Privilège et autorité épistémiques, appropriation des savoirs, injustices épistémiques, cognitives ou encore testimoniales, mise sous silence, ignorance produite, épistémicide, pratiques épistémiques de résistance, savoirs décoloniaux… Voici quelques-uns des concepts mobilisés par les épistémologies féministes et postcoloniales contemporaines pour repenser les liens entre inégalités sociales et production des savoirs. Ces concepts peuvent être regroupés sous le chapeau de la recherche sur les inégalités épistémiques, que l’on peut définir provisoirement comme un type particulier d’inégalité qui se manifeste dans l’accès, la reconnaissance et la production des savoirs et des différentes formes d’ignorance. Ces inégalités épistémiques sont le produit d’inégalités systémiques et de situations d’oppression qui structurent les rapports sociaux autant qu’elles contribuent à les alimenter, même si les auteur.e.s auxquel.le.s nous nous référons conceptualisent différemment les liens entre la hiérarchie des positions sociales des membres des différents groupes sociaux et les inégalités épistémiques qu’elles génèrent ou renforcent. Ces épistémologies sociales opèrent ainsi un déplacement et une extension du cadre conceptuel de l’épistémologie classique qui étudie les formes de justification et les standards de validité des connaissances scientifiques produites (Code, 2014). Dans ce cadre, le terme de savoir prend lui-même une acception large de manière à englober la connaissance que les agents ont d’eux-mêmes, des autres et du monde social. Les situations de témoignage, conçues comme des échanges discursifs (oraux ou écrits), prennent un sens politique dans la mesure où ce qui est autorisé, entendu, écouté avec attention, présumé crédible, etc., dépend d’une hiérarchie des positions sociales et des savoirs (Alcoff, 2008). En présentant ces approches, ce numéro thématique de la revue Sociologie et sociétés poursuit des objectifs scientifiques autant que politiques. Scientifiques, en premier lieu, puisqu’il vise à les rendre accessibles dans le monde francophone où elles sont encore peu traduites et, ainsi, à alimenter la réflexion sur les inégalités épistémiques en dehors des champs de recherche où elles ont été conceptualisées et demeurent le plus souvent cantonnées. En effet, une des hypothèses qui sous-tend ce numéro est que les concepts et théories développés initialement par ces épistémologies pour penser les rapports coloniaux et de genre peuvent servir à comprendre d’autres types d’inégalités épistémiques. Il peut s’agir d’inégalités épistémiques qui se manifestent entre différents groupes sociaux, par exemple entre universitaires et enquêté.e.s dans la mise sur pied de programmes de recherche ou encore entre des gestionnaires, professionnel.le.s et publics cibles dans l’élaboration de politiques publiques et d’interventions sociales en matière de lutte contre la pauvreté. En tant que producteurs légitimes de savoirs et détenteurs d’une autorité épistémique particulière, les universitaires sont eux-mêmes partie prenante des rapports de production des savoirs et, parfois, de la violence épistémique subie par certaines populations n’ayant pas les mêmes privilèges. C’est pourquoi nous accordons une place importante à la réflexion sur leur rôle dans la production, le maintien ou la réduction de ces inégalités épistémiques. Politiques, en second lieu, dans la mesure où ces ressources théoriques sont également pensées comme des instruments d’émancipation des groupes subissant des injustices épistémiques. À ce titre, elles peuvent constituer de puissants leviers de lutte contre les inégalités épistémiques et sociales qui les sous-tendent. Nous souhaitons ainsi que ce numéro serve autant que possible, dans et en dehors de l’université, à ouvrir des brèches permettant de repenser la production des savoirs sur la base de rapports plus égalitaires entre les savoirs et les groupes qui les détiennent. Les cinq contributions de ce numéro de Sociologie et sociétés illustrent différentes facettes des inégalités épistémiques. Elles seront présentées au fil des trois parties de cette introduction : 1) les inégalités épistémiques telles qu’elles sont conceptualisées au coeur des épistémologies féministes et postcoloniales ; 2) …
Appendices
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