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Pour contrôler la fécondité des généralisations, il faut construire les concepts de niveau plus général comme des concepts posant des problèmes et non comme des concepts exprimant des caractéristiques.
Luhmann, 2010 [1984] : 52
De quoi parlons-nous quand nous parlons d’amour ? L’inquiétante question a été posée maintes fois par la tradition de la poésie et de la littérature amoureuse, mais jamais de manière aussi inquiétante que par le court récit de Raymond Carver : What We Talk about When We Talk about Love (1981). Dans le récit, deux couples mènent autour d’une table une conversation bien arrosée, mais nullement gaie ou plaisante, sur l’amour. Dans un crescendo de tristesse et de pathos, les quatre amis dévoilent le malentendu originaire : non seulement ils ne partagent pas la même idée de l’amour, mais ils ne sauraient pas par où commencer, à savoir de quoi ils parlent quand ils parlent d’amour. Un des personnages, Mel, explique avoir aimé sa première épouse plus qu’il ne s’aimait lui-même, et la détester avec toutes ses forces maintenant. Était-ce de l’amour ? Et qu’en est-il de ce qu’il ressent pour sa partenaire ? La vérité, dit-il, est que nous sommes tous des débutants en amour. Nous ne savons pas ce que nous faisons, de quoi nous parlons, nous ne sommes ni cohérents ni transparents.
Dans cette introduction, je discuterai tout d’abord des difficultés et des opportunités face auxquelles nous — nous les acteurs ordinaires, nous les acteurs sociologues — posons le paradoxe de Mel, c’est-à-dire la tension entre d’une part l’omniprésence discursive et sémantique de l’amour et d’autre part notre incapacité à savoir de quoi exactement il s’agit. Je montrerai comment le regard sociologique arrive à déjouer efficacement le paradoxe lorsqu’il présuppose que les gens savent parfaitement ce qu’ils font même quand ils travaillent avec des idées divergentes et discordantes sur l’amour. Ainsi, j’inscrirai les articles de ce numéro dans un plus ample aperçu des spécificités de ce regard sur l’intimité amoureuse et sur sa diversité. Pour conclure, je me distancierai sensiblement de l’exercice introductif pour discuter des aspects qui demeurent problématiques dans la plupart des enquêtes sociologiques sur les formes d’intimités. Avec l’espoir de stimuler une réflexion et un débat constructif sur les racines épistémologiques de ces difficultés souvent inaperçues, je proposerai également une voie d’accès à l’intimité alternative à celles qui sont empruntées d’ordinaire en sociologie.
On pourrait légitimement se demander si le paradoxe de Mel est la conséquence d’une complexité sociale accrue qui serait propre à la modernité occidentale tardive, et donc si notre tentative constante de réduire et clarifier la multiplicité sémantique dans les choses d’amour pourrait être considérée comme une mesure de simplification qui réagit à la diversité culturelle, à l’individualisation et à l’hédonisme. En réalité, aussitôt qu’on adopte une perspective historique de longue durée, on se rend compte aisément que le questionnement sur la nature de l’amour, sur son quid est, fait partie de la tradition discursive amoureuse dès son commencement, avec le Platon du Banquet et les efforts dialogiques réitérés des convives, et surtout de Socrate, pour se sortir d’une impasse à laquelle il échappe par une mise en suspens de la démarche purement philosophique. Les troubadours et ensuite les poètes du Dolce Stilnovo ont poursuivi cette tradition d’incertitude affectée, les philosophes y ont contribué largement et ne semblent pas cesser de s’y consacrer, les chansons anciennes et nouvelles ne s’en lassent pas. Après plus de vingt-trois siècles de discours occidental sur l’amour, nous demeurons sans réponse qui soit tenue universellement satisfaisante à la question. Le jeu de langage amoureux se poursuit à la très grande satisfaction de tout le monde.
Les sociologues ont pourtant raison lorsqu’ils ignorent cette question et ne se soucient guère de lui donner une réponse — lorsqu’ils commencent in medias res, pour ainsi dire. Pourquoi auraient-ils raison de procéder ainsi ? Justement parce que, de toute évidence, les choses (amoureuses) fonctionnent très bien malgré le manque d’une définition satisfaisante. En effet, les gens semblent savoir parfaitement ce qu’ils font (et ce qu’ils disent) malgré le fait qu’aucune prescription complète, univoque et générale ne donne un sens unitaire et universel à ce qu’ils font. Cette assurance, qui est avant tout sémantique et expressive — la contribution de Caroline Henchoz à ce numéro en offre une analyse très stimulante à l’exemple des arrangements financiers dans les couples —, se montre de manière très claire lorsqu’on considère les possibilités suivantes : des conduites visant à cacher l’amour que nous ressentons à l’égard d’autrui, quand cet amour, pour différentes raisons, est inapproprié ; des conduites visant à feindre l’amour pour obtenir des avantages ou des privilèges de différente nature, même amoureuse ; des conduites visant à manifester l’affaiblissement ou l’intensification de l’amour que nous ressentons à l’égard d’une personne à la suite d’un geste ou d’un acte verbal. Si le sens commun amoureux veut que nous ne maîtrisions pas tout à fait nos sentiments — qui seraient imprévisibles, spontanés, livrés aux jeux du hasard aussi qu’à ceux du destin —, il veut aussi que nous maîtrisions pourtant très bien l’éventail complexe de leurs significations et leurs implications. Comme nous le rappelait déjà Nietzsche[2] avec grande sagesse — ceci pourra paraître bien cynique aux partisans d’une morale de l’authenticité —, la présence ou l’absence de ces sentiments ne semble pas être le paramètre socialement et sociologiquement pertinent dans nos conduites amoureuses. S’il en était autrement, les gens qui s’aiment ne seraient pas tout le temps en train de chercher des preuves du fait qu’ils sont aimés, et non plus de produire des signaux complexes pour manifester ou ne pas manifester leur « amour » aux personnes concernées et au reste du monde. Bref, il n’y aurait rien à voir pour la sociologie.
L’importance de cette maîtrise méthodologique, sémantique et pratique se montre clairement si l’on porte attention à sa distribution sociale inégale, soit au degré variable d’accès et de la capacité de mobiliser des méthodologies, des significations et des ressources aptes à gérer et à performer les éléments d’une relation à soi-même, à l’autre et au monde qui puisse être rubriquée comme amoureuse. C’est d’ailleurs un aspect sur lequel insiste la contribution de Mélanie Gourarier, surtout par rapport au rôle de la différence de genre. Musil écrivait dans L’Homme sans qualités que l’être humain (socialisé, je me permets d’ajouter) est « le seul animal qui ait besoin des conversations même pour se reproduire », puisque « son amabilité semble être essentiellement liée à sa loquacité » (1957, II, 52, p. 1155 suiv., ma traduction). L’article de Lisandre Labreque-Lebeau dans ce numéro tourne justement autour de cette alliance intrinsèque entre la socialisation de l’amour et la socialité des conversations. Comme nous n’avons (encore) ni aucun moyen de vérifier la qualité et l’intensité des sentiments d’une autre personne ni aucun critère pour comparer les sentiments de différentes personnes et établir des équivalences, les négociations des accords et des désaccords, les évaluations et les arrangements se font grâce à l’emploi d’autres ressources et d’autres devises. À bien y regarder, la longue histoire des pratiques amoureuses en Occident joue incessamment avec les ambiguïtés de l’idée que l’amour est le grand niveleur social : les garçons du peuple de Boccaccio peuvent aspirer à l’amour des dames parce que leurs moeurs et leurs traits sont « courtois » ; les ambitions sociales d’un Julien Sorel font un avec ses aventures amoureuses ; dans la comédie romantique Pretty Woman (Marshall, 1990) Vivian Ward (Julia Roberts), Cendrillon révisée selon le goût de nos jours (elle passe notamment du nettoyage du sol du palais de sa belle-mère à la pratique de la prostitution sur les boulevards de L. A.), gagne sa place à côté de son Prince charmant (Richard Gere) par une garde-robe appropriée aux circonstances sociales, par une socialisation accélérée et par un soucieux travail de raffinement de ses allures prolétaires. Si on accepte l’amour pour l’amour ou au nom de l’amour, on le fait au prix de — ou grâce à — un travail de nivellement ou d’uniformisation des références, des conduites, des ressources ainsi que des différentes ambitions ou légitimités qu’elles accordent aux différents individus.
Ainsi, la sociologie s’est penchée sur les mystères pratiques de « l’entente » amoureuse et du topos de l’âme soeur pour les reconduire à leurs conditions sociales de possibilité, et le résultat est une démystification sans équivoque à la fois de la magie et de la pensée magique liées à cette forme d’entente sociale. Les différences entre les personnes qui entrent en relation pour une conversation, pour une rencontre éphémère, pour faire l’amour une fois ou pour partager leur quotidien et leurs vies ne sont pas dépassées par l’amour, le désir et les attentes qu’elles se portent réciproquement, mais par deux opérations interactionnelles établissant des paramètres et constituant des précédents. Du point de vue logique, ces opérations sont étrangement contradictoires, et on pourrait oser l’hypothèse que la plupart des impasses pratiques et psychologiques de la vie intime reposent justement sur la tension entre voir et ne pas voir, savoir et ne pas savoir, vouloir et ne pas vouloir qui se jouent dans l’interaction entre deux (ou plusieurs) individualités animées par un désir de connaissance autant que par un désir de reconnaissance.
La première opération, Fuchs (1999) la définissait comme une oblitération des incompatibilités, ce processus irréfléchi de désamorcement des différences qui a lieu aux premières étapes d’une rencontre ou d’une interaction, à ces épisodes de partage auxquels la socialité prescrit la douceur dont Goffmann (1977) en premier a su montrer l’architecture minutieuse et l’épuisante production. Selon Fuchs, en ne voyant, disant, soulignant, entendant, sentant, ressentant pas toute une série d’aspects de la réalité interactionnelle, en les rendant non pertinents dans un certain espace et pendant un certain temps, on produit la fiction d’accord et d’unité qui, dans le cas de la rencontre amoureuse, s’accompagne de l’exclusivité « régressive » (selon P. Slater, 1963) qui trace la frontière entre « nous deux » et « le reste du monde » (Fuchs, 1999 : infra). La carrière des différences relevant des capitaux possédés, des marges de légitimité respectives, des différents degrés d’assujettissement à des normes culturelles, des appartenances corporatives et catégoriales (Turner, 2010), comprend à la fois des moments de négligence artificielle, de non-pertinence quasi magique (Hahn, 1983), et des retours imposants — liés à celui que Hahn définit de « besoin commun d’agir » (1983 : 221) — qui peuvent induire une désorientation majeure par rapport aux fins et au « sens » de l’intimité cultivée. Ce rapport avantageusement incertain et ambigu à la différence guide celle que Lenz (2006, surtout la partie III) n’hésite pas à caractériser de « construction de la réalité » de et dans la relation à deux, et qui se réaliserait grâce à un travail conjoint par lequel la relation se dote d’une série d’outils (le mot est le mien) à la fois concrets dans leur matérialité et symboliques dans leur signification mythopoïétique : l’histoire (ou le récit) verbale et photographique de la relation, le calendrier de la relation, le langage privé développé par la relation, le réseau d’interactions et de liens de la relation. Chacune de ces composantes peut être selon les circonstances une source de consolidation comme d’effritement du lien entre les deux personnes qui travaillent à une construction commune de la réalité. Duncombe et Marsden (1993) ont montré l’importance perturbatrice de la résurgence au sein du couple hétérosexuel de biais et attributions liés à une conception inégalitaire de la différence de genre, notamment par rapport à la capacité inégale des partenaires à gérer les émotions et la communication correspondante. À son tour, Kaufmann (surtout 1992) a mis en évidence la réémergence, dans les agencements domestiques du couple, de véritables « cultures » interactionnelles, morales et affectives qui produisent et reproduisent attentes et prescriptions au-delà de toute négociation possible — réémergence qui se manifeste avant tout dans l’émotion.
La deuxième opération est celle dont Luhmann (1990 [1982]) a patiemment suivi la consolidation graduelle à travers l’histoire de la sémantique amoureuse occidentale, c’est-à-dire la capacité de la forme d’interaction définie d’intimité de se servir des idiosyncrasies respectives de ses membres pour faire fonctionner leurs échanges en termes d’intimité d’une part, pour rendre la relation justifiable et passible d’intégration sociale aux yeux de ses participants et du « reste du monde » de l’autre. Ici la rhétorique de la folie (et même de la « maladie ») amoureuse et de l’irrationalité (invoquée souvent de manière conjointe au destin ou au hasard) montre toute sa puissance en termes d’intégration de l’intimité au fonctionnement ordinaire des échanges sociaux. Les comportements amoureux — et la sémantique qui en accompagne le déploiement dans un rapport bilatéral de création des conditions de possibilité respectives, comme l’illustre bien la contribution de Martin Blais et de ses collaborateurs à ce numéro — se sont progressivement organisés autour de la pertinence totale de l’individualité d’autrui et de l’individualité propre : leur évolution correspond notamment aux transformations juridiques, économiques, politiques, morales que nous avons l’habitude d’organiser de manière solidaire dans notre récit occidental de la modernité comme individuation et culte du moi.
Forme spécifique de groupe à deux, l’intimité incarne selon Simmel (2003 [1908]) l’inclination répandue à considérer ce qui est qualitativement individuel comme le noyau et l’élément principal de l’existence personnelle. Ce qui caractérise l’intimité (amicale, mais surtout amoureuse) est la ferme croyance que son contenu spécifique réside dans l’exclusivité du partage qui lie les membres de l’union. Deux difficultés interactionnelles majeures en découlent d’après Simmel. En premier lieu, les membres d’une relation peuvent graduellement confondre les aspects les plus futiles et les plus quotidiens de leurs échanges avec l’essentiel de leur relation (Simmel pense surtout aux humeurs désagréables de la journée), ainsi oblitérant de facto cette entièreté de la personnalité de l’autre qui servait pourtant de thème à l’intimité même. En deuxième lieu, les relations qui se basent sur « l’engagement du moi tout entier dans la relation » (Simmel 2003 [1908] : 361) ont tendance à considérer la « révélation » totale de soi et de l’autre comme une forme d’appartenance réciproque qualitativement meilleure. Cette mécompréhension est dangereuse, d’après Simmel, dans la mesure où une telle idée d’unité autorise un désir indiscret et intrusif de voir l’autre et de se laisser voir par l’autre. Ainsi, l’intimité se vide[3]. D’où l’utilité opérationnelle et psychologique de l’idéalisation amoureuse pour freiner l’émergence du sentiment de détachement, d’étrangeté, de trivialité qui accompagne la dissolution de la croyance dans le caractère unique et originaire de l’expérience érotique vécue — « [l] e sentiment de trivialité [qui] accompagne une certaine banalité, la conscience de la répétition d’un contenu de vie dont la valeur est précisément déterminée par une certaine rareté » (Simmel, 2003 [1908] : 114 et suiv., 666 et suiv.).
La pertinence sociologique de ces problématiques fonctionnelles de l’intimité était due d’après Simmel à un biais majeur influençant les attentes des individus. Au début du xxe siècle, lorsqu’il observait que la science sociale était aussi responsable que le sens commun pour la diffusion et la divulgation d’un idéal prescriptif du mariage moderne (on pourrait dire : du couple moderne) comme partage de tous les contenus de la vie qui définissent la personnalité de l’individu. C’est pourquoi une appartenance réciproque quantitativement plus riche était (et est !) considérée comme une appartenance réciproque qualitativement plus riche : idéalement parlant, l’intimité a tendance à être mesurée quantitativement, par la référence continue au dévoilement et à l’affichage total de la personnalité d’autrui d’une part et de la sienne propre d’autre part.
C’est ici que les difficultés épistémologiques qui caractérisent dans certains cas l’approche sociologique émergent pleinement. S’il est bien vrai qu’il y a un avantage épistémologique très grand à suspendre le questionnement sur la nature de l’amour — toute réponse à celle-ci dissoudrait à l’instant l’intérêt sociologique d’étudier l’amour —, il est vrai aussi que l’angle aveugle des études sociologiques sur l’amour est souvent représenté par la réponse implicite qu’elles donnent à la question quid est. C’est comme si le regard sociologique se rendait à lui-même invisible le paradoxe (et la nécessité de l’exercice d’aveu) de Mel autant que ne le fait l’actant ordinaire — ce même paradoxe sur lequel, pourtant, semble reposer son efficacité épistémologique. Amour égale amour romantique, amour romantique égale couple, couple égale couple stable, couple stable égale couple monogamique, couple stable et monogamique égale entente, accord et coordination (ainsi qu’épanouissement sexuel) — et ainsi de suite. Ces hypothèses se retrouvent, en différentes combinaisons, impliquées à la fois dans les pertinences par lesquelles les études sociologiques construisent leur objet et dans les méthodologies qu’elles mobilisent pour saisir ces pertinences. Il est en effet assez rare que les études sociologiques prennent la peine d’expliciter et d’argumenter la vision de l’amour qu’elles placent à la base de leur démarche. Au lieu de rapporter des avantages épistémologiques, la suspension de la question essentielle risque alors d’engendrer un biais dangereusement proche des mythologies et des cristallisations historiques qui circulent dans le discours amoureux (et dans le sens commun). Le premier effet de cette négligence épistémologique est celui de croire au trompe-l’oeil de l’imaginaire amoureux disponible, qui aplatit, par sa même structure syncrétique, le travail patient et multidimensionnel de l’histoire. Tout comme le travail de Luhmann sur la sémantique, les recherches que Cas Wouters a menées à partir des manuels de conseils et des livres sur les moeurs — dont un excellent exemple figure parmi les contributions à ce numéro — ont le mérite de restituer la profondeur des transformations historiques des conduites amoureuses (cf. aussi Wouters 2002 et 1998).
Pour clarifier la substance de ma critique, comme je l’ai annoncé au début de ce texte, je veux suggérer une possible révision des biais liés à une adhésion acritique aux présupposés de sens commun. Cette révision passe par l’abandon par la sociologie d’une vision de l’intimité amoureuse qui croit à la fiction d’intimité dans laquelle tout ce qui compte est un couple de deux individus unis par un sentiment intense. Revenons à ce jeu d’idiosyncrasies, personnalités, différences entre les individus impliqués dont j’ai discuté tout à l’heure. À la fois quand on les fait valoir en tant que différences et quand on les travaille pour les oblitérer et créer la fiction de l’appartenance totale et de l’unité, ces idiosyncrasies et ces différences entre individus hautement individualisés impliquent une série de présences supplémentaires qui se trouvent autour, dans et avec l’intimité amoureuse. Elles impliquent, pour le dire avec Latour (2012), une panoplie de modes d’existence qui peuplent l’intimité (comme toute autre forme d’association et d’interaction). Les différences personnelles se matérialisent et s’agencent en tant que rapports diversifiés à des objets et des modes d’existence éclectiques[4] : outils de toutes les sortes, objets de loisirs, symboles, objets techniques et objets connectés (voir à ce sujet l’analyse que Sophie Demonceaux consacre aux effets de la présence « envahissante » des objets connectés dans la relation intime), mots, idées, personnes et liens aux personnes, mobiliers, pièces, liens virtuels à des présences virtuelles, récits, lieux, animaux et végétaux, vêtements, aliments, objets d’art, produits artistiques et médiatiques, fétiches, corps, etc. En reprenant et sans doute en forçant un peu l’idée d’association de Latour, on pourrait dire qu’on comprend (sociologiquement) très peu de l’intimité entre êtres humains si on ne regarde que ce qu’ils éprouvent, pensent et font les uns avec les autres. Il nous faut regarder la multiplicité d’arrangements et d’agencements — constamment ré-agencés —, impliquant une multiplicité de modes d’existence, qui peuple la relation intime comme un « monde ». Chaque activité expressive est rendue possible par une quantité d’outils et d’objets qui facilitent la création commune et l’échange de significations même avec des existences qui ont eu lieu dans un autre temps ou qui ont lieu dans un autre lieu. La possibilité de cette coprésence à travers l’histoire et les localisations physiques est spectaculairement aiguisée par les objets connectés et par l’Internet d’une manière que nous ne comprenons pas encore très bien.
Latour (1986) reprend une suggestion de Durkheim à propos de la puissance d’évocation et de réactivation de liens et de mémoires qui est propre aux objets de culte religieux, et il affirme que, par conséquent, quand une société est composée seulement d’éléments sociaux, elle n’a pas de structure stable. Ce sont les ressources non humaines qui stabilisent la société. Ces ressources non humaines sont capables, par leur seule présence — investie de mémoires et de significations, ou bien seulement d’une valeur instrumentale —, d’agencer et de structurer les ressources humaines, ainsi gardant en existence des modes d’existence dont la contribution est une condition de possibilité de la forme de socialité et de société qui se déploie ici et maintenant. La contribution de Luis Campos Medina à ce numéro nous en offre un excellent exemple : c’est la ville même qui agence l’érotisme en même temps qu’elle en est agencée. C’est pourquoi Latour considère l’étude de l’interaction (ici et maintenant) comme insuffisant pour comprendre à la fois l’interaction et la société : nulle interaction n’est dans le ici et maintenant pour plus de quelques instants, puisque « toute interaction donnée semble déborder d’éléments déjà inscrits dans la situation, provenant d’un autre temps, d’un autre lieu, et générés pas une autre forme d’existence » (2006 : 243, 248).
La même remarque pourrait être faite pour l’intimité amoureuse, dont la compréhension commune est guidée par la sémantique de l’autoréférentialité de l’amour, selon laquelle l’amour aurait son accomplissement parfait dans la dyade qui le réalise comme intention bilatérale. Cette compréhension insiste sur l’autosuffisance du couple constitué par le sentiment réciproque et sur une temporalité qui oscille entre l’immanence de l’instant de complétude et la transcendance atemporelle de l’Amour. Il nous est très difficile, alors, de réfléchir sur toute une série d’aspects de la spatialité, de la temporalité, de l’institution, de la matérialité de l’amour, ainsi que de clarifier leur relation conceptuelle et pratique avec l’amour impliqué dans l’idée d’intimité amoureuse et de mobiliser des méthodologies pour la / les saisir. Institutions, lois, objets, activités matérielles et virtuelles, images, proverbes, mémoires, actions passées et d’autrui, modèles médiatiques : quelle est leur manière de peupler l’intimité amoureuse[5] ? Quelle est la manière dont le sentiment d’intimité entre humains renvoie aux agencements passés et présents dont elle est peuplée, et vice versa ? Avec le pouvoir synthétique typique des concepts polysémiques, l’idée d’amour agglutine toutes ces dimensions, ces spatialités, ces temporalités, ces institutions, ces présences et modes d’existence hétérogènes, et nous rend parfois sociologiquement aveugles par rapport à leurs articulations et à leurs associations.
La sociologie est d’autant plus invitée à la cautèle par les évolutions récentes de l’intimité amoureuse dans ses différentes formes que l’idéal de la dyade est bousculé par la croissante désillusion relativement au couple traditionnel d’une part, par une renaissance d’une recherche du plaisir et du bonheur centrée sur les besoins et les désirs individuels de l’autre. Si l’imaginaire amoureux moderne, dont Giddens (1992) a donné une excellente synthèse par son idée de la « relation pure », insiste sur la représentation de l’équilibre négocié entre deux personnalités hautement individualisées, la balance romantique de la modernité tardive et consumériste semble pencher de plus en plus du côté du « moi » — à l’encontre de ce que la ritournelle de l’amour désintéressé souhaiterait suggérer. Il s’agit d’une donnée qui ressort clairement de l’analyse de l’imaginaire amoureux juvénile que Blais et ses collaborateurs présentent dans ce numéro, ainsi que, sous un angle différent, de l’étude sur les conversations de Lisandre Labreque-Lebeau. L’amour et la sexualité valent alors souvent comme accomplissement de l’idiosyncrasie des désirs (on peut l’appeler bonheur personnel) qui est censé cimenter la structure de plus en plus autocentrée du rapport individuel au monde, quitte à assumer une valence quasi instrumentale. L’idée du besoin d’aimer et de la capacité d’aimer comme potentiel personnel, qui ne s’accomplit pas nécessairement avec une âme soeur, mais par des opportunités multiples — ce qui suggère à nouveau la pertinence d’une approche visant les associations —, est aussi à la base de la diffusion de formes multiples d’hybridation et même de rejet du couple traditionnel : il en est de même dans les pratiques polyamoureuses, mais aussi, dans une posture radicalement hédoniste et encore plus individualisée, dans le « polygaming » dont traite la contribution de Pascal Lardellier à ce numéro.
Il va sans dire que, quand nous parlons d’amour en sociologues, nous parlons nécessairement aussi d’une intentionnalité sentimentale des individus impliqués. Mais souvent, l’idée que le sentiment, avec les (deux) personnes qui l’éprouvent, est au centre de l’intimité nous rend aveugles par rapport à la dépendance entre ses variétés et une foule d’autres présences et d’autres liens qui parcourent et agencent l’intimité amoureuse entre personnes. Si les gens ont la plupart du temps recours à des lieux communs quand ils sont interrogés sur la nature de l’amour, il n’est pas permis aux sociologues d’en faire, même inconsciemment, autant.
Appendices
Notes
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[1]
Ma profonde reconnaissance à Barbara Thériault, qui a suivi avec soin et rigueur la réalisation de ce numéro. Cette introduction doit beaucoup à ses critiques, à ses suggestions et à son intelligence.
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[2]
Dans le paragraphe 58 d’Humain, trop humain I, Nietzsche (1995[1878])écrit qu’« on peut promettre des actes, mais non des sentiments ». Ainsi, « la promesse de toujours aimer quelqu’un signifie donc : aussi longtemps que je t’aimerai, je te le témoignerai par des actes d’amour ; si je ne t’aime plus, tu n’en continueras pas moins à être de ma part l’objet des mêmes actes, quoique pour d’autres motifs ».
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[3]
« Il peut alors arriver bientôt que l’on se retrouve un jour face à face les mains vides, que l’offrande dionysiaque laisse derrière elle un appauvrissement qui en retour — chose injuste, mais néanmoins amère — fera prendre pour des tromperies les dons passés et le bonheur qu’ils avaient apporté » (Simmel, 2003 [1908] : 365).
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[4]
Plutôt que seulement en tant qu’actions / régimes d’actions : l’espace personnel (le sac de travail, le sac de gym, la table de cuisine, l’entrée de la maison, le chemin vers les transports en commun, le lit partagé, la table de bureau, etc.), avec ses différentes sphères de partage et intégration de la présence d’autrui, constitue une association avec l’être humain qui se l’organise même dans l’inaction ou dans l’action routinière qui ne demande pas de réflexion.
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[5]
Dans ce numéro, les contributions de Sophie Demonceaux, Luis Campos Medina, Michel Messu et Martin Blais et ses collaborateurs proposent, à partir de différentes perspectives, des explorations de cette production complexe de l’amour grâce à l’apport silencieux et invisible des objets, des lieux, des imaginaires, des activités ordinaires et extraordinaires (et même « romantiques ») — qui sont mobilisés par mais aussi au-delà de l’investissement symbolique qui les rend « significatifs ».
Bibliographie
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