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Même si les perspectives fondées sur les parcours de vie, selon l’approche proposée par Paul Bernard[1], jouent seulement un rôle modeste dans l’élaboration des politiques sociales actuelles, le présent article soutient que l’influence de ces perspectives s’imposera de plus en plus une fois qu’elles seront utilisées régulièrement dans les statistiques sociales et une fois que les outils analytiques seront complètement développés. Dans son étude sur les concepts de parcours de vie et leur mesure, Bernard a ouvert des avenues nouvelles et potentiellement puissantes aux spécialistes des sciences sociales, leur permettant de contribuer de façon importante à une politique sociale plus pertinente, en particulier au remplacement progressif de la politique sociale traditionnelle de l’État-providence par une politique sociale qui tient compte de la pensée « société habilitante » davantage axée sur le citoyen et de ce qui constitue une bonne politique sociale.

La première section examine comment l’analyse sociale, à partir des perspectives fondées sur le parcours de vie ou des perspectives traditionnelles fondées sur un moment précis, peut influencer l’élaboration de la politique. Nous montrons ensuite pourquoi les concepts fondés sur le parcours de vie, s’ils sont définis en général selon l’approche proposée par Paul Bernard, peuvent améliorer l’efficacité de l’analyse politique, une fois qu’ils sont intégrés aux statistiques sociales nationales et une fois que les outils analytiques de soutien sont entièrement développés. La suite de l’article s’attache à montrer comment une telle transformation doit s’accomplir, c’est-à-dire comment les perspectives fondées sur le parcours de vie devraient être intégrées dans la base des statistiques nationales qui sous-tendent l’analyse sociale pertinente à la politique.

Les statistiques sociales qu’une nation collecte et analyse sont visiblement influencées par les caractéristiques des politiques sociales en place. Dans la plupart des pays développés, la politique sociale dominante peut se résumer par l’expression « État-providence », lorsque les politiques sociales du gouvernement sont essentiellement correctives et qu’elles s’attaquent aux problèmes d’inégalité, de pauvreté et d’exclusion selon différentes périodes de temps. Par exemple, l’atteinte de la maturité de l’architecture de l’État-providence au Canada et dans de nombreux autres pays développés durant les années 1960 et au début des années 1970 s’est accompagnée de l’élaboration d’un cadre conceptuel explicite permettant de décrire les statistiques et les outils analytiques qui étaient à leur tour nécessaires au soutien de la politique sociale qui deviendrait dominante. Un cadre particulièrement important de ce genre, connu sous l’expression « comptes sociaux », a tenté d’étendre le système très efficace et nouvellement mature de la comptabilité nationale à la sphère sociale.

La deuxième section définit la comptabilité sociale telle qu’elle était pensée durant son « âge d’or », à la fin des années 1970. Nous faisons valoir que même si la comptabilité sociale avait une solide perspective longitudinale, il lui manquait les concepts de parcours de vie à long terme permettant d’analyser les transitions et les trajectoires dans les principaux domaines de la vie, à savoir les concepts associés à l’oeuvre de Paul Bernard.

Durant les décennies suivantes, d’importants concepts tels que celui de comptabilité sociale ont été remplacés par des approches plus ad hoc à l’égard du développement des statistiques sociales et des outils analytiques. Toutefois, un regain d’intérêt pour les cadres d’intégration pourrait être envisagé dans un avenir proche. Ce type de cadre est nécessaire pour appuyer la pensée la plus récente de type « société habilitante » de la politique sociale qui remplace progressivement la conception traditionnelle de l’État-providence. La troisième section examine les types de modifications importantes susceptibles d’être apportées à nos systèmes de statistiques et d’analyses sociales. Dans cette section, nous faisons valoir que d’une part, aujourd’hui, les statistiques sociales officielles et la plupart des analyses sociales liées à la politique sont axées sur le gouvernement et ont des fins correctives. Elles se fondent principalement sur des enquêtes et des recensements transversaux et leur utilité demeure très limitée en raison des contraintes pratiques importantes imposées par la technologie préinformatique. D’autre part, nous affirmons qu’à l’avenir, les statistiques officielles et les analyses liées à la politique seront de plus en plus axées sur le citoyen et fondées principalement sur des données administratives longitudinales, et qu’elles tireront pleinement avantage de la capacité informatique d’aujourd’hui dans la collecte, l’analyse et la diffusion en temps réel des données. Elles continueront de soutenir les mesures correctives de l’État-providence mature, mais aussi de soutenir les perspectives fondées sur les parcours de vie et les objectifs de développement humain de la société habilitante en émergence.

La troisième section décrit également tous les effets importants de la révolution informatique depuis la l’atteinte de maturité de l’État-providence. La révolution de l’information transformera non seulement les politiques et les programmes sociaux eux-mêmes, mais aussi les outils que nous utilisons pour mesurer et évaluer ces politiques et programmes. L’un des résultats sera un estompement des frontières entre les programmes sociaux eux-mêmes et l’information qui appuie ces programmes. Même si la transformation est fondamentale, elle pourra être mise en oeuvre progressivement, avec peu d’interruption et un minimum de coûts de transition.

La quatrième section décrit brièvement les récents travaux canadiens concernant l’élaboration d’un cadre d’intégration permettant de soutenir la prochaine génération de créations de données et d’analyse sociale. Ce cadre est communément appelé le cadre Olivia et a été inspiré par les concepts de parcours de vie.

La cinquième et dernière section, quant à elle, sert de conclusion à nos réflexions.

1. Les perspectives fondées sur les parcours de vie peuvent-elles réellement influencer la politique sociale ?

1.1 L’analyse sociale peut-elle vraiment influencer la politique sociale ?

Il est utile de commencer par examiner les moyens par lesquels toute forme d’analyse empirique résultant de la recherche en sciences sociales, fondée ou non sur le parcours de vie, est susceptible d’influer sur les différentes étapes du processus de la politique sociale. Les utilisations potentielles de la recherche et de l’analyse, ainsi que sa base statistique d’appui, comprennent les aspects suivants : (a) établir la nécessité éventuelle de l’action du gouvernement en examinant dans quelle mesure le progrès social fait des avancées ou reste au même point ou, selon une autre option, en vérifiant si les problèmes sociaux s’aggravent ou s’atténuent ; (b) relever les types de changements sociaux qui seraient nécessaires pour améliorer les choses, en particulier la mesure dans laquelle l’action du gouvernement pourrait améliorer ou aggraver la situation ; (c) lorsque l’action politique du gouvernement est une option réalisable, évaluer l’efficacité probable des différents types de réponse politique (à savoir, aucun changement aux politiques existantes, abandon de certaines politiques, ou ajout ou révision d’autres), notamment une évaluation des acteurs gagnants et perdants potentiels et parfois, une évaluation de l’acceptabilité des différentes options selon différents groupes de population ; et (d) aider à la création d’instruments de programme efficaces et à l’évaluation de leurs conséquences actuelles, y compris les coûts et les avantages.

Notre expérience dans le processus d’élaboration de politiques[2] nous laisse supposer que même si la recherche et les statistiques sociales présentent certaines limites importantes en matière d’analyse des politiques, elles sont abondamment utilisées dans toutes les applications mentionnées plus haut, à la fois dans les milieux gouvernementaux et par des critiques externes. Cette généralisation peut sembler contraire à l’opinion fréquente selon laquelle une preuve empirique et une analyse efficace ne sont pas suffisamment prises en compte dans l’élaboration des politiques. Afin de concilier ces points de vue, il est nécessaire d’aller au-delà des généralisations d’au moins cinq façons.

Tout d’abord, une analyse sociale sérieuse influence de façon très importante les politiques publiques, mais souvent d’une manière peu visible. Par exemple, la recherche et l’analyse montrent habituellement que de nombreuses solutions politiques possibles ne fonctionneraient tout simplement pas ou seraient beaucoup trop coûteuses par rapport à d’autres options. Ces options proviennent généralement du programme d’élaboration des politiques avant qu’elles n’atteignent l’étape de la discussion publique. La plupart des mesures alternatives qui atteignent cette étape sont celles dont les données empiriques proposent plus qu’une seule solution politique et où les valeurs et les jugements politiques doivent nécessairement jouer un rôle important pour en arriver à une prise de décisions.

Deuxièmement, certains de nos outils analytiques les plus fréquemment utilisés comportent d’importantes limites. Par exemple, nombre de nos techniques de prévision, même celles qui se fondent sur des modèles perfectionnés, ont un usage limité, et peuvent même entraîner des erreurs[3] dans l’estimation des conséquences des programmes et des politiques de plus de cinq ou dix ans dans le futur. Pourtant, ce sont des délais pertinents lors de la prise de décisions dans des domaines clés de la politique sociale comme la santé, l’éducation, les soins ou les prestations de retraite.

Troisièmement, l’analyse qualitative, qui peut jouer un rôle important dans la première étape intitulée « définition du problème » du processus politique mentionné dans le premier paragraphe de cette section, se perd dans les étapes ultérieures critiques. L’élaboration de politiques concrètes repose sur les choix en matière de dépenses des ressources limitées, sur des façons concurrentes de résoudre un problème, ce qui nécessite une compréhension quantitative de l’ampleur du problème ou de l’importance de la possibilité ainsi que des coûts et des avantages des solutions de rechange. Si une perspective analytique n’est pas appuyée par le type d’information statistique globale qui permettrait d’effectuer les calculs nécessaires, son utilisation sera en général limitée dans l’élaboration des politiques. La richesse des récits et d’autres analyses qualitatives se perd au moment le plus crucial du processus politique, une perte particulièrement importante compte tenu de la nouvelle orientation de la politique sur les personnes et sur les circonstances particulières de leur vie. L’un des objectifs du cadre Olivia, dont il est question plus loin dans cet article, est de soutenir des analyses qualitatives et quantitatives intégrées à toutes les étapes du cycle stratégique.

Quatrièmement, les applications potentielles sont également limitées par la nature axée sur le gouvernement de la majorité des analyses et des statistiques actuelles. Notre analyse quantitative liée à la politique porte principalement sur ce que les gouvernements peuvent faire ou sur ce qu’ils ne doivent pas faire. Elle ne permet d’apprendre que peu de chose sur la façon dont les changements à l’échelle de la personne, ou de la famille, ou d’autres institutions devraient appuyer le progrès social ou réduire les problèmes sociaux. Il en résulte une limitation importante quant à l’utilité des statistiques officielles et de l’analyse sociale traditionnelle et un risque d’introduire un ton idéologique aux débats politiques, fondés sur une fausse dichotomie entre ce que le gouvernement devrait ou ne devrait pas faire (en ignorant largement le rôle indépendant et important des citoyens, des familles, des institutions et d’autres communautés).

Enfin, nombre d’enseignements sur l’analyse globale brute, fondée sur des données axées sur un moment précis, ont déjà été tirés. Les outils nécessaires à de nouvelles connaissances et davantage de pertinence et qui peuvent être créés à partir de la micro-analyse, en particulier de l’analyse longitudinale, n’en sont qu’à leurs débuts et leurs applications stratégiques commencent seulement à être exploitées.

Autrement dit, les statistiques et les analyses sont utilisées dans le processus d’élaboration des politiques lorsqu’elles sont pertinentes. Même si elles ne sont pas toujours visibles, ces utilisations sont importantes et omniprésentes. Cependant, il y a aussi de nombreux domaines où les approches actuelles sur les statistiques et l’analyse ne sont pas pertinentes et, à juste titre, ne sont que peu utilisées sauf pour justifier des opinions adoptées selon d’autres considérations.

1.2 De quelle façon les perspectives fondées sur les parcours de vie peuvent-elles améliorer la pertinence de l’analyse des politiques ?

La question est plutôt de savoir si l’ajout d’une perspective fondée sur les parcours de vie peut rendre une analyse sociale plus pertinente à l’élaboration des politiques que l’analyse traditionnelle que nous venons de décrire. Une grande partie de la réponse dépend, bien entendu, de la façon dont nous définissons cette perspective fondée sur les parcours de vie.

Paul Bernard définit la perspective fondée sur les parcours de vie au sens large (Bernard, 2007). Une autre définition récente et particulièrement utile (McDaniel et Bernard, 2011) établit quatre principes de base d’une approche fondée sur les parcours de vie : (1) les expériences quotidiennes constituent une trame qui commence à la naissance et se poursuit jusqu’à la mort ; (2) les parcours de vie se déroulent selon de multiples dimensions interconnectées ; (3) des liens sociaux se créent tout au long de notre parcours de vie et de celui des autres ; et (4) divers contextes géographiques et nationaux façonnent les parcours de vie et sont à leur tour façonnés par eux.

Nous faisons référence à cette définition large puisque certains de ces principes sont communs à d’autres perspectives d’analyse. Par exemple, comme nous le verrons à la section suivante, nombre de ces principes faisaient également l’objet de discussions sur la comptabilité sociale dans les années 1960 et 1970, dans le contexte de l’analyse économique[4]. Certes, l’importance de l’analyse longitudinale est aussi reconnue que celle de l’économie et d’autres disciplines. L’idée que les vies sont façonnées par le contexte géographique, économique, familial et d’autres contextes est également largement reconnue, et même fréquemment utilisée. Bref, les quatre principes sur le parcours de vie ont des équivalents dans de nombreuses approches conceptuelles. Ils sont rarement utilisés en pratique, car ils se sont souvent révélés trop difficiles à mesurer et dans la politique liée à l’analyse, la quantification est primordiale.

Une définition plus étroite de la perspective fondée sur les parcours de vie serait également possible. Elle permettrait de mettre l’accent sur les éléments pour lesquels la perspective sur les parcours de vie apporte une valeur ajoutée unique. Selon ma compréhension de la littérature[5], la nouvelle idée clé de l’analyse du parcours de vie réside dans sa description de la façon dont la vie de chacun évolue par rapport aux transitions, aux événements et aux situations, selon diverses trajectoires dans différents domaines de la vie, en mettant l’accent sur l’importance de l’enchaînement et de la durée de ces transitions, événements et situations. Notre compréhension rejoint la conclusion de McDaniel et Bernard (2011) sur l’importance de la perspective fondée sur les parcours de vie, décrite comme un « conte du parcours de la dépendance, de la gravité et du bouleversement ». Il s’agit d’un conte qui permet d’en apprendre davantage sur une plus vaste histoire, sur la nature dynamique de la vie sociale et sur l’importance de circonstances sociales plus larges qui influencent le parcours de vie. Cependant, McDaniel et Bernard concluent également que le concept de base du parcours de vie axé sur les trajectoires de vie individuelles n’est pas aussi important que les dimensions centrées sur les interactions sociales.

En fait, les principaux concepts du parcours de vie peuvent avoir une application stratégique limitée lorsqu’ils sont utilisés séparément. Leur pouvoir réside plutôt dans le fait qu’ils complètent et permettent l’utilisation d’un éventail de perspectives analytiques pouvant s’avérer encore plus importantes, en particulier, un accent mis sur les interactions entre les personnes et les structures sociales. Plus loin, nous ferons valoir que la conception étroite du parcours de vie doit être considérée comme un élément important, mais distinct, d’un nouveau cadre conceptuel servant à appuyer l’analyse sociale et ses systèmes connexes de données.

Comment alors une perspective fondée sur les parcours de vie, qu’elle soit définie de façon étroite ou large, permet-elle d’améliorer davantage l’élaboration des politiques sociales que l’utilisation de l’approche économique traditionnelle dont il est question à la section 1.1 ?

Sur le plan théorique, les techniques d’analyse actuelles reflètent principalement la façon dont les microéconomistes évaluent le monde, à partir des transactions effectuées à un moment précis (habituellement, les transactions du marché et les impôts ou les transferts entre les personnes et les gouvernements), et des caractéristiques sociales et économiques de ceux qui effectuent ces transactions. Willikens (1999) a avancé que le passage de cette vision du monde traditionnelle à une vision du parcours de vie équivaut à déplacer l’accent mis sur la structure vers les dynamiques, et l’accent mis sur des perceptions de la réalité axées sur l’entité vers des perceptions axées sur le processus. Il s’agit d’une transition qui a déjà fait ses preuves dans le domaine des sciences naturelles en permettant d’expliquer cette discipline de façon convaincante. McDaniel et Bernard (2011, S4) soulignent qu’il s’agit d’un remplacement de l’accent transversal actuel mis sur les caractéristiques des personnes et sur la façon dont celles-ci pourraient être modifiées avantageusement par des interventions politiques, par un nouvel accent mis sur les circonstances sociales (notamment les circonstances liées à la politique) auxquelles sont confrontées les personnes au cours de leur vie.

Dans la pratique, une nouvelle façon de concevoir le monde dans lequel opère la politique sociale peut se traduire par de nouvelles idées suscitant des débats et générant de nouvelles recherches et enquêtes. Ainsi, les chercheurs seraient davantage sensibilisés à la réalité que cachent les chiffres et plus motivés de compléter les données quantitatives par des études qualitatives. Les perspectives fondées sur les parcours de vie peuvent jeter une nouvelle attention stratégique sur le rôle du développement des actifs (le capital humain et le renforcement des capacités, la santé, l’acquisition de compétences, le capital social et le rôle de la famille, les aidants naturels et de façon générale, les politiques préventives favorables et moins coûteuses), un aspect essentiel pour les politiques correctives les plus sollicitées dans les politiques transversales de l’État-providence d’aujourd’hui. Une fois de plus, McDaniel et Bernard (2011) fournissent des exemples.

Ainsi, comme nous l’avons déjà souligné, les effets directs importants sur l’élaboration des politiques exigent que les connaissances soient quantifiées : les concepts doivent être appuyés par une solide base statistique. Une définition étroite du parcours de vie serait actuellement mal étayée par les statistiques. Les principales sources sont des enquêtes autonomes ponctuelles sur des sujets précis. La définition plus large de Paul Bernard est étayée par des données un peu plus pertinentes pouvant être collectées auprès de diverses sources par différentes techniques, notamment les enquêtes longitudinales, les analyses de cohortes, les lectures tirées de l’Enquête sociale générale et d’autres moyens semblables. Cependant, nous sommes loin d’avoir sous la main le type de données détaillées et d’outils analytiques qui seraient nécessaires pour répandre l’utilisation des possibilités offertes par les perspectives fondées sur les parcours de vie.

Deux ouvrages récents sur les parcours de vie en tant que perspective politique[6] confirment non seulement les connaissances fournies grâce aux perspectives fondées sur les parcours de vie et leur pouvoir potentiel, mais aussi le rôle plutôt restreint que ces perspectives jouent présentement dans l’élaboration des politiques actuelles, comme en témoignent les exemples limités rapportés à ce sujet.

1.3 Prochaines étapes de l’exploitation des possibilités offertes par les perspectives fondées sur les parcours de vie

La conclusion qui s’impose à la section 1.2 est que la prochaine grande étape dans l’exploitation du potentiel politique des perspectives fondées sur les parcours de vie est la nécessité de créer un ensemble de statistiques à l’appui et d’outils d’analyse connexes qui permettront aux connaissances d’être quantifiées. Cette conclusion n’est certes pas nouvelle. L’importance d’établir une base de statistiques qui appuie la dynamique et la micro-analyse des personnes en contexte social est déjà reconnue par les chercheurs et les analystes de nombreux domaines sociaux. En effet, il est nécessaire de créer des réseaux de chercheurs qui peuvent aider à recueillir et à exploiter ce genre de données. Paul Bernard lui-même a joué un rôle central ici. En particulier, il a été un ardent défenseur très respecté d’une enquête longitudinale canadienne (Bernard et al., 2007), laquelle, si elle était intégrée dans l’ensemble du système de statistiques sociales, ferait du Canada un chef de file mondial dans ce domaine. Nous lui devons beaucoup pour cette contribution.

Le présent article traite de l’élaboration d’un cadre conceptuel pour un système statistique canadien qui permettrait aux concepts de parcours de vie d’être mieux utilisés en pratique. L’approche qui sera adoptée consiste à intégrer des perspectives fondées sur les parcours de vie dans un système global de statistiques sociales qui comprendrait non seulement les définitions étroites et larges du parcours de vie tel qu’abordé plus haut, mais aussi toutes les perspectives pertinentes qui sont en jeu aujourd’hui, notamment les concepts économiques traditionnels et encore puissants qui sont au coeur des statistiques sociales actuelles. Ainsi, nous envisageons la mise sur pied d’un système intégré de statistiques sociales qui évolueront progressivement vers de nombreuses nouvelles directions, en s’appuyant sur la base existante des statistiques sociales.

Ce n’est pas la première fois qu’une tentative est amorcée en vue d’élaborer un cadre d’intégration pour les statistiques sociales, un cadre qui s’appuie sur des données existantes, mais qui ajoute de nouveaux et importants pouvoirs et dimensions à cette base. La section suivante décrit cette tentative qui s’inscrit dans le contexte des années 1970.

2. La comptabilité sociale : une approche du passé pour un cadre d’intégration

La comptabilité sociale[7] a été une première tentative pour élaborer une approche globale et intégrée permettant de mesurer et d’analyser le progrès social. Elle fournit des parallèles utiles à la recherche d’aujourd’hui pour l’élaboration d’un cadre similaire pouvant intégrer des perspectives fondées sur les parcours de vie et des perspectives transversales plus traditionnelles.

La comptabilité sociale a connu une certaine popularité durant la période relativement brève de la fin des années 1960 à la fin des années 1970, principalement aux États-Unis. Il s’agissait d’une période de prospérité et d’optimisme économiques assez importants. Cette période a été également marquée par des changements sociaux et des transformations de la politique sociale très rapides. Durant ces années, la structure de l’État-providence d’après-guerre a complètement été établie dans la plupart des démocraties occidentales et la pensée systémique a été introduite dans de nombreux domaines, notamment l’utilisation générale par les gouvernements d’un système rigoureux de planification, de programmation et de préparation du budget (PPPB). Le système de comptabilité nationale (SCN) a évolué jusqu’à ce qu’il prenne la forme du système que nous connaissons aujourd’hui. Le mouvement de comptabilité sociale a été une tentative d’appliquer les principes comptables nationaux au domaine social ou dans d’autres cas, une tentative d’émuler les principes comptables nationaux par d’autres moyens.

2.1 Les dialogues de l’âge d’or

Les principaux dialogues thématiques de cet âge d’or de la comptabilité sociale sont colligés dans un magnifique ouvrage (Juster et Land, 1981) élaboré à partir d’un important atelier qui comprend des documents provenant des principaux intervenants concernés et des évaluations globales effectuées par les personnes clés. Les paragraphes suivants s’inspirent fortement de l’évaluation finale effectuée par James House et, en particulier, par Richard Ruggles, et leurs propos sont parfois même paraphrasés.

Il a été généralement convenu que la comptabilité sociale devait compenser deux défauts principaux des statistiques sociales déjà en place. Tout d’abord, ces statistiques étaient descriptives (transversales dans le langage d’aujourd’hui), plutôt que dynamiques et analytiques. Elles ont été utiles pour comprendre où nous en étions en termes de progrès social, mais ne donnaient aucune piste sur la façon dont nous en étions arrivés à ce point ou sur ce que l’avenir nous réservait. Autrement dit, les statistiques étaient insuffisantes pour nous permettre de comprendre la cause et l’effet. De plus, ces statistiques n’étaient pas faciles à intégrer et n’avaient qu’une faible capacité à montrer comment les changements dans divers aspects de la société étaient interreliés. Par exemple, il y avait des données sur le bien-être subjectif et sur des caractéristiques objectives, mais ces données ne pouvaient pas être utilisées ensemble afin d’obtenir une compréhension intégrée des sources de bien-être.

L’objectif était d’élaborer un cadre ou un système de comptabilité qui : (a) montrerait comment les données sociales sont reliées entre elles et avec les données économiques et (b) serait basé sur les flux permettant une meilleure compréhension des interrelations et des relations de cause à effet. Il a été convenu que les indicateurs sociaux (par exemple, les mesures réelles du progrès social) ne faisaient pas partie des comptes sociaux en soi, mais qu’ils devraient plutôt être considérés comme des données du système statistique (avant les années 1980, les débats sur les comptes sociaux et les indicateurs sociaux ont souvent été confondus, ce qui n’a pas facilité les choses).

L’accent a été mis principalement sur deux types de systèmes comptables à vocation générale : comptes axés sur la démographie et comptes axés sur le temps.

Les comptes axés sur la démographie sont fondés sur les principes de la comptabilité nationale. L’idée de base est que l’on peut examiner les tableaux (matrices) qui montrent les flux (ou les états et les flux) entre les différents groupes de population (c.-à-d. pas entre les personnes) possédant différentes caractéristiques à différents moments. Cette façon de procéder a constitué une approche intégrée permettant d’examiner les changements de situation, notamment dans de nombreux domaines sociaux tels que l’éducation, la santé, l’état civil, le revenu, la richesse ou même le degré subjectif de bien-être. La dimension démographique des comptes permet de répartir les données sur l’espérance de vie selon des périodes prévues et un éventail de situations. Les liens économiques permettent d’associer les coûts ou les avantages aux situations pertinentes.

Les comptes axés sur le temps utilisent deux types de principes comptables : l’un se fonde sur les principes de la comptabilité nationale et l’autre sur l’utilisation du temps. À partir de microdonnées (à l’échelle de la personne), il s’agit d’une approche intégrée de mesures subjectives et objectives du bien-être. Une période de temps est allouée à la production marchande (travailler pour obtenir de l’argent) et une autre, à une gamme d’activités non marchandes. Ces activités produisent divers extrants (gains qui peuvent servir à acheter des biens et des services, à faire nettoyer sa maison, une meilleure santé, etc.) Ces activités totalisent les vingt-quatre heures d’une journée, et fournissent un outil comptable très efficace. Le degré de satisfaction obtenu à partir des extrants peut être mesuré, tout comme la durabilité (la capacité de persévérer). Il existe trois niveaux de comptes : un compte d’extrants du ménage, un compte de capital et un compte d’extrants sociaux. Le compte de capital crée le lien entre les statistiques économiques et le SCN, alors que le compte d’extrants sociaux traite des questions en matière de bien-être.

2.2 Les comptes axés sur le temps ont été considérés comme supérieurs

Le débat sur les deux approches dont traitent Juster et Land (1981) était civil et constructif. Ces deux approches utiles devaient être considérées comme complémentaires et conciliables et ne devaient pas se faire concurrence. Néanmoins, il est évident que les comptes axés sur le temps ont été considérés comme jouant un rôle beaucoup plus important pour l’avenir que les comptes axés sur la démographie.

Deux principaux problèmes ont été relevés en utilisant les comptes démographiques comme approche principale. Le plus important était que ces comptes n’étaient pas fondés sur des microdonnées et que, par conséquent, ils étaient beaucoup moins flexibles. Ces comptes ne pouvaient pas être utilisés facilement pour analyser plusieurs variables en même temps. En outre, leur dépendance à l’égard de grandes matrices, même lorsque seulement quelques variables étaient en jeu, était préoccupante, car cela signifiait une collecte de données beaucoup plus importante que ce qui était vraiment nécessaire. Ainsi, de nombreux efforts devaient être consacrés à la résolution de problèmes techniques liés à la comptabilité plutôt qu’à celle des problèmes prioritaires.

L’approche des comptes axés sur le temps à partir de microdonnées a été créée pour améliorer l’efficacité de la manipulation, de la collecte et du stockage des données (notamment à partir de diverses sources) et pour permettre une meilleure intégration (par exemple, entre les données objectives et subjectives). Cette approche a également ouvert la voie à l’utilisation de puissants outils de microsimulation, qui avaient été proposés bien avant par Guy Orcutt (Orcutt, 1957). En outre, l’approche fondée sur des microdonnées pourrait facilement tenir compte des macrodonnées, comme les totaux de contrôle nécessaires pour assurer la cohérence sur le plan de l’économie dans son ensemble.

Par ailleurs, la majorité des données nécessaires pour tirer pleinement avantage de l’approche micro axée sur le temps n’existaient tout simplement pas encore. Les données provenant d’enquêtes par sondage en particulier étaient fragmentaires et souvent contradictoires. Pourtant, cette faiblesse apparente constituait réellement un apport intéressant. Le système axé sur le temps et fondé sur les microdonnées pouvait fonctionner avec n’importe quelles données disponibles et ne nécessitait pas de mise en oeuvre à grande échelle pour être utile sur le plan de l’analyse.

2.3 Un regard vers l’avenir : la perspective des années 1980

Dans ses remarques de conclusion, Ruggles (Juster et Land, 1981) a énuméré les principes suivants, qui devaient orienter les futurs travaux sur les comptes sociaux : le système devait se fixer un objectif général au service d’une vaste gamme de recherches démographiques, sociales et économiques, et se doter d’une base de données complète et commune. Il devait également intégrer des microdonnées et des macrodonnées de façon à ce que les macrocomptes soient théoriquement dérivés de groupes de microcomptes et devait fournir un cadre pour l’ensemble du système. Cependant, le système ne devait pas nécessiter l’obligation d’évaluer ou de consigner des anecdotes soulevées uniquement en raison de la conception de comptabilité. Enfin, le système devait être ouvert, de façon à ce que les analystes s’intéressent à des problèmes précis ou à des types particuliers de données pouvant s’appuyer sur le système en place sans avoir à recommencer.

L’établissement de ces principes a mené, à son tour, à la proposition d’un programme de recherche et développement (R et D) comprenant les priorités suivantes : (1) travail supplémentaire pour résoudre les problèmes conceptuels d’intégration des microdonnées et des macrodonnées, en particulier trouver des façons de compléter des microcomptes distincts pour les ménages, les entreprises et les gouvernements avec de nouveaux types de comptes séparés pour d’autres unités de référence, notamment les unités géographiques (comme le voisinage ou le milieu de vie) ; (2) davantage de travail de développement sur les techniques de correspondance et de fusion de données provenant de différents ensembles de données ; (3) un accent mis sur la résolution des incohérences dans les classifications et les définitions utilisées dans différentes parties du système ; (4) nouveaux types d’informations, en particulier la collecte de données sur l’utilisation du temps et les indicateurs subjectifs ; (5) travail conceptuel afin d’établir les principes devant être utilisés pour générer des ensembles de microdonnées à usage général et afin de les harmoniser avec les structures des macrocomptes ; et (6) examen des comptes créés dans une vaste gamme de types d’analyse.

Ces principes et priorités de R et D n’ont pas fait l’objet d’un suivi dans la rubrique « comptabilité sociale », qui a perdu sa popularité peu après l’atelier. Cependant, ils présentent des parallèles saisissants avec le travail en cours décrit à la section 5 qui porte sur un nouveau cadre pouvant intégrer de nouveaux concepts de parcours de vie. L’importance de l’intégration dans différents contextes sociaux et institutions a été, et continue d’être, une préoccupation centrale. L’accent mis sur la microanalyse est toujours pertinent, ainsi que la nécessité d’intégrer la microanalyse et la macroanalyse. D’ailleurs, avec plusieurs ajouts importants, ce programme de comptabilité sociale de trois décennies est toujours d’actualité.

Les principaux nouveaux ajouts d’aujourd’hui seraient d’une part, liés au passage des objectifs, de l’analyse et des données sociales axés sur le gouvernement à l’émergence d’objectifs axés sur le citoyen, comme nous le verrons dans la section 3, et d’autre part, liés à la dimension du parcours de vie. Une dimension longitudinale et en particulier un accent mis sur les transitions importantes de la vie se trouvaient au coeur des débats sur la comptabilité sociale. Toutefois, cet aspect a été principalement envisagé en termes de flux entre des moments précis dans le temps plutôt que comme des parcours de vie complets.

3. Un cadre d’intégration : la perspective en 2013

3.1 Des années 1980 à aujourd’hui

Les schémas explicites de comptabilité sociale qui ont fait l’objet de discussions durant l’âge d’or n’ont jamais été appliqués. Par ailleurs, l’expression « comptabilité sociale », au sens qui lui est attribué dans le présent article, a largement disparu[8].

Depuis les années 1980, l’attention a été détournée des grands cadres conceptuels. La conjoncture économique était défavorable et le domaine du social perdait de sa vigueur. Les attentes sur les avantages d’une approche rationnelle et systématique de la planification étaient irréalistes. Il n’y avait que peu d’intérêt pour une réflexion novatrice sur de nouvelles orientations en matière de politique sociale, sans parler de sa structure théorique. Au contraire, la tâche était d’affiner la nouvelle architecture de l’État-providence et de maintenir ses coûts. Encore plus important peut-être, les systèmes pratiques et opérationnels pour la collecte et l’analyse de microdonnées examinées par les responsables de la comptabilité sociale durant cette période n’existaient pas. Ce n’est que récemment que l’efficacité de calcul nécessaire s’est répandue.

La nouvelle puissance de calcul des années 1980 et 1990 permettait avantageusement de collecter et d’analyser de façon efficace un nombre beaucoup plus important de données d’enquête. Par conséquent, à partir des années 1970, on a enregistré une croissance rapide du nombre d’enquêtes transversales par sondage couvrant de nombreux domaines de la vie sociale. Plus récemment, les enquêtes longitudinales ont connu une croissance importante. L’exploitation statistique des fichiers administratifs a également enregistré une croissance, même si elle demeure modeste.

3.2 Les effets transformateurs de l’évolution technologique : une question d’avenir

Même si les dernières décennies ont été profondément influencées par le pouvoir de la nouvelle capacité de traitement de l’information provenant de la collecte et de l’analyse de données, ces changements ne se sont pas encore avérés porteurs de nouvelles transformations. Les statistiques sociales proviennent toujours principalement des mêmes sources : les enquêtes transversales et les recensements. Les données sous-jacentes demeurent planifiées, structurées et accessibles de la même manière : enquête par enquête et recensement par recensement. L’analyse s’est complexifiée, mais se fonde encore principalement sur des techniques préinformatiques, soit à partir de tableaux, d’ensembles de nombres (souvent des séries chronologiques de lectures effectuées à des moments précis, par exemple sur le taux de chômage ou la fréquence de la maladie, du crime ou de la pauvreté), d’analyses de régression et d’analyses connexes qui peuvent permettre d’examiner les relations entre ces lectures à des moments précis.

Tout cela a été appelé à changer lorsque les systèmes statistiques ont finalement commencé à exploiter la pleine capacité de la technologie actuelle. Trois types de transformations sont en cours. La première résulte d’une modification des outils disponibles pour la collecte et l’analyse de données qui permettront un passage fondamental de l’ancienne technologie de gestion de données enquête par enquête à une technologie de stockage de données beaucoup plus efficace. La deuxième transformation concerne le développement de nouvelles techniques analytiques efficaces permettant de tirer des conclusions cohérentes et conviviales à partir de ce stockage de données sociales particulièrement imposant. Enfin, la troisième transformation a trait à l’adoption d’un accès Web aux données sur mesure, selon les besoins individuels. L’accès aux données par le Web pourra à son tour entraîner un passage de l’utilisation des statistiques sociales officielles réservées principalement à l’utilisation du gouvernement vers une utilisation en temps réel par les citoyens. Nous allons maintenant traiter chaque transformation séparément, même si chacune d’elles est liée aux autres.

La transformation de la collecte

Les techniques de collecte et d’analyse de données sont actuellement fondées sur les moyens. Nous prévoyons recueillir et analyser des données à partir de différents recensements, enquêtes et fichiers administratifs pris séparément. Dans la mesure du possible, nous tentons d’utiliser des définitions et des concepts communs, de sorte que des comparaisons puissent être faites entre les diverses sources lors d’étapes ultérieures de l’analyse. En revanche, la nouvelle technologie permet de planifier, de stocker et d’analyser des microdonnées (par exemple, des données sur des personnes ou des groupes particuliers) provenant de nombreuses sources d’une façon intégrée, notamment les données tirées d’enquêtes, de recensements et en particulier les données sous-exploitées des fichiers administratifs. Le stockage des nouvelles données sociales comme décrit dans Hicks (2012b) comporte bien sûr des limites et une structure interne, mais pour les besoins de la présentation, il est plus simple d’imaginer un gigantesque entrepôt contenant toutes les données disponibles qui représentent un intérêt potentiel pour la politique sociale, peu importe la source.

Par conséquent, en utilisant la nouvelle technologie, nous pouvons entrer des quantités presque infinies de microdonnées potentiellement utiles dans le système statistique, à condition que leur qualité soit documentée et qu’une carte montrant comment ces innombrables microdonnées sont interreliées soit fournie. La section 4 fournit un exemple de la façon dont le cadre Olivia peut accélérer l’intégration des données administratives dans le nouveau système statistique.

L’utilisation de grandes bases de données sociales entraînera deux types de bénéfices considérables.

Tout d’abord, des gains importants en matière d’efficacité seront réalisés puisque d’énormes quantités de données jusque-là inexploitées seront consignées dans des dossiers administratifs liés aux programmes sociaux et à leurs clients, entre autres les données fiscales. La plupart des nouvelles données statistiques qui entreront dans le système proviendront de dossiers administratifs, d’enquêtes et de recensements de plus en plus considérés comme des moyens de contrôler la qualité et de combler les lacunes en matière de données clés. De plus, peu importe leur source, les données ne seront entrées dans le système qu’une seule fois, y compris des renseignements précis sur leur qualité.

Il est important de noter que le Canada accuse un retard sur de nombreux autres pays, dont les ÉtatsUnis, dans l’utilisation de dossiers administratifs à des fins statistiques. Néanmoins, des travaux de développement sont en cours sur de nombreux plans, même s’ils ont une visibilité relativement nulle[9]. Les dossiers d’impôt ont été utilisés pendant de nombreuses années au sein du gouvernement à des fins statistiques. En effet, une recherche sur le site Web de Statistique Canada concernant les approbations de couplage de dossiers montre une augmentation importante de l’utilisation d’une grande variété de dossiers administratifs à des fins statistiques. Par exemple, un fichier de données longitudinales sur les travailleurs a été créé afin d’examiner les dynamiques de l’emploi. Il s’agit d’un échantillon aléatoire représentant dix pour cent de tous les travailleurs canadiens, qui comporte des données longitudinales remontant à 1983 et qui intègre des données provenant de quatre sources : les formulaires de relevé d’emploi de Ressources humaines et Développement des compétences Canada (sur les cessations d’emploi) ; les formulaires T1 et T4 de l’Agence du revenu du Canada, et le Programme d’analyse longitudinale de l’emploi (qui à son tour est créé à partir de données administratives). Les premiers résultats d’analyse devraient être publiés plus tard en 2013.

En outre, l’intégration des données provenant de sources multiples se traduit par un recoupement entre les sources, une condition qui permet la création de nouvelles informations pratiquement sans aucun coût ou fardeau de la réponse[10]. Un exemple courant est l’attribution de données sur l’alphabétisation provenant d’enquêtes sur des professions tirées du recensement afin de créer des données sur l’offre et la demande de compétences détaillées selon l’occupation et la localité. Un autre exemple courant est celui des systèmes d’informations géographiques qui génèrent des données intégrées pour les petites régions à partir de nombreuses sources. Le modèle novateur de microsimulation LifePaths de Statistique Canada est un exemple encore plus complexe.

La transformation de l’analyse

Les utilisateurs de l’entrepôt de statistiques sociales se serviront de nouvelles techniques d’analyse très poussées. L’entrepôt de données comptera beaucoup plus de données disponibles que ce qui pourrait être utilisé pour n’importe quelle application des politiques. Par le passé, une grande partie du processus servant à déterminer quelles données étaient le plus susceptibles d’être pertinentes à une application se déroulait à l’étape de la collecte. Les coûts et le fardeau de la réponse imposaient seulement un nombre limité de questions sur les enquêtes et les recensements ou le nettoyage de certaines données administratives seulement. Selon la nouvelle approche, avec laquelle presque toutes les données potentiellement pertinentes sont stockées dans l’entrepôt, la simplification est nécessaire afin d’obtenir des résultats compréhensibles et faciles à gérer. Cependant, cette simplification intervient à l’étape de l’analyse où de puissants outils analytiques, souvent des outils microanalytiques, permettent à l’utilisateur d’établir des hypothèses pour déterminer quelles données de l’entrepôt seront les plus pertinentes pour l’application en question.

En résumé, la technologie permet une démocratisation du système statistique. Les statistiques officielles peuvent être utilisées par beaucoup plus de gens à des fins plus nombreuses, sans être filtrées par le prisme des théories déjà en place et sans se limiter à des fichiers déjà compilés. Bien sûr, l’utilisation de cette technologie mettra l’accent sur la recherche de nouveaux moyens qui permettent aux utilisateurs de s’assurer que les données sont pertinentes et de grande qualité, et qui protègent les renseignements personnels du fournisseur de données.

Dans certains cas, les nouveaux outils analytiques seront complexes et à la fine pointe de la technologie, par exemple, en permettant aux chercheurs d’explorer l’évolution des parcours de vie par des moyens utiles en politique, notamment en créant des modèles de microsimulation élaborés et des analyses de réseaux complexes d’interrelations entre les personnes et les institutions. Dans d’autres cas, les outils analytiques seront souvent plus faciles à utiliser pour des utilisateurs non spécialistes que les outils statistiques existants. Un exemple cité plus loin montre que les données peuvent être utilisées par des personnes pour calculer le succès attendu quant à différentes options en matière d’emploi, comme un changement d’emploi, une transition vers un marché du travail différent, ou des cours de formation. Les manipulations de données sous-jacentes sont très complexes et reposent sur d’énormes ensembles de données, mais sont invisibles pour les utilisateurs qui ne voient que les résultats, simples et intuitifs.

La transformation de l’accès aux données

Plus importante que le passage à une technologie de stockage de données et ses techniques analytiques connexes sera la transformation entraînée par la technologie actuelle d’accès aux données, en particulier l’accès à l’information sur le Web personnalisé, selon la situation unique de chaque utilisateur. L’appui au processus décisionnel du gouvernement restera un objectif important, mais secondaire de ce type d’application, en fournissant des données plus complètes sur la comptabilité, les résultats, l’efficacité et, surtout, la qualité du service, et ce, à toutes les étapes du cycle stratégique du gouvernement et selon différents programmes et domaines politiques.

Nous prévoyons, comme nouvelle utilisation principale des statistiques officielles sociales, de fournir des données à des sites Web qui, à leur tour, fourniront de l’information personnalisée et en temps réel afin d’aider les citoyens (ainsi que les entreprises, les institutions et d’autres utilisateurs) à faire des choix de vie sains dans les principales sphères sociales, notamment des choix en matière d’éducation, d’emploi et de formation des adultes, d’attribution de temps pour certaines périodes (telles que la planification de la retraite, les différents congés d’études ou parentaux), et de prestation de soins aux membres de la famille (par exemple, les soins nécessaires dans la petite enfance ou pour les personnes âgées).

Prenons l’exemple d’un adulte qui souhaite améliorer ses perspectives d’emploi. Cette personne voudrait connaître les probabilités de réussite sur le marché du travail (notamment les probabilités en matière de stabilité et de salaire d’un futur emploi) selon différents choix, par exemple, si cette personne décidait de suivre un cours de formation, de retourner à l’école ou de changer d’emploi. Pour obtenir cette information, elle fournirait des renseignements sur le site à propos de ses compétences, de ses antécédents professionnels et de ses attentes en matière d’emploi. Le site enregistrerait ces renseignements et, en utilisant une base de données sous-jacente, calculerait les taux de réussite attendus pour chaque choix. Ces calculs seraient fondés sur les critères suivants : (a) l’expérience ultérieure au marché du travail des personnes ayant des caractéristiques semblables et qui dans des circonstances similaires auraient fait des choix comparables par le passé ; (b) les prévisions des tendances futures du marché du travail et de l’information ; et (c) lorsqu’ils sont disponibles, les récents taux de réussite d’interventions précises.

En plus de donner des prévisions sur les chances de succès associées à des choix différents, le site dirigerait les utilisateurs vers d’autres sites afin qu’ils obtiennent de l’information utile pour s’orienter (habituellement sur des sujets connexes, mais se trouvant sur différents sites, à la fois publics et privés), notamment des sites sur la description des options de formation disponibles dans la ville concernée, des sites d’appariement des emplois, des sites qui aident les gens à comprendre leurs niveaux actuels de compétence professionnelle et qui les guident dans leur recherche d’emploi, etc.

Les données sur la satisfaction des individus par rapport au service offert et des suggestions d’amélioration seraient recueillies dans le cadre de la procédure.

Toutes ces étapes se dérouleraient en temps réel, de la même façon que le type de rétroaction instantanée offerte par des sites tels que « Match.com », « Amazon.ca » ou « Expedia.ca » ou leurs compétiteurs, lors de la recherche d’un partenaire, d’un livre ou d’un voyage. Les calculs seraient plus complexes que ceux utilisés dans ces exemples de sites et devraient tenir compte de beaucoup plus de variables. Toutefois, des calculs aussi complexes sont maintenant courants dans la recherche de données et les applications de recherches Web. Des travaux pilotes sur le calcul des taux de réussite attendus des programmes actifs du marché du travail ont été réalisés avec succès par Ressources humaines Canada il y a plus de quinze ans[11], en utilisant la technologie d’entreposage de données, et non la technologie Web qui n’existait pas alors. La technologie n’est vraiment pas un obstacle important à la mise en oeuvre du projet.

Bien entendu, la base de données sous-jacente contiendrait des renseignements sur tous les Canadiens qui, par le passé, ont reçu des formations particulières, sont retournés aux études ou ont changé d’emploi ou de profession[12]. Elle contiendrait également des renseignements sur leurs antécédents en matière d’emploi et de formation avant et après le changement de formation ou d’emploi. De tels renseignements sont actuellement disponibles à partir des dossiers sur l’impôt sur le revenu et des dossiers administratifs liés à l’assurance-emploi et aux programmes actifs du marché du travail (PAMT). Les données administratives seraient complétées par des consultations interactives approfondies ou des enquêtes sur des échantillons de personnes ayant vécu des expériences différentes (réussites et échecs) pendant et après l’intervention.

Naturellement, les mêmes renseignements seraient disponibles pour ceux qui ont financé, conçu, géré et commercialisé la formation ou l’apprentissage des adultes en question. Ces renseignements leur permettraient d’améliorer continuellement la formation et de mieux cibler leur clientèle. Ainsi, l’information de type « société habilitante » constituerait la base d’un type tout à fait nouveau d’organisation apprenante dans le secteur public, à l’image des transformations semblables qui ont touché certaines entreprises du secteur privé. Un « programme d’apprentissage » est un programme qui évolue automatiquement au fil du temps, en se fondant sur ce qui fonctionne le mieux.

Cet exemple du marché du travail a déjà été largement testé dans le domaine des PAMT et pourrait être intégré assez rapidement. La mise en oeuvre d’applications dans d’autres domaines, où les dossiers administratifs ne sont pas aussi solides, nécessiterait davantage de temps. Toutefois, cette approche deviendra certainement la façon courante de mener des activités liées à la politique sociale gouvernementale dans les prochaines décennies.

Comme pour toute nouvelle initiative, la mise en oeuvre de celle-ci ne sera pas exempte de difficulté. Entre autres, un suivi sera nécessaire concernant de nombreux aspects : l’efficacité, l’utilisation, la validité des résultats, tous les obstacles à l’accès qui sont non intentionnels ou discriminatoires, et les effets indirects sur d’autres programmes. Cependant, à ce stade précoce, toutes les tendances sont encourageantes, à condition bien sûr que l’objectif ne soit pas d’atteindre la perfection, mais d’améliorer le niveau de réussite actuel. Par exemple, une expérience contrôlée réalisée en Suisse a permis de comparer les résultats obtenus à partir de calculs « qui fonctionnent » aux résultats obtenus par des agents expérimentés chargés du traitement de cas. En orientant des clients vers des interventions, ces agents ont obtenu à peu près les mêmes résultats qu’avec l’assignation aléatoire. Autrement dit, ces calculs n’ont rien apporté de plus, mais n’ont rien enlevé non plus. Cependant, des interventions basées sur des techniques semblables à celles qui ont été mises à l’essai au Canada se sont traduites par des gains importants dans les taux d’emploi après l’intervention, entre 7 % et 15 %, selon les hypothèses qui ont été avancées. Il s’agit d’un bénéfice très important compte tenu du contexte des coûts relativement faibles de l’élaboration de tels outils de référence « intelligents ».

Les tendances sont tout aussi optimistes lorsqu’on observe l’utilisation de cette technologie directement sur le Web, sans avoir recours à des conseillers ou à des agents de traitement des cas. Les taux de participation représentent toujours une question importante, mais comparativement aux sources d’information sur la disponibilité des interventions appropriées, l’approche proposée permet un accès aux données plus simple et plus intuitif et est beaucoup plus efficace en termes de produit livré. Certaines inégalités d’accès doivent être résolues, mais il semble raisonnable de supposer que les jeunes et les personnes d’âge moyen qui utilisent aisément l’informatique représentent les groupes qui auront le meilleur accès. D’ailleurs, ce sont aussi ces groupes qui ont le plus besoin de ce type d’information sur la carrière et l’apprentissage. La même information de qualité supérieure peut être consultée par les agents de traitement des cas, pour les personnes qui sont gravement désavantagées et qui ont besoin de conseils personnels. De plus, l’ensemble du système sera plus ouvert et plus fiable, car il générera également des données actuelles accessibles au public sur les coûts et les résultats du système dans son ensemble et sur les différents acteurs au sein de celui-ci.

3.3 La transition vers la société habilitante, une question d’avenir

Nous avançons que la pensée de l’État-providence en ce qui a trait à une bonne politique sociale est remplacée par ce que nous avons appelé la pensée de type « société habilitante » (Hicks 2012b). Évidemment, un tel changement est nécessairement confus et progressif et s’étend sur des décennies. Afin de faciliter l’explication, nous comparerons les deux pensées en les décrivant dans leurs grandes lignes. Le plus simple est de commencer par décrire l’ancien concept de l’État-providence de façon simplifiée, puis de montrer ce qui n’a pas changé avant d’explorer les différences de la nouvelle pensée de la société habilitante.

Portrait de l’État-providence

En politique sociale, la pensée de l’État-providence met l’accent sur les programmes de soutien du revenu aux personnes qui ont besoin de ressources supplémentaires à différents moments de leur vie. Le but est de réduire la pauvreté et l’exclusion et d’atteindre de plus vastes objectifs en matière d’égalité sociale. Les outils utilisés comprennent les prestations, l’aide financière aux études, le crédit et les retenues d’impôt, l’assurance-emploi, l’aide sociale et l’indemnisation des accidentés du travail. L’objectif ultime de la pensée de l’État-providence se traduit quelquefois par un revenu annuel garanti (RAG). Certains ont recommandé ce qui est connu comme la variante d’un revenu de base d’un RAG (l’État verse à chaque personne un montant annuel qui, idéalement, lui permet de vivre au-dessus du seuil de pauvreté) ou, ce qui est habituellement plus fréquent au Canada, la variante de l’impôt négatif sur le revenu du RAG (lorsque les crédits et les retenues d’impôt remplacent le transfert de revenu de base), un objectif qui est raisonnablement près d’être atteint.

Bien entendu, le revenu est seulement l’une des ressources dont les gens ont besoin pour mener une vie pleine et productive au sein d’une société équitable. Selon la pensée traditionnelle de l’État-providence, les autres ressources sont généralement prises en compte, mais tendent à être traitées selon une politique distincte (le système d’éducation, les services sociaux, le système de soins de santé ou les programmes d’information orientés vers la promotion de situations souhaitables et la prévention de situations non souhaitables). Le revenu est parfois considéré comme une approximation raisonnable de ces ressources, car avec un revenu décent, les gens peuvent acheter de nombreux services nécessaires. Une vision extrême de l’État-providence est celle où les gens reçoivent des bons d’échange afin de se procurer directement un large éventail de services de santé et d’éducation.

Il est important de remarquer que nous utilisons l’expression « État-providence » pour désigner la caractéristique dominante des politiques sociales arrivées à maturité dans les pays développés, principalement dans les années 1960 et 1970, à savoir l’accent mis sur l’utilisation de programmes de sécurité du revenu à un moment précis comme moyen d’équilibrer les objectifs d’équité, d’égalité des chances, de la démocratie et du capitalisme. Ainsi, nous n’utilisons pas l’expression « État-providence » pour décrire les pays eux-mêmes et nous ne l’utilisons pas non plus dans le sens préconisé par Esping-Andersen[13], par exemple, dans sa célèbre catégorisation de l’État-providence (Esping-Andersen, 1990).

Les deux visions présentent les mêmes objectifs de premier plan

Le passage d’une vision « État-providence » de la politique sociale à une vision « société habilitante » ne change rien aux principes fondamentaux tels que le soutien d’une société équitable et non discriminatoire, le soutien au développement des personnes en tant qu’êtres humains, ou le soutien à un équilibre adéquat des responsabilités ou des obligations entre l’individu et l’État. Dans la tradition de l’État-providence, il y a toujours eu différentes opinons sur l’importance relative de l’équité et des choix individuels, les débats habituels entre la gauche et la droite sur la mesure dans laquelle les ressources d’une société devraient être attribuées de façon collective ou individuelle. Ces débats n’ont pas été très influencés par la transition vers la pensée de la société habilitante, du moins en principe. Chaque débat entre la gauche et la droite selon la conception de l’État-providence a une réplique exacte dans la conception de la société, même s’il semble raisonnable de penser qu’en pratique, les débats de la société habilitante sur ces sujets, sont davantage nuancés et fondés sur des faits, et sont plus susceptibles de mener à des compromis raisonnables.

Différences entre les deux visions

Même si ces deux visions ont les mêmes objectifs ultimes, la vision de la société habilitante diffère de la vision traditionnelle de l’État-providence d’au moins six façons.

Tout d’abord, les perspectives traditionnelles axées sur un moment précis dans le temps concernant le progrès social et les problèmes sociaux tireront avantage de la prise en compte des parcours de vie, du développement humain, des capacités humaines et des perspectives dynamiques connexes. Ces dimensions supplémentaires permettront d’examiner comment les changements et les interventions à différents moments de l’existence jouent un rôle tout au long du parcours de vie. Elles permettront également d’examiner les questions d’équité, de pauvreté et d’exclusion sur de plus longues périodes de vie, mais aussi à des moments précis dans le temps. L’une des conséquences consistera en un nouvel intérêt pour les capitaux, mais aussi pour les flux de ressources, par exemple, les actifs et les flux de revenus, ce qui se manifestera dans l’analyse des politiques et l’élaboration d’instruments de politique, par exemple un support pour le renforcement de l’économie et des actifs financiers, le développement du capital humain (dans les domaines de la santé et de l’apprentissage) et du capital social (réseaux de soutien).

Une autre conséquence sera une plus grande attention portée à l’analyse et à l’évaluation des politiques vers la distinction entre des politiques qui permettront : a) de redistribuer les ressources entre les personnes, par exemple, des riches vers les pauvres ; b) d’attribuer des ressources au cours de la vie d’une personne, c’est-à-dire les prestations, l’aide financière aux études, ou certains aspects de l’assurance-emploi ; et c) de redistribuer les ressources au sein des familles et entre les générations, ou encore, les régimes d’épargne pour les études, les crédits d’impôt pour les enfants et le fractionnement du revenu.

Deuxièmement, la planification, l’analyse et l’évaluation tiendront compte d’une vision plus large et intégrée de la politique sociale, en ce qui a trait à la portée et aux instruments de politique utilisés. En ce qui concerne ces instruments, le soutien du revenu, la prestation de services et l’offre d’informations seront traités comme des parties interactives d’un système dans son ensemble et non comme des entités distinctes. De même, pour ce qui est de la portée, les politiques sociales, les politiques de santé de la population, les politiques du marché du travail et les politiques de sécurité publique seront considérées comme des éléments interactifs d’un ensemble plus vaste.

Troisièmement, la dichotomie entre la personne et l’État qui caractérise la pensée de l’État-providence est à tel point répandue qu’on considère souvent qu’un grand nombre d’agents et d’acteurs jouent un rôle indépendant, mais interactif, dans les systèmes sociaux. Ces agents et acteurs comprennent les personnes, les familles, les entreprises, les organisations sociales, les réseaux sociaux plus ou moins formels, les organismes de prestation de services et les organismes publics comme les écoles et les hôpitaux, ainsi que les organismes gouvernementaux. Une vision plus nuancée des acteurs du système sera désormais intégrée dans l’analyse des politiques sociales et des données à l’appui.

Quatrièmement, les politiques et les programmes qui visent directement les personnes mettront davantage l’accent sur les circonstances particulières de leur parcours de vie et seront moins tributaires des programmes uniformisés. Par ailleurs, le rôle des agents qui agissent en tant qu’intermédiaires entre la personne et l’État sera plus précis. Ce changement dans le soutien du revenu peut déjà être observé dans la croissance de crédits d’impôt très spécifique du régime d’impôt des particuliers. Les services subiront une transformation semblable à la suite de l’introduction du type de technologie « la plus efficace » dont il est question à la section 3.2.

Cinquièmement, et de façon étroitement liée au point précédent, les interventions reposeront de plus en plus sur les preuves des stratégies les plus efficaces et des modalités de prestation de services établies par des organisations « d’apprentissage » comme mentionné à la section 3.2. Les gains sont susceptibles d’être importants tant pour les finances publiques que pour les avantages sociaux : les évaluations ont montré depuis longtemps que les gains provenant de nombreux services déjà en place, tels que les services d’emploi, sont actuellement très faibles.

Sixièmement, on assistera à une importante expansion de programmes axés sur l’information moins coûteux (par rapport aux programmes de prestation directe de services et de soutien du revenu), conformément à l’exemple de moyens axés sur le Web « les plus efficaces » de la section 3.2. Le résultat sera une augmentation importante des relations directes (mais non intrusives) entre le citoyen et l’État, avec une concentration des interventions axées sur la prestation de services plus coûteux dans des domaines où les problèmes sont les plus graves.

3.4 Réflexions finales sur les tendances de l’avenir

Nous terminons cette section sur les tendances de l’avenir en abordant deux points supplémentaires. Tout d’abord, nous affirmons que les tendances en matière de technologie, de politique et d’analyse des politiques, les sujets abordés dans cette section, sont étroitement liées entre elles. Ensuite, nous avançons que, même si une partie de la terminologie et des juxtapositions présentées dans cette section peut être inhabituelle, le débat fondamental est bien connu et les recoupements que l’on trouve dans la plupart des documents tentent de cerner les tendances de l’avenir.

L’interaction entre la technologie, les politiques et l’analyse des politiques

Les transformations des technologies, dans le contenu des politiques et en analyse des politiques, sont interdépendantes. Les liens entre la révolution de l’information et l’analyse des politiques ont déjà fait l’objet de discussions. Dans la présente section, nous faisons quelques observations sur les relations bilatérales entre le contenu des politiques et l’analyse des politiques et entre le contenu des politiques et la technologie.

Il faut d’abord savoir qu’il existe des liens évidents entre les caractéristiques des politiques sociales et les statistiques sociales qui sont recueillies et analysées. Par exemple, une grande partie de la collecte de données et du travail analytique effectuée est soit entreprise ou parrainée par le gouvernement qui, bien sûr, souhaite s’en servir dans la mise en oeuvre des politiques. De plus, comme nous l’avons déjà fait remarquer, la fiabilité et l’efficacité nécessitent que les modifications du contenu politique soient harmonisées aux modifications connexes, de façon à ce que les programmes soient mesurés et évalués.

Il sera toutefois de plus en plus difficile de définir les frontières entre les programmes et l’analyse, au fur et à mesure que nous adopterons la pensée de la société habilitante. L’offre directe de renseignements personnalisés « les plus efficaces » à des particuliers s’oriente vers un nouveau et important secteur d’activité pour les gouvernements, tout à fait distinct des secteurs d’activité traditionnels de la sécurité du revenu et de la prestation de services. En ce sens, la politique sociale rattrapera la politique de la santé, laquelle considère depuis longtemps la diffusion d’information sur la promotion et la prévention comme une activité importante et indépendante. En outre, ces informations accompliront une double tâche. Elles pourront également s’avérer une source nouvelle et efficace de renseignements généraux sur la recherche sur le fonctionnement global de l’économie et de la société et une source de renseignements utiles à l’interne sur l’efficacité des programmes de services financés par le gouvernement comme la formation et l’orientation. Ainsi, on assisterait à une augmentation considérable de la priorité accordée au développement des statistiques sociales. Par le passé, il a été difficile de faire accepter l’idée de nouvelles enquêtes ou d’investissements importants en matière de données et d’analyse, en partie en raison des difficultés à calculer de façon précise les avantages financiers apportés par les dépenses de recherche. À l’avenir, les principaux calculs coûts-avantages seront liés à l’utilisation des données en vue d’améliorer la prise de décision de chaque personne. Les premiers résultats suggèrent que les bénéfices seront considérables, notamment une réduction significative des dépenses publiques dans certains domaines comme l’assurance-emploi.

L’évolution technologique joue aussi un rôle primordial dans l’élaboration du contenu réel des politiques gouvernementales. Il ne s’agit toutefois pas d’une forme de déterminisme technologique : la technologie permet d’atteindre les objectifs que nous avons toujours souhaité réaliser. Par exemple, la littérature décrite à la section 3 indique clairement que le problème ne provenait pas du fait que les concepteurs de l’État-providence ignoraient l’importance des dimensions longitudinales de la vie ou de l’adaptation des interventions de façon à ce qu’elles tiennent compte des circonstances de vie de chacun. En fait, la technologie de l’époque ne permettait tout simplement pas que ces facteurs soient considérés de manière non intrusive dans la conception de programmes concrets. La technologie informatique, inexistante alors, aurait permis d’établir des crédits d’impôt très sélectifs qui existent maintenant ou le calcul en temps réel des gains prévus par rapport à différents types d’interventions dont nous avons discuté et qui feront partie d’un avenir proche.

De même, les concepteurs de l’État-providence connaissaient les interactions entre la santé, l’éducation, les services sociaux et le soutien du revenu. Cependant, ils ne possédaient pas les statistiques leur permettant de cerner ces interrelations en pratique. La création de politiques fiables et efficaces n’est possible que si la réussite des programmes dans l’atteinte de leurs objectifs fait l’objet d’un suivi. Il n’y a pas si longtemps, cela ne pouvait être réalisable que si les programmes étaient regroupés, comme les programmes de soutien du revenu, de la santé ou de l’éducation : nous pouvions évaluer le revenu et la santé de la population et le nombre de diplômés. Ce n’est que récemment seulement que nous avons commencé à pouvoir mesurer comment les revenus, l’état de santé, l’apprentissage et le bien-être sont liés. Ce n’est que récemment également que l’utilisation des énormes bases de données nécessaires dont il est question à la section 3.2 a pu être envisagée.

L’analyse sous-jacente des tendances de l’avenir ne date pas d’hier

Les résultats d’une analyse sont fortement influencés par la portée de cette analyse, par ses limites. Dans le présent article, la portée d’une analyse tient compte des modifications du contenu des politiques sociales, des technologies de l’information ainsi que des statistiques et des outils analytiques qui soutiennent la politique sociale. Ce regroupement quelque peu inhabituel de sujets donne par conséquent un aspect inusité à l’analyse, notamment en raison de l’utilisation de l’expression « société habilitante ». Cependant, chacun des thèmes traités fait couramment l’objet de discussions dans l’ensemble de la littérature.

D’abord, le débat sur l’évolution technologique en ce qui concerne la collecte et le stockage des données reflète bien entendu des interprétations qui existent depuis de nombreuses années dans la littérature sur le stockage de données et les développements informatiques connexes. Le débat sur l’influence de l’Internet a une histoire plus récente, mais est encore très courant. Les points que nous présentons sont simplifiés, mais ne sont pas novateurs (cf. Horizons de politiques, 2012).

Le débat sur les tendances en matière d’évolution des politiques est un peu moins connu, ce qui s’explique en partie du fait que la plupart des études sur les tendances s’intéressent à l’élaboration des politiques de façon générale, et non aux politiques sociales en particulier. Par exemple, le type d’étude le plus courant sur le plan fédéral au Canada (Horizons de politiques, 2012) soutient que les trois facteurs du changement suivants influenceront de façon générale les orientations politiques : a) une « assistance complète » en réseau ; b) un effacement des frontières entre les acteurs sociaux ; et c) la numérisation, la technologie mobile et les bases de données massives. La conclusion d’Horizons de politiques (2012), ainsi que celle de nombreuses autres sources de prévisions semblables, est que « tout est une question d’adaptation à la complexité ». L’adoption de la pensée de la société habilitante est un moyen permettant d’embrasser cette complexité en politique sociale, en tenant compte de chacun des trois « facteurs du changement » énumérés.

En politique sociale, en particulier, l’expression « société habilitante » peut être nouvelle, mais les tendances décrites font déjà partie de la littérature, ici comme à l’étranger. Comme mentionné précédemment, deux études récentes (Analyse de Politiques, 2011 et OCDE, 2007) ont traité du rôle émergent de la pensée sur le parcours de vie. De façon générale, le développement des ressources humaines et des capacités a dominé la pensée de la politique sociale depuis de nombreuses années (Hicks, 2008b), un document qui décrit en détail les tendances et les prévisions en matière de politique sociale canadienne. Sur le plan théorique, cette tendance est le plus souvent associée aux travaux sur les capacités humaines d’Amartya Sen (1980), sans doute le plus important penseur d’aujourd’hui dans ce domaine. Comme mentionné à la note 13, il y a une décennie, Esping-Andersen, le principal théoricien de typologies d’État-providence, a suggéré de passer à un nouveau type d’État-providence fondé sur la pensée du parcours de vie. D’un point de vue pratique, il est intéressant de noter qu’au sein du gouvernement fédéral canadien, les programmes traditionnels de l’État-providence (retraites, assurance-emploi et aide financière aux études) font partie d’un service portant le titre « société habilitante » de Ressources humaines et Développement des compétences Canada.

4. Un cadre canadien du « parcours de vie »

La section 3 décrit un monde où d’énormes quantités de données sociales tirées de diverses sources, dont la majorité provient de dossiers administratifs, seraient stockées dans un vaste entrepôt de données. Une excellente carte est essentielle pour se retrouver dans un regroupement de données aussi vaste et complexe, en particulier une carte très précise dans la définition du contenu de toutes les données, qui indique leur qualité et la façon dont elles sont interreliées dans les différentes parties de l’entrepôt. Une telle carte est tout aussi essentielle dans la planification de l’évolution de l’entrepôt de données, en particulier pour le nettoyage des données provenant de sources administratives et dans l’organisation des normes standards de classification et de codification de données provenant de nombreuses sources, y compris le codage à des fins de contrôle de qualité.

En 2003, les responsables du Projet de recherche sur les politiques (PRP, maintenant connu sous le nom d’Horizons de politiques) ont commencé à élaborer un cadre descriptif pour soutenir une analyse sociale pertinente pour la politique, notamment en appuyant la planification à long terme pour la collecte des données. Même si ce cadre, connu sous le nom du cadre Olivia (PRI, 2004), n’a pas été désigné explicitement comme la première étape du processus de cartographie de la base de données sociales qui servirait à appuyer la réforme de la société habilitante, il a le potentiel pour remplir ce rôle.

L’objectif de ce cadre a toujours été ambitieux : celui de développer une approche cohérente, une terminologie quantifiable pour décrire les aspects de la société qui présentaient un intérêt possible en politique sociale. Cette terminologie pourrait être utilisée dans l’analyse des données pratiques ou dans les exercices de planification stratégique liés à la collecte et à la création de nouveaux types de données. Elle pourrait s’appliquer à la fois à une analyse quantitative et qualitative, permettant à deux types d’analyses d’être utilisés dans l’analyse des politiques d’une manière intégrée. Les termes utilisés engloberaient les concepts, en offrant une façon intégrée et raffinée de décrire à la fois : (a) les perspectives axées sur les flux de ressources et sur un moment précis, y compris les activités économiques qui sous-tendent l’analyse traditionnelle de la politique sociale et (b) les perspectives plus récentes axées sur le parcours de vie, notamment les analyses des périodes de transitions et des trajectoires de vie à partir de la sociologie et d’autres sciences sociales. La terminologie appuierait directement la prise de décision de chaque citoyen et d’organismes divers dans différentes sphères de la vie sociale, ainsi que les utilisations les plus courantes liées à la politique axée sur le gouvernement.

Le cadre Olivia puise ses origines dans le concept de parcours de vie. D’ailleurs, le premier rapport sur l’élaboration du cadre (PRP, 2004) a été intitulé « Une approche fondée sur les parcours de vie pour l’analyse de la politique sociale : cadre proposé de politique et d’analyse ». Version rédigée par Stéphanie Gaudet[14], interne au PRP et qui avait pour objectif de présenter les concepts du parcours de vie selon les transitions et les trajectoires à ses collègues économistes et d’utiliser la définition étroite du parcours de vie mentionnée à la première section. Les versions ultérieures rédigées par Développement social Canada, par Ressources humaines et Développement des compétences et par l’auteur du présent article (Hicks, 2007) ont élargi le champ d’application du cadre. Il peut maintenant comprendre de plus vastes perspectives fondées sur les parcours de vie, conformément à ce que préconise Paul Bernard, ainsi que les concepts traditionnels liés aux activités économiques. Par conséquent, il vaudrait mieux considérer le cadre comme une approche générale axée sur le réseau qui tient compte des parcours de vie et de nombreuses autres perspectives.

Dans sa forme actuelle, le cadre se compose de quatre modules. Chacun d’eux décrit les personnes et les organismes selon une perspective différente, mais en utilisant des concepts cohérents et mesurables.

Le module 1 traite des flux de ressources et est une simple prolongation de l’analyse micro-économique traditionnelle axée sur un moment précis qui constitue la base d’une grande partie de l’analyse de la politique sociale d’aujourd’hui. Il définit des concepts cohérents pour décrire les interactions ou les transactions entre les individus et les institutions (dans notre langage, une institution est définie de façon très large et comprend les programmes gouvernementaux et les réseaux sociaux informels, mais aussi les organismes formels comme les entreprises, les écoles et les organismes non gouvernementaux). Ces concepts comprennent les flux monétaires qui constituent la base de notre économie, ainsi que les flux non monétaires que sont les biens, les services et les informations. En outre, le module 1 fournit des façons standards de décrire les caractéristiques des personnes et des institutions. Il s’agit de notre point de départ. Par exemple, il existe une disposition pour le codage des flux de ressources selon leur durée (qui permet une comptabilité de l’utilisation du temps efficace, comme mentionné à la section 2), leurs compétences, le niveau d’apprentissage et l’état de la santé (qui permet l’analyse du capital humain et du développement humain comme établi dans le module 2), l’importance de leurs réseaux (lesquels, lorsqu’ils sont complètement développés, semblent être une bonne base pour mesurer le capital social et le rôle des communautés), ainsi que selon la satisfaction perçue (qui est l’une des mesures dont il est question au module 4).

Le module 2 traite d’abord des flux de ressources et des transactions à un moment précis, ce dont il est question au module 1, mais les utilise comme fondement d’une approche cohérente permettant de décrire comment les personnes et les institutions sociales changent et évoluent au fil du temps. Le module présente deux façons de voir très différentes, mais complémentaires, qui nous permettent de comprendre l’évolution et les changements sociaux. La première est une approche sur le parcours de vie étroitement définie et fondée sur les transitions dans les principales sphères de l’existence. Les transitions sont des changements majeurs ou des discontinuités dans les flux de ressources (module 1). Une telle approche nous permet de décrire les principaux changements et phases de vie. Ensuite, l’analyse des stocks et des flux qui s’intéresse, par exemple, au capital financier, au logement, au capital humain et social, et à la façon dont ces éléments résultent des flux à des moments précis (module 1). Nous accumulons des biens à une certaine étape de la vie et nous les reconvertissons ensuite en d’autres flux lors d’étapes ultérieures. Cette analyse nous permet de décrire les continuités dans les différentes transitions et étapes dans la vie des personnes et des institutions.

Le module 3 présente un ensemble de concepts servant à décrire les endroits physiques où les individus et les institutions sociales sont situés, comme le quartier, la ville, le marché du travail, la province, le pays dans son ensemble, et les regroupements internationaux tels que les pays de l’OCDE. Ils comprennent des données élaborées à partir des caractéristiques des personnes qui vivent dans ces endroits et également des données exogènes sur ces endroits qui proviennent d’autres sources. Ces données nous permettent de situer les gens dans un espace réel et dans une histoire concrète. Elles nous permettent également d’étudier les biens communautaires, les ressources naturelles et le développement durable et d’utiliser la microanalyse des modules 1 et 2 conjointement à la macroanalyse, selon les effets des cycles économiques, des guerres ou des changements climatiques. La macroanalyse s’applique à une zone géographique comme une ville, ou une province, ou un pays dans son ensemble. Des macrocaractéristiques peuvent alors être attribuées aux personnes qui vivent dans ces lieux. Des techniques semblables peuvent être utilisées pour évaluer à un niveau plus élevé des groupes qui ne sont pas établis sur le critère de l’endroit, comme des groupes créés sur la base de la profession, de l’ethnie ou de la langue.

Quant au module 4, il présente un ensemble cohérent de concepts qui peuvent être utilisés pour décrire les buts ou les objectifs des personnes, des institutions et des sociétés. Afin de décrire l’objectif des institutions, nous utilisons le modèle courant d’intrants-processus-extrants-résultats. Pour les particuliers, l’objectif est le bien-être. Nous abordons ce sujet par l’intermédiaire de concepts liés à des valeurs, des satisfactions et des attentes, concepts dont les descriptions sont finement détaillées dans les trois premiers modules. L’objectif des sociétés est établi par des indicateurs sociaux, au moyen d’un cadre qui appuie explicitement une série d’approches différentes pour l’élaboration d’indicateurs sociaux.

Hicks (2008a) énumère les prochaines étapes de l’élaboration du cadre Olivia, notamment l’exploration des façons concrètes d’utiliser le cadre pour intégrer l’analyse qualitative et quantitative, permettant aux données narratives potentiellement très efficaces d’exercer une meilleure influence sur la politique, comme nous l’avons vu à la première section. Toutefois, la prochaine étape-clé est l’utilisation du cadre dans la création du grand entrepôt de statistiques sociales dont il est question à la section 3.

Il faut souligner que l’utilisation du cadre en tant qu’outil d’intégration ne représente pas un changement majeur ou un nouveau départ dans le système statistique. Le cadre a été conçu pour être compatible avec les initiatives actuelles afin de créer de nouvelles statistiques mieux intégrées. Il vise à offrir un langage commun et un ensemble de définitions qui appuieront les communications, la planification et la coordination dans l’ensemble du système, y compris pour les nombreux acteurs de ce système. Une tâche importante sera entre autres celle d’élaborer des concepts qui permettront d’établir une définition cohérente des données administratives et des données d’enquêtes provenant de nombreuses sources. Cette tâche a déjà été effectuée dans une large mesure à l’égard des données sur l’impôt et des données d’enquête ainsi que des données relatives à la prestation de retraite. Enfin, le cadre nous permettra d’intégrer les travaux existants dans le domaine et d’offrir une approche cohérente permettant de s’atteler au nouveau travail de développement.

Un cadre exhaustif de concepts interreliés, comme le cadre Olivia, n’est pas indispensable lorsque le système statistique est créé étape par étape, comme dans les dernières décennies. Si l’on intègre les données fiscales aux données d’enquête, ou si nous utilisons des données provenant de diverses sources pour alimenter un modèle de microsimulation en particulier, le rapprochement nécessaire des concepts peut être fait sur une base ad hoc. Un cadre plus vaste est cependant une condition préalable à un changement majeur dans le système statistique, comme la transition vers la mise en oeuvre du grand entrepôt de données sociales décrit à la section 3.2. Il est nécessaire de rapprocher les données provenant de sources multiples (y compris celles provenant des différents ministères qui traitent des aspects liés à l’économie, le social et la santé dans les deux ordres de gouvernement) et de développer une gamme d’outils analytiques qui se recoupent, notamment différents modèles de micro-analyse. Il y a tout simplement trop d’acteurs concernés, trop d’intérêts investis et un trop grand nombre d’ensembles de données en jeu pour une approche de travail ad hoc.

Il semble raisonnable de supposer qu’avec l’appui d’un cadre conceptuel d’intégration et grâce à un solide leadership, la prochaine décennie pourrait être témoin de l’accumulation de données cohérentes à partir du système fiscal, des prestations de l’assurance-emploi, de l’aide sociale, de l’administration des politiques d’intervention sur le marché du travail, des indemnisations des accidentés du travail, mais aussi à partir de nombreux recensements et enquêtes. Cette collecte de données permettrait ensuite la création de grandes bases de données sociales qui pourraient contenir des renseignements détaillés sur les principales transitions et trajectoires des Canadiens tout au long de leur parcours de vie, par exemple lorsqu’ils quittent l’école et entrent sur le marché du travail, qu’ils changent d’emploi ou sont au chômage, qu’ils sont blessés ou licenciés, qu’ils reçoivent de l’aide sociale, ou encore lorsqu’ils se retirent du marché du travail et qu’ils sont à la retraite. Une grande partie des travaux à ce sujet ont été réalisés au cours de la dernière décennie, souvent sans grande visibilité. La prochaine décennie devrait bénéficier des améliorations importantes de la qualité et de la pertinence de l’analyse des politiques.

5. Conclusion

L’article a permis de montrer que l’évolution technologique permet une amélioration radicale de l’analyse des politiques sociales et de sa base de données statistiques connexe. En outre, elle nous permet de dépasser les limites étroites des politiques actuelles de l’ « État-providence », axées sur le soutien du revenu à un moment précis, et de nous tourner vers de nouvelles politiques de type « société habilitante », permettant à la société de répondre aux objectifs sociaux courants grâce à l’utilisation efficace d’outils de politique combinée avec celle d’une analyse de soutien. Les perspectives fondées sur les parcours de vie sont au coeur de cette nouvelle approche.

La nouvelle politique sociale nécessitera de nouveaux outils d’analyse et un nouveau cadre explicite ou une carte afin d’orienter le développement et l’utilisation de données de soutien radicalement différentes et nécessaires. Avec la création du cadre Olivia, le Canada a pris les devants, même s’il reste encore beaucoup de travail à faire. Le cadre Olivia est fondé en grande partie sur le travail qui a été fait, en particulier celui des économistes sur la comptabilité sociale des années 1960 et 1970, mais auquel on n’avait jamais donné suite. Il s’appuie également sur les plus récents concepts de parcours de vie élaborés par les sociologues.

Une réponse complète à la question posée auparavant au sujet de la pertinence politique des perspectives fondées sur les parcours de vie devrait être la suivante : ces perspectives n’ont encore qu’une importance modeste, mais elles sont appelées à jouer un rôle central dans une nouvelle approche intégrée de l’analyse sociale et des statistiques sociales. Il s’agit d’un avantage dans l’approche globale de la pensée sur le parcours de vie que nous associons à Paul Bernard, d’après son plaidoyer en faveur des moyens concrets de quantifier ces perspectives.