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1. Introduction

« Comment la société est-elle possible ? » Cette question fameuse de la sociologie de Simmel est familière à tout un chacun, même à ceux qui l’ignorent. Simmel semble être le classique inconnu par excellence. Un classique, parce qu’il a reçu les honneurs d’une édition complète qui est un modèle du genre (Junge, 2006 ; Junge, 2009 ; Lichtblau, 2006 ; Müller, 2006). Mais un classique inconnu : qui se donne la peine de lire Simmel in extenso[1] ? Son « individualisme structurel » et sa philosophie de la vie culturaliste semblent inactuels. C’était déjà le cas de son vivant : ses contemporains (Weber, 1972) étaient un peu embarrassés par ce sociologue et essayiste philosophique à l’extrême productivité. De son temps déjà, les jugements portés sur son oeuvre étaient partagés : essayisme sociologique ou impressionnisme esthétique (Frisby, 1984 a et b ; Frisby, 2011 ; Hübner-Funk, 1976). Après sa mort, il sombra très rapidement dans l’oubli, même si Leopold von Wiese (von Wiese, 1921) revendiqua l’héritage de Simmel dans sa sociologie formelle. Son idée de fond, celle d’une sociologie relationnelle, se perpétua par exemple dans la sociologie de la figuration d’un Norbert Elias (Elias, 1987), mais Simmel, précurseur de l’étude des interactions sociales, n’était souvent même pas mentionné. L’un de ceux qui se réclamèrent avec le plus d’insistance de ce marginal du monde académique fut Walter Benjamin (Frisby, 1989).

C’est là un fait d’autant plus surprenant que des composantes et éléments majeurs de son oeuvre font aujourd’hui partie du « mainstream » de la sociologie : sa sociologie de la structure (Blau, 1977 ; Müller, 1997), que l’on retrouve, d’un côté, dans la tradition des théories de la différenciation sociale et, de l’autre, dans la sociologie des réseaux (Blau et Schwartz, 1984) ; sa pensée relationnelle, qui trouve un prolongement dans le structuralisme et le post-structuralisme ; sa sociologie culturelle des styles de vie, qui rencontre un écho, par exemple, dans La Distinction de Pierre Bourdieu (Bourdieu, 1979) ou dans La Société de l’expérience vécue (Erlebnisgesellschaft) de Gerhard Schulze (Schulze, 1992). C’est particulièrement vrai pour ses réflexions sur « l’individualisme » qui ne révèlent toute leur portée que de nos jours, au début du xxe siècle.

Dans ce qui va suivre, il s’agira de proposer une esquisse retraçant de manière systématique les idées majeures de Simmel relatives à cet ensemble de problématiques. Ma thèse est que le sociologue allemand a saisi avec une exceptionnelle acuité les conditions anthropologiques, structurelles et culturelles (idéelles mais aussi normatives) de l’individualité moderne. En effet, la question « Comment l’individualité est-elle possible ? » fait pendant, comme en miroir, à la question « Comment la société est-elle possible ? » Bien que Simmel n’ait pas posé la question exactement en ces termes, il a développé une réflexion systématique sur les conditions structurelles et les présupposés culturels de cet idéal moderne. La « tragédie de l’individualité », je tenterai de le montrer, résulte du hiatus entre le développement structurel, qui ouvre pour la première fois la voie à la liberté et à l’individualité modernes, et le développement culturel qui rend presque impossible, d’un point de vue moral, cette option générée d’un point de vue structurel. En termes wébériens, on pourrait dire que les « chances de vie de l’individualité » ne permettent pas de développer un « style de vie de l’individualité ».

La spécificité de l’analyse de Simmel est de proposer une approche à la fois philosophique et sociologique, car Simmel est tout ensemble philosophe et sociologue. Dans sa philosophie de l’individualité, il examine, d’un côté, les conditions de possibilité de l’individualité en général : qu’est-ce qui rend l’homme capable d’exister en tant qu’individu ? On pourrait désigner cette partie de l’analyse comme celle qui se rapporte à l’individualité anthropologique. D’un autre côté, il aborde la question sous son aspect normatif : comment concevoir une individualité moderne ? Comment pourrait se constituer une individualité réussie et quel serait le visage d’une individualité moderne ? On pourrait parler ici d’individualité éthique.

Georg Simmel est le philosophe et le sociologue de l’individualité par excellence. C’est pour cette raison qu’il pouvait précisément, au siècle de l’individualisme, apporter des impulsions majeures à la discussion actuelle sur l’individualité[2]. Pour l’apprécier, il convient de replacer ses réflexions sur les conditions structurelles et culturelles de l’individualité dans le cadre de sa réflexion philosophique, dont un terme est constitué par les présuppositions anthropologiques de l’individualité, l’autre par ses présuppositions éthiques. L’individualité anthropologique et normative (philosophie) encadre ainsi l’individualité structurelle et culturelle (sociologie)[3].

C’est pour rendre compte de façon pertinente de cette structure double, qui associe une philosophie et une sociologie de l’individualité, que mon argumentation sera construite en quatre temps. J’analyserai d’abord l’individualité anthropologique. Dans un deuxième temps, je me pencherai sur l’aspect structurel de l’évolution sociale : la différenciation sociale et l’économie monétaire. Ensuite, j’aborderai le versant culturel du changement social : style de vie et individualisme. Pour finir, je montrerai — en m’appuyant surtout sur le testament moral de Simmel, présenté dans son livre La Loi individuelle — que, pour l’homme moderne moyen, les possibilités de réalisation de l’individualité sont philosophiquement établies mais sociologiquement improbables.

2. L’individualité anthropologique : l’individu chez Simmel

Dans la conception de Simmel, l’homme se constitue à un double titre, et c’est là ce qui fonde la spécificité de sa position dans le monde : par la propriété qui le définit comme un être de la limite et par sa nature d’Homo duplex. En tout temps et tous lieux, l’homme se définit toujours par une double limitation. « Même si nous ne disposons pas de concepts abstraits pour les désigner, nous nous orientons continuellement en fonction d’un au-dessus-de-nous et d’un au-dessous-de-nous, d’une droite et d’une gauche, d’un plus et d’un moins, d’un plus rigide et d’un plus souple, d’un mieux et d’un pire. » Ce sont ces classifications élémentaires, pour reprendre le nom que leur ont donné Émile Durkheim et Marcel Mauss (Durkheim et Mauss, 1903), qui nous permettent de nous orienter. Pas seulement : plus nous affinons ces classifications, plus nous sommes en mesure de mesurer avec précision les hommes, les choses, l’univers tout entier. Mais ce n’est pas tout ; nous pouvons aussi déterminer notre propre position dans le monde. « La limite du haut et du bas est le moyen dont nous disposons pour nous orienter dans l’espace infini de nos mondes. » Nous ne pouvons nous orienter et définir notre position qu’à partir de limites, d’un travail de limitation interne et externe, d’exclusion et de délimitation : mais c’est précisément cette définition anthropologique des frontières qui, pour Simmel (Simmel, 1999b : 212 suiv., trad. I. K.), fait de l’homme, par excellence, l’être de la limite. « Parce que nous avons toujours et partout des limites, nous sommes aussi limite. Par le fait que tous les contenus de vie — sentiments, expériences, actions, idées — possèdent une certaine intensité et une certaine couleur, un certain quantum et une certaine position au sein d’un ordre, ils sont toujours associés à une série orientée dans deux directions, une polarité ; par là, ces contenus participent de ces deux directions à la fois, dont ils constituent le point de jonction et qu’ils délimitent. Cette participation à des réalités, des tendances, des idées qui sont un plus et un moins, un en deçà et un au-delà de notre ici-maintenant-et-ainsi, peut être obscure et assez fragmentaire ; mais elle donne à notre vie deux valeurs qui se complètent, même si elles entrent également bien des fois en conflit : la richesse et la définition » (Simmel, 1999b : 212 suiv.).

De cette nature double — avoir des limites, être limite —, il découle une série d’implications importantes : 1. Ces déterminations définissent le « caractère limitatif de notre existence » (Simmel, 1999b : 213) : ce n’est qu’en se fixant et définissant sa position que l’homme peut éviter d’être perdu ou de se sentir perdu dans le cosmos. Mais les limites ne sont pas absolues, figées, gravées dans le marbre ni immuables. Au contraire : dans la vie, les frontières sont là pour être dépassées. 2. L’homme n’est donc pas seulement un être de la limite, mais un être qui transgresse et repousse les limites. Par là — c’est là un point décisif pour l’autoréflexion et l’autotranscendance de l’individu — il est toujours à la fois en deçà et par-delà la limite et capable d’appréhender la position de la limite de ces deux points de vue. 3. Partie de cette double nature — avoir une ou des limites et être limite —, la pensée de Simmel va plus loin et débouche sur la dualité de la limitation et de l’arrachement à la limitation : il souligne que les limites peuvent par principe être repoussées. Pour le faire comprendre, il évoque notre savoir et non-savoir des conséquences de nos actions. À l’instar du joueur d’échecs, nous pouvons anticiper les conséquences de nos prochains choix, mais non celles de la partie tout entière. Dans le cas contraire, le jeu d’échecs ne serait pas un jeu et la vie ne serait pas une vie. On peut dire de l’un comme de l’autre qu’ils sont un flux d’interactions dont l’issue est ouverte. Si Platon définit le philosophe comme un intermédiaire entre celui qui sait et celui qui ne sait pas, cette définition, pour Simmel, s’applique à la situation de l’homme en général. Nous pouvons prévoir sans cesse les prochaines étapes de notre vie, mais non toutes celles que nous franchirons jusqu’à la mort. S’il n’en était pas ainsi, le caractère de la vie humaine — contingence, césure, destin — serait tout différent. 4. L’interaction entre forme et contenu assure un décalage entre la richesse de la vie et son caractère défini. En effet, « la structure formelle de notre existence » doit toujours être emplie d’un contenu, les quantités doivent être pourvues de qualités — ce que Simmel désigne habituellement sous les noms d’intensité, couleur, lumière, accentuation et nuance. Ainsi, par exemple, tout style a besoin d’une idée culturelle qui confère seule à la forme son contenu figuré. Lorsque ce contenu s’affadit, le style devient creux et se dégrade en pure pose, ornement ou citation. Ce constat s’applique aussi, par exemple, au style de vie moderne, déterminé par l’argent, avec toutes ses options de consommation de biens et de services ; lorsque ce style de vie ne s’intègre plus dans un système plus global de conduite de vie, il gagne en définition — « money makes the world go round » —, mais il perd en richesse.

Simmel résume ses réflexions sur le caractère de limite de la vie humaine en formulant le paradoxe suivant : « Nous avons une limite dans chaque direction, et nous n’avons de limite dans aucune direction » (Simmel, 1999b : 214).

Ce caractère de limite de l’être humain et la dialectique de la forme et du contenu se retrouvent dans la conception simmelienne de l’individu comme Homo duplex, qu’il discute dans ses trois A priori sociologiques afin de répondre à la question « Comment la société est-elle possible ? » Il part du fait que tout homme porte en lui un point d’individualité très profond qui ne peut être complètement appréhendé ni par d’autres ni même par l’individu concerné. Mais à quoi reconnaît-on l’individualité d’un homme ? On ne peut le faire que de manière fragmentaire et incertaine. En effet, notre perception d’autrui oscille entre l’homme comme type, autrement dit les traits universels de la nature humaine, et l’idée de la « personnalité individuelle », de la singularité et de l’unicité de l’individualité en question. Par suite, « nous tous sommes des fragments, non seulement de l’homme en général, mais aussi de nous-mêmes » (Simmel, 1999c : 69). Dans le quotidien, nous avons recours à la compréhension d’autrui, en composant dans notre perception une image complète à partir des fragments de connaissance empirique que nous avons de lui — quelle que soit par ailleurs la justesse ou la fausseté de cette reconstruction.

Simmel ajoute à l’alternance de l’universalité et de l’individualité le principe du « par ailleurs ». L’homme n’est pas seulement un être social mais « par ailleurs » autre chose encore. Tout homme est membre de la société par l’une de ses jambes, la jambe d’appui, mais il marque sa personnalité individuelle par l’autre jambe, la jambe libre. L’Homo duplex de Simmel établit ainsi une stricte séparation entre vie sociale et vie personnelle. « Tout le commerce des hommes à l’intérieur des catégories sociales serait différent si chacun se présentait à l’autre seulement comme ce qu’il est dans sa catégorie actuelle, comme vecteur du rôle social qui lui incombe à ce moment précis » (Simmel, 1999c : 71). Plus la différenciation sociale et l’économie monétaire se développent, plus l’objectivité imprègne la nature fonctionnelle des relations sociales. Bien que ce constat soit vrai en principe, on peut rencontrer au quotidien des fonctionnaires dont l’attitude n’est pas objective mais qui se mettent en colère ou se comportent de façon totalement irrationnelle et sortent littéralement de leur « rôle ».

La dialectique de l’individu et de la société, de l’intérieur et de l’extérieur, instaure entre l’homme et la société un antagonisme qui n’est pas seulement de nature analytique et sociologique, mais qui peut être aussi de type empirique et réel. Ainsi, l’homme qui veut mener sa vie à sa façon et comme il l’entend est influencé ou même « aliéné » par les contraintes économiques, politiques et sociales. Il ne vit pas, il est « vécu ». Mais Simmel maintient l’idée que cet antagonisme entre individu et société s’accorde parfaitement avec la définition de l’homme comme être de la limite. L’homme est partie du tout et, à ce titre, il est un produit et un membre de la société, mais il aussi un tout et, en tant que tel, il est au coeur d’un sens et d’une mise en forme qui lui sont propres. « La société produit peut-être ainsi l’élaboration la plus consciente, du moins la plus universelle, d’une forme fondamentale de la vie : l’âme individuelle ne peut jamais se trouver à l’intérieur d’une relation sans être en même temps à l’extérieur de celle-ci, elle ne fait pas partie intégrante d’un ordre sans l’appréhender en même temps de l’extérieur » (Simmel, 1999c : 72, traduction modifiée). Même l’homme religieux qui, dans sa foi, veut s’unifier à Dieu, et qui est prêt à renoncer à sa propre personnalité au profit d’un tout-un mystique, est contraint de préserver son moi comme instance d’adoration. En effet, « l’être-un avec Dieu est conditionné, dans sa signification, par l’être-autre que Dieu » (Simmel, 1999c : 72). L’homme comme être social ne peut jamais être une personnalité parfaite, au sens formel, car l’âme individuelle est toujours en interaction avec la nature, la société, les autres hommes et la culture. « Nous serions donc des personnalités parfaites au sens formel si cette interaction était entièrement fermée et si tous les événements psychiques tiraient exclusivement de cette sphère leur raison d’être. […] De même que notre corps n’accomplit pas le pur concept de l’organisme, de même, notre âme n’accomplit pas celui de la personnalité » (Simmel, 2001 : 296, trad. I. K.) Le présupposé d’une personnalité pure, le tout-un, le tout-identique, la toute-puissance et l’omniscience ne sont accomplis que par Dieu, observe Simmel dans La Personnalité de Dieu (Simmel, 2001 : 292 suiv.). « C’est dans la mesure même où l’idée de Dieu est un vrai tout et un une-fois-pour-toutes atemporel, un lien absolu entre tous ses moments d’existence, c’est dans la mesure, donc, où il dépasse l’homme, qu’il accomplit le concept de personnalité » (Simmel, 2001 : 297).

Enfin, Simmel souligne la « valeur universelle de l’individualité » (Simmel, 1999c : 77), en faisant allusion à la manière dont on appartient à la société. Selon lui, chaque individu, avec ses compétences et ses savoir-faire, devrait trouver une « position » dans la société, et s’assurer ainsi une place en son sein et une participation à celle-ci. La « société parfaite » serait donc la configuration réalisant « l’harmonie préétablie entre nos énergies intellectuelles, aussi individuelles soient-elles, et l’existence extérieure objective » (Simmel, 1999c : 77).

Résumons : l’homme n’est pas seulement un être de la limite, mais aussi un être qui transgresse les limites. Voilà pourquoi il peut mener sa vie et développer sa personnalité en se rapprochant et s’éloignant alternativement de son point d’individualité le plus profond. Il est aussi un être de la limite parce qu’il a un pied dans la société et un autre à l’extérieur de celle-ci. Ainsi, il est capable de considérer la limite de la société du dedans et de l’extérieur, ce qui rend possibles une autoréflexion et une prise de distance par rapport à soi-même. Simmel refuse tout sociologisme ; il n’affirme pas que c’est la société qui fait l’homme. La société et les sphères sociales sont bien davantage l’arène et le théâtre où l’homme peut développer sa personnalité individuelle. L’exigence majeure pour que l’individualité puisse passer de l’état de potentialité à celui de réalité est que chacun puisse trouver dans la société une place adaptée à ses penchants et à ses compétences. En ce sens, pour Simmel, l’homme est aussi un être fondamentalement social : il ne peut déployer son individualité que dans et avec la société, même si ce déploiement n’est pas seulement réalisé par la société. On peut se demander, au demeurant, si les conditions structurelles de la société moderne sont à même de satisfaire ces présupposés anthropologiques et ces a priori de l’individualité.

3. Individualité structurelle : différenciation sociale et économie monétaire

Dans sa carrière scientifique, Georg Simmel aborde très tôt les concepts de division du travail et de différenciation. Au xixe siècle, c’est essentiellement par le biais de ces deux concepts que l’on tente d’appréhender la dynamique de structuration et de développement des sociétés modernes, même si les enjeux qui leur sont associés ne sont pas toujours les mêmes.

Du point de vue de l’histoire des idées et dans une perspective systématique, on peut distinguer trois traditions. La tradition britannique, d’Adam Smith à Herbert Spencer, souligne le lien entre division du travail et productivité, qui peut entraîner des répercussions bénéfiques sur la croissance, la richesse et le niveau de vie des nations et des populations. Pour résumer cette conception dans une formule brève : plus la division du travail se renforce, plus on a de « progrès ». Cette approche optimiste ne prévaut pas seulement, par la suite, dans la science économique, mais constitue jusqu’à nos jours le mantra de l’économie et de la politique. La tradition française, en revanche, est profondément divisée quant aux répercussions de la division du travail. Saint-Simon célèbre avec emphase la division du travail comme produit de la société industrielle et du progrès social qui va de pair ; Auguste Comte, en revanche, redoute une atomisation de la société, qui ne peut être combattue que par un État fort et une religion séculière puissante, source d’un fort consensus. Émile Durkheim généralise cette problématique et étudie le rapport entre division du travail et intégration, d’une part, division du travail et individualisation, de l’autre. Bien que la société moderne soit constamment menacée d’anomie, une nouvelle solidarité organique peut se développer à certaines conditions, de même que le « culte de l’individu » peut donner naissance à un nouvel idéal collectif.

Ni la relation entre la division du travail et la productivité ni celle qui unit la division du travail et la solidarité ne sont au coeur de la tradition allemande. Dans le sillage de Karl Marx et Friedrich Engels, la problématique dominante est celle du rapport entre la division du travail et la formation des classes sociales. À l’évidence, le capitalisme entraîne une libération des forces productives, mais les fruits de cette production sociale sont répartis de façon extrêmement inégalitaire. Le capital et le travail, la bourgeoisie et le prolétariat s’opposent irréductiblement dans la lutte des classes. Par suite, le capitalisme entraîne immanquablement l’exploitation et l’aliénation de la grande masse des travailleurs salariés. Ainsi, au lieu de mettre l’accent sur le lien entre la division du travail et la richesse sociale, comme la tradition anglaise le fait, ou entre la division du travail et les conquêtes sociales (l’intégration et l’individualité), suivant la tradition française, le discours allemand est dominé par la « question sociale » et par la relation entre la division du travail et la paupérisation.

Simmel ne suit pas la tradition allemande, bien qu’il ne soit aucunement insensible à la question de l’inégalité sociale. Il se rattache avant tout à la tradition anglaise de Spencer et à la tradition française : il analyse le rapport entre la différenciation et la productivité et la relation entre la différenciation et l’individualité. Pour lui, les progrès de la division du travail et le développement de l’économie monétaire recèlent sans conteste un potentiel émancipateur que les sombres diagnostics du socialisme allemand — lutte des classes, exploitation et aliénation — risquent d’occulter.

Par différenciation sociale (Müller, 1993), Simmel entend trois processus. 1. La division du travail ; 2. la différenciation des rôles et 3. la différenciation des fonctions. Comme Adam Smith, Karl Marx et Herbert Spencer avant lui et comme Émile Durkheim à la même époque, il considère que le facteur majeur d’évolution sociale est la division croissante du travail. L’argument majeur développé dans son étude de 1890 De la différenciation sociale est le suivant : lorsque des activités sont divisées entre plusieurs personnes, le « principe d’économie de forces » favorise la productivité et une allocation plus efficiente des ressources matérielles et personnelles. La division du travail n’entraîne pas seulement une augmentation de la croissance sociale et des performances, mais aussi une spécialisation des producteurs, et la différenciation professionnelle réduit la concurrence en divisant la production en secteurs d’activité professionnelle spécialisés.

À cette conception de la division du travail inspirée de l’économie politique classique s’ajoute un argument spécifiquement sociologique : la différenciation des rôles. Selon Simmel, lorsqu’on élargit la sphère économique et la taille du groupe auquel on appartient, les chances de développer une individualité autonome augmentent. Ce processus d’expansion parallèle de la taille des groupes et de l’individualité est renforcé par la différenciation interne du groupe élargi. Plus le groupe s’étend, plus la probabilité que des petits cercles se constituent en son sein est élevée. La liberté de l’individu augmente à proportion du nombre de cercles à la croisée desquels il se trouve. Étant donné que l’individu doit coordonner les attentes associées à différents rôles, ce mode de coordination ouvre pour lui une marge de manoeuvre et d’action dans la configuration et la mise en balance des obligations associées à ses différents rôles. L’extension de la taille des groupes et le croisement de cercles sociaux sont favorables à l’individualité et ouvrent des marges de liberté — c’est là l’argument classique que la sociologie des rôles et des groupes défend au sujet de la différenciation des rôles.

Cette différenciation des rôles sur le plan social et individuel trouve son pendant dans la différenciation des fonctions sur le plan de la société. Au fur et à mesure que la division du travail progresse, un nombre toujours plus grand de fonctions se différencient et donnent naissance à des sphères de fonction autonomes. Celles-ci, parmi lesquelles on peut citer l’économie, la science ou le droit, sont désignées par Simmel (Simmel, 1987b : 562) comme des « puissances vitales formelles », qui constituent des « foyers de vie créative » indépendants, dotés de leurs valeurs, de leurs normes et de leurs contenus propres (Simmel, 1918 et 1987a : 148) ; ils introduisent « presque immanquablement des contradictions […] dans la totalité de la vie » (Simmel, 1987b : 563). L’économie monétaire établie est le paradigme de cette fonctionnalité des « puissances vitales purement formelles et indifférentes » (Simmel, 1987b : 562) qui remplissent une tâche spécialisée et, par delà l’exercice de cette fonction, influencent la société dans son ensemble.

Simmel regarde l’argent à la fois comme un symbole et comme un média, et il tente d’évaluer les effets profonds de l’économie monétaire sur le caractère des relations sociales dans les sociétés modernes. En premier lieu, l’argent est le symbole par excellence de la vie moderne : « Pour ce mouvement absolu de l’univers, il n’est sûrement pas de symbole plus explicite que l’argent. […] Il n’est rien d’autre que le porteur d’un mouvement, dans lequel justement tout ce qui n’est pas mouvement s’efface ; il est pour ainsi dire actus purus » (Simmel, 1987b : 660). Il est également le principal média de la vie moderne : « D’un côté, l’argent fonctionne comme le système d’articulation de cet organisme ; il rend ses éléments mutuellement interchangeables, il installe une relation de dépendance mutuelle et de connexion entre toutes les impulsions. D’un autre côté, on peut le comparer au sang dont le flux continu irrigue toutes les ramifications des membres et, en les nourrissant tous de manière égale, porte l’unité de leurs fonctions » (Simmel, 1987b : 601, traduction légèrement modifiée par I. K.). Comme le donne à voir crûment l’analogie simmelienne avec l’organisme vivant, l’économie monétaire, en se développant, imprime sa marque sur toutes les relations sociales. D’un côté, celles-ci sont chosifiées, objectivées, nivelées et rendues calculables, car toutes sont soumises au critère normatif de la valeur de l’argent ; d’un autre côté, la répartition inégale des possessions monétaires instaure des différenciations entre les hommes et crée entre eux des distances et des inégalités sociales. En caractérisant l’argent comme un symbole et un média, Simmel fait émerger, en sous-main, un nouveau « principe totalisant », alors qu’il niait auparavant vigoureusement l’existence d’un tel principe : L’argent, parce qu’il s’interpose entre les choses et l’homme, permet à celui-ci une existence quasi abstraite, libre de tout égard direct pour les choses, de tout rapport direct avec elles, liberté sans laquelle notre intériorité ne saisirait point certaines chances de développement ; si l’homme moderne se ménage, pourvu que les circonstances s’y prêtent, une réserve de subjectivité, préserve de haute lutte le secret et le retrait de son être le plus personnel, entendu ici non au sens social mais au sens plus profond de la métaphysique — autant de traits remplaçant un peu le style de vie religieux des époques antérieures —, tout cela est conditionné par le fait que l’argent nous épargne de plus en plus les contacts directs avec les objets, tandis qu’en même temps il nous facilite infiniment leur maîtrise, et la sélection de ce qui nous agrée. (Simmel, 1987b : 601 suiv.)

Nous pouvons résumer ce qui précède en observant que le processus de différenciation sociale — au sens de la division du travail et de la différenciation des rôles et des fonctions — et le développement de l’économie monétaire n’augmentent pas seulement les capacités de croissance et de performance de la société moderne, mais rendent également possible, dans le même mouvement, l’individualité et la liberté. Il est vrai que « l’accès à la liberté individuelle », ajoute Simmel (Simmel, 1987b : 509, traduction modifiée), n’est que « la liberté par rapport à quelque chose », qui n’est pas spécifiée comme « liberté de faire quelque chose » en particulier. Par suite, nous devons tourner notre regard vers la culture et le style de vie pour examiner comment la liberté purement négative ou formelle peut être enrichie positivement ou matériellement. Ce n’est qu’à ce prix, on peut le supposer, que l’accroissement de la liberté formelle est susceptible de déboucher sur une individualité spécifiée et matérialisée dans une culture.

4. L’individualité culturelle : généalogie de l’individualisme, développement de la culture et style de vie

Alors que, in fine, l’analyse sociale de Simmel dresse un bilan positif du processus de différenciation et d’individualisation, son diagnostic du point de vue culturel et historique semble quelque peu sceptique quant à la possibilité que les chances de liberté soient mises à profit pour un développement de l’individualité. Comment expliquer ce décalage entre différenciation sociale et développement culturel, alors même que l’histoire des idées met l’accent sur l’individualité ?

Par culture, Simmel (Simmel, 1987b : 570) entend « les raffinements, les formes spiritualisées de la vie, les résultats du travail intérieur et extérieur qui élabore celle-ci ». Il faut distinguer ici, au demeurant, un aspect objectif et un aspect subjectif : d’un côté, la création de biens culturels, de l’autre, le développement culturel des hommes. En règle générale, un lien étroit unit manifestement les cultures objective et subjective : « En cultivant les choses », écrit Simmel (Simmel, 1987b : 571), « nous nous cultivons nous-mêmes : c’est le même processus créateur de plus-value qui, émanant de nous et revenant à nous, saisit la nature hors de nous aussi bien que la nature en nous. » Cependant, le rythme effréné de la différenciation sociale a entraîné un très fort degré de développement de la culture des choses et de la culture objective, tandis que la culture des individus est restée à la traîne. Si ce décalage est un problème général rencontré par toutes les cultures développées, dans la mesure où les individus sont dans l’impossibilité de s’approprier pleinement le savoir des générations précédentes, le pluralisme du cosmos des valeurs a, de surcroît, entraîné une multiplication des styles. L’accès à cette multiplicité de styles est allé de pair avec la perte d’un style unique valable pour tous. « Nous l’appelons le style d’une époque ou d’un peuple, ou le style des expressions de la vie que l’on rencontre dans des secteurs circonscrits de l’espace et du temps ; c’est cette communauté de style que nous sommes rarement en mesure de décrire avec précision mais que nous ressentons comme un air de famille immédiatement reconnaissable qui nous fait percevoir cette section de la vie de l’humanité comme une époque culturelle unifiée, comme un secteur bien caractéristique parmi les autres secteurs de la vie » (Simmel, 1984 : 146, trad. I. K.). La perte d’un style général pouvant servir de repère, d’une part, et, de l’autre, la pluralisation des styles individuels possibles explique le « désir profond de pouvoir donner aux choses une nouvelle signification, un sens plus profond, une valeur particulière » (Simmel, 1987b : 511, traduction modifiée). Ce désir se nourrit du besoin d’individualité, de liberté positive ou matérielle, car « l’individu a le désir d’être un tout clos sur lui-même, une forme dotée d’un centre propre à partir duquel tous les éléments de son être et de son action se verraient attribuer un sens unifié, dans des rapports réciproques » (Simmel, 1987b : 637).

De quoi se nourrit le besoin d’individualité ? Simmel ne cesse d’observer les formes historiques de l’individualisme, afin de trouver des indications généalogiques sur la forme de l’individualité actuelle. Il ne fait pas de doute, selon lui, que l’idée et l’idéal de l’individualité trouvent leur origine dans la modernité. Afin de mieux caractériser ses orientations et ses tendances, il introduit une distinction entre individualisme quantitatif et individualisme qualitatif. D’un point de vue historique, l’individualisme quantitatif s’est développé à l’époque de l’Aufklärung. Il est centré sur l’idée de liberté de l’homme, qui doit être conquise contre les puissances traditionnelles, la monarchie et l’Église. L’Ancien Régime impose à l’individu la contrainte des pouvoirs traditionnels et les obligations qui leur sont associées ; du point de vue moderne, celles-ci sont perçues comme pesantes et importunes. La lumière de la liberté est si vive que sa réalisation semble porter la promesse d’une résolution immédiate de tous les problèmes sociaux. Il s’agit surtout de lutter contre le pouvoir et de se libérer de sa contrainte. La société libérée crée ouvertement un individu autonome qui prend la forme de l’homme en tant qu’homme. En ce sens, qui est aussi notre acception actuelle des droits de l’homme et du citoyen, les valeurs de liberté et d’égalité sont étroitement liées entre elles. Mais des questions qui ne manquent pas de se poser ne sont pas abordées : « Qu’est-ce qui vient après la liberté ? À quoi ressemble une liberté capable de déboucher sur une conduite de vie autonome ? » La représentation de l’individualité est centrée sur l’homme comme noyau indépendant de sens, de signification et de morale : c’est lui qui définit, dans son autonomie éthique, ce qui relève de sa responsabilité et de celle de sa conduite de vie. Pour Simmel, l’impératif catégorique de Kant représente l’illustration la plus pure de cette notion d’individualité au xviiie siècle : « la liberté personnelle qui n’exclut pas mais induit l’égalité, parce que la vraie “personne” est la même en tout homme pris au hasard » (Simmel, 1917, resp. 1999a : 137, trad. I. K.).

Les problèmes qui en résultent sont ainsi éludés. Les hommes sont égaux en tant que personnes, mais en tant qu’hommes, ils sont extrêmement différents quant au talent, aux énergies, aux compétences et aux capacités. Le besoin de liberté conduit, dans sa réalisation, à une « auto-contradiction » performative. « En effet, il ne peut se réaliser de manière durable que si la société se compose d’individus dotés exactement de la même force et des mêmes privilèges intérieurs et extérieurs » (Simmel 1999a : 129). Dans le cas contraire, ces différences individuelles produisent des inégalités sociales et la liberté des forts implique l’oppression des faibles. « Telle est la raison pour laquelle il est parfaitement légitime de se demander si la socialisation des moyens de production ne serait pas la condition indispensable d’une application de la libre concurrence ! […] La pleine liberté de chacun ne peut s’accomplir que conjointement à sa pleine égalité avec tous les autres » (Simmel, 1999a : 130).

Au xixe siècle, ces deux idéaux se dissocient, et il en résulte une évolution qui « tend vers une égalité sans liberté et vers une liberté sans égalité » (Simmel, 1999a : 136). Dans le socialisme, la valeur première est l’égalité : les inégalités existantes doivent être abolies et une politique de nivellement doit être mise en place. L’impact de telles mesures sur la liberté individuelle dépend du statut et de la position de l’individu dans la hiérarchie sociale. Ce qui implique un gain de liberté pour l’ouvrier peut entraîner une réelle perte de liberté pour l’entrepreneur, l’artiste et le savant. De surcroît, le socialisme n’est pas davantage en mesure de résoudre le problème de la méritocratie. Même dans la société socialiste, on trouvera un surcroît d’hommes capables de remplir des tâches plus élevées — mais ces positions plus élevées n’existeront pas.

L’individualisme qualitatif du xixe siècle maintient l’idée de liberté, mais remplace l’égalité par l’inégalité ou la différence. L’idéal n’est justement plus d’être comme tous les autres hommes, mais d’être différent. Cette tension « parcourt toute l’époque moderne : l’individu se cherche lui-même comme s’il ne se possédait pas encore, tout en étant assuré que son moi est son seul point fixe ». Développer, entretenir et réaliser sa vie durant cette singularité et cette incommensurabilité de l’individualité personnelle, telle est la grande affaire de tout homme. En effet, il s’agit de « réaliser l’original (“Urbild”, au sens de Goethe) qui n’appartient qu’à soi » (Simmel, 1999a : 146). Dans l’optique de Simmel, ainsi, le cercle se referme : l’évolution structurelle de la société qui prend la forme de la division du travail, d’une part, et, de l’autre, son développement culturel incarné dans l’individualisme qualitatif se rejoignent. « Avec l’individualisme de l’être-différent, l’approfondissement de l’individualité jusqu’à l’incommensurabilité de l’être et de l’action que l’on a vocation à accomplir, la métaphysique de la division du travail était mise au jour » (Simmel, 1999a : 148).

Au final, dans sa sociologie de l’individualité, Simmel refuse toute solution normative de ce problème, qui dépasserait les ambivalences, les tensions et les contradictions de la vie moderne, ou réconcilierait ces différents aspects. Il semble plutôt avoir été toujours en recherche, comme en témoignent sa philosophie de la vie ultérieure, la « loi individuelle » et ses études sur « l’individualité accomplie » — Goethe (Simmel, 1913), Kant et Goethe (Simmel, 1906), Schopenhauer et Nietzsche (Simmel, 1907 ; Simmel, 1990a) et Rembrandt (Simmel, 1916 ; Simmel, 1985). Parmi les multiples voies qu’il a ainsi explorées, on ne retiendra au premier chef que deux développements qui possèdent, d’un point de vue sociologique, une vraisemblance empirique. L’individu aristocratique est capable d’inventer un style de vie personnel à partir de ses forces créatives. « Dans ce cas, le caractère individuel relève d’une loi individuelle ; qui n’est pas assez fort pour cela est obligé de se rattacher à une loi générale » (Simmel, 1998b : 103). Il semblerait que seule une minorité forte serait en mesure de réaliser ce que nous avons désigné au début comme une individuation réussie. La grande majorité des hommes, en revanche, n’a que l’embarras du choix parmi un ensemble d’offres de modes et de styles qui se succèdent à un rythme rapide. Simmel préfigure avec clairvoyance la société de consommation actuelle, dont les offres de styles de vie sans contrainte livrent les accessoires d’une forme d’ « individualité light », sans individuation. « Le manque de repères définitifs dans le centre de l’âme pousse à chercher dans des excitations, des sensations, des activités extérieures, toujours renouvelées, une satisfaction momentanée ; ainsi, il nous enferme dans une frénésie désordonnée et désemparée qui se manifeste dans le tumulte des grandes villes, dans la manie du voyage, dans la course sauvage de la concurrence, ou encore dans l’inconstance spécifiquement moderne que l’on observe dans les domaines du goût, des styles, des modes de pensée et des relations » (Simmel, 1987b : 623, traduction modifiée).

5. L’individualité éthique : la loi individuelle

Au demeurant, avec ces perspectives esquissées sur un ton sceptique à la fin de la Philosophie de l’argent, Simmel n’a pas dit son dernier mot. Dans la dernière phase de son oeuvre, il se tourne vers la philosophie de la vie (Lieber, 1974 ; Fitzi, 2002) afin d’éclairer sous un jour nouveau et sous un angle inédit les rapports entre individu et société. La « tragédie de l’individualité » semble être le destin promis à l’homme moderne — à de rares exceptions près, mais Simmel n’a de cesse de rechercher dans la philosophie de la vie une base nouvelle pour cette « métaphysique de la division du travail ». Il la désigne sous un terme extrêmement surprenant, voire contradictoire : la loi individuelle, et l’inséra dans le cadre de son Intuition de la vie, recueil inspiré de la philosophie de la vie (Simmel 1918, resp. 1999b). Au premier abord, il semble s’agir d’une contradictio in adjecto car une loi qui n’est pas universelle n’est pas une loi. Comment une loi pourrait-elle être individuelle et ne s’appliquer en fin de compte qu’à un individu particulier ?

Tout bon kantien qu’il était, Simmel considérait non seulement que l’éthique de l’impératif catégorique était définitivement dépassée, mais aussi que sa construction dualiste était inappropriée, avec ses dichotomies sujet / objet, individuel / universel, réalité / idéal, liberté / loi, être / devoir-être, subjectivité / objectivité. À un dualisme comme celui de la vie et du devoir-être, Simmel préféra un « tiers terme », sa solution favorite : la triade de la réalité, du devoir-être et de la vie. En effet, la vie englobe l’un et l’autre : la réalité et le devoir-être. L’éthique n’est donc pas repoussée dans une sphère séparée pour réguler la vie comme un deus ex machina, depuis une position exogène et supérieure. Simmel cherche bien davantage une solution endogène, qui puisse se développer au coeur même de la vie. C’est l’individu lui-même qui doit prescrire, « de l’intérieur », pour ainsi dire, une loi éthique susceptible de prescrire son « telos » à chaque vie, comme un fil conducteur de l’auto-réalisation individuelle. On se rappelle ici la formule de Weber : que chacun trouve en lui le démon qui tiendra en main les fils de sa vie. Au demeurant, Simmel aurait certainement critiqué cette maxime, la jugeant irrationaliste, arbitraire et fataliste. Pour lui, il s’agit de définir consciemment et rationnellement une loi éthique à laquelle la conduite de toute l’existence est ensuite subordonnée. On peut en déduire, pour ainsi dire, un devoir-être objectif de l’individu, « l’exigence à laquelle sa vie enjoint à sa vie de se conformer » (Simmel, 1999b : 408). La vie de l’individu moderne qui obéit jusqu’à la fin de ses jours à sa « loi individuelle », de façon conséquente, et ne s’écarte pas du cadre de sa biographie, est semblable à la « conduite de vie méthodique et rationnelle » des puritains, dans sa rigueur, sa cohérence et sa permanence. Dans un cas comme dans l’autre est instauré un strict régime de moralité qui apporte la promesse d’une conduite réussie de l’âme et de la vie. Néanmoins, l’individu moderne ne se soumet pas à sa « loi individuelle » pour plaire à Dieu ; il le fait pour garantir et assurer le salut de son âme. Au final, c’est là la conviction de Simmel, lorsque la différenciation sociale et la complexité de la société sont devenues trop grandes et que la culture, dans sa diversité éclectique, n’est plus en mesure d’orienter l’individu dans le choix d’un style et d’un sens, seul compte l’encouragement à s’aider soi-même. Avec l’aide de sa loi individuelle, l’homme doit faire de sa vie une oeuvre d’art totale du point de vue éthique, s’il veut échapper à la misère culturelle globale et à celle de son âme. Confronté à la multiplicité des options possibles et à la difficulté de s’orienter, il lui faut — comme le baron de Münchhausen — s’extirper du marais en tirant sur sa propre tresse. L’individualité signifie, d’un point de vue éthique : définis ton propre canon de règles et respecte-le de manière conséquente. La loi individuelle, implacable et rigoureuse dans son contenu éthique, confère l’assurance d’une conduite de vie autonome et pourra donner, au fil du temps, un sens et une signification au cours d’une vie et à une biographie. Seules les vies humaines qui créent cette loi individuelle et s’y conforment ont une chance d’être regardées comme accomplies.

En ce sens, ce sont les études de Simmel sur des individualités accomplies qui donnent de la chair à son abstraction de la « loi individuelle ». Il ne se contente pas d’énoncer d’un point de vue abstrait et analytique les présupposés et les conditions de l’individualité dans la société moderne. Il cherche bien plutôt à mettre au jour des cas d’individualité réussie et à en livrer une caractérisation à la fois concrète et synthétique, dans une sorte d’art philosophique du portrait. Les domaines qu’il privilégie dans ces études de portrait sont la philosophie et l’art. Concernant la philosophie, il se concentre principalement sur Kant, dont il est à maints égards l’héritier en matière de théorie de la connaissance, mais non de théorie de la morale, comme nous l’avons vu avec sa « loi individuelle ». Schopenhauer et Nietzsche l’ont profondément marqué parce que, après les systèmes philosophiques de Kant, Hegel et Fichte, ils ont eu l’audace d’un renouveau radical, en pratiquant la philosophie comme une philosophie de la vie, pour ainsi dire. Ils s’intéressaient moins aux grands systèmes de la science, de l’art et de la morale, ou encore à la théorie de la connaissance, qu’à l’art de la conduite de vie de l’homme dans la modernité elle-même. Simmel se rattache donc à la lignée idéaliste et individualiste de la philosophie du xixe siècle, et non à la lignée matérialiste et collectiviste suivie par Hegel, Marx et Engels. Simmel ne cessa d’afficher sa sympathie pour les préoccupations égalitaires du socialisme, mais il se refusa à occulter les lourdes répercussions, en termes de nivellement, que cette forme sociale pourrait entraîner pour la liberté et l’individualité de l’homme si elle devenait une forme de vie. Cet extrémiste de l’individualité et cet esthète ne pouvaient qu’avoir en horreur, en fin de compte, le socialisme comme forme de vie, malgré toute la sympathie qu’il ne manquait pas d’afficher, en bon social-démocrate, pour les idéaux d’égalité, de justice sociale et de participation citoyenne. Tout en reconnaissant dans le socialisme un idéal social légitime, il ne pouvait que le rejeter pour son propre compte comme forme sociale de vie. Qu’on s’imagine seulement, au titre de petite expérience de pensée, un Georg Simmel en Union soviétique ou en République démocratique allemande — le philosophe et sociologue berlinois aurait connu des jours difficiles.

Dans le domaine de l’art, Simmel s’intéresse en premier lieu à de grandes figures d’artistes : Michel-Ange comme créateur, Raphaël comme artiste, la modernité des sculptures de Rodin, la poésie de Stefan George, la peinture de Rembrandt et, surtout Goethe, le grand solitaire, son idole. C’est aussi à Rembrandt et à Goethe qu’il consacre une monographie. Alors que, avec Rembrandt, il explore les possibilités d’une philosophie de l’art et prolonge son investigation en s’avançant sur le terrain de la philosophie religieuse, ce qui le passionne chez Goethe, c’est « Goethe » comme forme de vie. Simmel n’a cessé de s’intéresser au grand poète allemand ; pour presque toutes les questions de l’art et de la philosophie de vie, la vie de Goethe et ses créations faisaient pour lui figure de modèle et d’étalon ultime. Pourquoi Goethe ? C’est lui qui formule l’exigence de puiser dans son intériorité pour conduire sa vie. Il incarne les deux formes d’individualisme distinguées par Simmel et les réunit dans une symbiose singulière, goethéenne justement — le « tiers terme » toujours recherché par Simmel. C’est toute la conduite de vie de l’homme d’État, du directeur de théâtre, du poète et de l’écrivain universel qui fascine Simmel. Goethe a livré dans sa vie le modèle de la loi individuelle dont Simmel a fait son héritage spirituel et moral dans sa « Lebensanschauung » (Simmel, 1999b). Nul doute que Goethe incarnait, pour Simmel, l’idéal et la réalité de l’individualité accomplie et de la conduite de vie réussie, synonyme de « vivre davantage » et de « davantage que la vie ».

Dès la préface de sa grande étude, Simmel affirme sans détour qu’il s’agit moins pour lui de se pencher sur la vie ou sur l’oeuvre de Goethe que « sur le “phénomène originel” (Urphänomen) qu’il représente. Quel est le sens spirituel de l’existence de Goethe prise comme un tout ? » (Simmel, 2003 : 9, trad. I. K.) : c’est ainsi que Simmel formule la problématique qu’il a l’ambition de traiter. Comment mettre au jour « l’idée de Goethe » ? Comment définir son être ? Simmel est en quête du « tiers terme », par-delà la vie et l’oeuvre : « le pur sens, le rythme et la signification de l’être, qui prennent forme, d’une part, dans la vie personnelle et son vécu temporel, mais aussi, d’autre part, dans les réalisations objectives, de même qu’un concept se réalise à la fois dans l’âme qui le pense et dans la chose dont il définit le contenu. Si l’on peut trouver quelque part ce “tiers terme”, cette “idée de Goethe”, c’est bien chez lui, parce que la manifestation de celle-ci dans la psyché subjective et son expression dans les oeuvres accomplies coïncident chez lui avec une immédiateté et une plénitude tout à fait uniques. Je pourrais dire aussi, pour traduire mon intention, que la vie de Goethe, cette frénésie de développement du moi et de productivité, doit être projetée dans une idée à la signification intemporelle. » L’analyse de Simmel est centrée sur la personnalité de Goethe, son individualité et sa conduite de vie. « Comme dans toute présentation d’une personnalité spirituelle qui ne vise pas de prime abord la connaissance mais la compréhension, c’est-à-dire moins les détails que la cohérence d’ensemble, tout s’ordonne autour d’une certaine vision de l’individualité ; en tant que vision, celle-ci ne peut être exprimée directement, elle peut seulement être reconstituée à partir d’une somme d’images partielles dont les motifs sont déterminés par les grandes notions de notre conception du monde et de la vie, du point de vue de l’histoire des idées » (Simmel, 1913 ; Simmel, 2003 : 9 suiv.).

Les familiers de l’oeuvre de Goethe (Hadot, 2008) mesureront d’emblée l’énormité d’une telle tâche. Simmel veut recréer Goethe par l’esprit et découvrir ainsi les propriétés structurelles et identitaires de sa biographie et de son parcours. Mais la tâche est ardue. L’être de Goethe est en perpétuel devenir. Tout se passe comme si Goethe avait voulu faire l’expérience, dans sa personne, oeuvre ou biographie, de toutes les personnalités possibles. Lui-même décrivit son existence individuelle comme une oeuvre d’art totale collective (Müller, 2010). Il caractérisa sa méthode d’écriture et de création poétique comme un système de miroirs se réfléchissant entre eux, dont les interactions et les réfractions lui permettaient de refléter toutes les personnes, les figures, les positions et les visions du monde possibles, sans prendre jamais parti, en tant qu’auteur, pour l’une ou l’autre de ces figures ou de ces positions. L’énigme Goethe — car le classificateur d’entre les classificateurs, le codificateur du classicisme, notamment, s’employait sans cesse à échapper, pour lui-même, à toutes les classifications. Il lui arrive certes d’être terriblement exaspéré par les critiques auxquelles des auteurs allemands soumettent son oeuvre ; mais il ne les prend pas au sérieux, car il sait qu’il est le créateur de la « littérature universelle », pour reprendre son propre concept. En un mot, l’individu Goethe est un carrefour d’identités multiples ; il est davantage un « homme de la possibilité » qu’un « homme de la réalité » au sens de Robert Musil. Dans ses deux grandes oeuvres, le Faust et le Wilhelm Meister, après une première partie conventionnelle — une carrière scientifique mal engagée chez Faust, doublée d’expériences de connaissance et d’expériences amoureuses à coloration magico-méphistophélique, et le roman d’apprentissage pour Wilhelm — l’unité de lieu, de temps et d’action est entièrement rompue. Ce qui se joue à chaque fois dans la deuxième partie, ce sont des projections de la modernité. Goethe, découvreur sur le tard des saint-simoniens et devenu à sa façon sociologue, teste les interactions de formes de vie et de formes sociales. Quel type social appelle quel type d’individualité humaine, afin d’ouvrir la voie au « progrès » ? Sur les traces de Saint-Simon, Goethe joue les planificateurs sociaux et les faiseurs d’hommes.

Simmel est conscient de l’immensité de sa tâche et se montre à la hauteur. Après avoir passé en revue toutes les mutations du devenir goethéen, il finit par trouver le dénominateur commun qu’il recherchait : « l’objectivation du sujet. Dans un travail dont on a peine à mesurer l’ampleur, il a donné à la vie subjective peut-être la plus riche, la plus concentrée, la plus animée que nous connaissions une telle forme de spiritualité objective que nous pouvons mesurer pas à pas, dans l’aspect intemporel de l’oeuvre, toute l’ampleur et les innombrables polarités de ce devenir intérieur ininterrompu, de ce fonctionnement du moi en perpétuelle activité, qui n’a cessé de recevoir et d’engendrer » (Simmel, 1913 ; Simmel, 2003 : 230 suiv.). Par suite, il n’est pas étonnant que Goethe ait réconcilié dans sa vie les deux formes de l’individualisme ; jeune, il recherche ardemment l’individualisme qualitatif et, dans son grand âge, l’individualisme quantitatif. Dans sa quête de « l’humain universel », ce « génie de la normalité » tente de jeter un pont vers un « tiers-terme », une individualité métaphysique. « La conception métaphysique de l’individualité accède cependant à toute sa plénitude de vision et à sa forme vivante quand la coloration fondamentale qui fait la singularité de l’individu irrigue la totalité de l’existence qui entoure celui-ci et peut la teinter à son image. L’être humain ne devient vraiment un individu à part entière que lorsqu’il n’est pas seulement un point dans le monde, mais un monde lui-même, et il ne peut donner la preuve qu’il est un tel monde que lorsque sa qualité peut déterminer une possible image du monde, être le noyau d’un cosmos spirituel dont la totalité individuelle ne trouve dans l’ensemble de ses expressions singulières que des réalisations partielles » (Simmel, 2003 : 169).

6. Conclusion

Plus que tout autre classique de la sociologie ou sociologue contemporain, Simmel a étudié les trois individualités, afin d’établir à quelles conditions l’individualité est possible. C’est justement parce qu’il a pris au sérieux le rapport de l’individu et de la société et en a fait l’objet central de la sociologie, c’est justement parce qu’il a refusé toute vision partielle, micro- ou macrosociologique, en ne se présentant ni comme un théoricien de l’action, ni comme un théoricien de la structure, et en préférant placer au coeur de sa sociologie le maillon intermédiaire, le pont — pour reprendre une de ses expressions favorites — avec la notion d’interaction sociale, que la question « Comment l’individualité est-elle possible ? » est chez lui le pendant de la question « Comment la société est-elle possible ? » Dans le cadre de son oeuvre complexe et multiforme, il livre quatre réponses à cette question, intimement liées entre elles. La singularité de son approche est de conjuguer une philosophie et une sociologie de l’individualité.

  1. Individualité anthropologique : l’homme, comme être de la limite, franchit les frontières et semble par là prédestiné à poser lui-même ses frontières, mais aussi à les transgresser au besoin. L’auto-domestication et l’auto-transcendance sont pour Simmel possibles au même titre que l’accomplissement d’une individualité universelle, ou encore l’aspiration à une individualité particulière.

  2. Individualité structurelle : la différenciation structurelle de la société ouvre la voie à la liberté et à l’individualité de l’homme moderne ; mais cette ouverture n’est assurée que par la liberté « par rapport à » et non par la liberté « de faire quelque chose » et correspond donc tout au plus à une forme d’individualité universelle.

  3. Individualité culturelle : la « tragédie de la culture moderne » — le hiatus entre culture objective et culture subjective — reflète en fin de compte une « tragédie de l’individualité moderne. » En effet, lorsque, malgré des efforts désespérés, on ne parvient pas à s’approprier les biens culturels de son époque avec suffisamment de loisir et d’intelligence critique, comment une auto-réalisation individuelle pourrait-elle être possible ? Au demeurant, l’individualisme quantitatif et l’individualisme qualitatif offrent des « langages » que peuvent emprunter avec succès des « individualités » contemporaines. Dans sa sociologie, Simmel refuse toute solution normative, et regarde comme des voies possibles, sur le plan empirique, l’individualité aristocratique et l’individualité de masse et de la consommation.

  4. Individualité éthique : au terme d’un long processus de civilisation, ni la société complexe ni une culture matérielle et objective hypertrophiée ne sont en mesure de fonder la culture subjective. Reste la possibilité de revenir à un mode de vie « catholique » au sens global traditionnel. « La loi individuelle » est auto-proclamée, mais elle est stricte et impitoyable tout au long d’une vie. À ce titre, elle confère du sens, elle fournit une motivation pour vivre-davantage et donne à l’âme individuelle égarée (et pas seulement à elle) un repère pour une vie qui vaille la peine d’être vécue. Les études de Simmel sur l’individualité accomplie confirment, dans son optique, la portée de la loi individuelle, du moins pour des natures raffinées comme Rembrandt ou Goethe.

Faut-il envisager, par suite, un retour à Simmel au xxie siècle ? À coup sûr, car tout porte à croire que le troisième pilier de la modernité, après le capitalisme et la démocratie, la culture de l’individualisme, n’a pu s’imposer dans toute sa puissance normative et empirique et s’affirmer auprès des larges masses qu’à une date récente. L’actualité de cette problématique — l’individualité comme destin de tout un chacun — contraste avec le petit nombre de modèles ou même de paradigmes d’une individualité accomplie. La sociologie contemporaine est dominée par des formules à l’emporte-pièce, qui recouvrent davantage des modes d’adaptation conformiste à la machinerie sociale que des formes souveraines d’individualité. « Le moi entrepreneurial » (Bröckling, 2007 ; Rose, 1996) se conforme au dispositif social d’activation dans lequel tous les membres de la société, indépendamment de leur statut social et de leur appartenance de classe, doivent faire leur marketing personnel. « Fais-toi remarquer — ou tu seras exclu ! » — c’est par un tel slogan que le gourou du management Tom Peters résume l’impératif catégorique de notre temps. La « cité par projet » (Boltanski et Chiapello, 1999) est caractéristique de l’homme de réseau moderne, qui se fraie un chemin de projet en projet et cherche à se rendre indispensable dans une équipe de projet temporaire. The Corrosion of Character ou L’homme flexible (Sennett, 1998) décrivent l’existence précaire de travailleurs qui —, constamment menacés de chômage par la généralisation du travail flexible et le tassement des hiérarchies des entreprises — font tout pour survivre dans des conditions d’emploi devenues incertaines. En un mot et en résumé : dans tous ces cas, on n’a pas seulement affaire à des formes d’individualité précaire ; un arrière-plan éthique ou esthétique fait défaut à toutes ces figures de personnalité.

Comment Simmel aurait-il réagi face à un tel dépérissement des formes d’individualité ? Sans doute de façon aussi allergique qu’à la lecture du Rembrandt éducateur de Julius Langbehn (Langbehn, 1890). Simmel avait livré dans ses aphorismes cette profession de foi : « Il faut avoir écrit la critique d’un mauvais livre pour savoir combien il est difficile de garder toujours son élégance » (Simmel, 1998 : 97, trad. I. K.). Il était impitoyable, car cet individualisme esthétique affectant la spiritualité, mais vide, lui paraissait trop dangereux. Il ne voulait pas laisser impunie cette quête à succès et à sensation d’une nouvelle germanité artistique. Il concédait à Langbehn (Simmel, 1998 : 97) le diagnostic d’une « dévastation de la vision du monde. » En effet, « l’homme ne trouve de satisfaction que dans l’humain ; il s’abaisse jusqu’à la nature infra-humaine et l’humanise ; il s’élève et se crée des dieux à son image ». (Simmel, 1990c : 50 suiv., trad. I. K.) Mais il critiquait la thérapie proposée : « Lorsqu’est formulée à nouveau, contre l’esprit de nivellement, l’exigence idéale d’une individualisation, on peut se demander de quoi on parle en réalité, et ce qu’on fait vraiment : l’individualité ne se réduit-elle pas à un principe purement formel, dont seul le contenu et le type d’individualité peuvent déterminer la valeur ? […] S’il ne concernait que de mauvaises individualités, des figures qui, de l’individualité, ne développeraient que l’aspect abstrus, bizarre ou immoral, alors nul doute qu’un nivellement visant une moyenne modeste serait préférable. L’essentiel est donc de savoir quel type d’individualité on est censé développer ; or, cette question est réduite à une considération de second ordre, et c’est en tant que tel, comme une forme vide en soi et pour soi, dont la valeur est absolument problématique, que l’individuel est placé en tête du cortège qui marche vers l’avenir » (Simmel, 1990c. : 156).

C’est bien là ce qui se produit aujourd’hui, semble-t-il : l’individualisation à large échelle, mais comme forme vide, qui ne débouche pas sur une individualité dotée d’un contenu et susceptible d’être qualifiée d’individuation réussie. La situation est la même qu’à l’époque de Simmel : il est donné à un petit nombre d’accéder à une individualité aristocratique et de se forger, tant bien que mal, une « loi individuelle » en dépit des déficits de savoir, de sens et de repères de la culture moderne. Mais qu’en est-il de tous les autres hommes, qui ne peuvent formuler leur « loi individuelle » ? Vers quels modèles d’individualité régressent des groupes qui n’ont à peu près aucun moyen de faire des choix éthiques et esthétiques ? Quelles enveloppes revêt la forme vide de l’individualisation au xxie siècle, où l’on ne peut plus interdire à quiconque de se dire je à lui-même ? (Luhmann, 1989)