie et de voir leur corps assimilé à un terrain d’expérimentation (insémination artificielle, FIV). En contrepoint de ces premières critiques partageant majoritairement une vision « pessimiste » ou « fataliste » de ces nouvelles technologies reproductives, d’autres féministes développent des perspectives plus « optimistes » concernant l’impact de ces technologies sur la vie des femmes (Firestone, 1970/2013).

Ceux de ces travaux qui sont parus dans les revues dans les années 1980 ont notamment montré, concernant le contrôle prénatal, que les discours sur les technologies reproductives masquaient en réalité un fond eugénique en raison de leur potentiel usage à des fins de contrôle de la population et de perpétuation du noyau familial patriarcal (Hubbard, 1985 ; Spallone, 1986 ; Hammer, 1990). Arditti (1985) souligne à cet égard les risques qu’il y a à considérer que les problèmes sociaux peuvent être « résolus » par des sciences et techniques « indépendantes de toute valeur ». Si la science faite par des hommes et à leur service se saisit de manière générale des différentes facettes du processus reproductif, le corps des femmes pourrait selon elle devenir un terrain idéal d’expérimentations en tout genre. Rowlan (1985) abonde dans ce sens en montrant que si les techniques modernes de contraception, dissociant sexualité et processus de procréation, sont largement vécues comme une libération pour les femmes, comme ce fut le cas avec les premières pilules contraceptives, elles permettent aux scientifiques de prendre le contrôle sur une expérience exclusivement féminine. Pour Rowland, les féministes doivent s’emparer de ce type de question qui ne saurait être soustrait à la critique. Pour l’auteure, il y a même urgence si l’on considère que le développement de technologies telles que les utérus artificiels rend à terme envisageable la disparition des femmes du processus de reproduction.

Le développement des approches constructivistes dans les années 1990 et 2000 génère un renouveau des notions, des objets d’étude et des approches théoriques au sein du féminisme. Il s’agit maintenant d’analyser les rapports sociaux de sexe imbriqués dans cette « chaîne mondiale de travail productif » (Löwy, 2014). On retrouve dans ce mouvement des travaux interrogeant le développement technologique et d’autres qui encouragent la réflexion collective au sein du féminisme sur les risques et avantages des nouvelles technologies génétiques, comme ceux associés à la reprogénétique[5] (Jesudason, 2009). Dans cette lignée, Langford (2008) nous avertira plus tard du danger que représente le plaidoyer en faveur de l’ectogenèse[6] pour le droit à l’avortement. Elle critique vigoureusement l’idée selon laquelle le droit à la vie de foetus serait plus important que celui d’une femme d’avorter.

La FIV fait évidemment l’objet de nombreux articles, dont il ressort notamment qu’en clinique, la fertilité de la femme est systématiquement testée avant celle de l’homme, comme s’il était raisonnable de présumer que la femme est plus susceptible d’être l’infertile du couple (Rowland, 1987). Par ailleurs, ces articles accordent une très grande importance à l’expérience vécue par les femmes dans les FIV. Christine Crowe (1985), qui analyse ce qui les pousse à recourir à la fécondation in vitro, montre notamment que celles-ci adhèrent à l’idéologie dominante sur la maternité (considérant la maternité comme une expérience naturelle pour les femmes et le noyau familial comme objectif désirable), au discours sur l’infertilité (culpabilisant pour les femmes qui ne sont pas mères à travers une forme de pression sociale et en les renvoyant à un sentiment d’échec) et aux dynamiques de la science médicale masculine (centrée exclusivement sur la capacité reproductive des femmes, cette technologie n’offre aucun potentiel de redéfinition de la paternité ou de l’infertilité).

La technologie reproductive qu’est la FIV renforce l’idée d’une féminité « naturelle » des femmes et du comportement attendu des mères, ce qui constitue pour Laura Woliver (1991) une menace. Outre le fait qu’elle favorise l’assimilation du corps des femmes à de purs « récipients » ou « conteneurs » au service du patient foetal, elle permet en effet un contrôle médical accru de la conception, de la grossesse et de la naissance. Pour l’auteure, cette technologie agit également sur le cadre légal à travers les enjeux qu’elle soulève, comme lorsqu’elle amène à redéfinir ce qu’il faut entendre par maternité et ce que doit être le comportement idoine d’une mère enceinte. D’autres travaux sur les femmes recourant à des FIV montrent que cette technique, conçue à la base pour que les couples sans enfant puissent devenir parents, est utilisée par une proportion significative de couples ayant déjà des enfants biologiques ou adoptés (Williams, 1990). Williams, qui étudie ce qui peut motiver les mères à recourir à cette technologie invasive et douloureuse, montre que la FIV est une option pour les mères adoptives qui souhaitent faire l’expérience de la maternité biologique (la grossesse, la naissance et l’allaitement). Très valorisée socialement, cette expérience provoque en effet un sentiment de sororité contrairement à la maternité sociale. Enfin, la FIV soulève aussi, entre autres, la question de l’âge limite de la procréation et de son utilisation par des femmes ménopausées. À cet égard, Jennifer A. Parks (1999) conclut qu’il n’existe pas d’arguments solides, même féministes, justifiant de refuser la FIV à ces femmes.

Une grande majorité des auteures considérées ici critiquent ainsi, en plus du risque qu’elles représentent, le contrôle que les technologies reproductives induisent sur le corps des femmes (Ong, 1987). Le positionnement des féministes lui-même peut alors faire l’objet de critiques. Au Canada par exemple, les alliances nouées entre la Royal Commission on New Reproductive Technologies d’une part et les féministes d’autre part ont été analysées par Annie Burfoot (1995). Au-delà de la participation très controversée des féministes à ce processus, l’auteure critique fortement ce qui est ressorti de cette alliance qu’elle appréhende comme le signe d’un « acte d’appropriation et de perpétuation de l’industrie reproductive qui ignore les droits reproductifs des femmes » (Burfoot, 1995 : 504). D’autres auteures s’écartent toutefois de ce registre négatif. S’agissant des femmes d’origine rurale et venant du sud de l’Amérique latine, Barbara Bradby (1999) montre par exemple que, loin d’être de simples victimes passives des technologies de la naissance, elles peuvent au contraire devenir des agents actifs développant de véritables stratégies culturelles de négociation, notamment sur le type d’accouchement qu’elles souhaitent vivre (par exemple, aller à l’hôpital pour accoucher seule et ne recevoir de soins qu’après la naissance de l’enfant).

Analyser les usages et abus des sciences et techniques implique aussi de s’intéresser aux technologies contraceptives et abortives. La mise au point de technologies permettant de déterminer le sexe des enfants à naître a par exemple conduit nombre de futurs parents, dans différents pays, à privilégier la naissance de garçons. À cet égard, les travaux d’Alison Dundes Renteln (1992) donnent un aperçu des arguments biologiques, sociaux et psychologiques favorables ou opposés au recours à l’avortement sélectif en Inde, en Corée du Sud et en Chine. L’auteure en conclut notamment que les politiques de régulation démographique mises en place dans ces pays portent atteinte à la liberté reproductive des femmes (par exemple avec la politique de l’enfant unique en Chine). La technique de l’ultrason en particulier, qui permet de sonder de façon beaucoup plus poussée le corps des femmes, ne fait pas que favoriser la sélection du sexe. Elle peut aussi conduire le personnel médical, dans certains pays comme le Canada ou les États-Unis, à encourager la personnification des foetus et à ériger en plaisir la possibilité qu’ont les mères enceintes de pouvoir suivre leur évolution sur les écrans de contrôle. Au contraire, dans d’autres pays faisant face à une natalité très forte, cette technique peut faciliter le contrôle des naissances mis en place comme en Grèce (Morgan, 1997) ou en Équateur (Mitchell et Georges, 1997). La technologie de l’ultrason a aussi rouvert le débat déjà ancien sur le statut éthique et juridique du foetus et de la personne. Le fait de pouvoir observer le foetus à un stade de plus en plus précoce, ajouté à l’influence du pouvoir biomédical, incitent en effet des mouvements pro-vie à revendiquer une durée légale plus courte pour avorter ou plus simplement une interdiction de l’avortement, avec les conséquences que l’on sait pour les femmes.

Les approches féministes écologistes ou environnementalistes, plus récentes, s’intéressent également aux technologies. C’est ainsi en « dénonçant une triple domination des hommes blancs ; sur les femmes, sur les pauvres et sur la nature que les écoféministes du Sud vont pousser loin la critique des savoirs et plus particulièrement des savoirs environnementaux » (Saussey, 2016 : 106). Lynda A. Birke, auteure d’une réflexion très riche sur la domination de la nature et des animaux, regrette par exemple l’absence de réflexion éthique sur « la question animale » dans la science. Elle reproche aussi aux féministes leur intérêt très relatif en la matière, relevant au passage que leur préoccupation concernant l’utilisation des animaux dans les expériences scientifiques est très récente. Pour elle, l’absence de lien entre les mouvements engagés pour les droits des animaux et le féminisme tient peut-être à la volonté des féministes d’éviter toute analogie pouvant conduire à reconnaître une essence propre aux femmes (Birke, 1991).

Pour certaines auteures comme Joni Seager (2003), ce qui importe avant tout, ce sont les causes partagées et non l’absence de consensus clair sur l’écoféminisme ou sa relation avec le féminisme environnementaliste. Seager montre que le féminisme environnementaliste s’intéresse aux droits des animaux et à la santé des êtres vivants, qui subissent tous deux l’effet des déversements de substances chimiques dans l’environnement. Cette auteure prend également des positions relevant de l’économie politique en ciblant la réalité de l’accès aux ressources naturelles, très limité pour les uns et totalement incontrôlé pour les autres. Elle critique encore sévèrement les économies de développement inégalitaires et, de façon générale, les systèmes de marchandisation de la nature. Enfin, les environnementalistes abordent également la question du contrôle de la population et de ses conséquences sur la vie reproductive des femmes (Alaimo, 1994 ; Hynes, 1991 ; Rosser, 1991). Il faut souligner que les politiques de régulation démographique touchent en particulier les femmes pauvres et non blanches des pays du Sud, par exemple lors de campagnes de stérilisations forcées (Vergès, 2017), tandis que la fertilité des femmes blanches de classes privilégiées est favorisée (Roberts, 2009).

Avec les dernières innovations technologiques sur le génome, la génétique devient un sujet central pour les revues étudiées ici. On observe que les auteures sont moins catégoriques aujourd’hui qu’il y a trente ans, lorsque Minden Mies (1985) par exemple remettait radicalement en cause l’ingénierie génétique relative aux embryons humains. Mais l’objectif est toujours de rompre avec cette naturalisation des différences convoquée pour justifier les inégalités sociales. Et à cet égard, une attention particulière est portée sur les effets que la recherche sur le génome peut avoir sur le système de santé ou la médicalisation de la société. Les compagnies d’assurances pourraient par exemple vouloir adapter leur couverture des risques et tarifs sur la base de tests génétiques. L’identification d’un gène peut également entraîner la médicalisation des variations génétiques et faire évoluer le regard que porte la société sur les personnes souffrant de ces variations. De la sorte, comme on a pu l’observer avec l’autisme, le déficit de l’attention ou encore dans le cas de l’hyperactivité, le savoir médical peut exercer une influence sensible sur notre appréhension de la normalité (Bumiller, 2009 ; Hawthorne, 2010). La cartographie du génome ouvre ainsi de nouveaux chantiers pour la recherche féministe. Treman (2006) critique par exemple la définition de la déficience (empairment) dans les essais prénatals et dans les pratiques de dépistage. L’auteure invoque la liberté reproductive et dénonce une nouvelle forme de pouvoir du gouvernement qui limite les débouchés possibles d’une grossesse.

Biais sexistes et androcentriques dans les sciences et techniques

Le tournant des années 1970 marque un temps fort à la fois dans l’histoire du féminisme, avec la deuxième vague du mouvement féministe dont émergent les gender studies, et dans l’histoire des science studies, puisque c’est l’époque de la « révolte historiciste », inspirée par les analyses de Kuhn, qui entame l’image positiviste de la science. Ces deux domaines d’études — gender et science studies — vont évoluer parallèlement puis se rejoindre au début des années 1980, lorsque les féministes vont s’attacher à détecter les biais dans les contenus et pratiques scientifiques, en particulier en biologie. Les critiques portées en biologie ont été efficaces pour mettre en avant le rôle central de cette discipline dans l’organisation « genrée » de la société. Les articles publiés dans les revues féministes analysés dans cette partie portent particulièrement sur les critiques envers la sociobiologie, la primatologie et la médecine, exemples paradigmatiques de biais sexistes et androcentriques.

Dans l’ensemble des travaux dont l’objet a été de repérer l’androcentrisme et/ou le sexisme dans les sciences, ceux qui se sont intéressés à l’évolution des hominidés ont joué un rôle fondateur. Au milieu des années 1970, Nancy Tanner et Adrienne L. Zihlman (1976) prennent le contre-pied de la théorie de l’homme chasseur en développant la théorie de la femme cueilleuse, aux termes de laquelle le développement du bipédisme serait dû à un changement dans le mode de vie des hominidés. Le fait pour ces derniers d’être sortis des bois pour aller vivre dans la savane a induit des modifications dans le comportement des femelles, impliquant des changements anatomiques. Ce changement de milieu suscita en outre chez les femelles des pratiques innovantes dans le traitement de la nourriture, ainsi que la mise en place d’un nouveau contexte pour l’éducation des enfants. Cet ensemble d’activités obligea les mères à développer et à renforcer leurs fonctions défensives en même temps qu’il impulsa une évolution du langage. Dans une étude ultérieure, Zihlman (1978) ajoute que l’évolution du mode de subsistance qui s’est produite durant ces 15 000 dernières années (de la cueillette et la chasse à une production de nourriture à partir des plantes et des animaux domestiques) a eu une grande influence sur les rôles sexuels actuels. La proposition des féministes est donc très claire : les femmes ont joué un rôle très actif dans l’évolution des primates aux hominidés, contrairement à ce que propose la théorie dominante du chasseur-cueilleur. Comme on le verra plus loin, cet exemple montre que ce qui départage des hypothèses divergentes basées sur le même matériau empirique, ce ne sont pas seulement des critères cognitifs ou épistémologiques mais également des valeurs contextuelles (sociales et culturelles).

Le cas de l’évolution des hominidés et de la primatologie a été largement développé et diffusé par Donna Haraway, figure emblématique du féminisme anglophone. Ses deux premiers articles dans les revues étudiées ici ont été publiés dans Signs dans le contexte historique et politique tendu de la guerre froide, qui a vu l’émergence de nouvelles technologies ainsi que de la conquête spatiale. Alors que Stars Wars fait son apparition dans les salles de cinéma, Signs décide en effet de consacrer un numéro spécial au thème « femmes, science et société » (Haraway 1978a, 1978b). L’auteure fait observer que certaines différences considérées jusque-là comme naturelles et immuables relèvent en réalité d’un certain ordre moral. Elle montre, d’une part, que l’exclusion des femmes de la science procède avant tout de leur position dans la division sociale du travail, et non d’incapacités naturelles ou de capacités intellectuelles moindres, et, d’autre part, que leur exclusion renforce cette position. L’objectif principal des féministes dans les années 1970 est d’opérer une rupture entre nature et culture à travers la fondation d’une théorie féministe coupée des sciences naturelles et rejetant la discipline scientifique et technique. Haraway soutient alors qu’il ne faut pas considérer la nature comme l’ennemie et vouloir à tout prix contrôler nos corps, sous peine de rejoindre les rangs de l’économie politique libérale. Pour elle, les sciences biosociales, comme la sociobiologie, reflètent la situation des femmes dans la vie sociale tout en contribuant à la reproduction de cette réalité, notamment par la légitimation des idéologies oppressives qu’elles véhiculent et reproduisent. S’attachant au cas particulier de la primatologie, Haraway affirme que les études réalisées sur des sociétés non humaines ne sauraient être extrapolées à l’espèce humaine, dès lors qu’il n’existe aucun modèle unique de comportement sexuellement différencié chez les primates. Son travail en la matière montre que d’une expérience sociale de domination ne peuvent résulter que des théories perpétuant les principes de cette domination. Elle propose alors de rejeter les formes d’objectivité fondées sur le binarisme et en particulier sur la séparation sujet/objet, étant entendu que c’est une telle séparation qui a légitimé ces logiques de domination de la nature et des personnes elles-mêmes.

Son deuxième article (1978b) propose une synthèse des débats entre primatologues et anthropologues physiques sur la nature humaine dans le discours scientifique. Il en ressort, comme l’illustre la théorie de « l’homme chasseur » de Washburn, un attachement à appréhender l’organisation sociale des primates en termes de compétitivité et d’agression, à la définir comme centrée sur la lutte des mâles pour le pouvoir et sur la possibilité de s’accoupler avec un plus grand nombre de femelles. L’auteure compare ce type de travaux à ceux réalisés par des féministes primatologues (Rowell, Tanner et Zihlman), qui tiennent compte d’aspects jusqu’ici ignorés, comme le rôle important des femelles dans l’organisation sociale des primates. « Le terrain de la primatologie est la zone contestée » (Haraway, 1978b : 60). Selon Haraway, l’importance de la primatologie en biologie prend corps avec le présupposé selon lequel les singes représenteraient des objets purs, sans langage ni culture. Dès lors, leur étude permettrait d’observer la façon dont Homo sapiens a évolué jusqu’à aujourd’hui.

Les articles publiés dans le numéro spécial de Signs abordent également la sociobiologie, alors très en vogue et popularisée dans le livre Le gène égoïste de Dawkin (1976). Helen Lambert (1978) rapporte notamment dans ce numéro que la biologie a fourni différentes explications pour fonder et maintenir les inégalités entre les sexes. La première est celle de l’explication évolutive, aux termes de laquelle la différence entre les sexes (en particulier le dimorphisme physique et de comportement) est fondée sur la sélection naturelle qui privilégie des avantages adaptatifs en termes d’attraction et de compétition en vue de l’accouplement. Ce modèle évolutif relie la différence entre les sexes aux gènes, alors même qu’aucune preuve empirique ne permet d’établir un tel lien. La seconde explication ressort quant à elle d’articles traitant des processus génétiques et hormonaux jouant sur le comportement animal. Ces processus sont considérés comme explicatifs de la différence de conduite ou de comportement entre les sexes, accréditant ainsi la thèse du déterminisme biologique. Pour Lambert, même si de telles différences biologiques entre les sexes devaient un jour être établies, il n’y aurait pas lieu pour les féministes de s’en préoccuper. Si une telle différence venait à entraver toute égalité, il serait toujours possible d’exiger des mesures compensatoires indépendamment de la cause biologique.

Les sociobiologistes affirment qu’une différence universelle de comportement entre les sexes existe et qu’elle est génétiquement déterminée. Marian Lowe (1978) souligne que ces différences de comportement entre les sexes existent mais qu’elles varient constamment, y compris au sein d’une même espèce. Les implications politiques de cette théorie, qui a par la suite bénéficié d’une large promotion dans la communauté des sociobiologistes, sont évidentes. Que les théories du déterminisme biologique défendent le statu quo n’est pas inédit. Qu’elles suscitent un certain regain d’intérêt scientifique et médiatique lors des périodes plus denses en revendications et mouvements sociaux (comme lors de l’essor du féminisme de la deuxième vague) est en revanche nouveau. Les sociobiologistes et leurs perspectives théoriques reflètent à cet égard la société dans laquelle nous vivons (Lowe, 1978).

Susan Sperling (1991) développe une analyse critique sur le féminisme, le fonctionnalisme et la sociobiologie. Après avoir distingué trois grandes périodes dans l’étude des primates, elle affirme que la troisième période qui s’ouvre à la fin des années 1970 marque l’émergence et l’hégémonie de la sociobiologie comme modèle (fonctionnaliste) de compréhension de l’évolution du comportement. Selon elle, les premiers sociobiologistes ont développé leur modèle pour contrer le féminisme. Il n’y a donc aucune coïncidence dans l’émergence simultanée de ces propositions et de la seconde vague du féminisme. La façon dont sont perçus les primates dans le « symbolisme occidental reflète les discours politiques et économiques des périodes historiques durant lesquelles les études sur les primates se développèrent comme discipline » (Sperling, 1991 : 23). De nouvelles approches critiques se sont développées contre ces modèles évolutifs, comme les approches postmodernes. Toutefois, le fait qu’elles considèrent les propositions épistémologiques comme des « constructions sociales également mythiques » pose problème pour le féminisme. Les sociobiologistes féministes ont en effet proposé une histoire de l’évolution fondée sur une femelle active, agressive et compétitive, à l’image du mâle dominant, et en reprenant les structures narratives antérieures, ce qui ne permet pas d’appréhender le comportement complexe des primates. Pour Sperling, il faut donc être plus radical et abandonner les modèles réductionnistes fonctionnalistes pour d’autres modèles, en intégrant l’importance du contexte social dans lequel évoluent les primates et en rendant compte de la diversité de comportements observés d’une espèce à l’autre.

Si la biologie constitue l’un des principaux points de concentration des critiques féministes, cela tient à son programme d’explication des différences de conduite et de comportement entre les sexes par des causes plus naturelles que sociales. Cet intérêt n’est pas étranger au fait que la biologie a, jusqu’aux années 2010, été l’une des plus grandes pourvoyeuses de conceptions et théories fondant les inégalités entre les sexes, dont la sociobiologie. La sociobiologie cherche à identifier les bases biologiques du comportement, postulant l’existence d’une différence universelle entre les sexes fondée génétiquement. Les biologistes féministes se sont donc engagées dans la discussion des implications politiques de ces théories et mises à répondre à la science par plus de science.

La médecine, qui contribue elle aussi à consolider l’idée d’une dimension naturelle et biologique des inégalités sociales, en particulier entre les sexes, est une autre discipline de recherche privilégiée pour identifier l’androcentrisme et le sexisme dans la science (McLaren, 1975 ; Verbrugge, 1976). Ridsdale (1986) souligne que le fait que la dépression nerveuse soit deux fois plus fréquente chez les femmes que chez les hommes constitue une énigme aussi bien pour la médecine que pour les sciences sociales. Pourquoi en va-t-il ainsi ?

Les femmes ont-elles des prédispositions constitutives à la dépression ? Est-ce génétique, hormonal ? Leur socialisation durant l’enfance les rend-elle plus sujettes à la dépression à l’âge adulte ? N’est-ce pas au contraire leur rôle social qui est intrinsèquement plus déprimant ? Ces questions déroutent les médecins, les chercheurs en sciences sociales et les femmes. Mais à quel point le diagnostic fait sur la dépression est-il objectif ?

Ridsale, 1986 : 555

L’auteure interroge en définitive l’objectivité du diagnostic médical, ce qui l’amène à dénoncer l’utilisation et la généralisation du masculin dans la science. William Ray Arney (1980) soutient lui aussi que la théorie de l’attachement ou des liens affectifs n’est pas infaillible et est peu convaincante. Elle continue pourtant à faire autorité. Selon la théorie de l’attachement, il existerait un lien entre la mère et son enfant qui procéderait d’un processus reposant sur des bases sociales et biologiques. William Ray Arney explique que cette théorie est mobilisée pour réformer les hôpitaux, les politiques publiques de l’enfance, du soin et de la famille lorsque ces institutions nécessitent d’être réformées. La construction sociale des théories médicales participe ainsi à renforcer le contrôle social sur les femmes.

La signification sexuelle de la nature et de la recherche

Dans cette section, nous abordons des travaux dans lesquels le symbolisme de genre s’incarne simultanément dans la forme (le langage) et le fond des théories. Pour les féministes qui s’intéressent à cette double dimension, la biologie est là encore une discipline où il y a beaucoup à dire. Sara Lucia Hoagland (1980) repère l’androcentrisme jusque dans la sémantique et la syntaxe de la sociobiologie et montre que le fait que l’activité sexuelle des femelles soit décrite en majorité en recourant à la forme passive des verbes, par contraste avec celle des mâles toujours énoncée à la voix active, renforce l’affirmation d’une domination masculine.

Les contextes social et culturel agissent aussi sur la façon dont les biologistes décrivent le monde naturel. Emily Martin (1991) relève en particulier les stéréotypes de genre à l’oeuvre dans le discours scientifique : l’ovule est cantonné dans un rôle passif tandis que les spermatozoïdes se livrent à une course très compétitive. Ce faisant, le discours scientifique ne se contente pas de refléter les stéréotypes culturels des comportements féminins et masculins, il tend également à les renforcer et à les légitimer. L’auteure observe également que dans le discours scientifique non seulement les processus biologiques propres aux femmes revêtent une importance moindre comparé à celle qui est accordée à ceux propres aux hommes mais aussi que les femmes sont tout bonnement inférieures aux hommes (Martin, 1991). D’autres voix critiques féministes montrent que les chercheurs ont tendance à se focaliser sur les gènes au détriment des autres composantes de la cellule, ce qui révèle une vision de la cellule régie par sa « molécule maître », l’ADN. Les stéréotypes de genre ressortent aussi plus largement de la représentation de la cellule comme élément passif, qui fait écho à la représentation des femmes dans la société en général. L’organisation genrée de la société associe généralement aux hommes le développement de l’autonomie, la distance et l’individualité et aux femmes la connexion, la relation et la similarité. Lisa Weasel (1997) observe que la division genrée des « styles cognitifs » se trouve ainsi reproduite dans les métaphores mobilisées par la biologie moléculaire : la cellule y est considérée comme autonome, séparée et déconnectée d’autres cellules. Cette représentation, dit-elle, est la plus répandue dans les livres et articles scientifiques, ce qui renvoie à une vision de la société également empreinte de séparation, de distance et de déconnexion. Pour l’auteure, une telle conception de la vie qui ignore et dévalue les connexions et les relations ne peut qu’augurer d’une destinée tragique pour la nature, les femmes et la vie sur terre. Dans cette perspective, Weasel soutient qu’il ne s’agit pas tant de changer quelques métaphores que de reconnaître le pluralisme et l’existence d’autres façons de décrire les processus naturels.

Les découvertes récentes dans le champ de la génétique sont probablement parmi les terrains de jeux des critiques féministes les plus féconds ces dernières années. La recherche dans ce domaine interroge directement la responsabilité des scientifiques dans l’accès à l’information, dans la conservation et la protection des données, renouvelant donc tout un pan de la réflexion en éthique. Pour Nicholas (2001), les biologistes n’ont pas d’expériences et ne disposent pas suffisamment de références (discours, cadres de pensée, etc.) susceptibles de les amener à interroger leurs propres pratiques. Elle considère qu’il est urgent de créer des alliances avec ceux et celles qui proposent des discours plus enclins à « chercher les voies et opportunités disponibles pour mettre au premier plan les questions de justice et d’inégalités (Nicholas, 2001 : p. 61) ». Il convient alors à cette fin de mettre à la disposition le langage et les concepts développés par l’analyse féministe.

En recherche biomédicale, les chercheures ont ainsi fait la preuve que nombre de travaux, loin d’être solides ou convaincants, étaient en réalité biaisés. Mais la grande majorité de ces études critiques restent « réformistes », en ce sens qu’elles assimilent les biais à des erreurs et laissent intacte la structure épistémique sous-jacente. Devant ce constat, les critiques ont peu à peu investi le terrain épistémologique pour aborder des questions comme celle du rôle des valeurs dans la production de connaissance. Ce déplacement de la critique féministe va, par ses propositions, révolutionner l’organisation et la structure même de la science.

Proposer et soutenir des méthodologies et épistémologies féministes « révolutionnaires » : le biais comme ressource ?

Anderson affirme que les biais repérés par les féministes ont d’abord été assimilés à des erreurs. C’est à partir de collaborations interdisciplinaires, avec des chercheures en philosophie et sociologie des sciences, que l’idée de voies alternatives à la critique féministe s’est développée. Les apports de Longino, de Haraway et de Harding sont alors rapidement apparus essentiels. Dépassant cette assimilation du biais à l’erreur, ces philosophes ont en effet développé des approches engagées en faveur de la libération des femmes et soutenant des pratiques scientifiques à même de faire advenir une production de connaissance cessant de reproduire, de refléter ou de légitimer les inégalités sociales. On s’intéressera ici à ces apports à travers les études de ces philosophes dans le champ de la recherche biomédicale. Les travaux sur la science et la technologie analysés dans cet article illustrent la variété des thèmes abordés et la richesse des discussions dans les revues féministes ces cinquante dernières années. Une grande majorité de ces travaux adressent des critiques substantielles à la science biomédicale en ce qu’elle renforcerait une naturalisation sexuellement différenciée des comportements humains. De ce point de vue, les philosophes féministes ont beaucoup apporté aux science studies en observant que certains travaux biaisés ne constituaient pas de la « mauvaise science », en ce sens qu’ils ne trahissaient pas les principes méthodologiques de la recherche scientifique et qu’au contraire, ils respectaient tous les standards d’un travail scientifique rigoureux (Anderson, 2015). Dès lors, les épistémologues féministes ont réfléchi à des approches alternatives, « révolutionnaires » sur le plan épistémologique, pouvant tourner les biais en ressources au service d’une science plus responsable (Haraway, 1989 ; Harding, 1986, 1991 ; Longino, 1990, 2002 ; Schiebinger, 1989 et Wylie, 1996).

Les « épistémologues féministes », quoique rassemblant divers courants et traditions philosophiques et épistémologiques, partagent toutes le même « scepticisme par rapport à la possibilité d’une théorie générale de la connaissance qui ignore le contexte et le statut des sujets qui connaissent » (Alcof et Potter, 1993). Elles défendent l’importance du sujet de connaissance, le caractère situé du savoir et leurs liens avec le pouvoir. Parmi les diverses approches épistémologiques, on relèvera celle de Haraway qui constitue l’une des meilleures critiques de la recherche biomédicale. On s’intéressera ici surtout à l’épistémologie empirique contextuelle de Longino (1990, 1993, 2002, 2013) qui me semble caractériser la proposition la plus aboutie pour permettre la mise au rebut des discours scientifiques justifiant et renforçant les inégalités sociales.

Donna Haraway : recherche biomédicale, féminisme et postmodernisme

Donna Haraway est l’une des premières auteures à s’intéresser aux enjeux épistémologiques du féminisme dans les sciences. Ses analyses de la primatologie, et en particulier des primatologues, soulèvent des questions épistémologiques concernant par exemple la façon dont la subjectivité intervient dans la construction de la connaissance. Haraway (1989) s’intéresse en particulier à la vie de deux primatologues blanches états-uniennes, Shirley Strum et Alison Jolly, qui ont travaillé en Afrique dans les années 1960. Les récits de ces deux primatologues se rejoignent, explique Haraway, sur le fait que la race, le genre et la nature se trouvent renégociés de façon complexe dans un contexte postcolonial, faisant émerger de nouvelles formes d’amour de la nature.

Ces nouvelles formes d’amour de la nature ont influencé leurs recherches sur la vie des primates et leur perception du contexte, avec des conséquences sur la vie de la population locale. Elles ont aussi fait évoluer leur regard sur les contenus de la recherche et sur la production des savoirs en général. Haraway souligne les contradictions vécues par ces chercheures, qui les font évoluer. Shirley Strum, en plus de devoir sans cesse interroger sa position de colonisatrice, a ainsi dû reconsidérer les idées qu’elle se faisait de la nature, de l’objectivité, du processus social de la recherche et de la relation entre les animaux non humains (les babouins kepopey) et les agriculteurs kenyans. Intégrant une triple dimension émotionnelle, cognitive et éthique en raison notamment du danger que couraient les animaux, elle a donc fait évoluer sa conception de la recherche. Haraway nous explique que Strum a « dû s’engager dans les luttes comme une personne intéressée, et non comme une scientifique extraterrestre, idéologiquement engagée par la connaissance scientifique » (Haraway, 1989 : 299). De même, pour Alison Jolly dont, après plus de 25 ans passés à Madagascar, le rapport à l’objet d’étude n’est pas « innocent » : celui-ci l’a conduite à écrire et à agir politiquement, à s’investir dans l’écologie et auprès des primates humains et non humains. Pour Jolly comme pour Strum, s’engager dans la construction d’autres formes de connaissance en lien avec l’amour de la nature est devenu impératif. Les travaux d’Haraway en primatologie lui ont permis de proposer une approche épistémologique originale, qui remet en question l’objectivité des sciences tout en montrant que les savoirs situés des chercheures affectent indiscutablement les méthodologies de recherche. L’un des apports majeurs d’Haraway réside dans l’identification d’une tension épistémologique fondamentale : « avoir en même temps une prise en compte de la contingence historique radicale de toutes les prétentions au savoir et de tous les sujets connaissants […] et aussi un engagement sans artifice pour des récits fidèles d’un monde “réel”… » (Haraway, 2007 : 113).

Si l’on doit reconnaître à Haraway une posture de responsabilité que les autres approches postmodernes n’ont pas, il reste que la combinaison du constructivisme social radical et du postmodernisme pose problème dans la perspective féministe. L’une des premières critiques formulées à l’égard de son approche, partagée par la majorité des auteures dont les travaux sont étudiés ici, est qu’elle ne remet pas en cause le mythe du progrès promis par les technosciences (Wacjman, 2004). Haraway et, en général, toutes les approches féministes postmodernes ont notamment été sévèrement critiquées par les féministes matérialistes (radicales) et libérales. Ces divergences doivent être surmontées compte tenu des enjeux que soulèvent les questions de l’hétérogénéité des groupes de femmes et de la fragmentation subséquente des pratiques sociales mises en place pour les approches postmodernistes. L’une des principales questions qui se posent à nous, aujourd’hui, est la suivante : « le concept de genre, pourtant si fédérateur, et a fortiori celui de classe des femmes sont-ils encore opératoires ? Peut-on construire la classe des femmes à partir des revendications hétérogènes des différents groupes de femmes ? » (Kergoat, 2012 : 20).

Vers une démocratie cognitive : l’empirisme contextuel de Longino

Les études sur la recherche médicale ont fourni à Longino et Haraway une base solide pour développer des propositions épistémologiques permettant de construire des pratiques scientifiques différentes et engagées en faveur de la libération des femmes et d’autres groupes discriminés. Pour le féminisme, la publication de l’article écrit par Longino et Doell (1983) reste fondatrice. Dans cet article, ces auteures analysent deux champs d’étude de la biologie. En premier lieu, elles s’intéressent à l’évolution des hominidés et aux deux hypothèses concurrentes de « l’homme chasseur » et de la « femme cueilleuse » proposées pour l’expliquer (cf. plus haut dans ce texte). Longino et Doell montrent qu’une même réalité empirique peut conduire à la formulation d’hypothèses divergentes et que la façon dont les scientifiques élaborent leurs hypothèses dépend en grande partie des expériences de vie de chacun. L’article porte en second lieu sur l’endocrinologie et traite en particulier d’un programme de recherche qui vise à analyser les effets des hormones (oestrogènes et androgènes) sur le comportement. Dans certaines des études menées dans le cadre de ce programme, il est fait l’hypothèse que l’homosexualité peut être expliquée par un déséquilibre hormonal. Goldberg veut quant à lui montrer que « la domination sociale des hommes est une ligne de conduite déterminée de façon hormonale ». Macoby et Jacklin considèrent pour leur part que les hommes sont plus agressifs que les femmes en raison d’un niveau très élevé de testostérone. Enfin, pour Ehrhardt, le comportement humain se trouve influencé chez les deux sexes par l’exposition du foetus aux hormones sexuelles. Ehrhardt considère que les rats et les êtres humains sont suffisamment proches pour transposer d’une espèce à l’autre des liens de cause à effet dans les études de comportement. Longino et Doell considèrent que les explications physiologiques ressortant de ce programme de recherche sont sexistes dès lors qu’elles postulent l’existence d’un dimorphisme des comportements humains dans lequel les hommes et les femmes adopteraient des comportements types différents. Cette étude du cas de l’endocrinologie a ainsi permis de dévoiler non seulement les biais androcentriques de la recherche mais aussi ses biais sexistes, tenant à ce que l’explication choisie s’appuie sur un déterminisme biologique de la nature humaine, en dépit des données et de l’état de la connaissance. Longino et Doell montrent en définitive dans leur article que les déterminants du choix d’une théorie au détriment d’une autre ne sont pas seulement à rechercher du côté de la preuve empirique. Ce choix se trouve en effet également motivé par un fond de suppositions. Et à cet égard, la reconnaissance de ce que des valeurs « constitutives » d’une part et « contextuelles » d’autre part participent à la production de connaissance a ouvert la voie, au sein du féminisme, à des approches alternatives, ayant pour objectif de favoriser une science fondée sur des valeurs participatives, pourvue de fins émancipatrices et rejetant les programmes de recherche sexistes, classistes, racistes ou encore homophobes (Longino, 1990, 1993, 2002).

Ces approches épistémologiques féministes développées dans les années 1980 se sont par la suite, à partir des années 1990, trouvées fortement influencées par le tournant postmoderne et la politique des différences, qui sont venus souligner l’absence de prise en compte de la diversité des expériences vécues par les femmes. L’une des conséquences les plus significatives de ce tournant a été la convergence, au sein des épistémologies féministes, des approches empiristes, dont celle de Longino, et des épistémologies du point de vue, dont celle de Harding est la plus représentative. Cette convergence a conduit les féministes à considérer davantage la question de l’objectivité de la science, à travers notamment « l’objectivité forte » de Harding et « l’intersubjectivité » de Longino, qui ont constitué des propositions originales essentielles. Ces deux propositions rejettent comme les autres approches féministes la conception d’un sujet ou agent de connaissance cohérent et unitaire. Mais la proposition de Harding, contrairement à celle de Longino, se heurte au « paradoxe du biais » (Rolin, 2006), qui consiste à soutenir les deux thèses contradictoires du « privilège épistémique » [7] et des connaissances situées. Soutenir en effet que les positions sociales non privilégiées donnent des perspectives « moins partielles et moins déformées » (Harding, 1986, 1991 ; Bar On, 1993) et affirmer en même temps que toute connaissance scientifique est socialement située (et donc relative) est paradoxal.

Pour expliquer en quoi l’entrée des femmes dans les sciences a pu produire une révolution méthodologique et épistémologique dans diverses disciplines, Harding et Haraway, entre autres, ont en outre affirmé qu’il existe une essence cognitive proprement féminine qui permet aux femmes et autres groupes dominés de proposer une vision différente de la vision dominante et donc plus complète. De nouveau, la proposition de Longino paraît de ce point de vue plus cohérente. Ce qui révolutionne les sciences, dit-elle, ce ne sont pas les femmes en tant que telles mais le fait que se trouve pris en compte un point de vue jusque-là non représenté. À partir de la thèse de la sous-détermination de la théorie par les faits[8] et de la charge théorique de l’observation[9], Longino montre que les valeurs non épistémiques (culturelles, sociales, politiques) interviennent inévitablement dans l’activité scientifique, en particulier à travers l’acceptation et la justification d’hypothèses scientifiques (Longino, 1990).

Dire que les valeurs contextuelles ou non épistémiques interviennent dans l’activité scientifique n’implique bien évidemment pas a contrario que les préférences subjectives constituent le seul facteur qui détermine ces choix. La connaissance scientifique procède également, et surtout, d’un dialogue critique entre individus au sein des communautés scientifiques. En cela, l’intersubjectivité de Longino est originale. La probabilité qu’une pratique scientifique soit objective, dit-elle, augmente avec le nombre de points de vue pris en compte dans la communauté. Les théories scientifiques, au lieu de n’être fondées que sur des préférences subjectives, sont vouées à résulter principalement d’une confrontation et d’un consensus intersubjectifs permettant de corriger certains biais. Considérer la dimension sociale de la connaissance rationnelle implique que les théories, hypothèses et données doivent être acceptées ou rejetées par la communauté, ce qui suppose qu’elles soient données à connaître et versées dans le domaine public (congrès, publications, etc.). Ainsi, pour Longino, l’objectivité scientifique dépend de l’amplitude et de la profondeur des débats au sein des communautés scientifiques, c’est-à-dire de la façon dont la diversité et la pluralité des points de vue pertinents sont prises en compte. Dès lors, l’enjeu de la démocratie cognitive est d’assurer les conditions d’un consensus qui tienne effectivement compte des points de vue exprimés. Longino affirme que dans certains contextes théoriques, « les seules raisons qu’il y a de préférer une vertu traditionnelle plutôt qu’alternative sont sociopolitiques » (Longino, 1995 : 383), ce qui ébranle sérieusement l’idée selon laquelle les « vertus » traditionnelles peuvent être considérées comme purement cognitives (Flores, 2012). Si l’on considère que les valeurs épistémiques et non épistémiques interviennent dans l’activité scientifique, alors les « épistémologies féministes » peuvent proposer une liste alternative de « valeurs » féministes (adéquation empirique ; innovation ; hétérogénéité ontologique ; interaction mutuelle ; applicabilité aux nécessités humaines et diffusion du pouvoir), de la même manière que Kuhn a proposé une liste de « valeurs scientifiques » (précision, simplicité, consistance, amplitude et fécondité). La liste alternative proposée par Longino peut représenter une ressource pour faire advenir une science éthique et moralement responsable. De telles « vertus » ou « valeurs » féministes ne relèvent évidemment nullement de la biologie féminine. Elles ne sont pas associées aux femmes ou au féminin, mais bien à ce qu’elles peuvent faire pour la connaissance féministe. Si la connaissance guidée par ces « vertus » permet de dévoiler le genre ou les activités des femmes dans un champ, alors nous pouvons dire qu’elles sont féministes (Longino, 1995). Il ne s’agit donc pas d’affirmer l’existence de valeurs cognitives intrinsèquement progressistes d’une part, et d’autres intrinsèquement conservatrices d’autre part. Il s’agit de privilégier des valeurs plus aptes que d’autres à servir certaines fins, sur des bases tant cognitives que sociales (González García, 2005).

Conclusion

L’intérêt très vif que suscite le thème des femmes et du genre dans les sciences biomédicales tient à ce que nombre de ces sciences justifient, chacune à leur façon, les comportements des hommes et des femmes sur la base de théories sexistes ou androcentriques qui fondent l’inégalité entre les sexes. L’analyse féministe observe que ces théories, qui soutiennent un déterminisme biologique, regagnent en crédit lors des périodes socialement plus mouvementées. Les critiques prenant la médecine pour objet montrent à quel point l’idéologie médicale a non seulement soutenu, mais aussi renforcé les mythes sur l’infériorité féminine et le comportement attendu des hommes et des femmes. Dans les années 1970, les féministes se sont saisies d’un autre matériau très intéressant, constitué par les assertions et théories primatologiques : à travers l’étude de sociétés non humaines, ces dernières tendaient à légitimer l’inégalité entre les sexes dans les sociétés humaines. La critique qui en a résulté a pu se développer à partir du moment où les femmes ont investi la primatologie et révélé l’importance des femelles dans l’organisation sociale des primates dont on considérait jusqu’alors qu’elle était principalement basée sur l’autorité, la compétence et l’agression du mâle. Ces travaux ont démontré avec succès qu’une même preuve pouvait soutenir des théories alternatives, comme dans le cas de la théorie de « la femme cueilleuse » qui a été développée en contrepoint de la théorie de « l’homme chasseur ».

De façon générale, les analyses publiées sur le thème des technologies reproductives ont révélé des positions assez pessimistes concernant les conséquences de ces innovations sur la vie des femmes. Les articles de l’échantillon ont principalement traité, à cet égard, de la fécondation in vitro, des ultrasons, des discours médicaux sur la contraception et la naissance, ainsi que des discours sur la législation dans les commissions parlementaires. Se posent alors précisément les questions du pouvoir que ces technologies impliquent sur la vie des femmes et de l’importance de ce thème pour le féminisme. À partir des années 2000, les publications sur la recherche médicale se font de plus en plus importantes et ont élargi leur champ d’analyse à la génétique, au discours médical sur la reproduction, à la médicalisation et à l’environnement. Ces études ont permis de répondre au premier objectif de la critique féministe et de contrecarrer quantité d’études visant, d’une façon ou d’une autre, à asseoir scientifiquement le fait que les rôles des hommes et des femmes relèvent de la nature et non de processus historiques, sociaux et culturels.

Ces différentes propositions épistémologiques suscitent de plus en plus de travaux visant à soutenir de nouvelles formes de production de la connaissance qui intègrent un objectif de transformation sociale. Les féministes poursuivent leur activité scientifique en tant que féministes, et cela continue de faire évoluer la façon dont elles-mêmes, ainsi que d’autres, conçoivent la connaissance et leur pratique scientifique. Le féminisme travaille sans relâche à la transformation des compréhensions actuelles du corps, des dichotomies nature-culture, sujet-objet, etc. Pour autant, une nouvelle génération d’études féministes paraît s’être consolidée, qui attribue aux sciences et techniques une place essentielle dans nos vies.

On peut observer que les analyses produites par les féministes scientifiques, ces dernières années, couvrent un champ plus large et interdisciplinaire que dans les années 1960. Ici, il convient de relever que les premiers travaux féministes sur la technologie sont apparus dans les années 1980, leur nombre ayant ensuite considérablement augmenté. Les sciences biomédicales restent aujourd’hui au centre des études féministes sur les sciences et les techniques, notamment parce qu’elles ont historiquement permis de dénoncer les biais qu’il convenait de mettre au ban de la science. À partir des années 2000, s’est développée une discussion sur les voies par lesquelles le féminisme a pu changer les sciences et les techniques. Il en ressort que le changement est venu non tant de l’insertion des femmes en tant que femmes dans la pratique scientifique que de la pensée féministe et de ses effets.

Au-delà du cas de la recherche biomédicale, les travaux réalisés par les féministes ont plus largement montré que les études sur les sciences et les techniques pouvaient véritablement s’enrichir en intégrant le genre comme dimension de leurs analyses. Faire de la recherche en tant que féministe implique de fait de reconnaître l’importance du sujet de connaissance et le caractère situé de la connaissance, mais également de révéler les liens qui subsistent entre connaissance et pouvoir.