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Introduction

Et si l’homme était un animal politique… parmi d’autres ? Un certain nombre d’expériences de la vie courante nous invitent à formuler cette idée. Ouvrez vos journaux par exemple. La scène se passe à Berlin. De drôles de citadins perturbent la quiétude des habitants : « Pris de panique, les enfants courent se cacher derrière leurs parents en poussant des cris. Sortie de la pénombre, une imposante bête au pelage gris brun, armée de défenses acérées, vient de faire irruption aux abords d’un marché de Noël ». Un employé de la mairie déclare : « ils ne respectent ni la loi ni les règles de la circulation ». Et la journaliste de poursuivre dans cet article du Figaro : « Ils labourent les propriétés des quartiers résidentiels et transforment les pelouses soigneusement entretenues en véritable Verdun. Ils traversent les routes sans crier gare et sont responsables de plusieurs centaines d’accidents de la circulation chaque année […] ». La guerre des sangliers de Berlin bat son plein. Mais l’ennemi est coriace et futé : « Some swine know the city better than we do » déclare l’un des « chasseurs urbains » au Wall Street Journal ; « Ultimately we must learn to share the city with the swine ».

Dans plusieurs villes de l’ouest de la France, ils sont bien trop nombreux pour qu’on les abatte… Cette fois-ci, ce sont des nuages d’étourneaux qui s’invitent en ville. L’automne arrivant, ces oiseaux y trouvent des conditions favorables pour passer la nuit dans de grands « dortoirs urbains ». Là encore, les équipes municipales s’affairent. Munies d’effaroucheurs acoustiques, elles partent chasser les oiseaux et les empêcher de se poser. La population aussi est invitée. Des rassemblements sont organisés pour faire le plus grand vacarme possible au moment où les envahisseurs viennent se poser. Les scientifiques sont également convoqués. Ils tentent pour leur part de comprendre ce que ces oiseaux viennent chercher en ville qu’ils ne trouvent pas en dehors. Grâce à ces nouvelles connaissances, ils espèrent pouvoir aménager d’autres « dortoirs » en périphérie urbaine, où les étourneaux trouveraient les conditions optimales et vivraient ainsi en bons voisins plutôt qu’en envahisseurs urbains. (Clergeau et Quenot, 2007)

Et puis, il y a les blattes, les renards, les moustiques… La liste est longue, mais les deux exemples dont nous venons de faire la chronique illustrent déjà parfaitement le constat d’un certain nombre d’auteurs comme D. Lestel pour qui : « En quelques décennies, l’animal est passé du stade de ressource dont on discute le partage à celui d’acteur avec lequel on négocie la participation au sein de la cité » (Lestel, 2000 : 2). D’une manière générale, nous n’avons de cesse de négocier avec toute une série de non-humains, parmi lesquels des êtres de nature occupent une place importante (Theys et Kalaora, 1992). Les politiques de la nature (Latour, 1999) sont marquées par des questions nouvelles sur la place que nous voulons et/ou pouvons accorder à une liste toujours plus longue et hétéroclite de prétendants à la vie publique. Le vivant fait plus que jamais l’objet d’une prise en charge publique qu’il importe de décrire pour affiner la compréhension des modes de traitement politique des corps[1].

En France comme dans d’autres pays, les loups comptent parmi les animaux sauvages qui suscitent un travail politique important. Un peu plus d’un demi-siècle après leur disparition, ils ont fait leur retour sur le territoire national au début des années 1990. Depuis lors, les paroles se sont amplifiées, propagées et ont pris très vite la tournure d’une véritable dispute publique dans laquelle s’est vu enrôlé un nombre considérable de personnes, mais aussi d’objets, d’animaux, de lieux, d’événements... Le retour des loups a provoqué des turbulences et des débats sur les conditions mêmes de leur réapparition dans les Alpes françaises, allant jusqu’à déclencher la tenue d’une enquête parlementaire sur « les conditions de la présence des loups », visant notamment à déterminer si ces animaux étaient revenus de manière spontanée ou s’ils avaient été réintroduits volontairement (Anonyme [Assemblée nationale], 2003). Si la thèse d’un retour naturel par l’Italie est globalement acceptée, un certain nombre de personnes — issues en particulier du monde de l’élevage — continue de défendre celle d’une réintroduction intentionnelle réalisée par certains militants écologistes.

Dès leur arrivée en France, malgré leur grande discrétion, les loups avaient suffisamment de « charisme » (Lorimer, 2007) pour ne pas passer inaperçus. Puis ces carnivores ont cessé d’être discrets. Toujours invisibles, ils ont laissé de plus en plus de traces dans des mondes qu’ils ont ébranlés et déformés[2] en devenant l’objet d’une multitude de questions qui circulent à partir des quelques territoires ruraux touchés à cette époque jusque dans les grands médias nationaux, à l’Assemblée nationale, ou encore dans les tribunaux : Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Combien sont-ils ? Que veulent-ils ? Que valent-ils ? Que nous coûtent-ils ? Comment les accueillir ? Comment les protéger ? Comment s’en protéger ?

On n’est qu’à moitié surpris de constater que des sangliers qui défilent ostensiblement sur la place publique d’une grande ville européenne fassent l’objet d’une attention médiatique particulière. Pour les loups, les choses sont différentes et on peut s’interroger sur ce qui semble être un « mode de présence paradoxale » de ces animaux[3] : une carrière publique fulgurante de quelques animaux (on les estime à moins d’une dizaine au début) presque invisibles, occupant des milieux enclavés et circonscrits du territoire national.

Ce paradoxe invite à s’interroger sur les conditions de possibilité de la présence publique des loups. Pour cela, nous inscrivons notre enquête dans la perspective d’un ensemble de travaux qui ont récemment contribué au renouvellement plus ou moins radical des recherches sur la question animale et en particulier sur l’animal en politique (Despret, 2002, 2005 ; Haraway, 2005, 2008 ; Hinchliffe, 2008 ; Lestel, 2003 ; Porcher, 2002 ; Whatmore et Thorme, 2000 ; Wolch et Emel, 1998 ; Rémy, 2009). Ces auteurs, qui entretiennent un lien de filiation plus ou moins étroit avec les travaux féministes d’une part et ceux de la sociologie des sciences et des techniques d’autre part, contribuent à nous libérer de la dialectique entre matérialisme/naturalisme et constructivisme social qui a longtemps bridé les recherches sur les non-humains en général et sur les animaux en particulier[4].

Ceux qui ont poussé la question animale à l’avant-garde des sciences sociales ont cette spécificité — encore mal identifiée et insuffisamment reconnue — d’avoir placé la question primordiale du corps au coeur de leur analyse (voir en particulier Despret, 2004 ; Haraway, 2005, 2008). Ces auteurs se sont beaucoup intéressés aux animaux en situation de face-à-face ou de côte-à-côte avec des humains (Despret, 1996 ; Wolch et Emel, 1998), voire en situation de corps-à-corps avec ces derniers (Haraway, 2005 ; Rémy, 2009). L’animal évanescent, presque invisible et intouchable, fait l’objet à notre connaissance d’une attention plus récente (Hinchliffe, 2008 ; Marvin, 2003 ; Rémy, 2006) qui reste encore à approfondir. Nous verrons plus en détail que les loups de France peuvent être considérés comme tels : des animaux en chair et en os qui, bien souvent, ne se laissent pas observer, mais qui laissent sur leurs passages des indices qui leur assurent une importante carrière politique. Il s’agit d’adapter notre enquête à la spécificité de ces derniers. Nous proposons alors de décrire les conditions de présence publique de ces animaux à partir de trois « modes corporels » de loups s’inscrivant les uns les autres dans un lien de continuité : le corps entier (en chair et en os), le corps disséminé (des indices) et le corps recomposé (le corps politique)[5]. En écho direct à la fiction cyborgienne de Donna Haraway, qui s’emploie à cartographier notre réalité corporelle et sociale d’« humain »[6], nous proposons pour notre part de contribuer à la description du travail de recomposition de réalités corporelles et politiques des loups ; un travail qui se rapproche de ce que D. Haraway appelle la cryptographie, c’est-à-dire un travail basé sur des formes particulières de traitement des codes de connaissances et de reconnaissances qui viennent se substituer aux organismes en tant que tels (Haraway, 1991 : 164)[7].

À l’instar des nombreux travaux qui se sont attachés à redéfinir la politique dans une perspective non essentialiste[8], il s’agit en fait d’amorcer la description de la carrière politique des loups en tant qu’ils suscitent et deviennent partie prenante de nouvelles relations problématiques et incertaines constitutives de « la composition progressive d’un monde commun » (Latour, 1999). Avec un certain nombre d’auteurs issus de la sociologie des sciences et des techniques (de Vries, 2007 ; Gomard, 2003 ; Latour, 2008 ; Marres, 2005), et dans la lignée des philosophies pragmatistes de John Dewey (2003 [1927]) et de Walter Lippmann (2008 [1925]), nous considérons ici la politique comme un type d’expérimentation des problèmes, dont la trajectoire engage à un moment donné une prise en charge par des publics. Dans une telle perspective, nous définissons le devenir politique des loups comme leur cheminement vers ce moment particulier d’une prise en charge par des publics, un cheminement qui se prolonge ensuite aussi longtemps que les publics hésitent sur la bonne manière de prendre en charge ces animaux.

Cet article est issu d’une recherche portant sur la carrière politique des entités de nature et plus particulièrement sur la trajectoire publique des loups en France[9]. Notre analyse s’appuie ici sur une série d’entretiens menés auprès d’un panel de personnes concernées par la présence des loups[10] ainsi que sur un corpus d’inscriptions considérées comme les principaux vecteurs de circulation publique de ces animaux[11]. Partant des enseignements de la théorie de l’acteur-réseau, nous concentrons alors notre attention sur la manière dont les loups agissent sur le cours de l’action et se présentent, dans l’ensemble de ces comptes rendus oraux et écrits, « comme faisant ou faisant faire quelque chose » (Latour, 2006 : 76). Dans une perspective pragmatiste inspirée notamment des travaux de William James (2007 [1907]), il s’agit de décrire la manière dont prennent forme les « lignes de continuité » à travers lesquelles les effets pratiques de l’action des loups se propagent jusque dans les publics.

Nous procéderons en trois étapes. Dans un premier temps, nous reviendrons sur la spécificité de ces loups réinstallés en France en décrivant leur récalcitrance toute particulière. Dans un deuxième temps, nous tenterons de décrire la consistance de ces animaux en nous interrogeant sur la manière dont les loups font acte de présence. Enfin, il s’agira de comprendre comment la mise en perspective d’indices de présence dispersés participe d’un essor politique des loups.

Récalcitrance

Nous venons de voir que les loups font partie de ces non-humains qui « font irruption de façon surprenante, en allongeant la liste de ceux qu’il faut prendre en compte » (Latour 1999 : 120). Les nouveaux ensembles d’humains et de non-humains qui se composent et se recomposent avec la présence problématique de ces animaux suscitent nécessairement de nouvelles histoires. Et c’est une multitude de nouvelles questions qui émergent à nouveau pour définir ces histoires qu’ils tentent de vivre ensemble, bon gré, mal gré, avec ou sans les loups. Dans quelles conditions sommes-nous prêts à vivre ou non avec des loups ? Dans quelle mesure acceptons-nous leur présence ? Que faut-il exiger de ces animaux ? Dans quelles limites acceptons-nous de nous plier à leurs requêtes ? Plus de quinze années après le retour des loups en France, ces questions persistent. Les naturalistes, les loups, les éleveurs, les moutons, les élus, les chasseurs, les mouflons…, toute cette cohorte ne parvient décidément pas à se mettre d’accord. Comme pour toute situation de controverse, « les acteurs se définissent avant tout comme des obstacles, des scandales, comme ce qui suspend la maîtrise, comme ce qui gêne la domination, comme ce qui interrompt la clôture et la composition du collectif […]. C’est par la notion de récalcitrance qu’il convient surtout de définir leur action » (Latour 1999 : 122). Les disputes collectives prennent forme en raison de la récalcitrance de leurs protagonistes qui refusent de se soumettre aux exigences des autres et prolongent ainsi les controverses. Une énergie folle est alors déployée par les acteurs humains pour convaincre, persuader, contraindre, maîtriser… leurs interlocuteurs humains, mais également l’ensemble des non-humains avec lesquels ils doivent composer. Il convient ici de s’attarder sur la récalcitrance toute particulière des loups et de décrire le rapport de force qui s’opère entre des humains toujours plus ingénieux et des loups qui parviennent, malgré tout, à rester relativement insaisissables.

Invisibilité et identité incertaine des loups

Si les loups font beaucoup parler d’eux, très peu de ceux qui en parlent en ont eu une expérience directe un jour. Pouvons-nous pour autant réduire les rapports aux loups aux seules représentations symboliques et imaginaires ? Sûrement pas car, si les expériences directes avec l’animal sont rares, les expériences concrètes le sont beaucoup moins. Les loups sont des animaux rétifs qui semblent le plus souvent éviter tout contact avec les humains. Ils se laissent rarement observer et ne déposent que peu de traces sur leurs passages. Pourtant, le moment où l’un d’eux apparaît ne laisse jamais indifférent. Ceux qui ont croisé l’animal ne résistent pas à rendre compte de cette expérience heureuse ou malheureuse. Du naturaliste passionné à la brebis ensanglantée, en passant par le berger réveillé en pleine nuit par une attaque du troupeau et le chien de protection épuisé par une longue lutte pour la défense des moutons, chacun ne manquera pas de faire, à sa manière, le compte rendu de l’expérience qu’il aura eue avec les loups.

Certains animaux se montrent de temps en temps à proximité des habitations, parfois en plein jour, dans des conditions qui peuvent surprendre ou faire l’objet d’inquiétudes relayées dans la presse quotidienne régionale, qui titre : « Si près des maisons… le loup » ; « Surpris près de leur maison : des habitants auraient photographié le loup ». Mais les loups restent malgré tout des êtres furtifs qui ne laissent que très peu de prises. Difficile de faire connaissance avec ces animaux dont les rares observations visuelles sont le plus souvent fugitives, nocturnes, à grande distance et effectuées par des personnes n’ayant pas l’expertise requise pour différencier un loup de certains chiens pouvant s’avérer très ressemblants. En effet, faire la rencontre d’un animal, même dans des conditions d’observation favorables, ne suffit pas toujours à identifier clairement s’il s’agit d’un loup ou non. Ce petit compte rendu d’observation publié dans le bulletin du Réseau Loup[12] en témoigne :

Vendredi 9 juin 2006, les pompiers de Sérignan-du-Comtat, au nord-est d’Orange, reçoivent un appel téléphonique d’une personne qui affirme avoir observé vers 20 h 15 pendant cinq minutes un loup à cinq mètres. Vers 2 h du matin, un autre automobiliste observe l’animal. Les agents du SD [Service départemental] de l’ONCFS du Vaucluse, sollicités par le réseau loup rencontrent le premier témoin et établissent une fiche d’observation visuelle. À l’examen de cette dernière, la description de l’animal présente des incohérences techniques. L’observation est classée comme douteuse. Néanmoins, les agents du SD restent vigilants.

Quoi de Neuf ; nº 15 ; 2006

La relative invisibilité des loups, même quand elle est rendue caduque un instant par un observateur, se prolonge bien souvent par une épreuve d’identification qui ne va pas de soi et reste incertaine. Bien souvent, l’instruction des « fiches d’observation visuelle » ne suffit pas à lever le doute mais peut, comme ici, mettre en évidence des « incohérences dans le témoignage des observateurs » (extrait du document technique à destination des correspondants du Réseau Loup).

Capacité des loups à échapper aux dispositifs de capture

De telles difficultés à repérer et à identifier les loups ont conduit les scientifiques à élaborer divers dispositifs de traçage auxquels les animaux échappent plus ou moins[13]. L’un d’entre eux consiste à capturer l’animal et à l’équiper d’un collier émetteur avant de le relâcher et de suivre son déplacement grâce à la transmission des informations par satellite via téléphone GSM. La méthode s’est développée depuis les années 1960 et a fait l’objet de très nombreuses applications sur les loups, notamment aux États-Unis. En France, une opération visant à capturer trois loups pour les équiper de ces colliers a été lancée en 2006. Cette opération s’inscrit dans le cadre d’un programme visant à étudier l’effet de la prédation du loup sur les dynamiques de population d’ongulés sauvages[14]. Dans ce cadre, Carter Niemeyer, un trappeur américain spécialisé dans la capture des loups, est venu dans le Mercantour pour former une équipe au piégeage du prédateur, à l’invitation des instigateurs du programme. La tâche s’annonce délicate. « L’être humain est présent jusque dans la zone centrale du Parc du Mercantour : ça rend le loup plus méfiant et le piégeage plus délicat que dans les grands espaces américains déserts » explique un responsable du programme dans une dépêche de l’Agence France Presse. C. Niemeyer enseigne quelques « trucs de terrain » à l’équipe de piégeage : les leurres olfactifs (des filtres à café trempés d’urine de loup posés sur les pièges) pour attirer l’animal, ou le port de genouillères ou de peaux de bête durant la pose des pièges pour ne pas imprégner le sol d’odeur humaine. Trois semaines plus tard, le séjour du trappeur américain se termine et les quotidiens nationaux titrent : « Mercantour, le loup ne se laisse pas piéger », « Cache-cache avec les loups du Mercantour », « Pas facile de piéger les loups du Mercantour », ou encore « Le Mercantour court toujours après ses loups ». Les loups du Mercantour ont eu raison de la longue expérience du trappeur américain et la description qu’en font les médias vient mettre en scène l’habileté d’animaux qui ont su lui échapper : « […] même Carter Niemeyer, le géant américain — il mesure 2,05 m pour 120 kg — , qui a capturé en trente ans quelque 200 loups, n’est pas maître du jeu face à un tel prédateur ». La campagne de capture 2006 se termine et la chronique médiatique s’achève sur les propos de deux agents de l’équipe de piégeage qui tirent les enseignements de ces semaines de traque aux loups dont ils reviennent bredouilles : « L’hiver va arriver, le sol gelé va sensiblement nous compliquer la pose des pièges. Or le loup est intelligent, il ne faudra faire aucune erreur », « la technique, c’est une chose. Sur le terrain, il nous faudra fonctionner comme des loups ».

L’expérience sera renouvelée tous les ans et il faudra attendre l’été 2009 pour qu’un premier loup soit capturé et puisse être équipé d’un collier émetteur. Pendant trois années, ces opérations de capture infructueuses viennent souligner la récalcitrance des loups. Elles confirment chaque fois l’aptitude de ces animaux à rester insaisissables et à esquiver les dispositifs de piégeage mis en oeuvre par des agents de l’État affectés spécifiquement à cette tâche et formés par celui qu’on présente partout comme l’un des principaux experts internationaux de la question.

Capacité des loups à outrepasser les dispositifs de mise à distance

Si les loups savent échapper à ceux qui tentent de s’en approcher pour les observer ou les capturer, ils savent aussi s’inviter chez ceux qui s’évertuent à les mettre à distance. Aucune mesure de protection des troupeaux ne semble infaillible face au prédateur. Les éleveurs et bergers ont du mal à faire face à ces animaux qui semblent capables de déjouer leurs propres stratégies, comme pour ce couple d’éleveurs :

Le mari : Ce sont des bêtes extrêmement intelligentes, extrêmement sauvages, je sais pas comment ils font. Nous on est resté deux ans sans le voir le loup, pourtant il venait les tuer [les brebis] à côté du berger. Moi j’y ai couché là haut la nuit, je sais.

La femme : Quand il couchait là haut, le loup ne venait pas et quand il n’y était pas, c’est là que le loup venait et faisait du dégât.

Les chercheurs et ingénieurs des organismes techniques pastoraux le confirment :

Le loup s’adapte aux moyens de protection mis en place. Ainsi, le loup commence à attaquer la nuit — c’est un prédateur furtif — les éleveurs protègent donc leur troupeau la nuit. Le loup s’adapte et aujourd’hui la plupart des attaques ont lieu de jour, à la faveur des conditions climatiques ou d’un terrain accidenté. [Ou encore :] Il peut surveiller trois nuits entières un troupeau avant de repérer la faille imparable, cela a été démontré par des expériences en Italie, grâce à des suivis par collier radio-émetteur.

Présence humaine, chiens de protection, enclos de garde, dispositifs d’effarouchement (comme l’utilisation de tonne-fort) : la conjonction de ces mesures permet d’assurer une relative sécurité du bétail. Mais les loups parviennent de temps à autre à trouver les points faibles. Ils mettent à profit les circonstances (météorologiques, topographiques, temporelles) et apprennent au fur et à mesure à circonvenir les dispositifs de mise à distance.

Comment les loups échappent-ils aux dispositifs de contrôle de la nature ?

Même si les expériences directes de l’animal sont rares, sa récalcitrance est mise à l’épreuve par un certain nombre d’expériences concrètes desquelles émergent des prises incertaines mais objectives sur ces animaux. La description de ces expériences concrètes est l’occasion de mieux comprendre qui sont ces loups aux prises avec des humains et qui sont ces humains aux prises avec des loups. Les récits rendent compte des compétences des uns et des autres. Ils donnent à voir un rapport de force où se déploie de part et d’autre un type d’intelligence particulier qui rappelle ce que les Grecs de l’Antiquité appelaient la mètis, cette « forme d’intelligence et de pensée, un mode du connaître ; elle implique un ensemble complexe mais très cohérent, d’attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise ; elle s’applique à des réalités fugaces, mouvantes, déconcertantes et ambiguës, qui ne se prêtent ni à la mesure précise, ni au calcul exact, ni au raisonnement rigoureux » (Détienne et Vernant, 1974 : 9-10). D’un côté, les humains confrontés aux loups doivent faire preuve d’apprentissages incessants, de tâtonnements continus et de transformations concrètes qui les conduisent jusqu’à essayer de « fonctionner comme des loups ». De l’autre, les loups s’avèrent être dotés de compétences plus ou moins surprenantes et insoupçonnées face aux humains et leurs alliés. Les trois principales manifestations concrètes de la récalcitrance des loups que nous avons identifiées permettent de distinguer trois types de compétences :

  • Compétences de discrétion : invisibilité et identité incertaine des loups

  • Compétences d’échappement : échapper aux dispositifs de capture

  • Compétences d’infiltration : outrepasser les dispositifs de mise à distance

Ces compétences reflètent bien cette forme d’intelligence rusée, cette mètis, ce « mode de connaissance extérieur à l’épistémè » (Détienne et Vernant, 1974 : 10), que les Grecs de l’Antiquité attribuaient à la fois à des humains, à des animaux, à des dieux et à des héros.

Dotés de ces compétences, les loups échappent assez largement aux dispositifs de maîtrise : ils ne se laissent pas repérer facilement, ils maintiennent parfois le doute sur leur identité et ils sont, jusqu’à un certain point, rétifs à la surveillance, au comptage, au traçage… Ils s’effacent là où l’on aimerait les voir apparaître mais refusent en même temps de disparaître des espaces où ils sont malvenus. Comme le cyborg de D. Haraway, le loup insaisissable et provocateur « stimule la politique, ce qui lui ouvre un champ d’action bien plus puissant » (1991 : 163 ; traduction libre). C’est en cela que nous pouvons considérer la récalcitrance comme l’amorce du devenir politique des loups et plus largement des animaux.

Consistance

La récalcitrance des loups telle que nous venons de la décrire permet de poursuivre notre exercice de décorticage pragmatique des conditions de possibilité de la présence publique de ces animaux avec une conclusion importante : vivre avec des loups, c’est avant tout vivre avec des manifestations de loups plutôt qu’avec des corps entiers hic et nunc. Les loups discrets, fuyants, infiltrés, apparaissent comme des ensembles labiles, des entités floues. En parcourant leurs habitats, on détecte rarement un loup en chair et en os. Le plus souvent, on décèle une présence, qui s’estompe ou qui s’affirme plus ou moins en fonction du comportement des animaux et en fonction des étapes de vérification, d’approbation, d’authentification, d’assentiment que l’observateur et ses partenaires font subir aux indices de présence. C’est pourquoi la récalcitrance des loups nous invite à décrire le travail de cryptographie qui donne forme à une réalité corporelle et politique des loups.

Commençons par une question : comment les loups font-ils acte de présence ? Pour y répondre, il convient de rechercher les unités minimales de présence publique des loups, ces traces qui constituent en quelque sorte les manifestations premières de leur présence publique. L’ensemble de ces unités disparates, c’est ce que nous appelons la consistance de la présence publique des loups, c’est-à-dire un ensemble de caractères saillants qui ne laisse apparaître aucune forme a priori, aucune forme déjà faite, un magma de qualités multiples, mais pas infinies, d’où pourra poindre une présence tangible.

Pour décrire cette consistance, revenons quelques lignes plus haut sur les indices de présence, ces signes si précieux pour les naturalistes, les écologues, les biogéographes et plus largement toutes ces sentinelles de plein champ qui s’affairent à détecter, identifier, mesurer, cartographier… les êtres vivants regroupés dans ce que l’on appelle désormais la biodiversité. Ces indices peuvent également intéresser le sociologue qui s’interroge sur les conditions de possibilité de la présence publique d’un animal relativement invisible et localisé. En se référant à la méthode pragmatiste telle que William James la définit (2007 [1907]), on peut considérer que les indices de présence constituent les petits signes qui peuvent être à l’origine de conséquences pratiques d’ampleur importante en assurant une fonction de liaison entre un ensemble de caractères saillants et la présence avérée des loups.

Jusqu’ici, notre manière de définir, avec l’aide de la méthode pragmatiste, la notion d’indice de présence ne s’éloigne pas trop de la définition que pourraient en donner des naturalistes de terrain ou des chasseurs. Nous allons maintenant nous en écarter pour y ajouter une subtilité que les naturalistes ou les chasseurs connaissent bien également, mais qu’ils n’abordent pas explicitement dans leurs guides d’identification des traces et des indices d’animaux. Ici, c’est Henri Bergson — en lecteur de W. James — que nous convoquons : « Nous ne sommes tout à fait assurés que de ce que l’expérience nous donne ; mais nous devons accepter l’expérience intégralement, et nos sentiments en font partie au même titre que nos perceptions, au même titre par conséquent que les “choses”. Aux yeux de William James, l’homme tout entier compte » (Bergson, 1959 [1911] : 1442). Les théories pragmatistes de W. James ont plus récemment inspiré Vinciane Despret qui propose une théorie des émotions qui nous invite à remettre au coeur de l’analyse le corps affectant et affecté qui nous fait agir et « nous rend le monde disponible » (Despret, 1999, 2004)[15]. De tels commentaires, analyses et relectures des propositions de W. James ne laissent pas indifférent celui qui enquête sur le terrain des loups et qui va en particulier à la rencontre des naturalistes, des éleveurs et bergers affectés par l’animal. Ils nous amènent à aborder la consistance des loups sur deux plans différents :

  • d’une part sur le plan des caractères perceptifs que nous définissons comme l’ensemble des prises du milieu que les sujets peuvent activer ;

  • d’autre part sur le plan des caractères affectifs que nous définissons comme l’ensemble des qualités saillantes intérieures au sujet, l’ensemble des traces de loups qui sont incorporées par les sujets qui se trouvent sur son chemin.

L’objectif ici n’est pas d’être exhaustif, en faisant l’inventaire complet des manifestations premières de la présence des loups en tant qu’espèce. Il convient plutôt de se focaliser sur les loups vivant actuellement dans les Alpes françaises. Leurs modes d’existence sont à bien des égards connectés à d’autres loups, du passé[16] ou d’ailleurs, captifs ou en liberté... Mais nous faisons ici le choix de centrer notre analyse sur la consistance des principaux protagonistes des controverses publiques qui se poursuivent à ce jour au sujet de la présence de loups vivant en liberté sur le territoire français.

Caractères affectifs

Comme nous allons le constater auprès des personnes enquêtées, les caractères affectifs se manifestent souvent sans prévenir. Commençons par eux et entrons dans le vif du sujet avec le témoignage d’une éleveuse de moutons des Alpes de Haute-Provence :

Depuis 2003, j’ai commencé à avoir des attaques, jusqu’à trois attaques dans la même nuit, hein jusqu’à neuf brebis tuées et blessées en une attaque. Tu fais le total sur un troupeau comme le mien il ne reste plus grand-chose à la fin de l’été. Je te parle pas des pertes indirectes, hein à cause du stress que subissent les animaux, c’était devenu impossible, je perdais trop d’argent, et la fatigue, et le goût, je perdais le goût de mon métier, par dégoût, dégoûtée de voir qu’on peut pas se défendre face à un prédateur. Je trouve que c’est une situation absurde, une absurdité, qui vous met dans une rage folle, quand vous subissez des attaques. Vous vous réveillez le matin, avec une boule, un noeud à l’estomac, chaque matin, c’est plus une vie c’est plus un métier ça, parce qu’on en vit, il faut pas l’oublier, et on est attaché à son troupeau.

Cet extrait d’entretien rassemble en quelques phrases une diversité de caractères affectifs surgissant au passage des loups. D’abord, l’éleveuse exprime un sentiment d’inhibition. La fatigue, la perte de goût, qui traduit une résignation face au prédateur. L’absurdité de la situation, c’est-à-dire cette impossibilité à donner du sens à ce qui se passe, enclenche ensuite une sorte de profusion incontrôlable, « une rage folle ». Enfin, c’est l’angoisse quotidienne qui est exprimée dans ce court récit et qui se concrétise par ce « noeud àl’estomac » de tous les matins. Ces quatre grands types de caractères affectifs que sont l’inhibition, l’absurdité, la profusion et l’angoisse agissent ensemble. Ils se trouvent liés également, dans ce témoignage, aux émotions de sujets tiers : ces moutons stressés auxquels « on est attaché ».

Mais les loups ne génèrent pas seulement des sentiments dramatiques. Ils sont aussi parfois l’objet de grands ravissements. Comme dans ces récits de naturalistes qui relatent leurs rencontres rares et souvent éphémères avec l’animal. En voici un extrait :

Je me souviens, la première fois où j’ai entendu chanter un loup, c’était dans la vallée de la C., en Italie, j’étais tout seul, au fond d’une petite vallée complètement perdue, au pied d’un hêtre, au mois de novembre, dans un gros tapis de feuilles, à la tombée de la nuit, d’un coup un chant de loup qui s’élève, mais c’est…, j’en ai eu les larmes aux yeux, c’est un truc…, c’est tellement fort que… Alors vous êtes là, vous bouillez d’impatience, vous ouvrez grands vos yeux pour essayer d’apercevoir mais vous voyez rien, quoi, mais c’est, c’est dément, quoi, comme truc.

On le voit, il n’est pas nécessaire de faire la rencontre du loup lui-même, du corps entier, pour être traversé d’émotions intenses. Comme pour ce « contact auditif », le compte rendu d’une journée passée à suivre une piste dans la neige peut également être chargé de passions. Dans cet extrait d’entretien, le sujet se trouve confronté à quelque chose de « tellement fort »…, à quelque chose qui le dépasse dans l’instant et lui fait perdre dans une certaine mesure le contrôle de son corps. Il a les larmes aux yeux, il bout d’impatience.

Les loups laissent parfois des traces affectives fortes sur leur passage. Les corps qu’ils rencontrent se retrouvent marqués pour leur plus grand malheur comme pour leur plus grand bonheur. L’enchantement du naturaliste est à la mesure de la rage dramatique de l’éleveuse : l’un comme l’autre sont littéralement mis « hors d’eux ». Le débordement de ces sujets constitue la manifestation incertaine et indéterminée d’une présence dont les sujets sont pris et dont ils ne savent jamais très bien dans l’instant où elle va les mener.

Caractères perceptifs

Si les loups empiètent parfois sur ceux qui se trouvent sur leur passage ou qui viennent à leur rencontre, il est à noter également qu’ils sont dotés d’un corps altérable qui laisse des traces tangibles dans les milieux qu’ils parcourent. Ce corps entier, en tant que « corps pesant », marque les substrats et les autres corps qu’il traverse en déposant ses empreintes dans la neige ou en laissant des traces de crocs dans la chair de ses proies. Ce corps est également un corps qui, d’une certaine manière, se consume et laisse des traces sur son passage : des crottes, des poils, du sang… et parfois le cadavre même du loup. Les professionnels et bénévoles du Réseau Loup chargés du suivi des populations sont, par définition, des spécialistes de la détection de la présence de ces animaux. Ils savent repérer, dans les milieux foisonnants où vivent les loups, les indices importants, les signes susceptibles de faire la différence. Le document de formation des correspondants du Réseau Loup est instructif à cet égard. On y apprend à détecter et à identifier ces indices dont les principaux seront consignés dans sept « fiches d’indices de présence » spécifiques[17] : observation visuelle ; empreinte et piste ; proie sauvage ; excréments — et poils ; urine et sang ; cadavre de loup ; hurlement. Et voici comment les correspondants chargés de sillonner le terrain à la recherche des loups détectent et estiment la présence de ces animaux :

Au cours de ces sept derniers mois, plusieurs dizaines de fèces, de poils et plusieurs proies prédatées ont été récoltés. De nombreuses pistes, 23 hurlements ont été entendus et de nombreuses observations visuelles, après croisement des informations avec les autres correspondants de l’ONCFS 73 [Savoie] montrent qu’au moins 4 loups fréquentaient le site ce dernier hiver. Cette présence hivernale continue depuis ces 2 derniers hivers, tend à faire penser que ces animaux fonctionnent comme une nouvelle meute installée sur la Maurienne. À ce jour, je n’ai pas pu encore observer au moins l’un de ces 4 loups de mes propres yeux !

Un correspondant du Réseau Loup ; extrait du Quoi de Neuf, nº 13, 2005

Pour le moment, c’est le catalogue d’indices qui nous intéresse pour saisir la consistance de la présence publique des loups. On retrouve dans ce petit compte rendu d’observation la quasi-intégralité des signes du manuel de formation. Un tel empilement d’indices ne signifie pas grand-chose pour quelqu’un de non averti. Il lui faut poursuivre la citation pour comprendre qu’il est question ici de quatre loups qui fonctionnent comme une meute installée. Nous quittons alors la consistance de la présence des loups pour toucher du doigt ce lien qui unit les indices et la présence, ces deux termes dont nous commençons à comprendre que l’association spontanée qui en est faite dans l’expression « indices de présence » ne va pas de soi.

Comment les loups font-ils acte de présence ?

On le voit, les manifestations premières de la présence de ces animaux tiennent souvent à peu de choses : un poil par-ci, une rencontre par-là, l’émotion d’un naturaliste, une piste dans la neige… En décrivant la consistance de la présence publique des loups, on découvre, avec l’aide des acteurs de terrain, un corps dispersé, éparpillé, disséminé, une sorte d’ensemble désordonné qui ne signifie rien sans le travail des acteurs capables de le détecter et de le faire parler.

En essayant de comprendre à quoi peut bien tenir la présence publique des loups, il est nécessaire de gratter les couches de sédimentation plus ou moins épaisses d’un travail de mise en forme de ces indices de première main qui finissent par disparaître pour laisser la place à un corps recomposé, un loup plus lisible, plus compréhensible. Sans trop s’attarder pour le moment sur la composition de ces couches de mise en forme, on peut néanmoins en distinguer deux grands types, selon qu’il est question du traitement de caractères affectifs ou de caractères perceptifs. La première est une couche fine, à fleur de peau. L’autre est une couche plus épaisse et hétérogène. Dans le premier cas, les caractères affectifs semblent émerger spontanément. Ils sont souvent activés malgré le sujet affecté qui perd dans une certaine mesure le contrôle de son corps. Cette perte de contrôle, nous l’appelons régime de débordement. Dans le deuxième cas, les caractères perceptifs sont plus difficiles à mettre à nu. Pour pouvoir en parler, ces indices doivent nécessairement avoir fait l’objet d’une mise à l’épreuve. Ils doivent être récoltés, entendus ou observés pour ne citer que les épreuves évoquées dans l’extrait du compte rendu d’observation cité plus haut. Ces caractères perceptifs sont le fruit d’un travail d’objectivation, plus ou moins bien maîtrisé, qui « suppose de tenir l’objet à distance, c’est-à-dire, plus fondamentalement de construire un corps ou un réseau de corps comme objet » (Bessy et Chateauraynaud : 259). Plus généralement, cette consistance perceptive est activée et mise en forme par ce que nous appellerons un régime d’enquête. C’est-à-dire, si l’on se réfère à la théorie de l’enquête de John Dewey (1938), un ensemble d’« expériences consécutives » qui « deviennent objet les unes des autres » (Zask, 2003 : 18) et qui permettent plus ou moins d’établir une continuité entre une situation problématique et un ensemble d’indices disparates qui alimentent, transforment, traduisent ou stabilisent le problème éprouvé.

La cartographie corporelle et politique d’animaux récalcitrants ne se résume donc pas à l’accumulation d’indices. Elle ne se résume pas à un seul enjeu de traçabilité mettant à l’épreuve les aptitudes des enquêteurs au traçage des loups. Par définition, elle met en jeu également des aptitudes à la cartographie, c’est-à-dire à l’organisation des traces permettant de les rendre intelligibles ensemble[18]. C’est en nous intéressant de plus près à ces caractères perspectifs et affectifs en action que nous découvrirons également à quel point ils sont bien souvent intimement liés dans des régimes d’enquête et de débordement, dont l’autonomie est rarement vérifiée et qui ne doivent pas être considérés comme strictement symétriques.

Essor

Concentrons-nous maintenant sur ce travail de mise en forme et d’amplification[19] de l’ensemble des unités minimales de présence des loups. Comment des « indices de présence » (naturalistes) sont-ils activés, transformés ou agencés pour composer une cartographie corporelle et politique des loups ? Il convient de comprendre comment s’établit une continuité entre le cheminement des loups dans leurs milieux et leur expansion dans les publics. Il est donc important de comprendre la manière dont les acteurs organisent les unités minimales de présence de loups pour que celles-ci prennent ensemble une forme intelligible pour d’autres personnes et en particulier pour ceux qui se sentent affectés par ces animaux sans être directement engagés par leur présence[20].

La question de la signification devient alors centrale et, avec elle, celle de l’action. En effet, s’il est banal d’aborder les caractères perceptifs comme facteurs de signification, les travaux de Jacob von Uexküll pointent la place prépondérante de l’action comme moyen ; pour le sujet ; de doter ce qui l’entoure de formes significatives. Les recherches de ce biologiste ont permis de montrer avec une très grande clarté la manière dont chaque organisme articule son existence à certains objets qui l’entourent en l’enserrant « dans les deux branches d’une pince — une branche perceptive et une branche active » (1965 [1934] : 23).

Après avoir précédemment épuré la figure publique des loups en tentant d’accéder au plus près de sa consistance, il convient maintenant de décrire la manière dont viennent se superposer petit à petit les couches de traduction, de médiation, de transmission…, c’est-à-dire l’ensemble des actions par lesquelles les loups apparaissent publiquement. Ces chaînes d’action peuvent être complexes. L’expansion publique des loups suit bien souvent des trajectoires longues et sinueuses (qu’il serait difficile de décrire ici). Pour cette raison, nous n’aborderons pas véritablement l’expansion publique des loups dans son ensemble et décrirons plutôt l’essor politique de ces derniers en nous focalisant sur l’épisode considéré comme marquant officiellement la découverte de la réapparition des loups en France. Nous analyserons pour cela la transcription d’une réunion qui s’est tenue quatre mois après « la découverte » de ces nouveaux arrivants, une réunion où les « premiers témoins » font le récit de leurs observations à leurs responsables tutélaires ainsi qu’à deux journalistes qui les interrogent et mettent à l’épreuve leur témoignage[21]. La scène se passe au siège du Parc National du Mercantour (PNM), le 4 mars 1993. À cette date, le retour des loups en France n’est ni officiellement reconnu, ni publiquement connu.

La transcription de cette réunion laisse apparaître cinq grands types de séquences que nous allons aborder successivement[22] : la séquence sur les premiers soupçons ; les comptes rendus d’observation des témoins ; les comptes rendus des pratiques de diffusion de l’information et de signalement des observations ; les interrogatoires des témoins et enfin, le déroulement de l’enquête de terrain suivant les observations des témoins.

Les premiers soupçons

LE JOURNALISTE : Comment vous sont venus vos premiers soupçons ?

LE GARDE A : Il y a ce cas des deux bergers qui, à l’été 1990, […] ont vu trois chiens, genre bergers allemands, gris. Leurs troupeaux avaient été dérangés […]. Ils ont pensé que c’était des chiens […]. Il s’était quand même déjà passé plusieurs choses. Il y avait eu le loup de Fontan[23]. Il y avait JMC qui avait relevé une trace, dans le vallon de Margès, en décembre 90 […].

LE TECHNICIEN : En septembre 91, j’avais rencontré AM à Toulouse. Il travaille sur les loups de Gênes. Il m’avait dit que selon lui le loup était déjà présent dans la province de Cuneo et aussi : « Je pense que vous devez en avoir » […].

LE GARDE A : En même temps [1991], on a constaté une chute de la natalité des mouflons, à Molières […]. On a alors fait l’hypothèse de la prédation par les chiens, mais aussi par les loups... […] En avril 91, […] je me souviens d’avoir approché une harde de mouflons. Un grand mâle était affalé […] je lui ai touché la corne en me disant : « Il va mal ». Et finalement il est parti. […] il n’avait aucune blessure […].Il était épuisé. Il avait dû courir toute la nuit.

La transcription de la réunion commence par la question du journaliste sur les premiers soupçons qui semblaient alors exister au sein du PNM. Ensemble, ils rassemblent les signes divers qui ont fait naître petit à petit un doute et qui les ont conduits à produire l’« hypothèse du loup » : le témoignage de deux bergers, une affaire antérieure de loup, l’avis d’un expert, quelques traces, un mouflon épuisé ou encore une dynamique des populations de mouflons inexpliquée. Certains membres du PNM semblent faire des liens entre ces signes au fur et à mesure qu’ils apparaissent. Mais il faudra attendre une observation pour qu’ils prennent véritablement sens.

Comptes rendus d’observations des témoins

Le 4 novembre 1992, au petit matin, les gardes-moniteurs du PNM sont en plein comptage de chamois et de mouflons. Deux équipes sont en place sur deux postes fixes différents. Des canidés surgissent sur la crête. Ils sont alors visibles par les deux équipes. Deux gardes-moniteurs de chacune des deux équipes font leur compte rendu d’observation. Voici l’extrait de l’un d’eux :

LA GARDE : […] tout d’un coup on a vu bouger — c’était vers dix heures —, on a vu bouger chamois, mouflons, à la course […]. Et puis on voit sortir ce qu’on a pris au début pour deux chiens, comme ça à l’oeil nu […]. J’étais à 200 mètres quoi, à 2 ou 300 mètres au plus. Et puis on s’est dit : « Tiens, les chiens, ça les a fait partir [les chamois et mouflons] ». On a pris les jumelles, la longue-vue, et puis on s’est mis à regarder […]. Et puis, derrière nos binocles là, on s’est dit : « C’est bizarre ; ils sont bizarres ces chiens ».

À deux ou trois cent mètres seulement de l’animal, équipés de jumelles et d’une longue-vue, les gardes ne réalisent pas immédiatement. D’abord des chiens, puis des chiens bizarres… ; les soupçons antérieurs n’étaient sans doute pas suffisamment prononcés pour oser imaginer, d’emblée, avoir affaire à des loups. Ici, les canidés se laissent observer de manière inhabituelle. Les gardes peuvent alors les examiner aux jumelles.

Interrogatoire des témoins

À la suite de chacun des récits d’observation, le scientifique présent à la réunion interroge les témoins pour les aider à extraire les données techniques importantes de leurs observations. Le portrait-robot de ces animaux qui ne sont à ce stade que des « canidés » va prendre forme petit à petit.

LA JOURNALISTE ÉTHOLOGUE : Il était quelle heure ?

LA GARDE : Il était dix heures. On les a vus dans plusieurs positions : de face, de profil, au petit trot...

LE PRÉSIDENT CS : La queue était comment, la queue ?

LA GARDE : Dans le prolongement, enfin... Au moment où ils étaient au trot...

LE PRÉSIDENT CS : Touffue... ?

LA GARDE : Oui, touffue, plus une queue de renard qu’une queue de chien, enfin... Touffue, un peu courte...

LE PRÉSIDENT CS : Recourbée ?

LA GARDE : Non ! Enfin, au trot, toujours dans le prolongement du corps. Ou alors à l’arrêt, entre les jambes.

LE PRÉSIDENT CS : Ah oui, voilà, tout à fait... C’est bien observé.

LA GARDE : Bon, bien, les pattes : allongées.

LE PRÉSIDENT CS : Le poil vous a paru comment ?

LA GARDE : Un poil quand même un peu long, assez dense quand même.

LA JOURNALISTE ÉTHOLOGUE : Ils avaient un collier, un collier de poils ?

LA GARDE : Ils avaient un cou très court. Moi, ce qui m’a surprise, c’est qu’ils n’avaient pas de cou...

Les corps entiers des animaux qui se sont présentés aux gardes-moniteurs sont ici découpés en morceaux par le scientifique et les témoins qui examinent en détail les caractéristiques importantes : la queue (son aspect, sa position en fonction de l’allure de l’animal) ; les pattes ; le poil (longueur, densité). Au cours de cette réunion, il est également question des oreilles, de la robe, de la forme de la tête… Le scientifique revit l’observation des témoins à sa manière. Pour cela, il les invite à produire un nouveau compte rendu d’observation qui l’aide à s’imaginer la scène comme s’il l’avait vécue lui-même avec ses réflexes de spécialiste.

Comptes rendus des pratiques de diffusion de l’information et de signalement

Outre les enjeux de reconnaissance de l’animal, cet épisode du 4 novembre 1992, tel qu’il est raconté quelques mois plus tard par les protagonistes, laisse transparaître de forts enjeux de maîtrise de l’information et du signalement. Les équipes de comptages sont rarement composées que de gardes-moniteurs. Ce jour-là, elles comptent en leur sein des chasseurs, des gendarmes et des techniciens de l’Office National des Forêts. Tout de suite, le garde A est paniqué. Il s’arrange pour que ces loups — qui décidément semblent avoir perdu tout sens de discrétion — ne soient pas observés par d’autres.

LE GARDE A : Ça m’a fait très peur. Parce que j’étais avec deux chasseurs qui étaient à côté de moi. Donc j’ai pas pu le dire […]. J’ai commencé à paniquer. Je me suis dit : « Des loups, malheur ! L’administration va commencer à s’en occuper »... […] Donc j’ai vite déblayé avec les chasseurs.

Dans la deuxième équipe, les choses se passent autrement. La garde est beaucoup plus bavarde et ne retient pas ses émotions. On devine dans le récit que cela lui a été reproché par la suite ; et une pression culpabilisatrice continue de planer sur elle au cours de la réunion.

LA GARDE : […] on était en liaison avec les collègues d’en face, […] je les ai appelés à la radio...en disant : « On a des loups. Des loups !, Des loups ! ».

LE GARDE A : Et X, après, qui a répondu : « Heu, qu’est-ce que tu dis, je n’ai pas entendu ». Et puis tu as répété une deuxième fois.

LA GARDE : Ah bien oui, j’ai insisté parce que je me suis dit : « C’est bizarre, ils ne comprennent pas ». J’ai manqué de professionnalisme...

LE DIRECTEUR ADJOINT et LE GARDE A : Bah...

LA GARDE : C’était tellement gros pour moi […].Pour moi ça a été plus qu’un bonheur […].

LE GARDE A : Comme il voyait qu’elle insistait à la radio, X a dit : « Non, je les vois très bien, ce sont deux huskys ».

LA GARDE : Oh, j’ai réalisé que j’avais trop parlé, mais j’étais encore sous la pression, moi, là. J’avais encore des choses qui se passaient. Mais alors du coup j’ai arrêté de parler, mais j’étais encore sur mon nuage...

LE GARDE A : Quelqu’un a aussi demandé : « Ils ont les yeux jaunes ou les yeux bleus ? », pour faire diversion.

Après un moment de flottement, une règle du silence s’impose en quelques échanges radio. Cette obligation que les gardes instaurent est mise à l’épreuve de quelque chose de « tellement gros » qu’il est difficile de garder tout ça pour soi et de retenir ses émotions. Débordés par ce qui se passe, des gardes essayent d’encaisser au mieux ce débordement et de ne laisser transparaître aucun signe de présence des « loups », de crainte que la réaction des chasseurs ou que l’administration ne soit fatale aux animaux qu’ils viennent d’observer. Ils s’arrangent alors pour faire diversion.

Déroulement du suivi de terrain

LE GARDE B : […] La première méthode de suivi qui avait été décidée, c’était […] de suivre les pistes [les pistes forestières pas les pistes de loups] dès qu’il neigerait,[…] pour essayer de trouver des traces

LE PRÉSIDENT CS : Voilà, c’est ça qui me chagrine, c’est qu’il n’y a pas de trace

LE GARDE B : Mais attendez, on en a quand même trouvé des traces !

LE PRÉSIDENT CS : Pourquoi vous n’avez pas fait de moulages[24] alors ?

LE GARDE B : C’était tout dans la neige. On a fait des photos, des mesures, des mesures de voies, des dessins... […] on a trouvé sur la piste des traces correspondant à la taille d’un loup ou d’un gros chien […]. Le 27 novembre [1992]. On a trouvé une crotte […] qu’on a ramassée. Après, on est remonté par le vallon de Tavels et on voit une mouflonne morte dans le ruisseau. […] j’ai dit : « On va voir de quoi elle est morte ». Et puis en s’approchant on a vu qu’elle avait le cuisseau arrière et l’épaule où la peau avait été décalottéesur la viande. […] Et puis en l’observant de près, bon, il y avait 1 kg de viande mangée sur le cuissot arrière, 500 g à peu près sur l’avant, et puis il y avait des traces de crocs, des trous dans le cou, une trace d’accrochage sur le dos, et puis il y avait des traces sur la mâchoire, sur le visage, sur la gueule, enfin des traces de prédation quoi. Alors on a fait des photos de tout ça […].

L’enquête se met en place suite aux observations du garde A et de la garde. Mais les loups ne se montreront plus ! Il faudra alors faire avec des indices épars (traces, crottes, proies sauvages) dont la détection et la collecte sont plus ou moins tributaires des conditions de milieux. Les instruments d’enquête sont alors relativement simples : appareil photographique, règle ou ruban gradué, papier et crayon pour enregistrer les données recueillies sous forme de textes ou de dessins. Les agents sillonnent le terrain, détectent, mesurent, consignent… On assiste également à une véritable autopsie de la victime d’une prédation.

Cette enquête, apparemment placide dans la séquence que nous venons de citer, n’est pas dénuée de suspens et d’émotions, parfois très fortes, qui participent du recueil des données techniques.

LE GARDE A : Ils ont dit : « On va voir les loups ».

LE GARDE B : […] Et là-dedans ils ont constaté qu’il y avait de nombreuses traces. Il avait neigé depuis très peu de temps, mais il y avait déjà énormément de traces. […] Et donc, sur ce parcours qu’ils ont suivi, ils ont eu la même impression que moi, que les animaux étaient devant eux. À un moment, il y avait de grosses accumulations de neige et il y avait deux culs assis dans la neige, comme ça, et puis juste après ces deux traces de repos, il y avait 3-4 bonds dans la neige, comme des bonds de fuite. Ils ont eu l’impression matérielle qu’ils les poussaient un peu.

LE GARDE A : Et des bonds importants ! Moi aussi j’ai connu cette sensation d’être observé. C’était à Molières. Nuit noire. J’avais décidé d’aller me promener tout seul par ici, et au fur et à mesure que j’avançais j’ai commencé à avoir peur et je suis rentré rapidement.

Comment les loups se présentent-ils aux publics ?

Ces épisodes relatés au cours de la réunion s’avéreront fondateurs de la carrière politique des loups qui prendra forme avec toute une série d’autres épreuves. Nous venons de décrire ici simplement l’essor de l’expansion publique de ces animaux les conditions de possibilité de leur présence sont déjà multiples et incertaines. On assiste au cours de cette réunion à la recomposition ex-situ de corps de loups. On voit clairement comment les loups émergent à l’interface des régimes d’enquête et de débordement qui interfèrent fortement entre eux et amorcent ensemble une trajectoire publique pour les loups. La présence publique de ces animaux est rendue effective par des chaînes de médiateurs qui assurent à l’animal la majeure partie du travail de présentation de soi. Les indices de présence sont collectés ou consignés « sur le terrain » puis font souvent l’objet d’épreuves plus ou moins longues et complexes. La « présence locale » des loups est donc largement redistribuée dans le temps et dans l’espace pour pouvoir être instaurée. Elle est « localisée par d’autres lieux » (Callon et Law, 2004 : 6) qui amplifient un ensemble de caractères saillants et lui donnent une forme significative. Elle s’étend à des lieux qui se trouvent connectés entre eux par le travail de mise en forme et de mise en circulation des corps recomposés. La présence publique des loups s’instaure donc en même temps qu’un maillage complexe et étendu de lieux qui forme ce qu’il est possible d’appeler un espace public, c’est-à-dire l’espace dans lequel se prolonge et s’amplifie la « présence locale », un ensemble de lieux que les loups entiers colonisent sans avoir besoin de les fouler du pied.

Conclusion

Trois questions ont guidé notre enquête visant à comprendre les conditions de possibilité de la présence publique des loups. En décrivant la manière dont ils échappent plus ou moins aux dispositifs de contrôle de la nature, nous avons découvert un corps entier récalcitrant. Puis nous nous sommes demandé comment ces animaux pouvaient faire acte de présence. Nous avons tenté de rendre compte de la consistance d’un corps disséminé. Enfin, nous nous sommes interrogés sur les moyens par lesquels les loups pouvaient se présenter à leurs publics de manière plus intelligible que sous l’apparence d’un ensemble de caractères saillants relativement informe. Nous avons ainsi constaté que le devenir politique des loups pouvait être considéré comme le devenir de corps recomposés par toute une série de non-loups, comme un « devenir avec » (Haraway, 2008) qui prend forme et qui se concrétise à travers des lignes de colonisation rendant possible l’implication publique des loups.

C’est donc par ces cheminements vers et dans les publics que les loups vont faire leur entrée dans les arènes de la démocratie. C’est également par ces cheminements qu’émergera peut-être un « mode de gouvernement » des loups, c’est-à-dire une routinisation du traitement politique de ces animaux : ce moment particulier où les trajectoires multiples des entités ne sont plus des cheminements, incertains mais prennent la forme de « filières » relativement calibrées et stabilisées, constitutives de ce que Michel Foucault appelle une « technique de pouvoir ».

Nous n’avons fait qu’esquisser l’essor politique des loups caractérisé, dans les années 1990, par l’instauration d’un mode de présence public problématique et incertain. Alors que pour toute une série d’autres entités vivantes s’est institué un mode d’exercice du pouvoir relativement indiscutable et routinier, le traitement politique des loups fait encore actuellement l’objet de multiples tâtonnements. Ces animaux refusent de se soumettre complètement à la « conduite des conduites » et compliquent ainsi ce que nous pourrions appeler les « biopolitiques de la nature »[25], marquées par le développement d’un contrôle des espèces et un gouvernement des modes de vie, de reproduction et de répartition des populations animales et végétales. Les compétences particulières dont ces animaux font preuve — notamment, nous l’avons vu, la discrétion, l’échappement et l’infiltration — débordent en effet les dispositifs habituels de surveillance, de capture et de mise à distance de la nature. On voit alors s’expérimenter de nouvelles formes de traitement politique qu’il s’agit de suivre à la trace pour rendre compte des processus d’innovation par lesquels une « technique de pouvoir » s’institue (ou pas).

La tâche qui consisterait à cartographier l’ensemble de la réalité corporelle et politique de ces animaux serait passionnante mais considérable. Les loups adoptent en effet des trajectoires publiques complexes qui sont, entre autres, le prolongement des lignes de colonisation sinueuses, multiples, furtives et ramifiées que suivent et retracent les acteurs de terrain confrontés à l’animal dans son milieu. Les trajectoires publiques des loups réinstallés en France sont d’autant plus difficiles à cartographier qu’il faut rappeler qu’elles interfèrent également avec les trajectoires « d’autres » loups du passé ou d’ailleurs, avec lesquels ils ne partagent parfois pas beaucoup plus qu’une simple catégorie taxonomique, au point d’être difficilement comparables du point de vue de leur consistance ou du type de récalcitrance dont ils font preuve.