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Cet article entend apporter une contribution au débat qui entoure les analyses sociologiques de type légitimiste, telles qu’elles apparaissent notamment dans La Distinction (Bourdieu, 1979a)[1]. Pour ce faire, nous présentons les résultats d’une recherche sur les pratiques alimentaires de familles de différentes classes sociales. L’enquête a été menée en Suisse, à Genève, soit une région qui, réputée pour son économie florissante et largement tertiarisée, semble a priori particulièrement défavorable au modèle de La Distinction. Nous verrons pourtant qu’une version nuancée de ce modèle offre une grille de lecture particulièrement éclairante, puisqu’elle permet d’appréhender les effets contrastés de la diffusion toujours plus large des normes diététiques au sein de l’espace social.

Oeuvre la plus diffusée et la plus commentée de Bourdieu (Lebaron, 2012), La Distinction est sans doute aussi celle qui a suscité les plus vives critiques. S’attaquant à la thèse centrale de l’homologie structurale entre espace des positions sociales et espace de styles de vie, trois courants critiques, que nous qualifions respectivement de méthodologique, historique et rationaliste, peuvent être distingués.

Sur le plan méthodologique, certains auteurs dénoncent la surinterprétation des données à laquelle se livrerait Bourdieu. Ce dernier se voit ainsi accusé de recourir à des « exemples sur mesure » ayant pour seule fonction de « témoigner en faveur du schème théorique » (Lahire, 2005 : 60), ou encore d’avoir une approche « plus intuitive et, de fait, plus simplificatrice que réellement rigoureuse » (Bodin, Héas et Robène, 2004 : 192).

Moins polémique, la critique que nous qualifions d’historique consiste à pointer les transformations qui ont touché la relation entre positions sociales et styles de vie au cours des trois dernières décennies. On relèvera notamment le constat empirique d’un double processus : d’une part un éclectisme grandissant des goûts et des pratiques parmi les classes supérieures ; d’autre part une segmentation de plus en plus prononcée selon les critères secondaires de génération, de sexe et d’appartenance ethnique parmi les classes populaires (Coulangeon, 2004). Ce double processus remet en question la thèse d’une homologie structurale entre l’espace des positions sociales et l’espace des styles de vie. Toutefois, et comme le relève Coulangeon, « L’“ omnivorité ” des classes supérieures n’est pas synonyme d’atténuation des frontières symboliques entre les groupes sociaux dès lors que celles-ci sont définies par l’unité des attitudes observées à l’égard d’objets hétérogènes et non par l’homogénéité des objets sur lesquels se portent les pratiques et les préférences » (Coulangeon, 2004 : 67-68).

Un troisième courant critique peut être qualifié de rationaliste. C’est ici le mode de traitement des données qui est contesté. L’idée étant qu’un cadre d’analyse différent appliqué aux données de La Distinction aurait permis de révéler des faits sociaux demeurés invisibles. Deux courants rationalistes peuvent être distingués. Le premier consiste à discuter la définition même de certains concepts. Bernard Lahire (1998) revient ainsi longuement sur la notion d’habitus, dont il remet en question le caractère général et transférable. Si sa conception d’un « individu pluriel » semble particulièrement adaptée au constat empirique de l’« omnivorité » des membres des classes supérieures contemporaines, Lahire défend pourtant l’idée qu’une telle grille d’analyse appliquée aux données de La Distinction aurait déjà permis la mise en évidence de comportements individuels dissonants. Ainsi, en s’astreignant à un minutieux passage en revue des tableaux statistiques livrés par Bourdieu, l’auteur de La culture des individus conclut que « si (…) un sociologue avait, à l’époque, mis en oeuvre une recherche des variations intra-individuelles, nul doute qu’il aurait fait apparaître une forte proportion d’enquêtés issus de toutes les classes sociales dotés de profils culturels dissonants du point de vue du degré de légitimité de leurs diverses pratiques et préférences culturelles » (Lahire, 2004 : 172).

Le second courant critique de type rationaliste tient précisément à la posture légitimiste adoptée par Bourdieu, qui postule une stricte équivalence entre domination sociale et domination symbolique. Le principal reproche avancé étant qu’une telle perspective, qui autorise une distinction fine des différentes fractions de classes supérieures, réduit au contraire la culture populaire à « un ensemble indifférencié de manques, dépourvu de repères propres, à l’intérieur duquel on peut tout juste essayer de distinguer des strates de densité symbolique décroissante » (Grignon et Passeron, 1989 : 117). Si Bourdieu (1979a) laisse entendre dans la confidentialité d’une note de bas de page que cette limite s’explique par la nature de ses données (p. 129), tout permet pourtant de croire que c’est davantage son mode de traitement des données qui est en cause. Comment distinguer, en effet, des individus sous le rapport de la structure des différentes formes de capital possédées, lors même que ces individus sont précisément définis par la dépossession de ces mêmes formes de capital ?

Tout en tenant compte de ces diverses critiques, le présent article entend montrer que le modèle de La Distinction demeure pertinent pour l’analyse des pratiques alimentaires contemporaines. Si nous revendiquons une posture davantage légitimiste que relativiste, nous portons toutefois une attention particulière aux principes de différenciation sociale qui caractérisent les classes populaires. Dans une perspective proche de celle de Grignon et Grignon (1980), nous distinguons ainsi quatre fractions de classes populaires (démunies, établies, en déclin et en ascension) en fonction de leurs trajectoires sociales qui, au sein de cette classe composée en majorité d’individus d’origine étrangère[2], équivalent souvent à des trajectoires géographiques et à des origines nationales.

Nos analyses montrent que, parmi les fractions les plus démunies des classes populaires, les dispositions gustatives et diététiques apparaissent comme très distinctes. Si la relative absence de souci diététique peut laisser penser à un « goût de liberté », cette idée doit cependant être relativisée en raison de la permanence d’une crainte de pénurie d’une part, des nombreux rappels à l’ordre des professionnels de santé d’autre part. Parmi les classes supérieures (et particulièrement les fractions culturelles), les dispositions gustatives et diététiques tendent à se confondre, pour former une « diététique faite corps ». Dès lors, le respect des normes dominantes est davantage vécu comme réalisation d’un penchant que comme contrainte. C’est au centre de l’espace social, et notamment parmi la fraction établie des classes populaires, que s’exprime une tension entre dispositions gustatives et diététiques, sous la forme d’une « reconnaissance sans appétence ». À l’alternance, observée par Hoggart au début du xxe siècle, entre privation économique de la semaine et abondance du week-end se substitue ici celle entre périodes diététiquement tendues et périodes diététiquement relâchées. Au final, l’analyse permet de dégager un espace des rapports à l’alimentation étroitement articulé avec l’espace des positions sociales.

L’enquête s’est déroulée à Genève, selon une double modalité de récolte de données. Des observations directes, sur deux ans, de l’activité de trois infirmières scolaires exerçant dans des établissements socialement contrastés d’une part. Ces observations se sont notamment concentrées sur le moment où les infirmières procèdent à une visite de santé avec les enfants âgés de 5 ans accompagnés de leurs parents (généralement la mère). Des entretiens semi-directifs avec 52 femmes (26 de classes populaires, 16 de classes moyennes et 10 de classes supérieures) ayant un ou plusieurs enfants âgés de 5 à 10 ans scolarisés dans l’un des trois établissements scolaires d’autre part. Intégralement transcrites, les données d’entretiens et d’observations ont fait l’objet d’une analyse thématique catégorielle.

Les classes populaires : entre hédonisme alimentaire et bonne volonté diététique

Quatre fractions de classes populaires

Par analogie avec les « générations sociales » décrites par Chauvel (1999), les différentes vagues migratoires qui composent les classes populaires peuvent être considérées comme autant de « générations migratoires » marquées par des destins collectifs spécifiques. Nous distinguons ainsi quatre fractions de classes populaires. La fraction démunie est composée d’individus cumulant les désavantages d’une migration récente et d’une origine populaire (ouvrière ou, le plus souvent, agricole). Elle peut être subdivisée en deux sous-fractions, suivant le degré d’insertion sur le marché du travail. La sous-fractiondésinsérée est composée d’individus dont l’immigration est très récente. La faiblesse du capital culturel (il n’est pas rare que les parents n’aient pas achevé leur scolarité obligatoire) limite l’insertion sur le marché du travail qui, lorsqu’elle existe, demeure extrêmement précaire. En raison d’une migration un peu moins récente, la sous-fractioninsérée connaît un meilleur accès au marché du travail, ce qui procure aux individus qui la composent une structure patrimoniale plus avantageuse sous le rapport du capital économique. D’une manière générale, on observe que les parents de ces deux sous-fractions démunies se trouvent souvent dans une situation d’isolement familial qui les maintient à l’écart des deux modes de diffusion — familial et savant — des savoirs relatifs à la santé distingués par Gojard (2000).

La fraction en ascension se distingue par une migration plus ancienne associée à un capital culturel plus élevé : les étrangers de cette fraction sont souvent des secondos ayant suivi au moins une partie de leur scolarité en Suisse. La forte disposition promotionnelle des parents se manifeste notamment par l’investissement scolaire qu’ils consentent pour leurs enfants et par l’adoption volontariste de pratiques alimentaires socialement légitimes.

Composée de petits artisans indépendants, la fraction établie se caractérise avant tout par la stabilité des trajectoires résidentielle (origine suisse) et sociale. L’avenir des enfants y est généralement appréhendé dans une perspective de reproduction sociale plutôt que d’ascension. Avec l’arrivée du premier enfant, la mère quitte souvent son emploi et considère alors son rôle d’éducatrice comme un véritable « métier ».

Enfin, la fraction en déclin est composée d’individus qui, ayant acquis un capital culturel relativement élevé, n’ont pas trouvé les conditions — manque de capital social, migration, divorce, etc. — leur permettant de le convertir en capital économique. Présentant une structure patrimoniale dissymétrique, ils se distinguent des autres fractions par la tension qui résulte de l’écart entre leurs aspirations alimentaires et l’absence de moyens économiques propres à les satisfaire.

Si les classes populaires présentent, dans leur rapport à l’alimentation, une majorité de traits communs qui les distinguent des classes moyennes et supérieures, il n’en reste pas moins que les quatre fractions que nous distinguons permettent de saisir certaines spécificités que nous nous efforcerons d’indiquer dans les lignes qui suivent.

La peur de l’enfant « trop maigre » et la satisfaction des goûts enfantins

Dans les entretiens, nous avons systématiquement abordé la thématique de l’alimentation par cette question : « Qu’est-ce pour vous qu’un bon repas ? » Son intérêt repose principalement sur l’ambigüité qu’elle revêt. De fait, le « bon » repas peut renvoyer tant à la dimension diététique (le repas « sain ») qu’à la dimension gustative (le repas « bon au goût »). Le registre dans lequel s’inscrivent les réponses des parents constitue ainsi un excellent révélateur de la relation qu’entretiennent les dimensions gustative et diététique de l’alimentation et la manière dont elles se combinent suivant les positions sociales.

Parmi les classes populaires, nombreux sont les parents qui, à la question du bon repas, nous répondent dans le registre gustatif, voire quantitatif. Ainsi, parmi les fractions démunies des classes populaires, le principal souci s’agissant de l’alimentation des enfants n’est pas tant l’enfant qui mange mal que l’enfant qui mange peu. La priorité est alors que les enfants « mangent, et qu’ils mangent ce qui leur plaît » (Régnier, 2009 : 758), quitte à devoir leur préparer des plats adaptés à leurs goûts :

— Mme Tenente : Je fais pour moi et mon mari, et pour eux, je fais une autre chose, mais c’est seulement pour eux, pour qu’ils mangent, même qu’ils mangent moins, qu’ils mangent quand même.

— Mme Pinhal : Je les laisse manger comme ils ont envie, l’important c’est qu’ils mangent.

À l’explication réifiante qui ne voudrait voir dans cette adaptation aux goûts enfantins que l’expression d’une « démission parentale », il faut opposer des explications sociologiques qui restituent cette pratique dans son contexte socioéconomique. Compte tenu de l’espace limité de cet article, nous nous contenterons d’en développer une, à savoir la présence, au sein des classes populaires, d’un schème de perception et d’évaluation de la corpulence qui porte à considérer la rondeur d’un enfant comme le signe le plus palpable de sa bonne santé[3]. Ce schème est particulièrement présent chez les migrants marqués par la pénurie vécue dans leur pays d’origine et « dont le modèle corporel idéal ne revendique pas la minceur, mais l’embonpoint d’une prospérité et d’une santé espérées » (Corbeau, 2005, p. 20). Plus que dans les entretiens, il se révèle notamment à l’occasion du calcul de l’indice de masse corporelle de l’enfant durant les consultations à l’infirmerie scolaire. La réaction de certaines mères de classes populaires montre alors toute la distance qui sépare leurs schèmes de perception du corps de ceux des infirmières scolaires :

— Mère : Il mange bien, mais pour moi il est trop maigre.

— Infirmière : Non, non, je pense pas.

— M : Il faut le voir nu, il est trop maigre !

— I : Il est exactement comme il devrait être votre fils.

— M : Vous croyez ?

— I : Il peut pas être mieux. C’est comme ça qu’il doit être.

— M : Oui, on pense toujours que le voir tout rond, c’est bon pour la santé.

Ce schème de perception qui désigne comme maigre ce que l’indice de masse corporelle désigne comme mince demeure probablement l’une des caractéristiques les plus permanentes du rapport au corps au sein des classes populaires et, partant, les plus clivantes par rapport aux classes moyennes et supérieures. Boltanski relevait ainsi il y a plus de 40 ans que « deux individus de même corpulence seront considérés comme minces dans les classes populaires et gros dans les classes supérieures » (Boltanski, 1971 : 223).

Mais si les schèmes de perception et d’évaluation de la corpulence varient fortement entre les classes sociales, ils sont aussi susceptibles de varier chez un même individu en fonction du corps soumis à évaluation. C’est particulièrement le cas chez les mères de classes populaires qui, lorsqu’elles parlent de leur propre corpulence, évoquent souvent les kilos qu’elles souhaiteraient perdre, exprimant par là une inquiétude inverse de celle qu’elles expriment pour leurs enfants. On retrouve en effet de nombreuses mères qui, conformément à l’une des modalités du régime féminin de classes populaires décrites par Lhuissier et Régnier (2005), « se donnent des objectifs de perte de poids, qu’elles mesurent scrupuleusement par l’intermédiaire de leur balance » (p. 3) :

— Chercheur : Est-ce que vous avez une balance ici ?

— Mme Reis : Oui.

— C : Et vous l’utilisez ?

— Mme R : Oh mais oui ! Moi, je suis un peu maniaque, parce que je veux tout le temps maigrir, mais… moi j’ai perdu aussi déjà, j’étais plus grosse (rires) mais bon.

On retrouve donc dans le domaine de la corpulence une des caractéristiques majeures des classes populaires, à savoir une certaine hétérogénéité intrafamiliale : alors que le principe de l’abondance alimentaire vaut pour les enfants, ce sont au contraire les principes de modération et de contrôle qui semblent s’appliquer aux parents, et tout particulièrement aux mères. Et pour ces dernières, la modalité de surveillance du poids semble marquée par leur appartenance sociale. Car si les femmes de classes populaires font usage de la balance qui objective leur corpulence et sonne comme un rappel à l’ordre extérieur et contraignant à l’occasion de périodes limitées dans le temps (le « régime »), nous aurons l’occasion de montrer que la régulation du poids relève davantage d’une « seconde nature » pour les femmes de classes moyennes et supérieures, dont la corpulence est comme « apprise par corps » et inscrite dans une « hygiène de vie » au long cours qui permet sinon de supprimer, du moins d’espacer le recours au verdict objectivant d’une balance.

La méfiance à l’égard de l’alimentation extrafamiliale

Si le recours aux cantines scolaires ne varie que peu suivant la position sociale, nos entretiens nous ont cependant permis de constater d’importants écarts quant aux attentes des parents vis-à-vis de ces services. Alors que les mères de classes moyennes et supérieures expriment souvent un souci diététique (veiller à ce que les enfants mangent « sainement ») auquel s’ajoute une visée éducative (l’expérience du repas collectif), les discours des mères de classes populaires expriment plus souvent une méfiance à l’égard des repas extrafamiliaux.

La faiblesse du capital économique n’est certainement pas étrangère à cette préférence pour une alimentation familiale. Mais on peut cependant considérer, avec Hoggart (1970), que la méfiance générale des classes populaires à l’égard des restaurants ou des cantines « n’est que pour une part une rationalisation de l’impossibilité économique de les fréquenter » (p. 71). On retrouve ainsi parmi les fractions les plus démunies la crainte d’un enfant qui, parce qu’il n’apprécie pas la nourriture proposée, se trouverait en danger de sous-nutrition. Certaines mères se montrent ainsi particulièrement promptes à retirer leurs enfants des cantines scolaires dès lors qu’ils expriment des réticences à l’égard de la nourriture proposée :

— Chercheur : Votre enfant est-il déjà allé au restaurant scolaire ?

— Mme Soares : Non… Non, il y a été avant car j’habitais à X et lui il était à l’école à Y et c’était trop loin… Après, j’ai pris quelqu’un à la maison pour le prendre tous les jours et l’amener à l’école parce qu’il mangeait pas… Il a commencé à maigrir… Il aimait pas la nourriture. Maintenant, il va pas.

C’est en fait toute la relation qu’entretiennent les familles populaires avec le monde extérieur — avec notamment l’opposition entre le « eux » et le « nous » (Hoggart, 1970) — qui s’exprime au travers de cette méfiance à l’égard de l’alimentation non familiale. Tout se passe en effet comme si à l’opposition entre les nourritures saine et malsaine des classes moyennes et supérieures répondait celle entre les nourritures intra- et extrafamiliale des classes populaires.

Les familles populaires aux prises avec les normes diététiques

Si la description qui précède semble témoigner d’une faible reconnaissance des préceptes alimentaires légitimes par les classes populaires, il faut toutefois se garder de penser que ces dernières évoluent dans un environnement affranchi des normes diététiques. Car à la différence des classes populaires décrites par Hoggart, celles que nous avons rencontrées ne vivent pas repliées sur elles-mêmes. Les mères, en particulier, se trouvent régulièrement exposées aux membres des classes moyennes et supérieures, que ce soit par les emplois du secteur tertiaire qu’elles occupent, ou parce qu’elles constituent la cible privilégiée des professionnels de l’enfance. Les classes populaires sont ainsi traversées, de part en part, par les normes légitimes avec lesquelles elles doivent composer. Et la représentation hédoniste de l’enfance relevée par Hoggart côtoie donc une autre représentation : celle d’une enfance « sous contrainte », cible d’un effort (maternel) de transmission des normes dominantes, souvent dans une perspective d’ascension sociale. Alors que nous avons décrit jusqu’ici des enfants « libres » face à des parents « contraints », c’est l’inverse qui se révèle dès lors que l’on adopte une posture plus légitimiste : pris de bonne volonté sanitaire et diététique, les parents imposent à leurs enfants des pratiques dont ils estiment pouvoir s’épargner eux-mêmes. Le point commun entre ces deux aspects de la culture populaire étant l’hétérogénéité des pratiques parentales et enfantines, qui se voit souvent doublée d’une hétérogénéité des pratiques maternelles et paternelles.

Les entretiens révèlent ainsi un fort effet de légitimité entourant toutes les questions relatives à l’alimentation : même lorsqu’elles n’ont pas les moyens matériels et/ou culturels de les appliquer, certaines mères semblent accorder une valeur certaine aux normes dominantes. Cette reconnaissance se manifeste notamment par ce que l’on pourrait qualifier de honte diététique, produit de la conscience et du regret de l’écart entre « l’être et le devoir être » (Bourdieu, 1979a, p. 171). On peut alors distinguer les situations où cet écart résulte d’un goût pour des pratiques dont on sait par ailleurs qu’elles sont éloignées de normes dominantes, d’une part, des situations où ce même écart ne peut être comblé en raison de l’insuffisance des moyens économiques, d’autre part. Le premier cas se présente parmi certaines familles de la fraction établie. Comme chez cette mère qui, à la question du « bon » repas, présente immédiatement ses pratiques alimentaires en termes d’écart à la norme dominante :

— Chercheur : pour vous c’est quoi un bon repas, enfin ce que vous préparez pour vos enfants ?

— Mme Hirt : Alors déjà, chez nous, c’est un peu… nous, on mange ce qu’il faudrait pas. Normalement, il faut déjeuner, après, à midi, un repas équilibré et le soir, léger. Donc, moi, c’est : midi léger, et le soir, un vrai repas. Voilà.

Le second cas est présenté par Mme Hamza qui, à la question du « bon » repas, répond exclusivement dans le registre diététique, témoignant par là de la forte intériorisation des normes dominantes. Mais ce repas qu’elle qualifie de « complet » reste un idéal qu’elle ne parvient pas toujours à réaliser, faute de moyens économiques :

— Mme Hamza : Sinon, parfois c’est vrai que j’arrive pas. Par exemple, des spaghettis, ou quelque chose comme ça, je sens que j’ai pas fait mon travail d’éducation. Vous voyez ?

— Chercheur : Mais, généralement, vous arrivez à faire ce que vous aimez faire, ou souvent vous êtes un peu prise par…

— Mme H : Je sais pas, aujourd’hui oui, j’ai fait ce que j’aimais faire, mais parfois, avec les enfants, c’est vrai que j’arrive pas à faire un repas complet. J’arrive pas.

On a clairement affaire ici à une situation de pluralité dispositionnelle interne inassouvie (Lahire, 2001), qui résulte du « décalage ou [de] la disjonction entre ce que le social a déposé en nous et ce qu’il nous offre comme possibilité de mise en oeuvre de nos dispositions et capacités diverses » (p. 150). Et la probabilité d’une telle pluralité inassouvie est sans doute particulièrement élevée lors de trajectoires sociales déclinantes, comme c’est le cas pour la famille Hamza dont les deux parents ont une formation universitaire mais qui vivent dans des conditions de grande précarité : faute de moyens économiques, cette mère ne parvient pas à actualiser pleinement ses dispositions diététiques (le repas « complet ») et pédagogiques (le « travail d’éducation ») acquises dans des circonstances plus favorables.

Mais cette attention aux normes, de même que leur application, ne concernent qu’inégalement les membres d’une même famille. Alors que les pères semblent relativement peu concernés, ce sont les mères qui y accordent le plus d’attention, et qui tentent de les faire respecter par leurs enfants. La question du petit-déjeuner est très révélatrice à cet égard. Nos entretiens autant que nos observations tendent en effet à montrer que les classes populaires apparaissent non seulement comme celles où le petit déjeuner est le plus rare, mais aussi celles où les différences intrafamiliales sont les plus importantes concernant ce repas. Relevons d’abord que le discours des professionnels (enseignants et infirmières scolaires), qui établit un lien entre la prise du petit déjeuner et la capacité de concentration des enfants, est facilement adopté par les classes populaires, puisqu’il entre en affinité avec une représentation qui associe ce premier repas à une source d’énergie disponible pour le travail, représentation dont on sait qu’elle est particulièrement présente au sein des classes populaires (Boltanski, 1971). Un travail (scolaire) spécifiquement enfantin cependant, et qui ne semble de ce fait pas concerner les adultes. Nombreux sont ainsi les parents qui, se référant au discours des professionnels, souhaitent que leur enfant prenne un petit déjeuner sans pour autant en prendre un eux-mêmes :

— Mme Pinhal : Moi j’aimerais bien qu’il prenne le petit-déjeuner, parce que c’est important pour qu’il se concentre beaucoup à l’école, je trouve. (…)

— Chercheur : D’accord, et vous-même, par exemple, le matin ? …

— Mme P : Moi ? Moi je déjeune jamais. Non, non.

Ici comme ailleurs, cette hétérogénéité intrafamiliale caractéristique des classes populaires s’explique en partie par l’appropriation des normes légitimes sur le mode d’une reconnaissance sans appétence qui doit aussi être mise en lien avec la trajectoire sociale des familles concernées. Tout indique en effet que cette posture parentale se retrouve avant tout au sein des fractions populaires aux trajectoires ascendantes ou déclinantes, fractions qui ont en commun de présenter une forte disposition promotionnelle qui se reporte sur leurs enfants. Les exigences particulières de ces parents à l’égard de leurs enfants peuvent ainsi s’interpréter comme l’expression d’une « socialisation anticipatrice par procuration » que l’on trouve également à l’oeuvre dans leur rapport à l’école[4]. Contradiction apparente, l’hétérogénéité des attentes entre parents et enfants trouve donc sa cohérence dès lors qu’elle est rapportée à la trajectoire sociale de ces familles, qui pousse les parents des fractions en déclin ou en ascension à construire (et pas seulement à espérer comme les fractions les plus démunies) un avenir qui exigera de leurs enfants des dispositions très différentes de celles qu’exige d’eux-mêmes leur propre présent.

Importations de normes diététiques et tensions familiales

Lorsqu’elles cherchent à importer dans leur cercle familial des pratiques légitimes, les mères de classes populaires ont une probabilité particulièrement élevée de rencontrer de fortes résistances. Car « le désir de conformité aux normes scolaires et sanitaires peut être très inégal entre les membres d’une même famille » (Osiek-Parisod, 1990 : 208). C’est notamment le cas parmi les familles migrantes qui projettent une ascension sociale pour leurs enfants. Cette disposition promotionnelle, qui se manifeste par exemple dans le domaine alimentaire, se heurte alors à l’obstacle que représentent les habitudes culturelles des ascendants. Plusieurs mères observées à l’infirmerie mentionnent ainsi le fait qu’elles doivent corriger les « mauvaises » habitudes alimentaires que leurs enfants prennent chez leurs grands-parents.

Cette résistance des ascendants se voit encore redoublée par une opposition sexuée des goûts et des pratiques. On sait en effet que, dans le domaine alimentaire, les oppositions structurales léger/lourd, maigre/gras, mince/gros, etc. opposent avant tout les hommes et les femmes d’une part (Gillioz, 1984), et que ces oppositions sont tout particulièrement marquées au sein des classes populaires d’autre part (Bourdieu, 1979a), si bien que « le rapport que les hommes entretiennent avec leur corps dans les classes supérieures tend à se rapprocher du rapport que les femmes entretiennent avec leur corps dans les classes populaires » (Boltanski, 1971 : 224). Ces dernières ont ainsi une probabilité particulièrement élevée de devoir compter avec la résistance de leur conjoint lorsqu’elles tentent de mettre en oeuvre des pratiques légitimes. Les pères apparaissent en effet comme le pôle conservateur des pratiques alimentaires populaires face à la bonne volonté diététique des mères :

— Mme Hirt : Des fois c’est pénible, parce que mon mari est aussi difficile (rires), donc je sais que quoi que je fasse, y en a un des trois qui sera pas content (…).

— Chercheur : Ouais, et votre mari alors c’est quoi qu’il ? …

— Mme H : Ah lui, il est pas très légumes, il est pas très légumes non plus mon mari, donc voilà quoi.

Si la division sexuelle du travail, qui mène les femmes à devoir affronter plus souvent que les hommes les professionnels de l’enfance, se retrouve dans toutes les classes sociales, il convient cependant de considérer les effets spécifiques que cette division produit au sein des familles de classes populaires. Ils sont de deux ordres. Premièrement, la distance qui sépare les goûts et pratiques populaires de ceux diffusés par les instances légitimes fait que les mères qui font preuve d’une bonne volonté diététique ont toutes les chances de connaître une situation de double solitude analogue à celle que décrit Lahire (1995) pour les enfants issus de ces mêmes familles : lorsqu’elles font face à des agents des instances légitimes (par exemple l’infirmière scolaire), elles peuvent se sentir seules, et comme étrangères face aux questions qui leur sont posées ; rentrées chez elles, elles peuvent rencontrer de fortes résistances (notamment paternelles) lorsqu’elles tentent d’appliquer de nouvelles pratiques. Ce qui nous amène à la deuxième conséquence de cet affrontement des mères de classes populaires aux instances légitimes : le renforcement de l’hétérogénéité statutaire et sexuée des goûts et des pratiques qui est déjà une caractéristique majeure des familles populaires. Car la propension maternelle à cibler les pratiques légitimes sur les seuls enfants peut aussi se lire comme une stratégie permettant d’inhiber les tensions que ne manquerait pas d’entraîner la volonté de modifier les pratiques de tous les membres de la famille. Et c’est ainsi que les velléités maternelles d’importation de pratiques alimentaires légitimes ne font que renforcer l’hétérogénéité sociale caractéristique des familles populaires.

Entre tension et relâchement

La bonne volonté diététique peut enregistrer d’importantes variations d’intensité au sein d’une même famille. De fait, « les cultures populaires ne sont évidemment pas figées dans un garde-à-vous perpétuel devant la légitimité culturelle » (Grignon et Passeron, 1989 : 90). Les entretiens montrent ainsi des familles populaires caractérisées par une alternance entre une alimentation tendue et une alimentation plus relâchée laissant libre cours aux goûts de classes.

On retrouve notamment ici la distinction entre les repas de la semaine et ceux du week-end. Cette alternance semble se retrouver avant tout parmi la fraction établie des classes populaires, révélant ainsi sa position de proximité avec les classes moyennes : le capital culturel est suffisamment élevé pour savoir ce qui est « sain », sans pour autant que ne s’altère le goût populaire pour ce qui est « bon ». On a donc affaire à une reconnaissance sans appétence dans laquelle la dimension diététique de l’alimentation est vécue sur un mode volontariste plutôt que comme une « seconde nature ».

Ainsi en va-t-il de Mme Grain. Bien que son discours traduise un soin particulier à privilégier une alimentation saine, tout indique pourtant que cette alimentation « diététiquement correcte » ne correspond pas forcément à ce qu’elle aime manger. Et c’est précisément en alternant les repas « équilibrés » la semaine et les repas plus relâchés durant le week-end que Mme Grain semble gérer cette non-superposition de ses dispositions diététiques et gustatives :

— Mme Grain : Non moi, je suis du genre : la semaine, je fais que des repas équilibrés, et pis arrivé le vendredi soir, on décompresse. Vendredi, samedi, dimanche, on mange !

— Chercheur : Des choses qui vous font plaisir ?

— Mme G : Exactement !

Pour cette mère, le week-end n’est pas seulement le temps où l’« on décompresse », mais aussi celui où l’« on mange ! ». Ce qui semble bien exprimer une opposition entre la nourriture saine mais quelque peu triste de la semaine, et la nourriture plus relâchée mais aussi plus plaisante du week-end. À l’effort consenti durant la semaine succède le réconfort du week-end.

Comme le montre Hoggart (1970), les fortes contraintes économiques qui pèsent sur les classes populaires favorisent une opposition entre les repas de la semaine et ceux du week-end. Décrivant sa propre famille, il écrit : « Chez moi, par exemple, nous vivions simplement, pour ne pas dire chichement, pendant la semaine : le petit-déjeuner se composait de pain et de graisse de boeuf, le déjeuner de ragoût tout simple et il y avait toujours “ quelque chose de relevé ” pour les travailleurs au repas du soir, rien de tout cela ne revenant à plus de quelques sous. Mais, le samedi et le dimanche, il fallait “ bien manger ”, comme tout le monde dans notre milieu (excepté les indigents). Le souper du dimanche constituait l’apothéose (…) » (p. 72). Cette forme d’alternance subsiste sans doute de nos jours parmi les fractions les plus démunies des classes populaires. Mais l’alternance que nous décrivons ici révèle cependant une spécificité historique des classes populaires contemporaines, du moins de leur fraction la plus établie : si le week-end est bien le moment où l’on consomme les aliments que l’on préfère, ce « relâchement » n’est pas directement lié aux conditions économiques. Car à la privation économique dépeinte par Hoggart se substitue ici une bonne volonté diététique vécue comme privative en raison de la non-superposition des dispositions diététiques et gustatives. Et l’on peut considérer que cette situation résulte de la conjonction de trois éléments : l’élévation du capital économique qui permet de s’affranchir de la nécessité immédiate ; l’élévation du capital culturel qui permet de s’approprier, au moins partiellement, les normes diététiques ; et enfin, la diffusion de plus en plus large de ces normes diététiques. À l’opposition, décrite par Hoggart, entre la « privation » de la semaine et l’« abondance » du week-end se substitue ainsi celle entre le « sain » (que l’on s’impose durant la semaine) et le « bon » (dont on dispose durant le week-end).

Classes moyennes et supérieures : une diététique faite corps

Le travail d’acquisition du goût

À la question intentionnellement ambivalente du « bon repas », les parents de classes moyennes et supérieures donnent des réponses très différentes de celles observées parmi les classes populaires. Plutôt que de s’en tenir au registre gustatif, ils se livrent souvent à une énumération relativement abstraite des aliments de base composant le repas « diététiquement correct » :

— Chercheur : Par rapport à l’alimentation, pour vous, c’est quoi un bon repas ?

— Mme Rielle : Alors, un repas où il y a viande ou poisson, ou des oeufs, enfin des protéines, des légumes et puis des féculents.

Si les membres des classes moyennes et supérieures répondent exclusivement dans le registre diététique, ça n’est pas qu’ils ignorent le registre gustatif, mais plutôt que ces deux dimensions n’ont pas ici le caractère distinct qu’elles ont parmi les classes populaires. « Appétences et impératifs diététiques sont concordants : les individus ont du goût pour ce qu’ils considèrent être bon pour la santé » (Régnier, 2009 : 756). Dès lors, bien nourrir son enfant relève pour les parents d’une démarche éducative et d’une « conception “ pédagogique ” (…), structurée par un ensemble de règles et de principes vigoureusement affirmés » (ibidem : 758). Notre recherche montre que le refus de l’existence de goûts spécifiquement enfantins, et donc la priorité accordée à une certaine homogénéité des pratiques alimentaires au sein de la famille, figure au premier rang de ces principes :

— Chercheur : Est-ce qu’il vous arrive de préparer des choses spécialement pour eux ?

— Mme Santiago : Non non non non non. Dès le départ, tout le monde s’adapte à la vie des adultes. Non, sinon ce serait infernal !

L’idée suivant laquelle les goûts alimentaires résultent d’un apprentissage est ici fortement ancrée. Elle se manifeste notamment par le principe suivant lequel les enfants, même s’ils n’aiment pas les aliments, doivent au moins « goûter de tout ». Or, un tel principe ne peut se développer qu’à l’abri des craintes de pénurie alimentaire. Exiger de son enfant qu’il « goûte de tout » plutôt qu’il ne « finisse son assiette » suppose en effet de ne craindre ni la sous-nutrition, ni le « gâchis » que représente la nourriture non consommée :

— Mme Grosselin : Ils ont le droit de pas manger, on les force pas, même s’ils mangent pas un légume. (…) On essaie de leur faire goûter au moins un petit peu. Ça marche quasiment tout le temps. Mais par contre, ils ont rien d’autre, s’ils ont pas aimé, ben tant pis, ils attendent le repas d’après.

C’est ce même principe qu’applique Mme Bertrand durant les vacances, en refusant les menus enfants proposés par certains restaurants, menus dont elle ne manque pas de relever le caractère diététiquement incorrect. Soumettre les enfants au même régime que les parents est alors présenté comme un moyen de leur faire « découvrir » de nouvelles saveurs :

— Mme Bertrand : Quand on est en vacances, on leur fait pas un menu enfants, ils mangent la même chose que nous, donc entrée, plat, dessert, comme ça ils découvrent. (…) Je veux pas, parce que c’est des enfants, leur proposer systématiquement du jambon-frites, steak-frites et nuggets.

La question du petit-déjeuner révèle de manière particulièrement forte cette homogénéité alimentaire intrafamiliale. Alors que nous avons montré que ce repas est à la fois rare et souvent différencié selon les statuts des membres de la famille parmi les classes populaires, cette double caractéristique tend à s’inverser au sein des classes moyennes et supérieures, où le petit-déjeuner apparaît à la fois comme fréquent et collectif :

— Chercheur : Si on prend depuis le matin, par exemple vous êtes petit- déjeuner, ou ? …

— Mme Aladár : Ah, totalement ! Alors, sans petit-déjeuner, ils ne partent pas. Ah, ça c’est clair, sans déjeuner, ils partent pas à l’école !

— C : Ils partent pas, ça veut dire eux ne veulent pas, ou c’est vous qui dites ? …

— Mme A : Ah, non non, mais de toute façon, maintenant, c’est instauré, nous on déjeune. (…) Voilà, les cinq.

Si la question énergétique, très présente parmi les classes populaires, n’est pas absente parmi les classes moyennes et supérieures, le petit-déjeuner y répond cependant à un souci diététique qui dépasse largement les besoins énergétiques immédiats, pour s’inscrire dans une économie alimentaire générale. Les profits attendus de ce premier repas se rapportent ainsi à son caractère à la fois « familial » et diététique. Une diététique qui s’inscrit dans une « hygiène de vie » valable pour les parents comme pour les enfants.

Des corps mondains

Le rapport particulier que les classes moyennes et supérieures entretiennent avec l’alimentation tient au rapport particulier qu’elles entretiennent avec le corps, et notamment avec la corpulence : la minceur corporelle est ici systématiquement valorisée, pour les enfants comme pour les adultes. Ainsi, et s’agissant de la relation entre l’infirmière scolaire et les familles, on observe en ce domaine une situation symétriquement opposée à celle que nous observions avec les classes populaires : alors que l’infirmière a plutôt tendance à s’inquiéter face à des enfants très (voire trop) minces, les parents se montrent tellement rassurés qu’ils en viennent à adopter une attitude qui se veut rassurante. Comme chez cette mère qui, face à l’infirmière scolaire, invoque la minceur de sa fille comme argument de bonne santé :

— Infirmière : Je voulais demander par rapport à la santé de Claire ?

— Mère : Elle a très bonne santé. Elle a un poids en dessous de la moyenne, donc ça va bien.

Si la minceur des enfants ne suscite pas d’inquiétude particulière parmi les classes moyennes et supérieures, c’est qu’elle ne renvoie pour ainsi dire jamais à un souci de sous-nutrition dans ces régions de l’espace social. Disposant d’une multitude de critères de bonne santé (et notamment ceux de « bonne alimentation » et de « vitalité »), les parents semblent écarter d’emblée l’association entre minceur et maladie, pour lui préférer l’association inverse entre minceur et bonne santé.

Mais cette valorisation de la minceur tient aussi au fait qu’elle est socialement associée à une sorte d’excellence corporelle[5]. Une excellence qui n’opère probablement jamais aussi bien que lorsque, fruit d’un travail dissimulé, la minceur se présente sous les apparences du naturel. Car étant au corps gros ce que la culture cultivée est à la culture populaire, le corps mince se présente sous deux formes. La première, qui renvoie à un mode d’acquisition tardif, méthodique et accéléré, résulte d’une perte de poids volontariste dont le résultat n’est stabilisé qu’à force de régimes stricts et du recours régulier au verdict extérieur d’une balance. Ce corps « docte », auquel aspirent certaines mères de classes populaires rencontrées, se retrouve aussi au sein de la petite bourgeoisie de promotion. Car bien qu’elles connaissent des conditions de vie proches de celles des ouvrières, ces employées du tertiaire s’en distinguent pourtant en matière de corpulence et d’adhésion aux normes diététiques, du fait que leur position sociale « les conduit notamment à entrer en contact avec des membres de groupes sociaux supérieurs » (Régnier, 2009 : 763). Mais tout en ayant accédé à la minceur, elles n’en conservent pas moins un rapport au corps lié à leurs origines populaires, avec notamment le recours aux régimes stricts mais limités dans le temps et l’usage régulier de la balance. Ainsi en va-t-il de Mme Calame, mère à la silhouette longiligne qui a souffert d’obésité durant son enfance :

— Chercheur : Est-ce que vous avez une balance à la maison ?

— Mme Calame : Oui.

— C : Et est-ce que vous l’utilisez ?

— Mme C : Moi, tous les jours. (…) C’est allé jusqu’à un point où j’emmenais la balance en vacances. (…) Bon, moi, c’est quand même tous les matins que je me pèse. C’est vraiment une habitude pour surveiller.

À mesure que l’on se dirige vers les classes supérieures, ce corps « docte » cède la place à un corps « mondain » qui, tel le rapport qu’entretiennent avec la culture cultivée ceux qui bénéficient du privilège d’un « apprentissage total, précoce et insensible, effectué dès la prime enfance au sein de la famille » (Bourdieu, 1979a : 70-71), « porte le moins les traces visibles de sa genèse » (ibidem : 73). Résultat d’une « hygiène de vie » largement héritée, ce corps mince sans autre antécédent que la minceur se présente sous les dehors du « naturel » ne réclamant aucun effort particulier. Certaines des mères les plus sveltes peuvent ainsi se présenter comme relativement laxistes à certains moments de l’entretien, lors même que leurs propos relatifs à l’alimentation et à l’activité physique témoignent par ailleurs d’une hygiène de vie des plus rigoureuses. Ainsi, et alors qu’elle se présente comme une femme « pas du tout sportive », Mme Favre ne cesse pourtant de révéler une activité physique qui, en plus de la danse classique pratiquée étant enfant, des marches en famille, des sorties de ski « tous les week-ends » durant l’hiver et du golf avec son mari, s’insère jusque dans ses activités les plus quotidiennes :

— Mme Favre : Moi, je suis pas sportive. Non, j’aimerais bien l’être, mais c’est une ambition (rires), mais je suis pas tellement sportive. Si vous voulez, je suis jamais assise devant la télé ou… je suis active, dans le sens où je bouge, évidemment, avec les enfants dans le jardin, en haut, en bas, pour aller au travail. Je me gare assez loin, je me gare au parking de X, je travaille à la rue de Y, donc je fais quand même un petit bout à pied. Je prends jamais l’ascenseur, donc j’essaie d’intégrer quand même du mouvement dans ma vie de tous les jours.

Si le corps mondain se révèle par la minimisation de l’effort que nécessite son acquisition et son maintien, il se manifeste également par une apparente indifférence à l’égard des instruments de sa mesure. Tout se passe en effet comme si la surveillance à laquelle se soumettent, par l’usage régulier d’une balance, les mères de classes populaires et de la petite bourgeoisie de promotion, ne concernait que peu les mères issues des classes moyennes et supérieures :

— Chercheur : Et puis une balance, est-ce que vous avez une balance ici ?

— Mme Masson : Non. Non, parce qu’en fait, on en a une dans notre salle de bains, mais elle marche plus, pis je me pèse pas franchement, non, en fait non (rires).

Mais, pas plus que la pratique des seins nus sur la plage ne peut être considérée comme l’expression d’une libération du corps (Kaufmann, 1995), ce faible usage (au moins déclaré) de la balance ne doit pas être interprété comme le signe d’une absence de surveillance du poids. Tout au contraire, le moindre recours à une objectivation chiffrée renvoie sans doute à une contrainte qui, plutôt que de s’exercer sur un mode volontariste, extérieur et limité dans le temps, s’exerce de manière à la fois moins consciente, plus diffuse et plus continue, sous la forme intériorisée de schèmes de perception et d’évaluation des sensations corporelles liées aux variations de poids les plus subtiles. Comme en témoigne Mme Coudray qui, s’opposant explicitement à ses origines populaires, rejette l’idée de soumettre son poids et celui de ses enfants au verdict d’une balance :

Mme Coudray : Ma maman me disait que je devais avoir une balance pour peser avant, après, machin et compagnie. Ça m’a pris plus la tête qu’autre chose. Non, moi je pense qu’il faut ressentir les choses (…). S’il y a pas de problèmes, je crois qu’il faut ressentir les choses, vivre avec, et être en alerte s’il y a un problème.

Manifestation d’un schème psychologique qui accorde la primauté au vécu de la chose plutôt qu’à la chose vécue, ce faible recours à la balance doit aussi être restitué dans le contexte de cette classe de conditions d’existences corporelles où l’obésité, objet de toutes les préventions, ne concerne qu’une très faible proportion des individus, et où, comme le rappelle Régnier (2006), l’écart entre corpulence réelle et corpulence idéalement souhaitée est plus faible que parmi les classes populaires.

L’alimentation extrafamiliale : entre bénéfice pédagogique et surveillance diététique

Si l’externalisation de l’alimentation des enfants révèle une forte opposition entre alimentations intra- et extrafamiliale au sein des classes populaires, c’est bien autre chose qu’elle révèle parmi les classes moyennes et supérieures. De fait, les préoccupations pédagogique et diététique apparaissent ici comme les principaux déterminants des attitudes parentales. Ainsi, et alors qu’il peut constituer une raison de renoncement à l’alimentation collective parmi les classes populaires, le manque d’appétence des enfants pour la nourriture proposée apparaît aux yeux des parents des classes moyennes et supérieures comme une opportunité pédagogique, puisqu’il permet une mise en oeuvre du principe d’« apprentissage des goûts » qu’ils tentent d’appliquer à la maison. C’est ainsi précisément cette confrontation à une alimentation extrafamiliale qui semble avoir motivé Mme Masson à envoyer ses enfants à la cantine scolaire :

Mme Masson : Le lundi, Élisa et Hugo vont aux cuisines scolaires, parce que je voulais une fois par semaine qu’ils aillent, et pis qu’ils voient aussi un peu ce que c’est d’être pas tout le temps à la maison, parce que des fois ils râlent.

À mesure que l’on se dirige vers les classes supérieures, ce souci pédagogique se double d’un souci diététique. Ainsi, lorsque les enfants de Mme Favre lui déclarent que les repas de la cantine sont « très mauvais », elle ne s’inquiète pas tant de leur insatisfaction gustative que de l’écart diététique que cette insatisfaction pourrait révéler :

— Mme Favre : Alors, ils me disent que c’est très mauvais. (…) Les desserts, ils me disent, il y a quasiment jamais de fruits, et c’est des flans, enfin des crèmes, des trucs euh…

— Chercheur : Mais ils aiment ça vos enfants ?

— Mme F : Non, parce qu’ils ont jamais eu. Ils aimeraient des fruits !

— C : Donc ils se plaignent du dessert ?

— Mme F : Ils se plaignent du dessert, ils aiment pas ces trucs en boîte en fait, j’imagine. Donc, non non, ils aiment pas du tout ça. (…). Donc ils aiment pas trop et puis j’ai pas l’impression que ça soit aussi équilibré que ce qu’on fait à la maison.

Mais plutôt que d’entraîner, comme au sein des classes populaires, un retrait des enfants et un retour vers une alimentation intrafamiliale non externalisable car définie par l’identité de la personne qui l’apprête plus que par les principes présidant à sa préparation, cette sélectivité alimentaire des enfants peut entraîner au sein des classes moyennes et supérieures une intervention parentale visant à exporter vers la cantine scolaire les principes diététiques en vigueur dans le cadre familial. M. et Mme Zermatten se sont ainsi portés tous deux volontaires durant une année à la cantine scolaire afin de vérifier « l’équilibre du repas » :

— Mme Zermatten : On avait été servir, avec mon mari aussi. (…) Et de ce qu’on a vu, mon mari et moi, quand on est allés servir, c’était top, quoi. (…) Donc au niveau de l’équilibre du repas, on était totalement rassurés.

C’est tout un rapport au monde qui se manifeste au travers de cette attitude des parents de classes moyennes et supérieures à l’égard de l’alimentation extrafamiliale de leurs enfants. Et l’on voit que, de manière générale, s’ils sont aussi prompts à externaliser l’alimentation de leurs enfants, ça n’est pas seulement parce qu’ils en ont les moyens économiques ; c’est aussi parce qu’ils savent que les professionnels de l’enfance contribuent le plus souvent à renforcer les principes éducatifs et diététiques qu’ils cherchent eux-mêmes à inculquer à leurs enfants, et parce qu’ils disposent des moyens pour contester et rectifier, le cas échéant, des pratiques qu’ils jugeraient par trop éloignées de leurs attentes.

Un espace des rapports à l’alimentation

À ce stade de l’analyse, il nous est possible de rassembler certaines de nos données et de dégager les principes qui distinguent systématiquement les pratiques alimentaires des différentes classes et fractions de classes. Le croisement des dimensions gustative et diététique nous permet en effet de proposer ce que l’on pourrait qualifier d’espace des rapports à l’alimentation, et d’obtenir ainsi quatre situations idéaltypiques à l’aune desquelles peuvent être situés les différents cas rencontrés au cours de notre enquête (schéma 1).

Schéma 1

Un espace des rapports à l’alimentation

Un espace des rapports à l’alimentation

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La diététique faite corps concerne la situation des classes moyennes et supérieures. Ce rapport à l’alimentation est caractérisé par une superposition des dispositions gustatives et diététiques. Une telle concordance suppose le cumul des capitaux économique et culturel. On sait en effet que l’application des recommandations légitimes (soit une alimentation riche en fruits et légumes, de faible densité énergétique et de forte densité nutritionnelle) entraîne un coût économique élevé (Caillavet et Darmon, 2005). S’agissant du capital culturel, ce sont deux de ses trois dimensions qui sont mises à contribution dans un tel rapport à l’alimentation[6]. Premièrement le capital culturel dans sa forme institutionnalisée, que l’on peut schématiquement résumer par les diplômes scolaires. Le respect d’une alimentation « équilibrée » suppose en effet l’accès à toute une série d’informations directement favorisé par un niveau de diplômes élevé. Mais comme l’indique la labellisation que nous avons choisie pour ce rapport à l’alimentation, une telle diététique faite corps implique tout autant le capital culturel dans sa forme intériorisée. Ces individus présentent en effet une disposition comprise ici comme « principe de perception des sensations digestives et corporelles » (Darmon, 2003 : 254) qui mène à percevoir de manière positive les goûts autant que les sensations associées à cette alimentation « équilibrée » qui est aussi une alimentation de classe. Il y a en effet « un plaisir propre à l’habitus lorsque la pratique est réalisation des dispositions incorporées » (Pinçon et Pinçon-Charlot, 1997 : 105-106). Ces appétences socialement orientées se modèlent dès le plus jeune âge au sein de ces familles qui, appliquant au domaine alimentaire des principes proprement pédagogiques, considèrent qu’il est de leur devoir d’« enseigner » à leurs enfants à « étoffer leur palette des goûts » en refusant d’établir une différence entre goûts enfantins et goûts parentaux.

C’est sans doute l’absence d’une telle disposition perceptive et évaluative et, dans une moindre mesure, la faiblesse relative du capital économique et du capital culturel dans sa forme institutionnalisée qui marque la différence entre la diététique faite corps et la bonne volonté diététique. Reconnaissance sans appétence, cette dernière se caractérise en effet par une tension entre les aspirations et les goûts, les premières menant vers une alimentation énergétiquement faible et nutritionnellement forte, alors que les seconds dirigent vers une alimentation dont la polarisation est inversée. Car le capital culturel institutionnalisé est ici suffisamment élevé pour savoir ce qui est « bien » sans que ne s’altère le goût populaire pour ce qui est « bon ». Le respect d’une alimentation « équilibrée » prend alors la forme d’une bonne volonté, d’un objectif que l’on s’impose en quelque sorte de l’extérieur. Mais comme nous l’avons vu, une telle tension ne peut s’inscrire dans la durée qu’à la condition de connaître des moments de « relâchement », sous la forme du « bon repas » que l’on s’accorde en certaines occasions, notamment durant le week-end. Au « relâchement économique » décrit par Hoggart (1970) se substitue donc ici un « relâchement diététique » qui mène ces parents à opérer des incursions dans l’espace des rapports à l’alimentation que nous avons qualifié d’« hédonisme alimentaire ». Si la bonne volonté diététique se retrouve sans doute en partie parmi les employés de classes moyennes[7], notre recherche montre pourtant que les cas les plus frappants se situent parmi les fractions établie et en ascension des classes populaires. Sans prétendre disposer de preuves suffisantes pour attester de changements historiques, la présence de cette « bonne volonté » parmi les fractions supérieures des classes populaires pourrait témoigner d’un déplacement de cette attitude que Bourdieu (1979a) considérait comme caractéristique des classes moyennes il y a un peu plus de 30 ans.

L’hédonisme alimentaire concerne les individus qui, du fait d’un capital économique faible, portent leurs préférences sur une alimentation énergétiquement forte et nutritionnellement faible. À la différence de l’hédonisme à éclipse des fractions supérieures des classes populaires, qui ne peut être que momentané en raison de leur croyance dans les normes diététiques, l’hédonisme dont il est question ici ne s’accompagne pas d’une tension entre l’être et le devoir-être, du fait d’un capital culturel relativement faible qui garantit une distance suffisante à l’égard des normes diététiques pour que ces dernières ne fassent que l’objet d’un acquiescement sans conséquence directe sur les pratiques alimentaires. Les choix alimentaires s’opèrent donc avant tout en fonction du goût — bien différent de celui des classes moyennes et supérieures — et ne s’accompagnent pas de cet « ensemble de règles et de principes » relatifs à la diététique, et plus largement à la santé. En ce qui concerne l’alimentation des enfants, le souci de respecter leurs préférences apparaît aussi comme le meilleur moyen de leur garantir une alimentation suffisante d’une part, et d’éviter le gâchis que représenterait une nourriture à laquelle ils n’auraient pas touché faute de l’apprécier d’autre part. Cet hédonisme alimentaire qui se déploie à l’écart de la connaissance et de la reconnaissance des normes diététiques est ainsi caractéristique des membres de la sous-fraction démunie insérée des classes populaires qui, sans disposer du capital culturel institutionnalisé permettant l’accès à une « culture diététique », disposent cependant d’un capital économique juste suffisant pour leur permettre de s’offrir les aliments qu’ils préfèrent. Dans un régime de l’offre alimentaire tel que nous le connaissons aujourd’hui, cette relation particulière entre un faible volume de capital d’une part et une structure à dominante économique d’autre part expose tout particulièrement cette sous-fraction des classes populaires aux problèmes de surpoids corporel.

Comme le montre notre recherche, cet hédonisme alimentaire qui n’offre qu’une prise minimale aux normes diététiques est avant tout caractéristique de certaines fractions des classes populaires. C’est peut-être encore un changement historique que révèle ce résultat. Il semble en effet que, à l’époque de La Distinction, un tel rapport à l’alimentation caractérisait l’ensemble des fractions de classes à dominante économique, y compris les fractions supérieures. Sur le versant droit de l’espace social, les différences alimentaires interclasses n’étaient ainsi que des différences de mesure :

Lorsqu’on va des ouvriers aux patrons du commerce et de l’industrie, en passant par les contremaîtres, les artisans et les petits commerçants, le frein économique tend à se relâcher sans que change le principe fondamental des choix de consommation : l’opposition entre les deux extrêmes s’établit alors entre le pauvre et le (nouveau) riche, entre la « bouffe » et la « grande bouffe » ; les nourritures consommées sont de plus en plus riches (c’est-à-dire à la fois coûteuses et riches en calories) et de plus en plus lourdes (gibier, foie gras). [Les préférences alimentaires des professions libérales, et plus encore celles des professeurs, s’opposent ainsi à celles des] (nouveaux) riches et à leurs nourritures riches, vendeurs et consommateurs de « grosse bouffe », ceux que l’on appelle parfois les « gros », gros de corps et grossiers d’esprit, qui ont les moyens économiques d’affirmer avec une arrogance perçue comme « vulgaire » un style de vie resté très proche, en matière de consommations économiques et culturelles, de celui des classes populaires.

Bourdieu, 1979a : 207

Une telle continuité interclasse ne semble plus d’actualité puisque, comme le montrent nos résultats, tout se passe comme si la superposition entre dispositions gustative et diététique s’était diffusée à l’ensemble des fractions de classes moyennes et supérieures, y compris aux fractions à dominante économique[8]. S’il demeure une opposition, au sein des classes dominantes, entre « l’alimentation ascétique des fractions intellectuelles et le goût pour la gastronomie des cadres supérieurs ou des membres des professions libérales » (Régnier, Lhuissier et Gojard, 2006 : 56), la gastronomie n’est sans doute plus opposée à la diététique comme elle a pu l’être autrefois[9].

La privation économique caractérise les individus appartenant à la sous-fraction démunie désinsérée des classes populaires. La faiblesse du capital économique apparaît ici comme principal déterminant alimentaire. À la malnutrition caractéristique de l’hédonisme alimentaire s’ajoute ainsi le risque d’une sous-nutrition, qui représente une menace bien réelle pour certaines des familles interrogées. Les membres de cette sous-fraction démunie des classes populaires sont sans doute moins concernés par les problèmes d’obésité que les fractions qui disposent d’un capital économique légèrement supérieur, d’une part parce qu’ils n’ont pas toujours les moyens de manger à leur faim, et d’autre part parce que, si l’on en croit la proposition de Larmet, « les ménages les plus pauvres évitent les hypermarchés pour ne pas se trouver en situation de tentation face à une offre abondante » (in Régnier et al., 2006 : 31). Tout comme la bonne volonté diététique, la privation économique provoque une certaine tension entre la réalité et les aspirations. On peut émettre l’hypothèse que les aspirations sont étroitement liées au capital culturel possédé. Dans le cas d’un capital culturel bas, les individus souhaitent glisser vers l’hédonisme alimentaire, sans réelles préoccupations diététiques. On se situe alors dans le cas décrit par Hoggart, qui peut donner lieu à des alternances entre l’alimentation « pauvre » de la semaine et l’alimentation « riche » du week-end. Dans le cas d’un capital culturel élevé, les individus subissent pour ainsi dire une « double peine », gustative et diététique, et aspirent à un glissement vers la diététique faite corps.

Conclusion : une inversion du sens de la domination ?

Constatant, en matière alimentaire, « la soumission à la contrainte diététique en milieu aisé et (…) l’exercice d’une liberté des membres des catégories modestes », Régnier (2009) pose la question : « Ne pourrait-on modérer les analyses de Bourdieu et opposer désormais un « goût de liberté » devenu caractéristique des catégories modestes et un « goût de nécessité » propre aux catégories aisées ? » (p. 767). Nos résultats nous mènent à tempérer cette perspective d’inversion du sens de la domination.

En permettant de caractériser et situer assez précisément les zones de tension entre possibilités et aspirations alimentaires, l’espace des rapports à l’alimentation que nous proposons montre en effet qu’il n’y a non pas un, mais bien deux « goûts de nécessité » d’une part, et que les classes supérieures en sont largement épargnées d’autre part. Caractéristique des fractions les plus démunies des classes populaires, le premier « goût de nécessité » renvoie à une tension historiquement ancienne, bien décrite par Hoggart, entre des aspirations alimentaires (dépourvues de considérations diététiques) et des moyens économiques trop faibles pour les satisfaire. Situé parmi les fractions établie et en ascension des classes populaires, le second « goût de nécessité » renvoie quant à lui à une tension historiquement récente qui, résultant de la large diffusion des normes diététiques à travers l’espace social, expose certains individus aux effets d’une non- concordance entre dispositions gustatives et dispositions diététiques.

S’agissant du « goût de liberté », il ne correspond que partiellement à l’hédonisme alimentaire caractéristique de certaines fractions de classes populaires. Car si ces fractions s’alimentent en effet conformément à leurs préférences gustatives, il ne faut cependant pas oublier que cette « liberté » comporte un coût social non négligeable, qu’il s’agisse de la stigmatisation esthétique et morale face à des corps obèses, des innombrables rappels à l’ordre diététique que subissent notamment les mères du fait de leur confrontation aux agents de diffusion des normes légitimes et qui peuvent entraîner une forme de honte diététique, ou encore des tensions familiales consécutives aux tentatives maternelles d’importation de pratiques légitimes.

Ainsi, plutôt que d’opposer des classes supérieures soumises au diktat des normes diététiques à des classes populaires qui en resteraient largement affranchies, il nous semble plus pertinent de considérer les effets différentiels que ces normes, aujourd’hui largement diffusées, produisent dans les différentes régions de l’espace social. Simple réalisation d’un penchant que n’entrave aucune restriction économique pour les membres des classes moyennes et supérieures, le respect de ces normes apparaît comme autrement plus contraignant pour les membres des classes populaires. En matière diététique comme ailleurs, la possession des diverses formes de capital se révèle donc déterminante pour éprouver un « goût de liberté ».