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La presse gastronomique spécialisée s’adresse aux amateurs de cuisine et de gastronomie à la fois pour les informer, pour les guider et pour les divertir. Si le plaisir de cuisiner et le plaisir de manger sont à la racine de son existence, elle conjugue depuis toujours ces plaisirs à différentes « nécessités » pratiques (contrainte d’accessibilité des denrées, contrainte de temps, contrainte économique, etc.) qu’elle intègre dans son contenu. Loin d’être opposées, ces deux dimensions sont au contraire toujours combinées. Leur nature ainsi que la place qui leur est respectivement dévolue varient en revanche au cours du temps.

L’étude longitudinale sur plus de soixante ans — depuis sa création en 1947 jusqu’en 2010 — de l’un des principaux[1] titres de presse gastronomique français destinés au grand public, Cuisine et Vins de France[2], permet de mettre au jour les conceptions du « bien manger » et du « bien cuisiner » qui se sont succédé au cours de la seconde moitié du xxe siècle[3].

Quatre grandes périodes peuvent être distinguées durant la seconde moitié du xxe siècle qui correspondent chacune à une « mise en forme » particulière de l’alimentation, autrement dit à une manière spécifique d’articuler ses fonctions hédoniques (plaisirs) et ses fonctions pratiques (nécessités). La première, de 1947 à 1968, correspond à « l’ère des fondateurs ». Les deux personnes qui ont fondé le journal sont successivement à sa tête et promeuvent une vision de la gastronomie qui poursuit celle de l’entre-deux-guerres. Ensuite, de 1968 à 1981, une nouvelle rédactrice en chef prend la tête du journal. Cette période est une phase de transition où le magazine tente de s’adapter à la modernité et de guider les nouveaux consommateurs sans renier son esprit d’origine. Cela se solde, en 1981, par l’arrivée d’un autre rédacteur en chef qui change totalement la philosophie du journal. Cuisine et Vins de France devient alors une revue d’information pour les amateurs cultivés. Le modèle échoue en 1994 en raison de son mode de financement. Une nouvelle ère s’ouvre alors qui voit une refonte totale du magazine qui se réoriente de nouveau vers la cuisine.

1947-1968 : créer une communauté de gastronomes cuisiniers

Le magazine Cuisine et Vins de France est fondé en 1947 par le critique gastronomique Maurice Edmond Sailland, dit Curnonsky, alors âgé de 75 ans, et par Madeleine Decure. Curnonsky dirige le magazine jusqu’en 1953 et Madeleine Decure lui succède jusqu’à son propre décès en 1968.

Renouer avec l’avant-guerre

Au moment où est créé le magazine, la France sort de la guerre. Le rationnement dure jusqu’en 1949 mais rapidement, la pénurie fait place au développement d’une société de consommation. La croissance est forte et les ménages s’équipent : voiture, télévision, mais aussi électroménager (réfrigérateur dans les années 1950, robot ménager dans les années 1960). Les modes de vie changent peu à peu : progression du travail des femmes à l’extérieur, allongement des distances domicile-travail, augmentation du temps de loisir (troisième semaine de congés payés en 1956, quatrième en 1968). L’intérêt médiatique pour la cuisine se développe dans le même temps, notamment avec la création en 1954 de la première émission télévisée consacrée à ce sujet (Art et Magie de la cuisine). Toutefois, les journaux consacrant une rubrique à la cuisine ne sont pas légion. En matière de cuisine, la continuité avec l’avant-guerre est extrêmement forte (Drouard, 2007 ; Fischler, 1990) et Cuisine et Vins de France est emblématique de cette tendance qui vise à « renouer au plus vite avec le “bon vieux temps” » (Beaugé, 1999 : 17). Le premier éditorial du magazine indique que le titre « voudrait être le commentaire du mouvement gastronomique et culinaire qui commence à renaître en faveur de la cuisine bourgeoise, de la cuisine simple, celle qu’on aime à manger chez soi et entre soi, et aussi en faveur de notre incomparable cuisine régionale ».

La continuité avec l’avant-guerre se manifeste par la permanence des chroniqueurs (Édouard de Pomiane, Paul-Émile Cadilhac, mais surtout Curnonsky, principal journaliste gastronomique de l’entre-deux-guerres) et par celle du discours tenu (Ory, 1998 ; Beaugé, 1999). Tous les chroniqueurs se caractérisent par un style littéraire similaire et une même manière d’aborder la gastronomie empruntés à Curnonsky. Ce style est marqué par une forte subjectivité (récits à la première personne proches du narcissisme, prises de position tranchées, ton normatif), une érudition affichée (références aux figures historiques de la gastronomie et aux auteurs classiques) et une certaine tendance à l’emphase et au lyrisme. Les poncifs sont nombreux qui s’inscrivent dans une vision du monde très essentialiste, traditionaliste et nostalgique, héritière du nationalisme et du régionalisme culturel de l’entre-deux-guerres (conception archaïque de la femme, défense de la cuisine classique et des traditions régionales et nationales). Les articles courts, normatifs et subjectifs font du magazine une publication qui s’écarte des canons journalistiques d’information, de neutralité, d’objectivité et d’enquête.

L’amateurisme gastronomique comme principe fédérateur

Le décalage entre le ton de la revue et les canons journalistiques peut pour partie s’expliquer par la relative indifférenciation entre monde du journalisme gastronomique et monde des amateurs. Aucun des chroniqueurs du magazine n’est en effet journaliste de profession et la manière dont les chroniqueurs se présentent indique que leur légitimité à prendre part à la publication a été conquise en dehors du champ journalistique : elle est liée soit à leur profession principale (médecin, avocat, professeur, etc.), soit à leur appartenance à des institutions gastronomiques (confréries et associations gourmandes). Aussi longtemps que les chroniqueurs ne jouissent pas d’une légitimité avant tout journalistique, ils sont l’objet d’une forte personnification. C’est en particulier le cas de Curnonsky dont la nature charismatique de la légitimité apparaît de manière frappante à sa mort. À ce moment-là, la directrice et cofondatrice du journal, Madeleine Decure, met en place un véritable culte de la personnalité (visage de Curnonsky à la une un an après son décès, articles relatant les hommages rendus par les membres de la rédaction chaque année, édition de son portrait qui est vendue aux lecteurs, etc.). Dans son étude du magazine Madame Figaro, Claire Blandin (2010) montre que le travail de personnification des chroniqueurs (ici représentés à côté de leurs articles et affublés de surnoms amicaux) et la construction d’une représentation de la rédaction comme famille sont des outils utilisés pour créer une proximité avec le lectorat. L’ambition rassembleuse de Cuisine et Vins de France est perceptible dès le premier éditorial :

C’est entre tous ces fervents et ces ferventes de la table (car les femmes sont aussi « entendues en cuisine » que les hommes… sinon plus !), c’est entre ces fidèles de la gastronomie que cette revue voudrait créer une familiarité.

Curnonsky, juillet 1947

La conception du journal comme grande famille découle de la représentation portée par Cuisine et Vins de France du monde de la gastronomie comme monde d’amateurs. Jusqu’aux années 1970, le magazine réduit en effet le monde de la gastronomie au monde des associations gourmandes et des confréries (Académie des gastronomes, Club des Cent, Association des gastronomes régionalistes, etc.). Les producteurs, les artisans des métiers de bouche, les cuisiniers, les restaurateurs et les industriels de l’agroalimentaire ne sont quasiment jamais mentionnés dans le journal. La revue, faite par des chroniqueurs proches de l’amateurisme, parle essentiellement d’amateurs mobilisés au sein d’associations.

Au sein du monde des amateurs, Cuisine et Vins de France occupe une place centrale. La plupart des événements évoqués mentionnent la participation de membres de la rédaction, soit comme invités, soit comme organisateurs. Curnonsky puis Madeleine Decure sont régulièrement appelés pour présider le jury d’un concours ou organiser des galas gastronomiques. La centralité de Cuisine et Vins de France est aussi discursive. En effet, Curnonsky est non seulement présenté comme le pivot du titre mais aussi comme l’axe autour duquel tourne l’ensemble du monde de la gastronomie. Ainsi, la rubrique consacrée aux actualités gastronomiques s’intitule-t-elle « Échos de la Principauté » en référence au titre de « Prince des gastronomes » que le fondateur du magazine a acquis quelques décennies plus tôt à l’issue d’un vote. De tout cela, découle une représentation de la gastronomie française de l’après-guerre comme monde de l’entre-soi (la plupart des personnes citées sont qualifiées d’« amis de Cuisine et Vins de France », qu’ils soient collaborateurs du magazine, chefs ou membres de confréries) devenu familier des lecteurs (il n’est pas rare que soient mentionnés les mariages, naissances ou décès des membres de cette communauté, l’actualité gastronomique prenant souvent des allures de chronique mondaine) et organisé autour du magazine Cuisine et Vins de France. La proximité du titre avec son lectorat n’est pas seulement un état de fait, elle est aussi explicitement recherchée par le magazine.

Durant les vingt premières années de son existence, Cuisine et Vins de France essaie d’agréger autour de lui toute la communauté des amateurs de bonne chère. Il s’agit à la fois d’une stratégie commerciale (conquérir un lectorat et le fidéliser) et du produit de sa vision du monde de la gastronomie comme monde d’amateurs. Le courrier des lecteurs, auquel répond « Fine-Bouche », fait partie des outils mobilisés pour créer cette proximité avec le lectorat. S’adressant directement à la personne qui lui écrit, Fine-Bouche utilise des formules que pourrait employer une amie bienveillante (par exemple : « Votre échec m’étonne ») et elle donne des conseils en se plaçant au même niveau que son interlocuteur (« Personnellement, j’utilise… »). La volonté de réduire la distance entre le magazine et son lectorat est un succès puisque lorsque le titre organise un concours de cuisine en septembre 1949, ce ne sont pas moins de 20 400 participations qui sont dénombrées.

La proximité entre le support et son lectorat passe par le partage d’un univers de connaissances communes : comme les chroniqueurs, les lecteurs sont censés connaître les grands noms de la gastronomie. En septembre 1959, il est ainsi écrit, à la suite d’une erreur du journal : « Nos lecteurs auront certainement rectifié d’eux-mêmes : ils connaissent cette grande maison de Beaune et savent, par ailleurs, que l’Hôtel de la Cloche est à Dijon. » De surcroît, à l’image du Guide Michelin qui, depuis le début du siècle, fait appel à ses lecteurs pour recueillir des informations et corriger celles qu’il fournit (Harp, 2008), Cuisine et Vins de France mobilise aussi ses lecteurs pour en faire des acteurs de la publication. Afin de réduire la distance entre les chroniqueurs et les lecteurs, le magazine encourage ces derniers à tester les restaurants qu’il recommande et à faire parvenir ensuite leurs appréciations pour orienter les autres lecteurs. De manière plus ambitieuse, Cuisine et Vins de France aspire à constituer une communauté d’amateurs de bonne chère réunie autour du magazine. Cette ambition prend par exemple la forme de « déjeuners » ou de « dîners » organisés mensuellement dans de bons restaurants. Les lecteurs abonnés sont invités à y participer aux côtés de l’équipe rédactionnelle elle-même, révélant ce faisant la volonté d’abolir les frontières entre le titre et ses lecteurs. Cette ambition se fonde sur une conception égalitaire de l’expertise comme compétence potentiellement partagée par tous.

L’étroitesse de la relation créée entre le magazine et son lectorat peut être interprétée comme un moyen de mieux connaître les attentes des lecteurs en vue de s’y adapter à une époque où les études marketing ne sont pas encore employées. C’est ainsi à la demande des lecteurs que les recettes sous forme de « fiches à découper » sont instaurées dans le magazine en 1963. Cependant, cette mobilisation des lecteurs fait système avec la forme de professionnalité des journalistes (issus de l’amateurisme gastronomique) et l’état du monde de la gastronomie (dominé par les associations gourmandes).

Éduquer les cuisinières du quotidien

En matière de cuisine, Cuisine et Vins de France s’adresse presque exclusivement aux femmes cuisinantes. Symboliquement, la première une du magazine représente une jeune femme de profil, vêtue d’un tablier, en train de remuer le contenu d’une casserole posée sur la gazinière de sa cuisine. Jusqu’en 1948, le terme « abonné » est uniquement employé au féminin et tout au long de la période, les hommes ne sont visibles au sein de la revue que lorsqu’il est question de vin. La lectrice est donc représentée comme une « cuisinière du quotidien » et une attention toute particulière est accordée aux débutantes. Une rubrique, la « Cuisine simple pour les débutantes », leur est consacrée et le ton du magazine est à la fois pédagogique (explicitation du vocabulaire culinaire, rubrique « recette filmée », etc.), prescriptif et souvent moralisateur. Sur le plan social, la revue se veut la moins exclusive possible. Il y est aussi bien question de « cuisine ménagère » que de « cuisine bourgeoise » et de « grande cuisine ». Dans sa manière de s’adresser aux femmes, le magazine ne fait pas preuve d’innovation. Son contenu, en revanche, s’adapte à la marge aux évolutions des modes de vie.

À partir des années 1960, la contrainte de temps qui pèse sur les femmes qui travaillent de plus en plus souvent à l’extérieur de leur domicile est prise en considération par l’introduction de nouvelles rubriques telles que « Plats pour personnes pressées » (1961), « La cuisine pratique » ou encore « La cuisine contre la montre » (1965). Si la cuisine, au moyen des recettes, est le sujet central de la publication, la thématique de la consommation devient progressivement de plus en plus importante sans toutefois parvenir à s’imposer avant les années 1970. Au début de la période, l’enjeu central de la consommation est de faire des économies, notamment grâce à des « recettes simples et peu coûteuses ».

La consommation n’est donc pas valorisée per se, il s’agit plutôt d’apprendre à reconnaître les bons produits. À partir du milieu des années 1950 apparaissent des articles en forme de guides de consommation portant essentiellement sur le matériel culinaire et électroménager. Ils répondent à une demande forte d’information de la part des lecteurs et à une prise en considération par le magazine de l’évolution des modes de consommation. Dans les années 1960, les modes d’approvisionnement en produits alimentaires changent aussi. Les hypermarchés apparaissent (Daumas, 2006) et cela se traduit par la création de rubriques thématiques centrées sur les produits alimentaires proprement dits. Le terme « consommateur » fait son apparition. Toutefois, le consumérisme n’est pas encore tout à fait à l’ordre du jour et le journal se refuse encore à être un guide en matière de consommation. Il est ainsi écrit en 1967 : « C’est à vous de comparer les prix, les qualités et de vous en souvenir pour un prochain achat. »

De sa création en 1947 à la fin des années 1960, le magazine Cuisine et Vins de France, organisé autour de la figure de son charismatique fondateur, effectue un travail de représentation et de constitution d’un monde de la gastronomie qui est à la fois d’ordre symbolique (mise en scène d’un monde de la gastronomie dont Curnonsky et le magazine sont le centre) et d’ordre pratique (organisation d’événements, « éducation culinaire »). Si, du côté gastronomique, l’hédonisme est à l’honneur, dans le domaine culinaire, le magazine a d’abord une visée pratique puisqu’il s’agit de permettre aux cuisinières du quotidien soumises à des contraintes (d’approvisionnement, de compétence et de temps) de proposer de bons repas dans les règles de l’art.

Guider de nouveaux consommateurs (1969-1980)

En 1968, lorsque le dernier des fondateurs du magazine décède brutalement, une nouvelle rédactrice en chef est nommée. Il s’agit d’Odette Kahn. Initialement, le souhait de cette dernière est de poursuivre la fabrication du titre dans l’esprit des fondateurs en promouvant une cuisine très traditionnelle. Ce positionnement conservateur est toutefois difficile à maintenir en raison des mutations sociales de grande ampleur des années 1970.

Une relation ambiguë du titre avec la modernité

Alors que Cuisine et Vins de France souhaite conserver ses prises de position traditionalistes, ce choix devient de plus en plus difficile à assumer au cours des années 1970. L’urbanisation, la modernisation des campagnes et la construction européenne rendent obsolète le discours régionaliste hérité de l’entre-deux-guerres et le discours traditionaliste est lui aussi à contre-courant des évolutions sociales : travail croissant des femmes à l’extérieur du domicile, changement de leur statut après Mai 68, etc. La difficulté de Cuisine et Vins de France à saisir les changements sociaux est partagée par l’ensemble de la presse féminine dont la diffusion chute entre 1968 et la fin des années 1970 (Bonvoisin et Maignien, 1996 ; Sonnac, 2010).

Dans le domaine gastronomique aussi, les mutations sont radicales : les années 1970 voient l’apparition d’une « révolution » avec la naissance de la Nouvelle Cuisine qui incarne une vision plus moderne de la cuisine (plus légère, plus inventive, etc.). La Nouvelle Cuisine met au jour les changements importants qui se sont produits à la fois dans le domaine des pratiques sociales (valorisation croissante de la cuisine comme loisir) et dans les restaurants : installations à leur compte de chefs, valorisation de la créativité, médiatisation grandissante des cuisiniers. Cuisine et Vins de France doit donc faire face à de nombreux défis : une nouvelle donne économique et sociale qui change les pratiques de ses lecteurs, un nouvel environnement culinaire (Nouvelle Cuisine dans le domaine de la gastronomie, grande distribution dans le domaine de la cuisine domestique, diminution du temps consacré à la préparation des repas, etc.), une nouvelle conjoncture intellectuelle (revalorisation de l’objet « cuisine » dans les études anthropologiques, sociologiques et philosophiques) et un nouvel environnement concurrentiel[5].

Dans le domaine de la cuisine, le titre cherche à la fois à ne pas se laisser distancer par l’évolution des pratiques des « cuisinières du quotidien » et à défendre ses prises de position traditionalistes antérieures. La volonté de coller au goût de l’époque se traduit par l’importance croissante du champ lexical de la nouveauté, de la mode et de la modernité[6] et le lancement, en janvier 1971, de la première enquête par questionnaire visant à mieux connaître « les préoccupations, les désirs [et] les goûts » des lecteurs. La présentation et l’iconographie du magazine reflètent aussi la volonté de modernisation du titre : des pictogrammes apparaissent pour signaler le coût des recettes (économique, moyen, coûteux), la calligraphie devient moins sérieuse, les photographies se multiplient (elles sont en couleurs à partir de 1973) et les recettes sont présentées de manière plus dynamique (sous forme de listes, avec des encadrés, des conseils soulignés en gras, etc.). Le style se fait moins austère, plus attrayant et plus accessible.

D’un autre côté, la rédaction du magazine est dans le même temps mal à l’aise avec les évolutions sociales qui viennent contredire ses prises de position antérieures. Ainsi, alors que dans les années 1970, le temps accordé à la préparation des repas se met à diminuer (Recours et Hébel, 2006), l’idée que la cuisine puisse être réalisée « rapidement », de manière désacralisée, met du temps à s’imposer dans Cuisine et Vins de France. La rubrique « Cuisine rapide » créée dans les années 1960 est supprimée, puis réintroduite en 1972 à la demande des lecteurs, mais accompagnée d’une justification, signifiant que sa présence dans le magazine ne va pas de soi : « Cuisine rapide ne veut pas dire cuisine bâclée ni cuisine à base exclusive de boîtes de conserve » (mars 1972). Le magazine n’est, dans les années 1970, ni dans la négation complète ni dans la pleine acceptation des mutations sociales qui affectent les pratiques culinaires et qui remettent en question la vision de la cuisine domestique que le titre a défendue jusqu’alors. S’il met du temps, le magazine prend cependant progressivement en considération les changements sociaux et l’évolution des modes de vie qui transforment la manière de cuisiner et de concevoir les plaisirs de la table. À la fin des années 1970, le fait que les femmes cuisinent sous contrainte de temps, mais aussi d’imagination, d’attentes des convives (et qu’elles ont par conséquent besoin de conseils) semble acté. En témoigne la représentation de ses lectrices que donne le magazine :

Jeunes filles, jeunes femmes pressées mais soucieuses de bien faire et de régaler les uns et les autres, maîtresses de maison avisées, vivant avec leur temps, en un mot, toutes celles qui veulent que le nouvel art de vivre que partout on leur propose soit aussi un nouvel art de cuisiner et de se bien nourrir.

mars 1981

Cette nouvelle manière d’envisager la cuisine débouche sur une désacralisation de cette dernière : à la fin de la période, la cuisine est parfois évoquée, en elle-même, comme une activité contraignante qui doit donc être repensée pour continuer à être pratiquée. Dans un article daté de septembre 1979 intitulé « Retour de vacances », il est ainsi indiqué dans le chapeau que : « [La fin des vacances] ne veut pas dire que vous ayez envie déjà de vous remettre aux fourneaux. Voici quelques idées pour recevoir “à la bonne franquette”. » L’idée que l’on puisse ne pas avoir envie de cuisiner est quelque chose de totalement neuf dans le discours de Cuisine et Vins de France.

La capacité du titre à mieux appréhender les changements sociaux peut être rapportée au changement des méthodes de travail des chroniqueurs qui vont de plus en plus vers un traitement journalistique de l’actualité gastronomique.

Du chroniqueur au journaliste : un début de professionnalisation

Au sein de Cuisine et Vins de France, la fin des années 1960 marque le début d’une professionnalisation progressive des journalistes et le passage d’une légitimité charismatique et gastronomique à une légitimité proprement journalistique des auteurs. Le tournant n’est pas brutal. Pendant un temps, coexistent des traits de l’ancien système et du nouveau. Ainsi, Odette Kahn, qui dirige le titre de 1968 à 1979, est emblématique de cette période transitoire en ce qu’elle fonde sa légitimité à la fois sur son insertion dans le monde gastronomique (elle est auteure de livres de recettes, membre de confréries vineuses, présidente d’associations gourmandes et de jurys de concours gastronomiques, etc.) et dans le monde économique et journalistique (elle est diplômée de l’École de Haut Enseignement Commercial pour les Jeunes Filles — HECJF — et elle possède une expérience dans les médias en ayant participé à de nombreuses émissions de radio et de télévision).

L’arrivée de la nouvelle directrice ne correspond pas à un renouvellement massif des personnes écrivant dans le titre (le renouvellement s’est fait progressivement depuis le début des années 1960) mais plutôt à une éclipse progressive des derniers chroniqueurs qui perpétuaient l’esprit de Curnonsky. Si des disciples de Curnonsky continuent d’intervenir (à la marge) dans le journal et de perpétuer le « ton curnonskyen », la rédaction dans son ensemble se désolidarise de leurs prises de position personnelles devenues politiquement incorrectes. Ainsi, lorsque Courtine dit : « L’art n’est pas une affaire de femme », la rédaction de Cuisine et Vins de France prend le soin de publier une note indiquant : « Laissons à Robert-Jean Courtine la responsabilité de cette opinion » (septembre 1971). L’évolution vers la professionnalisation prend donc la forme d’une mise à distance progressive du « style Curnonsky ». La « professionnalisation » des journalistes se note dans le ton de moins en moins subjectif des nouveaux intervenants du journal : au « je » employé par Fine-Bouche dans le courrier des lecteurs, succède un « nous » plus impersonnel, qui renvoie à la rédaction de Cuisine et Vins de France dans son ensemble. De la même manière, les « Échos de la Principauté » sont remplacés par les « Échos de C.V.F. » et les collaborateurs du journal passent de la dénomination d’« amis » à celle de « journalistes ». Leurs méthodes de travail sont progressivement explicitées et la présentation du magazine, notamment des recettes, se normalise, signalant un effort de cohérence et d’homogénéisation.

Toutefois, la professionnalisation des journalistes gastronomiques, entendue comme le respect de règles déontologiques (neutralité, objectivité, indépendance, etc.), est encore loin d’être achevée. Non seulement l’ensemble de ces règles n’est pas appliqué, mais de surcroît, son non-respect n’est pas masqué : dans l’un des premiers articles consacrés à un restaurant en septembre 1969, le critique Francis Amunategui, disciple de Curnonsky, écrit un texte dithyrambique tout en affichant l’amitié qui le lie au restaurateur. La vision de la gastronomie comme espace où tout le monde est « ami », qui était celle présentée par le magazine entre 1947 à 1968, persiste donc encore. Nous pouvons faire l’hypothèse que c’est la persistance de cette manière d’envisager le monde de la gastronomie qui rend, au début des années 1970, le magazine myope aux évolutions qui touchent l’univers de la restauration. Cuisine et Vins de France semble en effet complètement occulter la Nouvelle cuisine au moment où cette dernière apparaît. Bien qu’il soit fait mention, en septembre 1973, de « la nouvelle école des Bocuse, Troisgros, Manière, Guérard, etc. », la Nouvelle Cuisine ne fait jamais l’objet d’articles ni même de mentions explicites. À la fin des années 1970 toutefois, le titre semble avoir perçu la « révolution » de la Nouvelle Cuisine mais il ne l’évoque (implicitement) que pour mieux la dénoncer, réaffirmant, ce faisant, son soutien historique à la cuisine « traditionnelle ». La rédactrice en chef du magazine dit ainsi, dans son éditorial du nouvel an en janvier 1978 :

Laissons à d’autres les expériences de fantaisie culinaire, de poissons saignants, de légumes crus et de tapage publicitaire. Pour vous et avec vous, nous cherchons tout simplement à maintenir la vérité d’une cuisine française qui a fait ses preuves et sait rester simple, savoureuse et authentique, comme le sont nos vins de qualité, appréciés dans le monde entier. Notre ligne à nous ne change pas. Nous souhaitons pour 1978 vous aider à conserver les vraies valeurs de la table…

À rebours de ce qui est observé dans Cuisine et Vins de France, c’est l’importation dans le domaine de la critique gastronomique de pratiques proprement journalistiques qui explique en partie la capacité des critiques Henri Gault et Christian Millau à avoir saisi les mutations en cours dans le monde de la restauration (Naulin, 2012 ; Poulain, 2002).

Ainsi donc, dans les années 1970, si les chroniqueurs gastronomiques de Cuisine et Vins de France se rapprochent progressivement de la figure du journaliste (ton plus neutre, diminution de la subjectivité, etc.), leurs méthodes de travail en revanche ne sont pas radicalement modifiées, ce qui peut en partie expliquer leur difficulté à prendre acte des changements qui touchent le monde gastronomique. La progressive dépersonnalisation du ton des journalistes change toutefois le rapport que le journal entretient avec son lectorat.

Le lecteur comme consommateur

L’ébauche de professionnalisation des journalistes va de pair avec un accroissement de la distance entre le magazine et ses lecteurs. L’abandon de la subjectivité et de la personnification des journalistes rend le magazine plus impersonnel et moins « familier ». De surcroît, les lecteurs sont de moins en moins intégrés à la vie gastronomique : les déjeuners et les dîners mensuels de Cuisine et Vins de France disparaissent, remplacés dans un premier temps par des « voyages d’étude » et des concours de recettes qui eux-mêmes cessent d’exister à la fin des années 1970, coupant définitivement le lien direct, physique, que le magazine entretenait avec son lectorat.

L’image de la « communauté d’amateurs » réunie par le magazine s’évanouit. Le rôle de la revue change : d’intermédiaire permettant la réunion de cette communauté d’égaux, le magazine devient une source d’expertise. Cette transformation est liée à une conception nouvelle du monde de la gastronomie. Le centre névralgique de l’actualité gastronomique se déplace du monde des amateurs vers un monde plus directement économique : désormais, ce ne sont plus les confréries d’amateurs qui font l’actualité, mais ce sont surtout les marques agroalimentaires (au moyen notamment d’événements, foires ou salons, qu’elles organisent). Les entreprises agroalimentaires connaissent un développement sans précédent durant les trente glorieuses en accompagnant la mise en place de la société de consommation. À la fin des années 1960, les rubriques dédiées à la consommation se multiplient dans les magazines et une presse spécialisée, la presse consumériste, fait son apparition (Mallard, 2000 ; Chabault, 2011). Son ton imprègne celui de Cuisine et Vins de France qui ne perçoit plus ses lecteurs comme de simples amateurs intéressés, mais comme des consommateurs à la recherche de repères. Des rubriques consuméristes font leur apparition comme le « banc d’essai » (1972), les « cours pratiques » (1979) par exemple sur le choix des bouteilles de vin ou encore des encadrés « Sachez acheter » et « Bonne utilisation » (1977) qui accompagnent des articles traitant de produits nouveaux comme les glaces industrielles. Cela étant, les rubriques traditionnelles du magazine sont aussi maintenues, ce qui signale l’inachèvement de la conversion du titre en expert au service de consommateurs. La coexistence de deux mondes au sein d’une même revue traduit bien le rapport ambigu de la rédaction avec le changement social. Cette dernière essaie néanmoins de s’y adapter en proposant de concilier le bon avec le rapide et en passant d’un rôle de tuteur à un rôle d’expert guidant les nouveaux consommateurs. Cette adaptation est liée à une progressive professionnalisation des chroniqueurs gastronomiques qui va de pair avec une distanciation croissante avec les lecteurs. L’évolution semble toutefois inachevée à l’orée des années 1980.

Informer des amateurs cultivés (1981-1993)

L’année 1981 marque un tournant fort dans l’histoire de Cuisine et Vins de France : l’arrivée d’un nouveau directeur (Jean Ferniot) inaugure un profond changement dans le positionnement du magazine. Cessant d’être une revue à destination des femmes cuisinières et consommatrices, Cuisine et Vins de France devient un magazine haut de gamme, accordant une place importante au vin, et destiné à un lectorat plus masculin. Le changement d’orientation du magazine est une manière de prendre acte de la transformation croissante de la gastronomie en culture cultivée.

La cuisine comme culture cultivée

Le changement de formule et d’équipe éditoriale de Cuisine et Vins de France s’inscrit dans un contexte de mutation de l’environnement culturel global et de l’environnement concurrentiel du titre. Dans le domaine culturel, la gastronomie devient de plus en plus un loisir dans les années 1980. Du côté de la cuisine domestique, le développement des plats cuisinés permet d’alléger la contrainte que constitue la nécessité de préparer des repas. Le temps de préparation culinaire peut alors devenir un temps plus choisi[7]. Du côté de la consommation de repas à l’extérieur, l’augmentation du temps libre et du pouvoir d’achat permettent d’intensifier les sorties au restaurant. Selon les sociologues du courant post-moderne (Giddens, 1991 ; Featherstone, 1991), la montée de l’individualisme et la diminution de l’assignation sociale des identités au profit d’une responsabilité personnelle dans leur constitution entraînent aussi un besoin accru des individus de se définir par leurs pratiques culturelles et de s’en remettre aux lifestyle guides pour savoir comment les pratiquer. La transformation de la cuisine en pratique culturelle légitime est encouragée par la médiatisation croissante du culinaire. Le nombre d’émissions de télévision consacrées à la cuisine augmente et les grands chefs sont de plus en plus visibles. En 1975, pour la première fois, l’un d’eux, Paul Bocuse, reçoit la Légion d’honneur et fait la une du Time (Parkhurst-Ferguson, 2004). Au sein de Cuisine et Vins de France, le changement progressif de statut de la gastronomie se traduit par un repositionnement du magazine qui envisage désormais moins la cuisine comme une pratique domestique que comme une pratique culturelle. Il serait faux toutefois de limiter le changement d’orientation du titre à une modification du statut culturel de la cuisine, en le dissociant des évolutions propres au monde médiatique.

À l’aube des années 1980, pour répondre à leur « inadaptation » au changement social qui a induit une perte de leurs lecteurs et de leurs annonceurs, les titres de la presse féminine haut de gamme adoptent de nouvelles formules visant à se « rajeunir ». Leur contenu plus diversifié les rapproche alors du modèle des newsmagazines (Bonvoisin et Maignien, 1996). L’évolution de Cuisine et Vins de France s’inscrit dans cette tendance. D’une certaine manière, le titre cesse d’être un magazine de recettes pour devenir un newsmagazine gastronomique. L’accent mis sur l’actualité vue sous l’angle culturel change complètement la physionomie du titre et le travail des collaborateurs.

L’aboutissement de la professionnalisation des journalistes

Le changement de direction du titre, avec l’arrivée de Jean Ferniot en 1981, se traduit par une modification radicale de la physionomie du magazine. La montée en gamme entraîne des transformations à la fois de la forme et du fond.

Sur le plan de la forme, le nombre de pages de la revue s’accroît et la qualité du papier augmente. La publicité occupe désormais une place sans précédent et la nature des annonceurs change. La montée en gamme attire en effet des annonceurs de produits plus coûteux comme les alcooliers et l’industrie du luxe. L’apparition de formats de publication inédits, comme les suppléments vin, qui sont spécifiquement créés pour attirer les investissements publicitaires, semble indiquer une stratégie commerciale privilégiant désormais davantage un financement par la publicité.

Sur le fond, l’esprit du journal est complètement modifié. Les recettes de cuisine disparaissent quasiment[8] et les articles s’étoffent pour devenir similaires, dans leur présentation, leur problématisation et leur rigueur de construction, à ceux publiés dans la presse d’information générale. Le changement éditorial s’accompagne d’un renouvellement complet et inédit de l’équipe rédactionnelle. En septembre 1981, hormis Robert Courtine qui signe encore dans le titre jusqu’en 1983, tous les collaborateurs du titre sont nouveaux. Ces personnes qui écrivent désormais dans Cuisine et Vins de France semblent plus s’apparenter à des journalistes professionnels, sur le modèle des journalistes d’investigation de la presse généraliste, qu’à des chroniqueurs gastronomiques comme ceux des années 1950. Plusieurs signes en témoignent.

D’abord, pour la première fois, le directeur de la rédaction, Jean Ferniot, tient sa légitimité davantage de son expérience de journaliste (à l’AFP, Franc-Tireur, L’Express, France- Soir, etc.) que de ses liens avec le monde de la gastronomie. Ensuite, le ton, le style et les méthodes de travail des journalistes se conforment désormais aux canons de la profession. La professionnalisation du discours des journalistes se traduit par l’augmentation de la longueur et de la densité des textes, par l’abandon de la subjectivité, par la réalisation d’enquêtes de terrain et de reportages, par un élargissement des centres d’intérêt (les marronniers de la presse gastronomique sont abandonnés et, pour la première fois, des sujets comme la faim dans le monde ou les cuisines étrangères font l’objet d’articles fouillés) et par l’adoption d’un angle et d’une problématisation des articles. À titre d’exemple, le numéro de septembre 1981 présente une enquête de Michel Creignou intitulée « Les huîtres vont-elles disparaître ? » fondée sur une investigation de terrain auprès d’ostréiculteurs, de scientifiques, qui est rapportée sur un ton dramatique proche de celui des newsmagazines. Il s’agit d’interpeller le consommateur pour ensuite l’informer.

La curiosité et le goût de la nouveauté sont de mise. Alors que dans les années 1970, les journalistes s’efforçaient de « suivre » la mode et de ne pas se laisser distancer par les évolutions sociales, il semble que désormais, ils cherchent à anticiper les tendances comme en témoignent certains chapeaux d’articles tels que « Nouveaux bars, nouveaux produits, nouvelles adresses, notez-les vite avant que la mode ne s’en empare » (septembre 1985). Leur regard se tourne vers ce qui change plutôt que vers ce qui fait « l’essence » de la gastronomie française. Ainsi, les reportages sur le vin ne traitent-ils plus seulement des grandes régions classiques comme la Bourgogne, le Bordelais ou la Champagne, mais ils portent plus volontiers sur des régions moins réputées, en ascension, ou sur des appellations marginales au sein des régions traditionnelles.

Le changement de méthode de travail des journalistes entraîne une modification non seulement du contenu qu’ils produisent mais aussi de leur position vis-à-vis du monde dont ils rendent compte. Plus que comme des experts, les journalistes se posent désormais comme des passeurs qui donnent la parole à d’autres. L’autorité en matière de gastronomie se déplace : ce sont des « spécialistes » (oenologues, viticulteurs, producteurs, chefs, historiens de la cuisine, etc.) qui sont convoqués pour s’exprimer sur la gastronomie. Plus largement, dans le cadre d’une intellectualisation des questions alimentaires, des intellectuels et des scientifiques sont mobilisés pour analyser les changements sociaux ayant trait à l’alimentation. En septembre 1981, une large tribune est par exemple offerte à Jean-Paul Aron, historien et sociologue de l’alimentation, pour analyser l’évolution du goût. Le journaliste n’est donc plus qu’un porte-parole, sauf dans certains sous-champs de la profession devenus autonomes où le journaliste fait lui-même figure d’expert. C’est le cas de la critique gastronomique dont les membres sont présentés pour la première fois comme un groupe professionnel distinct de celui des journalistes dans un article qui leur est consacré en 1986.

Devenus des professionnels de l’information, les journalistes gastronomiques ne cherchent plus à établir une complicité directe avec le lecteur. Les relations entre le titre et le lectorat s’amenuisent : la quasi-disparition des recettes de cuisine entraîne un changement de fonction du courrier des lecteurs. Souvent absente, cette rubrique n’est plus un outil à la disposition des lecteurs pour recevoir des réponses à leurs questions mais il devient un outil à la disposition de la rédaction pour mieux connaître le lecteur et s’adapter à ses attentes. Le lectorat n’est plus sollicité que pour être sondé ou participer à des concours.

Émergence du gastronome consommateur

Le changement d’orientation du magazine correspond à une transformation du lectorat et de la conception du lecteur du magazine. Le lecteur visé n’est plus la femme qui s’occupe de la cuisine domestique mais un consommateur pour qui la cuisine est une culture cultivée et un moyen de distinction. La nouvelle conception de la gastronomie comme objet de consommation et de culture va de pair avec une masculinisation du lectorat : les hommes sont plus présents dans le courrier des lecteurs et des rubriques « masculines » sont développées (le vin) ou créées (rubrique automobile). Le lectorat devient aussi plus cultivé et plus urbain (des encarts consacrés à Paris sont d’ailleurs insérés dans le magazine à partir de 1985).

Dans la continuité de la tendance initiée à la fin des années 1960, le magazine considère ses lecteurs avant tout comme des consommateurs. La différence entre la période 1981-1994 et la période précédente tient à deux choses : d’abord, à partir de 1981, le lecteur n’est plus défini que par son rôle de consommateur (il n’est presque plus envisagé comme un cuisinant comme en témoigne la quasi-disparition des recettes) et ensuite le sens donné à la consommation change (on passe d’une consommation d’approvisionnement en produits de tous les jours à une consommation culturelle distinctive, notamment dans le cadre des loisirs). La réduction complète du lecteur à un consommateur se traduit par le renforcement de l’orientation consumériste de la revue : les bancs d’essai, les rubriques shopping et les recueils de bonnes adresses se multiplient. Le sens donné à la consommation se transforme aussi. La gastronomie étant vue comme un loisir[9], la rubrique restaurant connaît un développement conséquent et cela s’accompagne d’une désacralisation de l’acte de se nourrir : des chapeaux comme « Paris bouge, bouffe, boit, s’anime, bref, vit formidablement » font leur apparition, ils témoignent d’un rapport moins formel à la nourriture. En considérant désormais la gastronomie comme une pratique culturelle distinctive et non plus comme une occupation sacrée, Cuisine et Vins de France adopte, dix ans après leur mise au jour, les critères d’appréciation de la Nouvelle Cuisine. Dans la rubrique restaurants, ce sont désormais la légèreté, l’originalité, le « déluré », le « moderne » et l’insolite qui sont valorisés. Le terme « tradition » qui renvoie à la vision conservatrice devenue archaïque de la cuisine est remplacé par le qualificatif « rustique ».

Le changement touche aussi la manière d’envisager des réceptions à domicile. La distinction qui leur est associée change de nature : les lecteurs ne trouvent plus dans le magazine les « recettes » permettant de cuisiner dans les règles de l’art mais plutôt des moyens d’épater leurs convives (recettes de chefs ou de stars). À la même époque, la presse féminine et la critique gastronomique connaissent une évolution similaire : le ton pédagogique, voire autoritaire qui visait à imposer un modèle, laisse place à un style plus incitatif dans un contexte où l’offre se diversifie. La transformation qui fait passer la cuisine d’une activité quotidienne nécessaire et réglée à une activité culturelle et de loisir est marquée par l’apparition d’une nouvelle catégorie d’amateurs qui fait l’objet d’un article en septembre 1986 : les « toqués de cuisine ». À la différence des cuisinières du quotidien, ces derniers cuisinent uniquement par passion (et non par nécessité). Nombre d’entre eux sont des hommes, ce qui indique qu’en devenant une pratique culturelle de loisir, la cuisine s’ouvre à un nouveau public qui n’était pas la cible traditionnelle des revues culinaires.

À partir des années 1980, la transformation de la cuisine en culture de loisir, repérée par Henri Gault et Christian Millau dès le milieu des années 1970, est pleinement prise en considération par Cuisine et Vins de France. Le magazine se repositionne alors sur un créneau plus haut de gamme, s’adressant à un public plus masculin et plus aisé. Ce changement de cap, qui traduit aussi un changement du modèle économique du magazine (financement massif par la publicité), va de pair avec un renouvellement complet de l’équipe éditoriale. Un nouveau compromis semble donc se sceller entre une représentation du monde de la gastronomie comme lieu de l’hédonisme et du raffinement, un type de professionnalisme des journalistes et un type de lectorat. Toutefois, la promulgation, le 10 janvier 1991, de la loi Évin qui vient limiter la publicité pour les boissons alcoolisées dans les médias met un coup d’arrêt brutal à la nouvelle orientation du magazine. La loi fait en effet fuir les annonceurs alcooliers qui assuraient le financement de la revue[10]. Après une période de tâtonnements, une nouvelle équipe de rédaction est finalement recrutée en 1994 qui refond totalement le magazine.

Vers un magazine culinaire oecuménique (depuis 1994) ?

La remise en cause du modèle économique mis en place dans les années 1980 jointe à l’irruption de concurrents sur le marché de la presse gastronomique conduisent à une refonte totale de Cuisine et Vins de France en 1994. La nouvelle version du titre promet une « nouvelle revue pratique ». Le magazine renoue donc avec la cuisine du quotidien et redéfinit sa dimension consumériste pour l’orienter vers les produits de la grande distribution.

L’irruption de la concurrence sur le marché de la presse gastronomique

Jusque dans les années 1980, la principale difficulté connue par le magazine était de s’adapter aux évolutions sociales et à leurs conséquences sur les pratiques culinaires et gastronomiques. À partir des années 1990, un nouveau paramètre entre en considération : le contexte concurrentiel. L’intensification de la concurrence sur le marché de la presse gastronomique à la fin des années 1980 résulte à la fois de changements quantitatifs (augmentation du nombre de titres en vente) et qualitatifs (émergence d’un nouveau type de magazine). En 1989 en effet, le groupe Prisma créé en 1978 par Axel Ganz, qui a révolutionné le marché de la presse féminine en inventant la presse féminine populaire pratique fondée sur des études marketing, investit le marché de la presse gastronomique en rachetant deux titres, Cuisine Actuelle et Guide cuisine. Le groupe fait le pari inverse de celui de Cuisine et Vins de France : au lieu de miser sur la sélectivité sociale et le financement par la publicité haut de gamme, il vise au contraire la conquête d’un lectorat le plus étendu possible. La stratégie se révèle payante : en moins de deux ans, le groupe Prisma devient leader en matière de presse gastronomique. Lorsque la loi Évin remet en question le mode de financement de Cuisine et Vins de France, le groupe Marie-Claire devenu propriétaire du magazine décide de débaucher la personne qui a fait le succès de Cuisine Actuelle : sa rédactrice en chef Irène Karsenty. Cette dernière rejoint le groupe Marie-Claire en 1993 avec pour mission de mettre en place une formule entièrement rénovée de Cuisine et Vins de France s’inspirant du succès de la presse culinaire pratique du groupe Prisma.

Le choix du retour à la cuisine du quotidien

La volonté de rupture avec le passé immédiat du titre est forte : le magazine voit sa numérotation recommencer à zéro et le changement de rédacteur en chef s’accompagne, comme en 1981, d’un renouvellement complet de l’équipe éditoriale. Sur les vingt-quatre collaborateurs cités au sommaire du premier numéro de février 1994, un seulement était un collaborateur régulier durant la période précédente. Toutes les rubriques qui assimilaient la gastronomie à une culture cultivée, masculine, intellectuelle et parisienne disparaissent et la dimension journalistique des articles s’estompe. Désormais, les actualités gastronomiques concernent d’abord les nouveautés présentées par les grandes surfaces, comme à la fin des années 1970, et les articles sur les sujets attendus ainsi que les poncifs sur la saisonnalité réapparaissent. Les recettes font quant à elles leur grand retour sous différentes formes (dossiers thématiques, rubriques, fiches cuisine, recettes filmées, etc.).

L’essentiel du contenu du magazine porte désormais principalement sur la cuisine quotidienne et sa réalisation. Le « faire soi-même » est de plus en plus valorisé. Si le magazine se redéfinit aussi comme un magazine consumériste, il reste que la consommation est subordonnée à la cuisine. Ainsi, les aliments « tous prêts », après avoir été dénoncés comme intrinsèquement mauvais dans les années 1960, puis réhabilités comme pratiques dans les années 1970 et 1980, sont désormais vus plus simplement comme des second best dans un cadre où la cuisine-plaisir peut de manière avantageuse leur fournir des substituts. Le changement d’orientation éditoriale va de pair avec un changement du statut des journalistes. Ces derniers redeviennent des prescripteurs de premier rang à la place des producteurs, des chefs et des scientifiques dont ils s’étaient faits les porte-parole dans les années 1980. Cependant les grands chefs sont toujours mobilisés, surtout à l’occasion des fêtes et quasi exclusivement pour donner des recettes de cuisine aménagées pour être réalisables par des amateurs.

Dans ce nouveau contexte, le credo du magazine en matière de cuisine devient la simplicité. Cette simplicité est d’abord formelle : la présentation de la revue se fait moins austère, les textes sont raccourcis, le nombre d’images et leur taille augmentent, le magazine est plus coloré, la typographie plus grosse. Tout est fait pour faciliter la lecture et la rendre plus divertissante. Une lectrice qui s’était désabonnée durant les années 1980, écrit au magazine pour apporter son soutien à la nouvelle formule, disant qu’elle y retrouve, comme dans les numéros des années 1970, « des menus, trucs et informations, [une] présentation claire [et] pas de “discours” inutiles ». La simplicité porte ensuite sur les contenus : même si le magazine s’adresse aux cuisiniers de tous niveaux, il privilégie les débutants et les personnes à la recherche d’idées et de préparations simples. Durant les années 1990, quasiment toutes les recettes sont accompagnées d’un macaron « simple et bon marché » « simple et abordable », « un peu cher mais simple », etc. Même la rubrique consacrée aux recettes de chefs est intitulée « recettes simples d’un chef ». La simplicité des recettes est associée à la fois à leur rapidité d’exécution, à leur convivialité et à leur caractère économique.

Si la simplicité des recettes vise avant tout à faciliter la cuisine du quotidien, elle a aussi pour objectif de faciliter l’organisation des réceptions. Le magazine se présente comme un « guide » pour réussir ses réceptions, notamment lors des fêtes. L’objectif est à la fois de présenter des recettes faciles, peu coûteuses et surprenantes, la surprise étant le moyen de concilier le caractère traditionnel attendu des recettes et la contemporanéité. Cuisine et Vins de France n’est jamais un magazine avant-gardiste en matière de recettes. En revanche, il essaie de concilier son respect des traditions avec les attentes d’originalité d’une partie du lectorat. L’extrait suivant est emblématique de ce positionnement : « Sur la route gourmande de Noël, pas question d’échapper au péage de la tradition, mais pourquoi ne pas emprunter les chemins de traverse de la découverte ? » (décembre 2006-janvier 2007). Ce faisant, le magazine prend acte de la dimension plus créative qu’a acquise la cuisine et de la recherche de distinction des cuisiniers amateurs. Le retour à la cuisine « du quotidien » et de réceptions n’est donc pas un retour à l’identique : il ne s’agit plus d’apprendre à réaliser les recettes du passé dans les règles de l’art mais de faire montre de rapidité, de savoir-faire et d’originalité dans la réalisation des repas.

Une redéfinition du consumérisme

Le départ des annonceurs liés à l’alcool et au luxe entraîne un changement du contenu de la publicité et une diminution draconienne de son volume. Désormais, les annonceurs sont essentiellement des marques d’agroalimentaire grand public et les grandes surfaces. En parallèle, la grande distribution et les produits agroalimentaires transformés occupent une place croissante dans les parties rédactionnelles du magazine. La rédaction de Cuisine et Vins de France le justifie par sa volonté d’être en adéquation avec la réalité et les pratiques quotidiennes des lecteurs indiquant par exemple que 75 % des vins sont désormais achetés en grandes surfaces.

En matière de consommation, le nouveau credo du magazine est la recherche d’économies[11] et de qualité. Les produits conseillés aux consommateurs sont beaucoup moins luxueux que dans les années 1980. En accord avec la nouvelle conjoncture économique des années 1990, le magazine se repositionne comme dispositif permettant de faire de bonnes affaires. Le consumérisme change de forme : non seulement il porte sur des produits moins onéreux mais il vise désormais la réalisation d’économies, il s’agit d’acheter « plus futé » (janvier 2001). Ceci ne se fait pas au détriment d’un intérêt pour la qualité. La revue se donne en effet pour objectif de rendre le consommateur plus averti. Dans un contexte de peurs alimentaires (Ferrières, 2006) (crise de la vache folle, « malbouffe », etc.), Cuisine et Vins de France se présente comme un guide devant permettre aux consommateurs de trouver la meilleure qualité au prix le plus bas. Pour mieux présenter son rôle de « guide », Cuisine et Vins de France dramatise les « dangers » qui menacent les consommateurs, que ce soit pour les achats de vins, de produits alimentaires ou de repas au restaurant. En pratique, pour mener à bien son entreprise de défense de la qualité et d’orientation des consommateurs, Cuisine et Vins de France organise des « Trophées de la qualité » qui visent à récompenser les produits de qualité vendus dans la grande distribution. De la même manière que Curnonsky sillonnait les provinces de France à la recherche des produits typiques du pays, les journalistes de Cuisine et Vins de France de la fin du siècle sillonnent les linéaires des supermarchés à la recherche de « bons » produits. La pluralité des critères de qualité mobilisés pour décerner ces trophées trahit une ambiguïté quant au positionnement du magazine qui ne cesse d’osciller entre tradition et innovation, naturel et industriel, diététique et gourmandise. Cette ambiguïté, qui renvoie en partie à la perte de lisibilité d’un monde qui se complexifie, fait aussi écho à l’ambition du magazine de satisfaire un lectorat large, et donc hétérogène.

Le retour à une mise en avant de la cuisine va de pair avec un effort pour recréer le lien disparu avec le lectorat. Dans chaque numéro, la rédactrice en chef adresse à ses lecteurs un éditorial illustré par sa photographie. Parallèlement, une entreprise de valorisation de la marque auprès des lecteurs voit le jour. Cuisine et Vins de France s’associe avec des entreprises ou des administrations pour organiser des événements et parraine des émissions de radio ou de télévision. Le courrier des lecteurs réapparaît aussi à partir des années 1990. La nouvelle philosophie du titre est d’accorder une place à tous et d’être le moins exclusif possible. Ainsi, lorsqu’il est question de vin, la rédaction souligne qu’elle s’adresse à la fois aux lecteurs qui se fournissent chez les cavistes, à ceux qui vont à la propriété et aux lecteurs qui s’approvisionnent en grandes surfaces. La volonté de la revue de ne pas négliger le « raffiné » est un indice de son refus de devenir un magazine « tout recettes » pour débutants. Les produits haut de gamme ne sont néanmoins plus présentés comme des produits à consommer mais comme des produits « à rêver ». L’éditorial de juin 1999 met en évidence les fonctions différentes des produits mentionnés dans le magazine selon leur gamme de prix :

Pour vous faire rêver et surtout vous faire connaître l’un des fleurons de notre patrimoine vinicole, nous vous emmenons dans les chais du prestigieux Château Margaux. À moins qu’un vieil oncle ne retrouve au fond de sa cave un flacon de ce chef-d’oeuvre du goût français, vous avez peu de chance de déguster une bouteille de Château Margaux dont le prix est devenu inaccessible. Mais on peut apprécier Renoir sans avoir « Jeunes Filles au piano » accroché dans son salon ! […] En revanche, vous pouvez vous offrir, sans mettre votre budget en péril, deux petits bourgognes que nous avons découverts dans les vignes renaissantes de Tonnerre, tout près de Chablis. Du rêve et du positif, c’est cela Cuisine et Vins de France.

En quittant le créneau du haut de gamme, Cuisine et Vins de France se positionne sur un créneau intermédiaire en tentant de concilier les conseils pratiques de cuisine et de consommation et la présentation d’univers plus luxueux pour la culture et le « divertissement ». La mise en regard de l’évolution du nombre de recettes et de l’évolution du nombre de pages confirme cette idée. En effet, si le nombre de recettes retrouve dans les années 1990 son niveau des années 1970, le nombre de pages conserve quant à lui son niveau des années 1980 (soit environ 110 par numéro), qui est bien supérieur à celui des années 1970 (moins d’une cinquantaine de pages par numéro). Par rapport aux années 1970, les lecteurs des années 1990 et 2000 disposent donc du même nombre de recettes, mais ils ont en revanche plus de pages « magazine ». Dans les années 1990, le titre peut donc être vu comme une hybridation entre un magazine strictement culinaire (recettes) et un magazine purement gastronomique (reportages, analyses, etc.). Il considère à la fois la cuisine comme une nécessité quotidienne soumise à des contraintes (simplicité, rapidité, économie, originalité, information) et comme une réalisation festive. En conservant un équilibre entre cuisine et gastronomie et entre faire soi-même et consommation, le titre se positionne au centre de toutes les pratiques possibles et, de ce fait, peut atteindre un lectorat large. Ce positionnement assure au magazine son succès : en 1995, le titre est sacré « étoile de l’OJD[12] » car il est, parmi les magazines tirés à plus de 100 000 exemplaires, celui dont la diffusion a le plus progressé par rapport à l’année précédente.

Conclusion

En soixante-trois ans, Cuisine et Vins de France a beaucoup changé. En termes de contenu, partant de la cuisine domestique à destination des cuisinières du quotidien, le titre s’est progressivement ouvert à la consommation. En 1981, il abandonne la cuisine pour s’adresser aux gastronomes, notamment dans leurs activités de consommation. Cependant, les gastronomes ne représentant pas un lectorat suffisant pour assurer la survie du magazine en l’absence de publicité pour les produits de luxe, le positionnement éditorial du magazine est repensé en 1994 et le titre se réoriente vers la cuisine à réaliser. Pour autant, la dimension gastronomique n’est pas complètement abandonnée. La recherche d’un lectorat le plus large possible se traduit par un « recentrage » du magazine : il s’agit alors d’être le plus oecuménique possible pour maximiser les ventes en situation de concurrence.

Figure 1

Circulation de Cuisine et Vins de France au sein de l’espace de l’amateurisme culinaire

Circulation de Cuisine et Vins de France au sein de l’espace de l’amateurisme culinaire

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La figure 1 met en évidence l’évolution de l’importance relative des différentes catégories d’amateurs : la cuisinière débutante et ignorante qui était la cible initiale du titre réapparaît à la fin de la période sous la forme de la femme pressée qui recherche des recettes simples, peu coûteuses et originales ; la cuisinière consommatrice fait son apparition dans les années 1960 avec l’émergence de la grande distribution ; le gastronome consommateur, s’il a toujours existé, devient plus visible à la fin des années 1980 au moment où la sortie au restaurant se démocratise. Enfin, une nouvelle catégorie d’amateurs émerge à partir du milieu des années 1980 : celle des gastronomes pour qui la pratique de la cuisine est d’abord un loisir. Les types de contraintes pesant sur les amateurs de cuisine perçus par le magazine sont donc indexés non seulement à un contexte historique mais aussi au type d’amateur auquel le titre s’adresse. Chacune des catégories d’amateurs est redevable d’un contenu éditorial qui lui est propre et d’une manière de s’adresser à elle particulière. Par exemple, l’accent mis sur la cuisine domestique va de pair avec un lectorat étroitement lié au magazine par des dispositifs d’enrôlement (courrier des lecteurs, éditoriaux, organisation de concours et d’événements, etc.) faisant écho aux conditions domestiques de transmission du savoir culinaire. Le ton adopté par le journal est aussi fortement indexé sur le type de professionnalité des chroniqueurs. Ainsi, le magazine, tout en ayant pour constante la recherche du plaisir de manger et de cuisiner, apparaît comme un dispositif permettant de mettre en forme différents rapports culturels avec la cuisine.