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Depuis la moitié des années 1990, de nombreux auteurs se sont penchés sur la production textuelle des institutions du multilatéralisme économique et politique tels les rapports annuels, les documents de travail ou les livres blancs produits par certaines agences de l’Organisation des Nations Unies (ONU), par la Banque mondiale, par le Fonds monétaire international (FMI) ou encore par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Ces chercheurs se sont entre autres consacrés à l’étude de la dépolitisation du discours des institutions multilatérales. Sous l’angle d’une analyse du discours politique, plusieurs auteurs ont, par exemple, examiné les documents produits par l’ONU (Duchêne, 2004 ; Maingueneau, 2002 ; Perrot, 2001), par la Banque mondiale (Harriss, 2001 ; Lautier, 2002 ; Mestrum, 2008 ; Rist, 2002), ou encore par l’Organisation mondiale du commerce (Shaffer, 2001 ; Siroux, 2008 ; Wilkinson, 2009). Ces auteurs explorent les thématiques des transformations sociales, de la régulation politique et du développement économique et social à partir d’une analyse de la production textuelle. Dans leurs analyses, ces auteurs ont dénoncé la « langue de bois », la « rectitude politique », le « discours technocrate », l’« aplanissement des conflits », et la « dépolitisation » du discours des institutions multilatérales. Ils notent que cette dépolitisation est particulièrement prononcée dans les documents émis par les institutions actives dans le domaine du développement international qui présentent les prises de décision comme des enjeux purement techniques et bureaucratiques. Cette dépolitisation s’inscrit dans le cadre plus large de la promotion que font les institutions multilatérales d’une gouvernance mondiale qu’elles présentent comme un système inclusif et transparent de rapports horizontaux non conflictuels dans lesquels les acteurs sont autant de partenaires. La promotion de la gouvernance comme nouveau mode de régulation du politique participerait de cette stratégie planifiée de dépolitisation de l’ordre politique mondial (Hout et Robison, 2009 ; Jaeger, 2007 ; Jayasuriya et Hewison, 2004) et de l’aide au développement (White, 1996 ; Feldman, 2003) par le transfert des prises de décision vers une sphère d’activité technocratique ou experte caractérisée par sa nature anti-démocratique et son manque de transparence. La dépolitisation du discours de ces institutions ne serait donc pas un simple reflet des changements opérés dans le mode de régulation, il fait partie intégrante d’une transformation planifiée dont les institutions multilatérales sont les maîtres d’oeuvre (Hout et Robison, 2009). La dépolitisation des documents publics des institutions multilatérales s’insère dans une plus vaste transformation. La dépolitisation est associée au transfert de certaines responsabilités vers une sphère technocratique et experte à l’abri de débats, mais aussi à une suspension du caractère démocratique du processus de prise de décision. Cette dépolitisation participe à l’évacuation de l’imputabilité des acteurs pour leur rôle dans la transformation des sociétés dites sous-développées. En considérant cette stratégie des institutions multilatérales, on doit se demander quels effets cette dépolitisation a pu avoir sur l’activité technique et bureaucratique, en particulier sur la production des statistiques. Michael Ward, historien des statistiques et spécialiste des institutions multilatérales, convient que des considérations politiques interfèrent avec la production et la diffusion des statistiques (Ward, 2004 : 26). Les statistiques seraient utilisées à des fins politiques sans égard à leur aspiration à la neutralité. Les institutions multilatérales et les gouvernements sélectionnent les données et ils les utilisent à des fins d’opposition politique (Ward, 2004 : 57). Ward note cependant qu’un ensemble de principes de base orientant l’action des institutions multilatérales et des agences nationales de la statistique a permis de limiter la menace d’interférence politique dans les statistiques officielles depuis la mise en place des Objectifs du Millénaire pour le développement (Ward, 2005 : 189)[1]. Et selon Ward, c’est justement parce que les Objectifs du Millénaire pour le développement ont ravivé l’intérêt pour les indicateurs sociaux qu’il est important de s’assurer de cette distance d’avec les préoccupations politiques en mettant l’accent sur les décisions prises à partir des faits ou des données probantes (Ward, 2004, 25 ; Ward, 2005 : 209)[2]. Ainsi, dans les politiques actuellement orientées par les Objectifs du Millénaire pour le développement, les décisions prises par les institutions multilatérales sont fondées en grande partie sur l’analyse de statistiques sociales (Sanchez et al., 2010). Investies de cet intérêt renouvelé et de l’importante mission de transformer le monde, les statistiques sociales sont au coeur même des décisions politiques. Dès lors, on peut se demander, entre autres, quel aurait pu être l’effet du transfert de la responsabilité des décisions sur le discours technique et comment ce transfert aurait pu affecter la manière de pratiquer les statistiques sociales. Cette possible transformation peut être appréhendée par la notion de registres en statistiques telle que présentée par l’historien et sociologue Alain Desrosières. Dans un premier registre, les statistiques mettent l’accent sur la mesure, c’est la dimension du « réalisme métrologique » (Desrosières, 2001 : 117). Cette position qui a comme objectif unique la « réalité vraie » laisse peu de place à des considérations politiques. Si les statistiques sociales pour le développement qui appartiennent à ce premier registre étaient politisées, cette politisation serait plutôt le fait de leur utilisation ou de la manière dont elles sont instrumentalisées que leur discours puisque celles-ci défendraient une position dite « scientifique ». Cette politisation existerait, mais elle tend à diminuer grâce à la mise en place de règles strictes, c’est la thèse de Michael Ward qui cherche à protéger ce qu’il appelle les « physiocrates scientifiques » (Ward, 2004 : 25). Dans un second registre, les statistiques ont comme objectif la synthèse et l’interprétation des « variables latentes » (Desrosières, 2001 : 119). Par exemple, elles créent des indices composites dont la création est l’objet de discussions. C’est une manière de faire qui laisse plus de place à des divergences et dissensions puisqu’elle reconnaît l’idée relativiste de construction sociale de l’observation. Dans ce second registre, les statistiques sociales seraient politisées à même leur discours. C’est-à-dire que puisque leur discours fait une plus grande place à l’interprétation et au langage des sciences sociales et humaines, les statistiques sociales pour le développement seraient plus enclines à absorber à l’intérieur de leurs débats scientifiques les responsabilités liées aux orientations sociales dont elles sont investies. Ward qualifie, non sans un certain dédain, de « philosophie » ou de « théorie abstraite » cette propension des statistiques (Ward, 2004 : 25).

La recherche dont nous présentons quelques résultats dans cet article innove à plusieurs égards dans l’examen de documents techniques des institutions du multilatéralisme économique et politique du point de vue de l’analyse du discours. Si les conclusions des travaux mentionnés en introduction s’appuient sans aucun doute sur une analyse de corpus, la force des conclusions de ces travaux est fondée bien plus sur l’argumentaire que la démonstration empirique ou la transparence de la méthodologie (Della Faille, 2011). Les détails méthodologiques de ces recherches restent souvent évasifs et ne facilitent pas la reproduction des expériences. À cet égard, notre article innove en proposant une méthodologie à la fois transparente et systématique qui fait appel tant à l’analyse qualitative qu’à la lexicométrie. Mais notre recherche innove également par son intérêt pour un domaine du discours technique encore peu exploré. Depuis une vingtaine d’années, de nombreux travaux se sont penchés sur des corpus de textes scientifiques ou techniques du point de vue de l’analyse linguistique formelle. Par exemple, plusieurs travaux se sont intéressés aux textes scientifiques à partir d’une analyse fonctionnelle linguistique et grammaticale afin de contribuer aux théories du langage (Butler, 1986 ; Halliday et Martin, 1993) ou à l’étude des stratégies discursives (Gilbert et Mulkay, 1984). D’autres travaux se sont penchés sur les discours techniques tels que produits par des organisations bureaucratiques (Iedema, 2003 ; Lemke, 1995 ; Fox et Fox, 2004). D’autres encore ont examiné la nature idéologique du discours technique des sciences de la bibliothéconomie ou de la rédaction technique (Couture, 1992 ; Day, 1998 ; Herndl, 1993 ; Slack et al., 1993). L’analyse du discours statistique ou du discours des statisticiens n’a pourtant pas bénéficié d’un tel examen, même si un ensemble de travaux hétéroclites s’est intéressé aux débats qui ont animé la pratique de la statistique depuis plus d’un siècle. Entre autres, des travaux ont examiné la transformation des catégories dans le discours des statistiques en criminologie (Beirne, 1987), la spécificité des champs lexicaux de la statistique (Hoadley et Kettenring, 1990), la « déracialisation » des statistiques sociales (Zuberi, 2000), ou encore les débats portant sur les données à propos des décès dans la méthodologie des statistiques de santé (Iezzoni, 1996). On mentionnera également les travaux de Jean-Pierre Beaud et de Jean-Guy Prévost qui, dans une certaine mesure, s’intéressent au discours statistique à partir de l’histoire des agences gouvernementales nationales (Beaud et Prévost, 2012) ou ceux de Michaël Ward cités en introduction (Ward, 2004) à propos des idées statistiques dans le système de l’ONU. Ainsi, notre recherche vient pallier une lacune dans la littérature. Aucune recherche précédente n’avait examiné les conséquences de la dépolitisation du discours public sur l’expertise à partir d’une analyse de corpus de la documentation technique produite par les institutions multilatérales.

En effet, dans cet article, nous présentons les résultats d’une recherche exploratoire portant sur un corpus de manuels techniques envisagé comme élément clé du transfert de la responsabilité des prises de décision à une sphère technocratique et experte. À partir de l’étude de ce discours technique investi du rôle crucial d’informer l’établissement des lignes directrices des politiques en développement international, notre analyse a comme objectif de comprendre en quels termes se matérialise le caractère polémique des prises de décision, entendu comme élément révélateur d’une possible politisation de ce discours. Les manuels de statistiques sociales analysés ici ont comme principale fonction d’obtenir des données de première main de la part des agences gouvernementales spécialisées dans la production de statistique[3]. Pour assurer cette fonction principale, les manuels de notre corpus ont plusieurs objectifs. Entre autres, ils spécifient les conditions méthodologiques de la collecte de données, ils informent sur la nature des enquêtes, ils décrivent les catégories d’analyse et spécifient le format de transmission des données recueillies par ces agences. Ces manuels sont de la plus haute importance car une fois recueillies, ce sont ces données qui donneront forme aux décisions prises par les institutions multilatérales et qui orienteront la manière dont l’aide bilatérale est pensée (Karns et Mingst, 2010 ; Sanchez et al., 2010). En partant du principe que les institutions multilatérales ont un effet d’agenda sur l’ensemble des acteurs du développement international, on peut présumer que les données recueillies par ces institutions contribuent également à orienter les priorités de nombreuses organisations non gouvernementales. Ces manuels sont ainsi un objet de recherche de première importance pour l’analyste qui tâche de comprendre la transformation contemporaine de la gouvernance mondiale, du développement international, de ses acteurs et de leurs discours. L’étude de ces manuels d’assistance technique à la production de statistiques sociales a donc comme finalité de participer à une meilleure compréhension des conditions de production des statistiques sociales utilisées dans la résolution des problèmes.

L’analyse de ces manuels de statistiques sociales permet de mieux saisir comment ces statistiques sont produites. Analyser ces manuels, c’est regarder de l’intérieur une partie du processus qui a comme finalité de classer les pays selon divers critères qui ont une incidence importante sur la vie des populations des pays dits sous-développés. Car, à partir des données produites en suivant les règles imposées par ces manuels, seront décidés la mise en place, le maintien ou l’annulation de l’aide bilatérale et des programmes multilatéraux de développement pour les pays qui se classent le moins favorablement. Ces statistiques sont donc un des éléments clés d’énormes enjeux politiques, sociaux et économiques de première importance dans ce que l’économiste français Serge Latouche qualifie de « jeux olympiques de la croissance » ou de « course mondiale au bien-être » (Latouche, 2005). Les statistiques sociales participent à la problématisation de la société et sa transformation. Elles sont un instrument politique, mais elles sont soumises à des règles spécifiques aux domaines technique et scientifique.

Cet article se divise comme suit. Dans un premier temps, nous précisons le cadre de notre travail, nos outils théoriques et conceptuels. Dans un deuxième temps, nous présentons notre corpus et notre approche méthodologique. Dans un troisième temps, nous exposons les principaux résultats de notre analyse exploratoire. Enfin, en conclusion, nous discutons des conséquences de nos résultats.

Cadre de travail

Aux fins de notre recherche exploratoire sur les dimensions polémiques d’un discours technique, dont cet article présente les principaux résultats, nous nous sommes penché sur diverses dimensions empiriques du discours. L’examen des aspects polémiques est pour nous une manière d’opérationnaliser une recherche portant sur la politisation de tels discours. À des fins heuristiques, nous avons défini cette politisation du discours technique comme un processus discursif par lequel s’opèrent une reconnaissance croissante des « dimensions conflictuelles des positions adoptées » (Leca, 1971 dans Hamidi, 2006 : 10), une problématisation de la prise de décision par l’identification des sources de l’exercice du pouvoir (Flinders et Buller, 2006) ainsi qu’une présence accrue de l’expression d’une opinion polémique à propos des conditions de production de la société (Bourque et al., 1994). Nous envisageons la possible politisation du discours technique comme un phénomène qui serait complémentaire à une dépolitisation du développement international qui se définit comme un processus par lequel on aplanit et neutralise les conflits sociaux en transférant les grands débats politiques et sociaux dans le domaine des experts, des techniciens et des bureaucrates (Ferguson, 1994). Cependant, à cause des limites imposées par le corpus, la politisation sera interrogée principalement dans une perspective synchronique, c’est-à-dire sans égards aux transformations dans le temps. Les limites du corpus sont présentées dans la partie méthodologique ci-dessous.

Notre lecture de ce corpus de manuels de statistiques sociales est éclairée par l’analyse critique du discours politique. Dans cet article, nous définissons le discours comme un espace conflictuel dans lequel les luttes sociales, les tentatives de façonner l’environnement social et physique et les stratégies d’appropriation de capitaux économiques, culturels et symboliques se matérialisent, entre autres, par la production de documents. Le discours est un espace dans lequel différents univers de représentation interagissent sous la forme de débats et de critiques dont l’objectif est de renforcer la légitimité d’une position et de freiner la circulation d’autres points de vue (Pêcheux, 1975). À ce titre, la production de documents techniques est une pratique sociale dans le sens où elle constitue un outil de communication destiné à diffuser valeurs et sens (Fairclough, 1992 ; Van Dijk, 1997). Ainsi, notre étude de ces « textes en action » (Smith, 1990) s’appuie sur les outils théoriques de l’analyse critique des discours et de leur rôle comme moyen de contrôle social. Dans notre analyse des manuels produits par les institutions multilatérales, nous considérons le discours technique comme une pratique institutionnelle qui s’inscrit en continuité directe avec les politiques en développement international. Car, le discours technique pour le développement participe à la transformation sociale, souvent radicale, des sociétés qu’elle prétend décrire (Escobar, 1995). Les informations qui sont recueillies pour constituer les bases de données en statistiques sociales font partie d’une organisation revêtant un caractère autoritaire et s’insèrent dans un système de pouvoir qui cherche à assurer le contrôle par l’utilisation de la connaissance (Scott, 1998). Ainsi, analyser la politisation du discours technique à travers l’examen de manuels de statistiques sociales, c’est se consacrer à l’étude d’une matérialisation des conflits autour du contrôle des ressources nécessaires à la transformation sociale (Della Faille, 2010 ; 2011). Cette analyse conduit aussi à s’intéresser aux stratégies qui s’inscrivent dans une lutte menée par les institutions multilatérales actives dans le domaine du développement international pour asseoir leur légitimité en balisant les débats à propos du bien-fondé de l’orientation de leurs actions et en évacuant de l’espace toute possibilité même d’envisager leur remise en question (Foucault, 1969).

Le corpus, ses caractéristiques et ses limites

Pour cette recherche exploratoire, nous avons constitué un corpus de dix manuels techniques d’assistance à la production de statistiques sociales pour le développement[4]. Notre corpus comprend des manuels de statistiques sociales préparés par la plupart des institutions multilatérales dont la littérature mentionnée en introduction de cet article critique l’aplanissement des conflits ou la dépolitisation de leurs discours. Comme nous l’avons indiqué en introduction, ces manuels techniques fournissent une assistance aux agences gouvernementales des pays dits sous-développés qui sont appelées à recueillir et compiler des données sur trois grandes thématiques transversales aux approches en développement international (pauvreté, éducation et santé). Le tableau 1 présente les caractéristiques générales de ce corpus de dix documents produits entre 2001 et 2010 par le groupe Banque mondiale, l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la Division des statistiques de l’Organisation des Nations Unies et le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD)[5]. Ces institutions multilatérales ont été sélectionnées pour la centralité de leur rôle dans la mise en oeuvre de nouvelles politiques en développement international (à partir des statistiques sociales) ainsi que pour la diversité de leurs objectifs et pour leur nature organisationnelle. Les trois thématiques que sont la pauvreté, l’éducation et la santé ont été retenues pour leur importance dans l’orientation des politiques en développement international. À cet égard, le titre des manuels de notre corpus n’est qu’un indicateur partiel de leur contenu et de l’esprit dans lequel ils ont été produits. Ainsi, par exemple, les manuels de notre corpus qui portent sur la fertilité, la criminalité et les données dites vitales participent bien tous à un niveau ou à un autre aux réflexions sur la pauvreté, l’éducation et la santé dans le cadre des inégalités à l’échelle planétaire. Afin de nous assurer de la commensurabilité de ces données textuelles, nous avons décidé de ne choisir des manuels que dans une seule langue. Puisque l’anglais est la langue favorisée par ces institutions comme facteur facilitant la diffusion de cette documentation technique, les manuels en anglais sont plus nombreux et plus élaborés. C’est donc dans cette langue que nous avons constitué ce corpus. En fonction de ces critères, dix manuels disponibles publiquement en version électronique sur les sites internet des institutions multilatérales ont été sélectionnés[6]. Le tableau 1 présente également la ventilation par institution de ce corpus qui contient plus de 1200 pages ou pratiquement 600 000 mots si on tient compte de la ponctuation et des données chiffrées[7]. Dans notre analyse de ce corpus, nous avons inclus l’ensemble de ces documents. Cela comprend donc à la fois l’analyse lexicale des catégories de travail, des outils mathématiques et des instructions.

Tableau 1

Détail du corpus présenté par ordre alphabétique d’institutions multilatérales émettrices

Détail du corpus présenté par ordre alphabétique d’institutions multilatérales émettrices

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On notera que la disponibilité des manuels a limité la possibilité d’une étude longitudinale et d’une comparaison interinstitutionnelle du discours. Pour que de telles comparaisons fussent possibles, il aurait fallu constituer un corpus de manuels émis par les mêmes institutions dans un même objectif sur une période plus longue. Cependant, la nature des enquêtes change et ce qu’elles cherchent à mesurer est souvent révisé ou re-conceptualisé. Ces changements dans la nature des enquêtes sont renforcés par le fait que celles-ci se tiennent à grands intervalles. Tous ces facteurs réduisent fortement la possibilité d’une stricte comparaison longitudinale. La taille, la quantité et la qualité disparates des manuels produits par les différentes institutions ont également limité considérablement la possibilité de procéder à une analyse systématique des discours en fonction des caractéristiques comparées du discours des institutions. En conséquence de ces limites méthodologiques, notre analyse ne cherche pas à caractériser individuellement le discours de l’une ou l’autre institution. Plutôt, nous avons cherché à faire émerger les tendances générales de ce corpus envisagé, dans la plupart des cas, comme un tout. Dans cet article, nous présentons l’analyse d’un ensemble discursif produit dans un contexte similaire par des institutions ayant des caractéristiques organisationnelles et des objectifs différents, mais participant toutes d’une même logique. Cependant, quand cela était méthodologiquement possible, nous précisons les possibles divergences qui peuvent exister entre les institutions. La constitution d’un corpus permettant d’explorer systématiquement ces dimensions comparatives requiert l’accès à des ressources techniques et humaines plus importantes et une collaboration rapprochée avec ces institutions afin, entre autres, d’accéder à leurs archives. Une recherche future de plus grande envergure qui mettrait l’accent sur les aspects diachroniques (analyse des transformations sur la longue durée) et comparatifs (analyse contrastive par institution) pourrait pallier ce manque.

L’analyse de la politisation du discours technique requiert justement la possibilité de mesurer les processus discursifs à partir des transformations dans le temps des caractéristiques lexicales. Mais, considérant les limites de ce corpus, il serait hasardeux de penser pouvoir observer des processus de transformation discursive. Nous ne sommes pas en mesure d’évaluer la politisation, entendue justement comme une transformation dans le temps. Pour cette raison, nous nous sommes penché plutôt sur les aspects polémiques du discours sans pour autant les caractériser à partir de leur distribution dans le temps. Les aspects polémiques du discours ont été identifiés à partir de l’expression de l’opinion des locuteurs, de la prise en compte de la divergence, des débats et des possibles désaccords, et du déni du consensus.

Les outils d’analyse

Nous avons analysé ce corpus à partir d’une méthodologie qualitative et quantitative. Nous avons, entre autres, examiné les catégories socio-sémantiques et les champs lexicaux, leur répartition en sous-ensembles quantifiables ainsi que leurs qualités comme autant de révélateurs de l’appropriation de l’espace discursif et de l’utilisation de celui-ci à des fins de circulation de valeurs. Nous avons choisi cette approche méthodologique pour sa capacité à interroger le texte au niveau des mots et de leur distribution, ainsi que pour la robustesse de son analyse des mondes de représentation (Della Faille, 2009). Nous avons utilisé le logiciel SATO qui, depuis les années 1980, s’est imposé dans le domaine de l’analyse de texte assistée par ordinateur. SATO permet le traitement et la codification d’importants corpus textuels (Duchastel et al., 2004). Il facilite la segmentation, la comparaison, la codification et l’exploration des qualités socio-sémantiques du texte et du lexique. Ce logiciel permet de catégoriser les mots en fonction de leur sens et de différencier les mots dans leur traitement selon leur usage empirique. Ainsi, par exemple, grâce à cette catégorisation selon le contexte, le mot « débat », qui est central à notre analyse, a été traité différemment selon qu’il décrit un événement qui réunit plusieurs intervenants physiquement présents dans un même espace ou qu’il signifie une discussion d’idées dans un sens plus métaphorique.

Par sa flexibilité, SATO nous a permis de définir par nous-même le processus d’analyse sans qu’il soit imposé par les concepteurs du logiciel. Contrairement à d’autres logiciels, SATO est caractérisé par la transparence de son fonctionnement. Il n’est pas conçu pour générer automatiquement des interprétations ou des ontologies. Nous avons ainsi évité de conclure quelque élément que ce soit à partir d’algorithmes complexes que nous ne maîtrisons ou ne contrôlons pas totalement. En tout temps, nous sommes donc restés en contrôle de chaque opération. Le texte a été interprété à partir de différentes unités d’analyse (mots ou lexèmes, segments de phrase, paragraphe, document). Une fois codifiées selon une catégorisation socio-sémantique, ces unités d’analyse ont été comparées. La systématicité du traitement des données textuelles telle que SATO le permet évite plusieurs biais. Comme notre recherche exploratoire sur ce corpus s’inscrit en continuité de nombreuses questions et autant d’hypothèses sur la dépolitisation du discours des institutions multilatérales, le risque de lire le corpus en fonction de ces idées préexistantes est élevé. Dans un tel contexte, le chercheur est souvent porté à préférer les morceaux du corpus qui vont dans le sens de ses hypothèses. En utilisant une approche méthodologique systématique et transparente, nous avons cherché à contrôler ce risque. Dans le logiciel SATO, nous avons trouvé des outils de codification socio-sémantique et d’analyse de statistiques textuelles permettant de limiter de tels écueils méthodologiques. Ainsi, nous avons favorisé une lecture qualitative des manuels une fois identifiés les segments grâce aux entrées lexicales les plus pertinentes du point de vue des outils quantitatifs.

Politique comme gestion et politique comme vie publique

Dans notre analyse des manuels, nous nous sommes d’abord penché sur la représentation du monde politique. À cet égard, la langue anglaise permet une distinction qui est difficilement rendue en français, mais cette distinction facilite quelque peu l’analyse des représentations. Le terme « politique (Policy) » fait référence d’une manière générale aux politiques publiques, aux programmes de gestion, aux stratégies d’action, à la mise en place des idées[8]. Le corpus comprend 563 occurrences de « politique (Policy) » et de ses dérivés. Le terme « politique (Politics) », quant à lui, évoque la dimension plus générale, voire conflictuelle selon le contexte, du monde des débats, de la démocratie, des acteurs participant aux réflexions quant à l’orientation de la vie publique et ultimement de l’allocation des ressources. Une vérification en contexte des termes a permis de confirmer qu’ils revêtaient bien ce sens dans le corpus. Le corpus comprend 168 occurrences de « politique (Politics) » et de ses dérivés. Considérant le caractère particulier du genre imposé par les manuels et leurs objectifs, il n’est pas surprenant de voir une telle différence en termes d’occurrence. En effet, contrairement aux documents de position, aux rapports annuels ou autres documents publics des institutions multilatérales, ces manuels ne cherchent pas essentiellement à convaincre, ils ont des objectifs de diffusion et de polémique restreints. Mais, cette seule différence d’occurrence entre ces deux termes ne doit en rien justifier de conclure hâtivement que les manuels évoquent plus les aspects gestionnaires que ceux de la politique « avec un grand P ». Puisque cette caractéristique du corpus est en accord avec les logiques du discours des institutions multilatérales telles que décrites dans la littérature présentée en introduction de cet article, il serait commode et attendu de conclure rapidement que le discours technique pratique « la langue de bois » ou « l’aplanissement des conflits ».

Mais, nous avons cherché à dépasser une simple interrogation du corpus à partir des éléments les plus évidents. Grâce à la distinction que permet l’anglais, notre analyse a dégagé la présence de tous les mots liés directement à ces deux acceptions de la politique et à leurs proches dérivés (verbes et adjectifs) dans les environnements lexicaux de dimensions potentiellement polémiques comme la délibération, la prise de décision et les conflits. L’environnement lexical est l’ensemble des mots de l’élément de phrase ou du segment de documents situés directement avant ou après les termes pôles. L’analyse a montré que le terme « politique (Politics) » et ses dérivés participent bien plus à l’environnement de ces notions que le terme « politique (Policy) ». Autrement dit, lorsque les manuels évoquent la délibération, la prise de décision et les conflits, ils invoquent le terme de politique (entendu comme vie publique) bien plus que le terme de politique (entendu comme gestion) dans des proportions importantes. Les environnements lexicaux des notions potentiellement polémiques mentionnées ne constituent qu’un trentième-deuxième de l’ensemble du corpus, mais c’est en proportion quatre fois plus grande que le terme politique (« politique (Politics) » et ses dérivés) caractérise la délibération, la prise de décision et les conflits. Afin de mieux saisir cette corrélation inattendue, nous avons procédé à un examen systématique des dimensions politiques du discours telles qu’elles se matérialisent dans la présentation des aspects polémiques des actions et des missions des institutions multilatérales. Cependant, comme le corpus est totalement exempt d’occurrences du terme « polémique » et de ses dérivés et que l’analyse des termes « politique (Policy) » et « politique (Politics) » épuise assez rapidement l’univers de représentation, il nous a fallu adopter une stratégie de recherche plus fine. À partir de différentes entrées lexicales, nous nous sommes penché sur des aspects aussi variés que la prise en compte de la diversité des modèles de développement, de l’inégalité de la répartition des richesses et des dissensions entre acteurs du développement. Pour ce qui est de la surface du discours, nous nous sommes aussi intéressé à la représentation de la diversité des avis, à l’expression d’opinions, aux discussions à propos de la validité des catégories et à l’utilité sociale des données, à la prise en compte des divergences, des débats, des possibles désaccords et au déni du consensus. Toutes ces dimensions, qu’elles fassent référence aux aspects macro-politiques ou aux conflits confinés à l’ordre discursif, ont été identifiées à partir de l’examen de la représentation du processus de prise de décision, de la prise en compte de diverses dimensions de la délibération et des relations conflictuelles.

Processus de décision

Afin de dégager les représentations de la prise de décision dans les manuels de notre corpus, nous avons cherché à identifier les segments de documents dans lesquels les institutions évoquent ce processus à partir de termes pertinents. Pour ce faire, nous avons extrait du corpus tous les segments dans lesquels les termes « décision » et ses dérivés se trouvaient à une distance d’au maximum cinq mots des termes « faire » et « prendre » ainsi que de leurs dérivés[9]. Ces segments constituent l’environnement lexical de la prise de décision. À ces extraits, nous avons ajouté tous les segments dans lesquels les preneurs de décision (« Decision-maker ») sont mentionnés. Cette opération donne un résultat de 104 segments. Environ une trentaine de ces segments fait référence aux aspects plus techniques de la prise de décision tels les choix technologiques dans l’analyse, l’effet du choix de certains outils méthodologiques ou encore à des dimensions micro-politiques des prises de décision. Ces dernières, de l’ordre d’une quinzaine de segments, sont avant tout le cas de questions à adresser aux populations enquêtées. Ces questions sondent divers aspects des choix à l’intérieur des ménages. Dans l’enquête de 2002 sur la santé mondiale, l’OMS formule la question suivante qui s’adresse à toute la population adulte :

Q7104. À quel point l’« implication dans le processus de décision » est importante pour vous ? Cela veut dire : être impliqué autant que vous le désirez à propos de votre santé, et si vous le désirez, d’être libre de discuter de discussions de rechange de traitement et de régimes de soins[10].

OM2002 : 109

Ces questions d’ordre micro-politique, dont l’extrait précédent est une illustration, révèlent un intérêt pour le rôle des décisions dans l’allocation des ressources. Certes, des questions de ce type ne permettent pas aux sondés d’exprimer une éventuelle divergence d’opinions face aux politiques de développement ou de remettre en cause les fondements du système international et des institutions multilatérales, mais elles ne sont pas exemptes de dimensions polémiques. Il faut donc les voir comme une prise en compte de l’existence de conflits. À ce titre, elles sont révélatrices d’une volonté de tenir un registre, par les statistiques sociales, de certaines dimensions polémiques des rapports sociaux même si ces dimensions ont une portée restreinte.

Cette volonté est encore plus manifeste dans les soixante-treize autres segments qui évoquent plusieurs dimensions macro-politiques des prises de décision. L’analyse a permis d’identifier deux orientations principales. Premièrement, les manuels justifient le rôle des statistiques et des enquêtes en indiquant l’importance des données dans le processus de décision. Nous avons trouvé de tels éléments dans près de 55 segments des manuels de pratiquement toutes les institutions multilatérales. Les statistiques et ceux qui les produisent y sont envisagés comme guides (BM2005 ; ON2005), comme source d’information (BM2002 ; BM2005 ; ON2003 ; ON2004), comme élément de réforme (BM2005), comme aide à la priorisation (PN2007) et comme intervenants des changements des politiques (ON2003). À cet égard, il est peu surprenant que des institutions ayant les exigences qui ont été mentionnées quant à la production de statistiques soient tant préoccupées par la légitimité de leurs demandes. Par ces stratégies discursives, elles cherchent à limiter l’éventuelle remise en question du bien-fondé de leurs actions. Deuxièmement, notre analyse a identifié de nombreux éléments témoignant du fait que les institutions multilatérales, dans leurs communications avec les agences de statistiques, sont conscientes de l’inégalité de la répartition des ressources et de la dimension polémique de la prise de décision. Ainsi, une quinzaine de segments évoquent des oppositions, des conflits, des luttes quant aux décisions macro-politiques. Ils évoquent, par exemple, une opposition anti-systémique (BM2005 : 24), des pressions et menaces intra-gouvernementales par rapport à l’allocation des ressources (ON2003 : 7), des relations de pouvoir et la diversité des expériences de la pauvreté selon les genres (PN2007 : 16). Si on limite l’analyse de la polémique, entendue comme mesure de la prise en compte des dimensions conflictuelles de la société, cette dernière orientation révèle effectivement une faible problématisation de la prise de décision dans les manuels. Cependant, comme nous venons de le montrer, tant dans ces dimensions micro-politiques que macro-politiques, ces manuels ne sont pas exempts de représentations des prises de décision, qu’elles montrent comme le résultat de l’action d’acteurs clairement identifiés. À cet égard, les manuels ont une dimension politique puisqu’ils problématisent la prise de décision et qu’ils identifient les sources de l’exercice du pouvoir. Nous nous sommes également demandé comment, dans leurs manuels techniques, les institutions multilatérales se représentent les délibérations.

Espace délibératif

L’aménagement, l’utilisation et l’entretien d’un espace au sein duquel les acteurs peuvent interagir dans le respect de la diversité des opinions sont un caractère constitutif de la modernité politique. Cet espace, qu’on peut qualifier d’espace délibératif, est un élément essentiel de la problématisation des prises de décision puisque par son existence même il reconnaît implicitement l’existence potentielle de conflits. Dans notre analyse, nous avons cherché à évaluer comment les manuels du corpus se représentent l’existence de ces délibérations. Si le terme « délibération » est utilisé à peine une seule fois dans tout le corpus, nous sommes allé plus loin dans notre analyse en associant à cette notion de délibération un champ lexical constitué, entre autres, des termes « opinion », « débat », « discussion » et « argumentation ». Nous présentons dans cet ordre le détail des résultats de cet examen lexical.

Notre analyse de plus de trente occurrences du terme « opinion » et de ses dérivés directs (verbes et adjectifs) a révélé que la notion d’opinion a principalement une acception restreinte dans le corpus. Cette acception va dans le sens des observations de la littérature évoquée dans l’introduction de cet article. Par exemple, la notion d’opinion est interpelée lorsqu’il est demandé aux enquêteurs de sonder l’avis des populations étudiées. Lorsqu’on demande l’opinion des sondés dans les enquêtes présentées dans les manuels de notre corpus, celle-ci est balisée selon des critères très spécifiques qui limitent considérablement la capacité d’enregistrer et de traiter l’avis des répondants au-delà de questions sans grands enjeux politiques et sociaux. Outre cette notion plutôt restreinte de ce qu’est l’opinion, notre analyse a cependant montré que certains manuels ne sont pourtant pas totalement exempts d’aspects plus polémiques. Nous avons identifié cinq occurrences de la notion d’opinion appartenant au champ sémantique de la polémique. Ainsi, certains manuels évoquent la notion d’opinion en termes de conflits potentiels d’idées et de prise en compte de l’existence de débats dans le bien-fondé des catégories utilisées et des possibles limites conceptuelles des enquêtes. C’est le cas, par exemple, du manuel de l’ONU qui cherche à mesurer différents domaines de la justice criminelle (ON2003) dans lequel on trouve cette déclaration :

Il est inévitable que se manifesteront des différences d’opinions à l’égard des informations nécessaires et des manières dont les données doivent être collectées, traitées, analysées, interprétées et documentées. Mais, en raison de l’esprit de bonne volonté et de coopération ainsi que de la responsabilité collective dans l’établissement d’une stratégie nationale pour les statistiques et l’information judiciaires, ces problèmes pourront être dépassés.

ON2003 : 9

Cependant, cette prise en compte de la différence d’opinions n’est qu’un des rares cas de mobilisation de la notion d’opinion qui sert à mettre l’accent sur l’existence de la diversité des points de vue.

En poursuivant notre analyse, nous nous sommes penché sur la notion de débat. Cette notion mobilise une dimension plus polémique des statistiques, de leur rôle et du développement que ce que nous avons constaté avec la notion d’opinion. Dans le corpus, nous avons noté près d’une vingtaine d’occurrences du terme « débat » et de ses dérivés (verbes et adjectifs). L’analyse contextuelle de ces occurrences a révélé que deux notions distinctes entrent en jeu. Quatre occurrences du terme « débat » évoquent de possibles dissensions méthodologiques, des outils de mesure ou des aspirations scientifiques des enquêtes en statistiques sociales. L’exemple suivant tiré du manuel de 2007 du Programme des Nations Unies pour le développement (PN2007) témoigne de la prise en compte de débats scientifiques.

On obtient généralement une compréhension plus riche du développement humain en combinant les méthodes qualitative et quantitative. […] Malgré les débats controversés à propos des oppositions entre « objectivité » et « subjectivité », entre catégories « fixes » et « émergentes », entre « faits » et « valeurs », entre « explication » et « compréhension », entre réalités « simples » et « multiples », les chercheurs proposent de plus en plus des solutions créatives triangulaires à des larges ensembles de problèmes. Les méthodes mixtes peuvent aider à dégager et expliquer des contradictions et des divergences qui peuvent pousser le chercheur à réexaminer les données et les procédures d’analyse. L’information qualitative […] est complémentaire de la robustesse de l’analyse quantitative qui peut aider à mesurer l’ampleur et les compromis nécessaires à plusieurs politiques.

PN2007 : 14-15

Dans ce manuel, le PNUD se fait l’avocat d’une amélioration de la connaissance du développement humain. L’émergence de la mesure du développement humain s’est justement effectuée dans un contexte qui opposa ses défenseurs portés par le PNUD aux partisans de la mesure du développement en termes de croissance économique et limitée aux logiques du marché qui ont marqué les politiques d’ajustement structurel (Jolly, 2004 : 179-180 ; Jolly et al., 2009 : 1). La mesure du développement ne fait pas consensus au sein des institutions multilatérales et leurs manuels attestent de ces dissensions qui dépassent de simples considérations techniques ou scientifiques. Cette idée de débat va dans le sens de la tension entre les registres de métrologie et de variable latente telle que présentée par Desrosières.

Treize occurrences du terme « débat » font référence à des discussions à propos de décisions politiques, principalement liées à des orientations de programme, aux procédures et à la gouvernance mondiale. L’exemple suivant tiré du manuel de 2005 de la Banque mondiale sur l’analyse de la pauvreté (BM2005) témoigne de la diversité des opinions et du lien qui peut exister entre l’analyse statistique et la transformation sociale.

« Le pouvoir » — bien qu’il soit un concept contesté — semble rallier les débats internes entre les économistes, anthropologues et politologues de l’Agence suédoise de coopération et de développement international, et ce, bien plus que par exemple le concept de « démocratie ». De surcroît, en engageant des spécialistes locaux et en organisant des séminaires tout au long du processus pilote, l’Agence a identifié de nouveaux partenaires pour ce dialogue et de nouvelles relations pour la durabilité desquelles ils ont fait de grands efforts.

BM2005 : 21

Dans ce manuel, la Banque mondiale présente diverses approches théoriques et méthodologiques de mesure des notions de changement social, de pouvoir, d’autorité et de réseaux sociaux. Ce sont des notions pour lesquelles la Banque mondiale perçoit l’existence de débats qui dépassent les seules questions de méthodologie. L’extrait suivant atteste de cette perception de l’existence de dissensions :

Certains groupes peuvent chercher à ébranler les structures ou les ensembles de droits en limitant leur mise en oeuvre ou en utilisant d’autres influences pour empêcher les autres de faire usage de leurs nouveaux droits.

BM2005 : 13

Si la Banque mondiale mobilise la notion de débat dans une dimension polémique, le PNUD va plus loin encore et suggère que les statistiques devraient permettre de tenir des discussions sur l’orientation des programmes déjà en place et ceux à venir. Le manuel du PNUD rend explicites certaines limites des statistiques. L’extrait suivant illustre cette prise en compte de débats.

Les indices composites ne doivent pas être vus comme des fins en soi. En considérant que plusieurs d’entre eux sont plus faciles à interpréter qu’un ensemble d’indices, ils doivent être envisagés comme des opportunités d’initier des discussions et débats à propos des politiques […], tout en gardant à l’esprit qu’ils ne sont qu’une partie du portrait et qu’ils ne peuvent pas dégager de liens de causalité.

PN2007 : 21

Cet extrait témoigne de l’idée que les statistiques sociales pour le développement adoptent ce que Desrosières définit comme le registre des variables latentes.

Du point de vue de leurs occurrences, les notions d’argumentation et de discussion sont parmi les plus significatives du champ lexical de la délibération. Elles renvoient respectivement à une vingtaine et à 260 occurrences. Lorsque nous avons exclu de l’analyse toutes les références aux discussions qui, du point de vue sémantique, étaient limitées à une description du processus de calcul informatique, les treize occurrences restantes faisaient référence à un univers de représentation divisé en trois éléments. Premièrement, nous y avons repéré des discussions d’ordre purement méthodologique. Deuxièmement, nous avons identifié des discussions d’ordre scientifique. Ces deux dimensions de la discussion sont certes limitées du point de vue de leur aspect polémique ou délibératif, mais elles reflètent la prise en compte de la diversité des points de vue par les manuels de ce corpus. Troisièmement, six instances de la notion de discussion font référence aux aspects politiques des discussions. Elles identifient les termes des débats et les acteurs qui prennent des décisions. L’exemple suivant illustre comment les catégories de classification utilisées dans la compilation des statistiques peuvent être le reflet d’ambiguïtés qui dépassent les seuls aspects techniques :

L’argument de la première approche est que le gouvernement est à l’origine du financement et qu’il a alloué au moins une partie des fonds pour la recherche et le développement. La partie de R&D du financement des universités publiques généralistes doit être considérée comme une source gouvernementale. L’argument de la deuxième approche est que la décision des universités d’allouer des fonds à la R&D inclut des « fonds propres » […] ainsi que des fonds de ces mêmes universités publiques généralistes. Ainsi, les sommes en question doivent être considérées comme des fonds en provenance du système de l’éducation supérieure. Bien qu’aucune recommandation ne puisse être effectuée quant à la pratique nationale, à des fins de comparaisons internationales, les fonds des universités généralistes dont l’origine est gouvernementale doivent être considérés comme provenant du secteur public.

OC2007 : 140-141

Mais cet aspect de l’argumentation comme élément de la prise en compte de possibles délibérations est négligeable si on le compare à celui de la discussion. L’analyse en contexte des 260 occurrences du terme « discussion » et de ses dérivés (verbes et adjectifs) révèle qu’en très grande majorité, elles font référence à la littérature spécifique en statistiques ou encore à des aspects strictement méthodologiques[11]. Ces occurrences et leurs contextes sont malgré tout révélateurs d’une évidente prise en compte des divergences scientifiques et méthodologiques, mais aussi de la volonté de voir l’opportunité de dialoguer et de refuser le consensus ou les certitudes. Mais, il est difficile d’en conclure que cette vision est majoritairement polémique quant à l’utilisation de ressources pour transformer les relations sociales. Dix occurrences du terme « discussion » et de ses dérivés vont quand même dans un sens un peu plus polémique. Ainsi, par exemple, la Banque mondiale déclare « [sur la base des lignes directrices, des orientations et des contraintes,] le gouvernement [du Cameroun] a déjà commencé des discussions avec le Fonds monétaire international dans le contexte du projet de dissémination de données générales » (BM2002 : 487) ou encore « [Obtenir] du soutien pour un programme de réformes qui inclut les partenaires pertinents dans des discussions à propos de scénarios pour construire une compréhension commune des questions clés d’une réforme » (BM2005 : 61). S’il est nécessaire de critiquer de telles déclarations sur la base du faible recul critique des institutions à propos de leurs actions, ces déclarations n’en constituent pas moins un témoin de l’importance accordée par ces institutions aux discussions et aux délibérations. Cela dit, force est de constater que ces interactions sont limitées par les balises et les termes imposés par les institutions multilatérales.

Grâce à une codification socio-sémantique du lexique, nous avons réuni tout l’environnement des éléments pertinents tels que précisés ci-dessus dans un sous-ensemble. Ici, nous entendons par environnement lexical de l’espace délibératif les mots, éléments de phrase ou segments de documents situés directement avant ou après les mots pôles (« délibération », « opinion », « débat », « discussion » et « argumentation »). Cette opération permet d’identifier dans le dictionnaire de cet environnement lexical des éléments que l’oeil averti n’aurait pas pu relever. Cette opération a comme but de dépasser les limites d’une seule lecture attentive du texte dans sa continuité. En établissant la différence statistique entre le dictionnaire de l’environnement lexical de l’espace délibératif et celui du reste du corpus, nous obtenons un portrait très semblable à celui que nous avons dressé ci-dessus. Si la dimension polémique y est faible, la présence des termes liés au processus de décision tels (par ordre décroissant de leur signification statistique) « audit (Audit) », « réunion (Meeting) », « politique (Policy) », « accord (Agreement) », « chambre (Chamber) », « atelier (Workshop) », « échange (Interchange) » et « réunion d’information (Briefing) » confirme que le discours technique tel qu’il se matérialise dans les manuels de statistiques sociales de notre corpus évoque bien l’existence d’un espace délibératif[12]. Cet espace délibératif est formel dans sa vision de la prise de décision, qu’il entend comme un élément plutôt bureaucratique et procédural. Il n’est que faiblement politisé dans le sens plus polémique du terme. Mais, cet espace représenté tient malgré tout compte des divergences d’opinions dans les prises de décision. Comme nous venons de l’illustrer, les termes « délibération », « opinion », « débat », « discussion » et « argumentation » ne sont pas nécessairement porteurs d’aspects polémiques, mais ils n’en sont pas totalement exempts. Une fois cela établi, nous nous sommes demandé s’il existait une prise en compte des dimensions plus conflictuelles.

Espace de relations conflictuelles

Si la délibération et l’argumentation sont quelques-uns des éléments caractéristiques de la modernité politique, en nous intéressant aux conflits, nous avons tâché de révéler les éléments les plus polémiques ou problématiques des rapports de pouvoir et de la mobilisation des ressources qui permettent eux aussi d’examiner les dimensions politiques des manuels de statistiques sociales. Pour ce faire, nous avons analysé le champ lexical des conflits d’opinions tels qu’ils se matérialisent, entre autres par l’utilisation des termes « désaccord », « controverse », « dispute », « contestation » et « conflit ».

Notre analyse du corpus a identifié onze occurrences du terme « désaccord » et de ses proches dérivés. Cependant, aucune de ces occurrences ne revêt une acception plus conflictuelle qui serait révélatrice d’une prise en compte du caractère polémique des décisions dans le domaine du développement international. Si le discours technique des institutions multilatérales prend en compte ces conflits, cette prise en compte ne se fait pas strictement à partir de ces termes. Notre analyse de ce corpus n’a identifié que trois occurrences de termes liés à « controverse » et ses dérivés. En quantité, c’est assez négligeable ; cependant, ces occurrences révèlent que le discours technique tel qu’illustré dans ces manuels est conscient de l’existence de controverses entourant l’utilisation des outils statistiques, à propos des limites de leur interprétation et quant aux conséquences que cela peut avoir sur l’établissement de programmes de développement. Ainsi, par exemple, dans le manuel de 2003 de l’ONU, on trouve la déclaration suivante : « Des controverses peuvent également facilement émerger quant à l’utilisation, à la distribution, à la confidentialité et à la propriété des informations » (ON2003 : 6). Le manuel de 2007 du PNUD cite les économistes Martin Ravallion et Amartya Sen qui illustrent cette position : « Il y a eu une importante controverse à propos des déclarations quant au déclin de la pauvreté. La différence entre les évaluations était le reflet d’une quantité de questions du point de vue de la méthodologie » (Ravallion et Sen 1994 dans PN2007 : 19). Si ces exemples illustrent la présence de certaines polémiques présentes dans les manuels, ils ne problématisent pas les rapports de pouvoir. Ils ne sont pas représentés dans les termes de la controverse. Les termes « dispute » et « contestation » ainsi que leurs dérivés, soit quatre occurrences respectivement, n’invoquent pas plus l’univers des conflits. En fait, leur utilisation est identique à celle de « controverse » et les conclusions vont dans le même sens. Tant « dispute » que « contestation » revêtent à la fois le sens de dissensions méthodologiques et de conflits d’idées.

Dans ce corpus, nous avons identifié quatorze occurrences du terme « conflit » et de ses proches dérivés. Outre les occurrences qui font référence à des catégories principalement descriptives (par exemple, « pays en conflit ») de ces occurrences, seules cinq portent directement sur les conflits dans un sens polémique. Toutes apparaissent dans le manuel de 2005 de la Banque mondiale (BM2005). Elles révèlent que cette institution est consciente des désaccords quant aux orientations des politiques et du développement international.

Les acteurs d’une carte micro-politique sont désagrégés afin de pouvoir identifier différents éléments internes au gouvernement, afin d’identifier les ministères qui ont des priorités en opposition et des conflits à l’intérieur du gouvernement qui seraient liés à des liens personnels forts de parenté, et d’identifier le soutien des autres agences publiques (institutions militaires, cours, chambres de commerce, etc.).

BM2005 : 28

Grâce à une codification socio-sémantique, nous avons réuni tout l’environnement des éléments pertinents liés au conflit tels que précisés ci-dessus dans un sous-corpus. Mais, étant donné la pauvreté de l’univers de représentation du conflit dans les manuels de statistiques, cette opération n’aura pas permis de dégager des dynamiques textuelles inattendues.

Conclusion

Dans notre analyse, il est apparu que considérant les règles assez strictes du genre, les manuels sont plutôt conscients des dimensions polémiques et conflictuelles. Nous avons dégagé la présence de trois niveaux de prise en compte des polémiques et des conflits dans ces manuels. À un premier niveau, nous avons constaté que ces manuels prennent en compte la diversité des opinions et l’existence de dissensions scientifiques et méthodologiques. Ils reconnaissent l’existence des conflits quant aux positions proposées. Ces manuels ne reposent pas sur des certitudes, ils présentent même certains désaccords. Ceci reflète l’accent mis sur les variables latentes en statistiques sociales plutôt que sur la métrologie. Mais parce que la production de ces données est assujettie à des requêtes spécifiques d’efficience organisationnelle, ces manuels contribuent à imposer des catégories et des méthodes de collecte, d’analyse et de diffusion des données. Ces catégories et méthodes sont les seules acceptables auxquelles doivent se soumettre les agences nationales. S’il y a une reconnaissance de la diversité technique et méthodologique, celle-ci ne se traduit pas nécessairement par une remise en question des requêtes en provenance des agences multilatérales et, d’une manière générale, de la gouvernance par les chiffres. Deuxièmement, à un niveau micro-politique, les manuels conviennent de l’existence de divergences de points de vue. Les manuels s’intéressent par exemple aux logiques sociales qui peuvent expliquer l’allocation des ressources. Même si cet intérêt est, selon toute vraisemblance, de l’ordre de la description, l’analyse des manuels révèle que les institutions multilatérales ont conscience de ces éléments. Plusieurs manuels permettent aux populations sondées d’exprimer des opinions qui pourraient participer à la remise en cause de l’exercice actuel du pouvoir et des conditions de production de la société. À cet égard, une étude empirique du processus d’enquête pourrait révéler dans le détail comment ces conflits sont neutralisés une fois les résultats diffusés. Troisièmement, à un niveau macro-politique, notre analyse a montré que lorsque les institutions multilatérales interagissent avec les acteurs gouvernementaux au travers de la production de statistiques sociales, elles reconnaissent l’existence de divergences quant aux conditions de production de la société. Ces manuels évoquent le monde politique au-delà de ces dimensions gestionnaires et technocratiques. Ils le pensent en partie en termes polémiques. Mais, si les manuels ne sont pas exempts d’éléments qui témoignent de la prise de conscience par les institutions multilatérales des dimensions conflictuelles de l’exercice du pouvoir, ces institutions se représentent bien plus largement cet exercice du pouvoir en termes de délibération, ou d’espaces d’interaction peu problématisés. Nous avons constaté que leurs manuels prennent en compte les conflits principalement sur le plan tant micro que méso-social.

Les manuels analysés ici sont hautement politiques parce qu’ils participent à l’imposition du modèle d’enquête, dans leurs exigences quant aux catégories d’analyse et au format de transmission des données recueillies. L’analyse de leurs univers discursifs a révélé qu’ils adoptent une langue relativement politique puisqu’ils reconnaissent certaines dimensions conflictuelles et qu’ils identifient les sources de l’exercice du pouvoir et de la prise de décision. Comme les discours analysés ici appartiennent au domaine technique et expert, cette découverte est plutôt inattendue. Car, en effet, comme l’indique la littérature présentée en introduction de cet article, le discours public des institutions multilatérales est dépolitisé et dépouillé de ces aspects conflictuels. Ce discours technocrate est critiqué pour sa propension à aplanir les conflits. Trois hypothèses complémentaires peuvent expliquer de telles conclusions. Premièrement, nous pouvons émettre l’hypothèse que comme les manuels de statistiques sociales de notre corpus n’appartiennent pas au même genre que les déclarations publiques des institutions multilatérales, ils ne sont pas soumis aux mêmes exigences que les discours publics de ces institutions. Leur diffusion plus restreinte et le fait que ces manuels ne sont pas envisagés comme des documents devant présenter les positions officielles peuvent expliquer leur distance par rapport aux transformations du discours officiel de ces institutions. Deuxièmement, nous pouvons émettre l’hypothèse que la présence de dimensions polémiques dans le discours technique tel qu’illustré par les manuels serait un phénomène complémentaire ou la contrepartie de la dépolitisation du discours à propos du développement international. Nous avions émis cette hypothèse dans le cadre général de notre travail. Une telle hypothèse présume que le transfert de certaines responsabilités à une sphère technocratique et experte à l’abri des débats démocratiques et de l’imputabilité n’est pas sans effet sur le discours technique. Une fois investi de ces responsabilités, le discours technique est interpelé par ces questions. Troisièmement, nous pouvons émettre l’hypothèse que notre méthode d’analyse et notre définition des champs de la politique, de la polémique et des conflits diffèrent de la littérature qui observe la dépolitisation du discours des institutions multilatérales. À ce titre, ce que nous avons observé comme écart par rapport aux conclusions que nous étions en droit d’attendre serait plutôt le résultat de différences dans l’interprétation et le niveau d’analyse.

Les limites de notre corpus ne nous ont pas permis de procéder à une analyse des transformations linguistiques dans le temps. La nature du corpus ne permet donc pas de conclure à une politisation ou encore à une dépolitisation de ce discours technique. Les limites de ce corpus ne permettent pas non plus de tirer quelques conclusions que ce soit quant aux différences qui existent dans le discours des différentes institutions multilatérales. Nous pouvons cependant noter que certains manuels sont plus chargés des dimensions conflictuelles et polémiques. C’est par exemple le cas des manuels de la Banque mondiale et du Programme des Nations Unies pour le développement. D’autres manuels de l’ONU ne contiennent que peu de ces dimensions, c’est par exemple le cas des manuels de 2001 (ON2001) et de 2010 (ON2010). Au-delà de ces limites, notre analyse a permis d’en apprendre plus sur le caractère polémique de ces manuels dont on peut supposer qu’il s’est appuyé sur l’accent mis en statistiques sociales sur les variables latentes qui permettent « la constitution d’un espace rendant possible le débat contradictoire sur les options de la cité » (Desrosières, 2000 : 406).