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Le plus souvent, mes interlocuteurs me répondaient sans détour qu’ils n’étaient pas intéressés ou qu’ils ne se sentaient pas concernés par ma démarche. La conversation téléphonique ne durait jamais plus de quelques minutes : ils s’assuraient souvent de raccrocher prestement, comme on le fait avec les sondeurs téléphoniques.
Dès le départ, je dus me soumettre à un exercice essoufflant, alors que défilait devant moi une longue liste d’entreprises où je souhaitais aller pour la réalisation de mon enquête. J’interpellais mes répondants, des représentants d’entreprise, en insistant d’abord sur les pistes de solutions stratégiques et durables aux défis d’attraction et de rétention de la main-d’oeuvre que ma démarche pouvait leur apporter. Ces solutions que j’avançais avaient comme corollaire l’intégration, par les entreprises, d’une catégorie de travailleurs largement négligés par leur secteur industriel : les femmes — mais aussi les personnes, en particulier les femmes, issues de l’immigration. Les motifs évoqués pour expliquer leur tenue à l’écart s’érigeaient généralement sur les terreaux biologiques ou nationaux, mais le plus souvent, l’appel à des considérations purement économiques évacuait la nécessité de toute justification supplémentaire.
Dans le cadre d’une enquête comme celle dont j’étais responsable, l’approche, le ton et le vocabulaire devaient être mûrement réfléchis. Je devais me préparer, appréhender, anticiper, mais aussi être prête dans les brefs instants que me consentaient mes interlocuteurs pour répliquer, rebondir, renchérir ou, hélas, renoncer.
La liste des entreprises qui se trouvait devant moi avait été conçue à partir de divers bottins et sites corporatifs qui, outre le nom et la localisation de l’entreprise, fournissaient quelques renseignements à propos de l’interlocuteur qui me répondrait au téléphone : c’est cette personne qui consentirait à m’ouvrir les portes de l’établissement ou, du moins, à m’en faciliter l’accès.
Le hasard jouait la plupart du temps un rôle décisif quant à mes possibilités de mener à bien mon enquête. Au fil de mes démarches, j’ai pu observer quelques tendances et développé des astuces dont plusieurs relèvent au final davantage de la superstition que d’une analyse des possibilités objectives. Par exemple, je devinais l’heure la plus propice afin d’obtenir une réponse au bout de la ligne ou, au contraire, je cherchais à atterrir sur une boîte vocale patiente, laquelle était par nature encline à recevoir ma requête. Je considérais que le lundi matin et le vendredi après-midi étaient des moments opportuns pour recevoir l’assentiment de mes interlocuteurs. De même, les jours de beau temps augmentaient considérablement mes chances qu’ils soient d’humeur favorable et qu’ils acquiescent à ma requête de les rencontrer. Enfin, j’ai développé au fil du temps une habileté particulière pour contourner ou esquiver la personne à la réception qui, la plupart du temps, m’adressait promptement une fin de non-recevoir.
Malgré tout, à l’issue de cette véritable gymnastique à géométrie variable à laquelle je m’attelais et m’exerçais pendant plusieurs jours, la liste, qui me semblait interminable au départ, s’amenuisait rapidement. Pour tout dire, j’ai encaissé une masse de refus sous prétexte de manque de temps et parfois, dans un élan de sincérité décomplexée, d’une complète absence d’intérêt. Il y a aussi eu, bien entendu, une petite poignée de personnes qui étaient disposées à me rencontrer par simple générosité ou inclination affirmée pour l’esprit de ma démarche. Puis, contre toute attente, je me retrouvai complètement désarmée devant quelques individus qui m’opposèrent une réaction tout à fait surprenante : ils étaient animés d’une énergie remarquable qui contrastait avec l’attitude des autres.
Avec eux, la périlleuse gymnastique argumentative devenait caduque : ce sont eux qui s’activaient devant moi. Je devenais spectatrice de leur enthousiasme échafaudé à partir des quelques bribes d’information que j’avais réussi à placer avant qu’ils entrent en scène. Ils partageaient tous un point commun, celui de faire partie du service du personnel de l’entreprise dans laquelle ils travaillaient respectivement. Aussitôt le téléphone décroché, j’étais entraînée bien malgré moi dans un tourbillon de paroles dans lequel j’avais peine à garder l’équilibre. Ils n’avaient pas besoin d’être convaincus du bien-fondé et des potentielles retombées de l’enquête : ils m’accueillaient à bras ouverts comme s’ils attendaient mon appel, ma venue. Comment expliquer cette ardeur ? Heureuse d’avoir reçu une réponse si favorable pour la réalisation de mon enquête et intriguée par leur enthousiasme — une énigme dont je n’arrivais pas à me défaire —, j’allai rencontrer deux d’entre eux. Ils étaient chargés de la sélection du personnel et j’entrepris de découvrir que leur réaction respective offrait, en définitive, une double réponse à l’enquête que je menais et à cette énigme que leur enthousiasme me posait.
La cafétéria : lieu par excellence d’un entretien « raté »
Souhaitant démontrer qu’elle était une femme de terrain, c’est dans la cafétéria des travailleurs que la représentante de l’entreprise m’a accueillie, au milieu de l’après-midi. Elle était responsable de la sélection du personnel dans cette entreprise qui comptait une centaine d’employés. Le choix du jour, de l’heure et du lieu de notre rencontre semblait judicieusement réfléchi et tout était parfaitement réglé pour assurer le succès objectif de notre rencontre. J’étais flattée de l’attention et de la préparation que la répondante semblait avoir déployées pour ma visite : la plupart des répondants me faisaient souvent patienter plusieurs dizaines de minutes dans la salle d’attente et me rencontraient finalement « entre deux urgences ». Ils me faisaient alors rapidement faire le tour de l’établissement et répondaient avec empressement à mes questions. Dans les plus petites entreprises, où j’ai souvent rencontré le propriétaire lui-même, les répondants se souciaient rarement des précautions éthiques qui accompagnaient ma démarche et étaient complètement indifférents à la présence du magnétophone. Ils s’entretenaient avec moi en toute franchise et expliquaient sans détour les motifs qui pouvaient les pousser, sciemment ou non, à tenir à l’écart de leurs activités les femmes — ou encore des travailleurs d’origine étrangère. Ils parlaient librement de leurs pratiques de gestion devenues, avec les années, autonomes, ordinaires et banales. Mais surtout, ils étaient indifférents aux réactions que pouvaient susciter leurs propos, bien que leurs pratiques aient été discriminatoires ou purement arbitraires.
Mais ce jour-là, la femme qui se trouvait devant moi était visiblement beaucoup moins détachée. Le large sourire qui teintait sa voix lors de notre discussion initiale semblait désormais relever davantage d’un rictus. Elle semblait éprouver un malaise par rapport à ma présence. Souhaitant la rassurer, j’ai commencé bêtement l’entretien en lui demandant de me parler des activités de l’entreprise. Elle s’est agrippée à cette première question et s’est lancée dans un long monologue dans lequel elle rapportait un ensemble de détails historiques sur l’entreprise. Il semblait qu’elle avait mémorisé l’ensemble des détails corporatifs du site Internet de la compagnie. La femme était de ceux qui parlent au « nous », un « nous » tant neutre et impersonnel que rassembleur et qui est l’apanage des représentants d’entreprise prenant le titre de leur emploi au sens purement littéral.
Le décor de la cafétéria des employés apportait aussi sa part d’indices à la résolution de mon énigme. C’était une pièce vide et bien rangée où les seuls bruits étaient ceux des systèmes de refroidissement des machines distributrices. Nous étions seules dans la pièce. Des travailleurs de l’entreprise dont nous devions discuter, que j’espérais avoir la chance de voir à l’oeuvre et avec qui j’espérais échanger quelques mots, il n’y avait que leurs boîtes à lunch ordonnées dans des casiers ouverts. Les travailleurs, eux, se trouvaient de l’autre côté de la lourde porte tout au fond de la pièce, là où se trouvait l’atelier de production.
La cafétéria des employés constituait un décor parfait pour la mise en scène à laquelle cette femme m’avait conviée. Or, il semblait que ma présence lui posait un problème auquel elle n’avait pas songé : contrairement à ses patrons ou aux travailleurs qui se trouvaient de l’autre côté de la porte, je lui échappais complètement. Les catégories objectives et rassurantes avec lesquelles elle pouvait d’ordinaire appréhender l’univers du travail ne semblaient pas avoir de prise sur moi et tout se passa comme si l’identité formelle qu’elle présentait ne trouvait pas son reflet. Peut-être pensait-elle se trouver devant une femme comme elle, une employée de bureau animée par la gestion quotidienne de tâches administratives liées à l’embauche ou encore à la paie.
Le refuge qu’elle croyait sans doute trouver dans la cafétéria contribuait au contraire à mettre en lumière l’inconfort de sa position. Sa place ne semblait être ni dans les bureaux ni dans l’atelier de production. À des questions plus fines sur la nature des produits fabriqués dans l’entreprise et à propos des modes de fabrication — des questions essentielles à la réalisation de mon enquête visant l’intégration de la main-d’oeuvre féminine —, elle ne savait quoi répondre. La neutralité du lieu qui avait sans doute, au départ, une fonction échappatoire semblait se renverser et exhibait plutôt les incommodités et malaises inhérents à son rôle dans l’entreprise. À travers le brouillard que persistait à maintenir mon interlocutrice, j’en apprenais davantage que ce qu’elle voulait bien me faire savoir. Bien qu’elle travaillait entre les mêmes murs qu’eux, la responsable du personnel semblait résider quelque part en marge des travailleurs de l’atelier, dans une sorte d’espace intermédiaire flottant au-dessus de leurs têtes. À cet égard, la cafétéria était un non-lieu, une zone franche qui faisait que la femme se sentait sans doute plus près des travailleurs, une ultime limite qu’elle ne semblait jamais avoir franchie. Elle ne semblait guère en savoir plus que moi sur le travail réellement effectué de l’autre côté de la porte ou, du moins, elle ne souhaitait surtout pas en parler. Pourquoi ?
Je me questionnais alors que la femme parlait toujours. Espérant briser la torpeur dans laquelle elle semblait se réfugier, je lui ai proposé de faire une excursion dans l’atelier de production. Grimaçant légèrement, elle acquiesça d’abord à ma requête : elle se leva, mais se rassit aussitôt. Elle m’expliqua qu’elle ne voulait pas que notre visite perturbe le cours normal des choses. Il aurait été nécessaire qu’elle procède au lancement d’un processus administratif pour que la visite soit sciemment orchestrée. « Une autre fois peut-être », me dit-elle d’un ton bienveillant.
L’enthousiasme initial était en définitive inversement proportionnel à l’incommodité que lui occasionnait l’entretien. Elle ne semblait pas, au final, savoir véritablement pourquoi elle avait accepté, d’une manière si joviale, de me rencontrer. Ou peut-être étais-je simplement tombée sur une mauvaise journée.
À la fin de notre entretien, elle alla jusqu’à me reconduire de l’autre côté de la porte principale, sur le trottoir, veillant scrupuleusement à ce que je ne m’égare pas sur le chemin du retour. Elle semblait terrifiée à l’idée que je puisse adresser ne serait-ce qu’un sourire ou un hochement de tête à un travailleur. Elle mit tout en oeuvre pour que je ne rencontre au final personne — pas même elle.
L’agencement harmonieux des couleurs
Contrairement à la femme de la cafétéria, la mobilité et la fluidité de mouvement du second individu que j’ai rencontré m’ont surprise. L’homme qui m’a reçue, tout sourire, n’éprouvait aucune difficulté et n’avait aucun scrupule à me faire visiter les lieux. Au contraire, il s’en réjouissait ! À l’inverse de plusieurs représentants d’entreprise qui restaient à l’écart des machines et des employés en prenant soin de demeurer entre les deux lignes jaunes du corridor de sécurité, l’homme que j’accompagnais déambulait dans l’entreprise comme s’il était chez lui. Lui aussi était responsable de la sélection du personnel.
Au début de la visite, nous étions sur la mezzanine surplombant l’usine. Plissant les yeux, il me montrait du doigt à l’horizon les différents départements de l’entreprise : « Là-bas, c’est la réception. Là, c’est la fabrication. Là, l’assemblage. Et, là, c’est l’emballage et l’expédition. » L’atelier était immense et on y voyait plusieurs dizaines de travailleurs agglutinés dans chacun de ces départements départagés par de larges lignes de couleurs traversant le sol. Les divers départements étaient distinctement identifiés et les frontières qui les séparaient étaient d’une grande utilité pour le chargé de la sélection qui en avait bien en tête la cartographie. L’homme agissait en véritable aiguilleur pour l’ordonnancement des travailleurs : il semblait avoir développé une expertise particulière dans l’affectation harmonieuse de ceux-ci aux postes qui leur étaient (pré) destinés. Il était évident qu’il avait accueilli chacun d’eux lorsqu’ils s’étaient présentés à la porte de l’entreprise, curriculum entre les mains, avec la même ferveur avec laquelle il me recevait ce jour-là.
Nous avons traversé chacun des départements de l’atelier qu’il me décrivait avec précision. Chaque fois que nous franchissions les lignes colorées, il regardait à l’horizon et envoyait des signes de main et de tête à qui voulait bien les recevoir. Il avait un talent particulier pour lire les candidats et les diriger sciemment au sein du bon département, devant la bonne machine. Il ne refusait personne. Son pas était fluide tout comme l’affectation du personnel : chacun y trouvait sa place selon les qualités que son oeil habile percevait.
Dans le département de « finition », par exemple, on trouvait des hommes — d’âge et d’origines diverses, que le responsable réunissait sous le vocable « Africains » — qui s’affairaient tous à une tâche similaire. Dans cet espace contigu, ils meulaient, masque au visage, des pièces que d’autres avaient préalablement conçues, dessinées, découpées et assemblées. La poussière combinée avec l’éclairage jetait de l’ombre sur leurs visages ; les meules rugissantes et les ventilateurs claquants avaient pour effet de réfréner la conversation. J’eus rapidement la gorge prise et me retournai furtivement, espérant que la porte que l’on venait tout juste de franchir ne s’était pas refermée ou, pire, qu’elle ait disparue. Le chargé de la sélection, lui, ne semblait pas en souffrir et souriait toujours autant. Il m’expliquait avec fierté qu’il y a à peine quelques années, on ne pouvait voir devant soi dans cette pièce. Avec les nouveaux systèmes de ventilation, les travailleurs respiraient mieux. Les pauses devaient désormais, semble-t-il, trouver une autre justification.
Heureuse de sortir de cette pièce accablante, j’ai suivi l’homme jusqu’aux tables de finition : l’air était frais et l’éclairage, chirurgical. Les travailleurs de ce département partageaient aussi, comme les hommes aux masques, une caractéristique commune : ils étaient tous des femmes. Le responsable m’expliquait que les femmes en général, mais particulièrement celles-ci, qui passaient leurs fines mains et leurs doigts agiles sur les pièces, étaient dotées d’un talent particulier dont l’entreprise ne pouvait pas se passer, au risque de perdre plusieurs centaines de dollars annuellement à cause d’imperfections sur leurs produits distribués à travers le monde. Les femmes des pays du Sud, m’expliquait-il, pouvaient mieux que quiconque deviner et déceler la moindre égratignure invisible, même aux yeux du plus dévoué.
À la manière de la peinture électrostatique qui attire et fixe les pigments colorés, cette entreprise réunissait ces travailleurs en une mosaïque ordonnée et harmonieuse. Et le chargé du personnel en était le fier artisan. L’homme expliquait que le patron avait la gentillesse d’intégrer sa main-d’oeuvre en faisant en sorte qu’elle se sente comme chez elle, avec les siens. La généreuse entreprise, disait-il, s’affairait à donner du travail à tous en ne faisant aucune discrimination : elle était fière de reconnaître et d’utiliser à son plein potentiel la diversité des ressources que la main-d’oeuvre a à offrir. Les travailleurs dispersés judicieusement sur son grand territoire pouvaient donc se sentir comme chez eux avec les leurs, mais pouvaient également jouir du bénéfice de sentir qu’ils faisaient partie d’une communauté plurielle au-delà des frontières. Pourquoi prendre congé, alors que la compagnie offre toutes les convenances du voyage ?
L’enthousiasme est la forme convenue, et si son éclat produit un effet extérieur analogue, il n’est pas dit que son contenu ne puisse être pluriel. Un paravent harmonieux peut cacher des réalités contrastées, comme en témoignent ces deux cas. À l’inertie de la femme dans la cafétéria est associée l’amplitude de mouvement de l’homme au regard fier. Les deux sont responsables de la sélection du personnel, mais ils semblent appartenir à des mondes différents. La nonchalance de l’homme, quant à l’ordonnancement biologique de la main-d’oeuvre qu’il tient pour science heureuse, contraste avec le malaise de la femme qui n’arrivait pas à parler. Peut-être sentait-elle avec une acuité plus aiguë la portée de ses propos dans le contexte de l’enquête. Peut-être aussi n’avait-elle rien à dire, ou encore, n’avait-elle jamais réellement songé à ces questions. Ma seule présence contribuait néanmoins à démasquer l’inconfort, voire l’inadéquation, de sa position dans l’entreprise. Contrairement à l’homme qui naviguait aisément dans l’immense atelier et qui semblait connaître tout un chacun, l’existence de la chargée de la sélection dans l’entreprise se limitait aux bureaux administratifs et la porte de la cafétéria constituait une frontière infranchissable.
Si les deux chargés de sélection contribuaient, sans doute sans le savoir, aux visées de l’enquête, les solutions concrètes que je souhaitais leur amener ne pouvaient trouver écho chez eux. La première ne pouvait s’en saisir : elle était impuissante et tenue à l’écart, elle-même, de sa propre fonction. Et le deuxième voguait quant à lui dans des espaces beaucoup trop éloignés pour pouvoir s’en saisir : il était emporté par le sentiment allocentriste que lui procurait sa fonction.