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Le corps en chantier

Longtemps, dans nos sociétés, le corps incarnait une sorte de vérité de l’individu, le lieu et la forme irrécusables de sa présence au monde. On se souvient à ce propos de la boutade fameuse de Freud : « L’anatomie c’est le destin, pour paraphraser la formule de Napoléon. » Le corps figurait une donnée inexorable de la présence à soi et au monde. On ne pouvait le modifier, et nul d’ailleurs n’y songeait, hormis à travers un bricolage diététique ou la pratique régulière d’activités physiques ou sportives ou sur des détails de l’apparence. Le corps était une évidence de la vie personnelle, un « passé sous silence » comme écrivait autrefois Sartre, mais malgré tout une racine du sentiment de soi. Ce n’est que vers la fin des années 1950 et le début des années 1960, aux États-Unis surtout, que les représentations et les valeurs qui lui étaient attachées commencent à se fissurer et à prendre une ampleur croissante dans un contexte de mobilisation politique, d’agitation des campus, d’opposition à la guerre du Vietnam, de lutte pour les droits civiques, d’émergence d’un féminisme politiquement influent, du droit à l’homosexualité, de libération sexuelle, etc. Le changement du rapport individuel au corps dans nos sociétés s’accompagne de la revendication du droit à faire un usage libre de son existence.

La revendication des féministes : « notre corps nous appartient » résonne à partir de cette époque comme un mot d’ordre politique faisant tache d’huile. La même époque, surtout à partir des années 1970, voit également la « renaissance du tatouage » selon l’expression d’Arnold Rubin (1988). Des artistes fameux comme Ed Hardy, Sailor Jerry Collins, Lyle Tutle, Leo Zulueta, Vyvyn Lazanga, etc. s’initient à d’autres techniques et à d’autres styles, arrachent le tatouage aux anciennes pesanteurs graphiques pour en faire un art à part entière. Le tatouage gagne ses premières lettres de noblesse. Il change de nature. Il était plutôt masculin, souvent agressif ou affirmation de virilité, il s’ouvre désormais davantage aux femmes, et propose des imageries plus élaborées empruntées au Japon, aux sociétés traditionnelles ou à des figurations plus classiques jusqu’alors peu accoutumées : signes astrologiques, animaux, symboles de paix, etc. Ce ne sont plus les seuls biceps ou les torses avantageux des hommes qui sont privilégiés mais maints autres endroits du corps avec des motifs diversifiés.

Dans le courant des années 1970, à Londres, puis dans la société britannique, les punks, dans une volonté de dérision des conventions d’apparence physique et vestimentaire, entrent dans une dissidence ostentatoire, ils se transpercent le corps d’épingles, s’accrochent des objets hétéroclites à même la peau. Le corps est brûlé, mutilé, percé, tailladé, tatoué, entravé. La haine du social se renverse en une haine du corps qui symbolise justement le rapport obligé à autrui. À l’inverse d’une affirmation esthétique, il importe plutôt d’instaurer une provocation permanente aux normes d’apparence et à l’implicite social du respect de l’intégrité du corps. La peau est une surface de projection dont l’altération dérisoire témoigne du refus radical des conditions d’existence. La culture punk entre cependant dans le circuit de la consommation, détournée, transformée en style. Au début des années 1980 les marques corporelles changent radicalement de statut, happées par la mode, le marketing, le sport, la culture naissante et multiple des jeunes générations, elles se diversifient également dans une quête de singularité personnelle : tatouage, piercing, branding, cutting, scarification, stretching, implants sous-cutanés, etc.

Aujourd’hui, la relation au corps est désormais celle à un objet nourrissant la représentation de soi. Le sceau de la maîtrise est le paradigme de la relation au corps propre. Le désinvestissement des systèmes sociaux de sens amène à une centration accrue sur soi. Le repli sur le corps, l’apparence, est un moyen de réduire les incertitudes du lien social en cherchant des limites symboliques au plus proche de soi. Il ne reste plus que le corps auquel l’individu puisse croire et se rattacher. L’intériorité du sujet est un effort constant d’extériorité, il se réduit à sa surface. Il faut se mettre hors de soi pour devenir soi. Dans la société du look, de l’image, du spectacle, il faut être vu et apprécié. La dissolution des repères collectifs n’affranchit pas du regard des autres. Bien au contraire, l’incertitude est de mise dans le rapport à soi. Et l’individu ne cesse de se questionner sur sa normalité, et il ne la mesure que dans les réactions à son propos. Le corps est un écran où projeter un sentiment d’identité toujours remaniable, virtuel. Objet particulièrement investi comme tenant lieu de soi, proposition à affiner, il est à reprendre en main, à se « réapproprier » comme disent les jeunes générations, comme si auparavant il était différent de soi, propriété des autres, ou indigne d’intérêt. L’anatomie est désormais un accessoire de la présence, une instance remaniable, toujours révocable. Anatomie furtive, modulable, simple décor, ou plutôt dé-corps, à décliner selon les ambiances sociales. Une exigence de séduction et de cisèlement de soi s’impose selon la pluralité des modèles, et parfois une ferme volonté de se distinguer des autres, du moins dans un détail de la mise en scène de soi. Les techniques médicales glissent immanquablement vers la cosmétique. La beauté est une lutte permanente. Elle est aujourd’hui posée comme facile, à portée de la main, et il faut faire preuve de mauvaise volonté pour ne pas céder à la tentation qu’elle suggère. Repousser des modèles si attractifs et si aisés à reproduire par des outils aujourd’hui banalisés est une faute morale car ils incarnent un devoir-être, une faute non seulement envers soi mais aussi envers les autres.

L’individu contemporain est astreint à une surveillance permanente de son poids, de son look, de sa forme. Chaque déclinaison de l’apparence est l’objet d’une méditation consciente et parfois d’une savante élaboration. Qu’il s’agisse de la coiffure, de la peau ou des vêtements, chacun est aujourd’hui surinformé sur les looks possibles et sur les réceptions par les autres. Le marketing, les médias, les magazines, les conseils des uns et des autres permettent de se situer à l’intérieur d’un immense vestiaire. En permanence, l’individu se raconte ainsi une histoire, à soi et aux autres, par la manière dont il se met esthétiquement en scène : tel tatouage fait référence à telle star, tel piercing à un batteur fameux d’un groupe métal, le t-shirt renvoie à une marque prestigieuse, le gel coiffant est utilisé par un copain dont on admire le look, l’huile adoucissante ne peut qu’attirer les caresses, et la crème dissimule toutes les rides en donnant ainsi une séduction imparable. Tout individu se mêle ainsi à un écheveau d’histoires qui contribuent à émerveiller sa présence au monde et à lui donner le sentiment de tirer son épingle du jeu.

Cette approche relève d’une anthropologie des mondes contemporains, elle prend le corps comme analyseur des transformations qui affectent le lien social et particulièrement le statut du sujet depuis une vingtaine d’années. Elle s’appuie sur une série de recherches de terrain autour notamment des modifications corporelles, de la chirurgie esthétique, du culturisme ou des représentations de la beauté.

La singularisation du corps

L’individualisation du lien social qui touche en profondeur nos sociétés a foncièrement transformé le statut du corps ces vingt dernières années. L’individualisation du sens lié à la croissance de l’individualisme démocratique aboutit couramment à une volonté d’individualiser son corps, de le singulariser, parfois de façon radicale, en allant au plus proche de son désir. Une formidable marchandisation du corps accompagne ce processus. Nos sociétés connaissent aujourd’hui une inflation des pratiques et des discours autour du corps. La mondialisation ajoute sa dimension propre en multipliant les modèles et en alimentant le métissage des représentations ou des pratiques, ou leur extension hors de leurs lieux d’origine. Une intelligence du corps et de ses représentations implique de penser la pluralité des mondes contemporains, leur coexistence, leurs affrontements, leurs différences. Le corps est aujourd’hui plus que jamais écrit au pluriel, il est morcelé en une myriade d’images qui appellent l’énumération de modèles souvent provisoires qui s’apparient ou se distinguent, dans un mouvement sans fin qui appelle l’image de la « liquidité » (Bauman, 2006). Il se mue en un analyseur sans fin des transformations sociales.

L’individualisme contemporain traduit le fait pour le sujet de se définir à travers ses références propres. De moins en moins porté par des régulations collectives, l’individu est voué à l’initiative, à trouver en lui les ressources de sens pour demeurer acteur de son existence. Les grands récits qui orientaient il y a encore quelques années les existences individuelles et collectives s’éparpillent dans le foisonnement des petits récits que chacun élabore sur soi. L’ambition consiste désormais à devenir soi-même. L’individu moderne n’est plus un héritier, il n’est plus assigné à une origine ou à une filiation, il a ses racines dans la seule expérience personnelle. Il s’institue par lui-même, certes sous l’influence des autres car il est toujours saisi dans la trame sociale, mais avec une marge de manoeuvre qu’il lui appartient de construire. L’individualisation du sens transforme le lien social en pure utilité et de moins en moins en exigence morale. Nous sommes de moins en moins ensemble et de plus en plus côte à côte. Chacun devient le maître du sens avec lequel il entend vivre, même s’il n’échappe pas aux contraintes de la civilité, à sa condition sociale et culturelle, et à son environnement, et notamment aux offres abondantes du marché. Cette individualisation du sens aboutit ces dernières années à une individualisation du corps, au fait de décider de soi en contrôlant au plus près tout ce qui touche sa forme, ses formes, son apparence, ses performances. Le corps devient un chantier sans fin.

Jamais le corps n’est une page blanche, il est nécessairement déjà marqué par le parcours personnel d’un individu à travers un contexte social et culturel. Prendre son corps en main, selon l’injonction si souvent répétée par le marketing, ne consiste jamais à l’arracher à la biologie ou à l’aveuglement, mais à nouer une autre relation au lien social à travers une technique ou une réflexivité d’un autre ordre. L’individu est toujours le co-auteur de son corps. Nos sociétés brisent la métaphysique qui faisait du corps une incarnation radicale et stable, un enracinement identitaire. Inachevé, inabouti, en manque à être, un corps qui n’a pas été personnellement construit, ou décidé, est entaché d’imperfection et d’aliénation.

En changeant son corps, l’individu souhaite changer quelque chose de son existence, c’est-à-dire remanier son sentiment d’identité, trouver un autre angle de son rapport au monde. La flexibilité s’impose comme une donnée de fond du contemporain, qu’il s’agisse du travail ou du sentiment de soi. Le corps n’est plus l’incarnation irréductible de soi mais une construction personnelle, un objet transitoire, susceptible de maintes métamorphoses selon les expérimentations de l’individu. L’apparence alimente une industrie sans fin, sans cesse relancée par les offres du marché. L’individu devient nomade de lui-même. Dans une société d’individus, le corps est le point ultime où se croisent le sentiment de soi et, simultanément, le lieu où l’autre commence. Les limites du corps interrogent les limites du lien social.

Dans le souci d’afficher un corps singulier, n’appartenant qu’à soi, certains de nos contemporains cherchent à ciseler leur corps par des pratiques ascétiques, cosmétiques, diététiques ou plastiques sous une forme radicale. Ils entendent se fabriquer eux-mêmes et se démarquer des autres par un contrôle vétilleux de leur apparence. Ils revendiquent l’invention de formes nouvelles d’incarnation dans le refus de laisser la « biologie » ou la « nature » leur dicter leurs lois. Ils sont animés du désir de se construire un corps sans équivalent. Les discours des uns et des autres ne sont pas toujours sur le même registre, les technologies utilisées à l’appui de ces transformations diffèrent, mais la volonté ultime est de faire de son corps une signature personnelle. Un exemple parmi bien d’autres : la cinéaste Marina de Van explique lors d’un entretien : « Quand je me regarde dans une glace, il faut que je ressemble à ce que j’ai moi-même créé. Je ne supporte pas l’idée que mon unité physique soit une donnée que je n’ai pas façonnée moi-même. » Pour Lukas Zpira, l’un des protagonistes les plus engagés sur la scène des modifications corporelles : « Mon identité biologique n’est qu’une pièce du puzzle. À la naissance, le corps n’est pas parfait, nous devons apprendre de nombreuses choses, comme lire et écrire. Pourquoi ne pas apprendre à se construire physiquement et moralement ? Nous n’avons pas à être prisonniers de notre animalité, de notre instinct, de notre corps. Mon processus corporel est aussi une forme d’amélioration » (dossier Le monde.fr, 2004). Orlan porte deux implants au niveau du front comme une signature de sa singularité. Autre figure emblématique, Michael Jackson dont le visage troublait par son aspect de Peter Pan, ni adolescent ni adulte, ni blanc ni noir, ni vieux ni jeune, indécis, excentrique. Dans ses clips, comme dans son existence, il était voué à la métamorphose, à l’indécidable, toujours dans la liminarité, l’entre-deux. D’autres recourent à des tatouages qui recouvrent leur corps, leur visage, leur cou ou leurs mains. Pour d’autres, ce sont de nombreux piercings sur le visage par exemple ou les implants sous-cutanés au niveau du visage, des bras ou des jambes. Un propos revient pour justifier ces démarches, la volonté de ne ressembler à personne. Le refaçonnement du corps emprunte aussi d’autres voies et parfois le recours à un modèle s’impose pour accéder à soi. La quête de singularité corporelle s’effectue alors à travers la transsubstantiation en une icône. Ainsi ces Américaines qui se construisent chirurgicalement en clone de la poupée Barbie. Ou ces hommes qui souhaitent posséder au plus proche le visage et le look d’Elvis Presley, ou d’autres stars.

Le souci de transformation du corps est devenu aujourd’hui l’une des occupations les plus communes à travers les régimes alimentaires par exemple, touchant essentiellement des femmes, au nom d’une recherche de la minceur ou de la santé. La chirurgie esthétique, si vilipendée encore au début des années 1990 est désormais promue médecine à part entière, fortement médiatisée, notamment dans les magazines féminins qui donnent volontiers les coûts et les conseils en la matière. Elle se diffuse même auprès des adolescentes ou des jeunes femmes en proposant une rectification des formes corporelles (chirurgie des seins, liposuccions, etc.). Il est aujourd’hui de plus en plus courant qu’une adolescente reçoive le coût d’une opération de chirurgie esthétique comme cadeau d’anniversaire. Le culturisme qui s’est également nettement développé ces dernières années touche davantage les hommes soucieux de se fabriquer un corps (body building), voire un surcorps, qui leur assure une meilleure estime de soi en restaurant l’image d’une virilité associée à leurs yeux à la carrure et à la force. Quant aux cosmétiques, le marketing envahissant à leur propos s’attache à les rendre indispensables pour la fabrique de la beauté, la lutte contre les rides (l’anti-âge), etc.

À la même époque, à partir des années 1990, les marques corporelles (souvent nommées « transformations corporelles » alors qu’elles concernent la surface de la peau, mais le recours à ce terme est révélateur) connaissent un formidable engouement social (De Mello, 2000 ; Le Breton, 2002 ; Pitts, 2003). Elles imprègnent aujourd’hui la culture des jeunes générations. Et souvent elles favorisent un sentiment de métamorphose associée à une « renaissance ». Être soi n’est plus une évidence mais un travail qui impose de posséder la panoplie requise. Dans un monde d’images, il faut se faire image pour exister un instant dans le regard des autres ou en avoir le sentiment. « J’étais trop heureuse. C’était magnifique, difficilement explicable tellement ça m’a rendue heureuse. Je me sentais MOI. C’était mes choix, mes désirs. J’avais pris une décision par moi-même. Même si ça allait pas se passer super bien chez moi, je me sentais tellement bien, soulagée » (étudiante, 20 ans). « C’est une touche personnelle que je voulais donner à mon corps. Une touche qui vient de moi, non de monsieur génétique (…). Quand tu te lèves de la chaise, après le tatouage, ton corps a changé, mais toi aussi tu n’es plus la même. » Après son tatouage, elle s’est trouvée « plus désirable, plus sexy, plus femme, plus authentique ». Un passage initiatique est souvent clairement énoncé après l’intervention sur son corps.

La transformation radicale du statut du corps, de lieu d’authenticité, dans les années 1970 ou 1980 à travers notamment les thérapies corporelles ou le body art, en lieu de simulation, se traduit par le changement radical de valeur associé au culturisme (on se souvient dans les années 1980 du dessin de Serre montrant un culturiste à tête de brute, bandant ses biceps où se profile son cerveau : rien dans la tête tout dans les muscles), à la chirurgie esthétique (vouée encore récemment aux gémonies comme une médecine d’argent exploitant les complexes de ses clients et réalisée par des professionnels rarement à la hauteur des attentes). Les marques corporelles dans ces mêmes années relevaient plutôt de la dissidence symbolique, le tatoué ne jouissait guère d’une bonne réputation. Les régimes alimentaires jusqu’au début des années 1990 étaient loin également de susciter un tel engouement. Et la cosmétique n’était qu’un élément ordinaire de la consommation. Aujourd’hui, ce sont là des pratiques royales du rapport au corps, valorisées et valorisantes. Ces anciennes pratiques stigmatisées des années 1980 sont devenues des démarches valorisées et fortement investies depuis le deuxième millénaire.

Sans le supplément introduit par l’individu, le corps serait une forme insuffisante à accueillir ses aspirations. Il faut ajouter sa marque propre pour prendre chair dans son existence selon les propositions toujours renouvelées du marché. Sorte de brouillon à corriger par un travail adéquat, il est un lieu d’expérimentation visant à transformer le rapport au monde, à multiplier les sensations et les stylisations possibles. L’ampleur culturelle de ces nouvelles pratiques dit cette volonté de s’« approprier » un corps devenu matière première de la fabrique de soi (Le Breton, 1999 ; 2008 ; 2009).

Déconstruire le genre

Un exemple saisissant de ces transformations sociales concerne la question du genre. La polarité du masculin et du féminin, principe fondamental d’organisation du lien social (Héritier, 2008), est aujourd’hui contestée. Le genre devient le fait d’une décision propre et d’une pratique cosmétique adaptée pour être homme ou femme, ou autre chose indépendamment de son sexe « biologique » d’origine, ce dernier n’est qu’un prétexte. Aujourd’hui, l’individualisation du sens, et donc la liquidité du sentiment de soi, amène à un bouleversement des anciens cadres de pensée à ce propos. Comme l’identité personnelle, l’identité de genre est malléable, simple proposition éventuellement révocable par l’individu. La mouvance queer est une tentative de dénaturalisation, et de déculturation du genre. Féminité et masculinité deviennent l’objet d’une production permanente par un usage approprié des signes, une stylisation de soi, conformément à un design corporel ou éventuellement en rupture, ils dessinent un vaste champ d’expérimentation. Entre le sexe anatomique et le genre, une subversion personnelle inscrit l’identité dans la seule performance. Un dispositif symbolique, à la fois technique, visuel, stylistique, produit l’évidence d’être homme ou femme ou en subvertit les catégories. Et en effet, dans un contexte d’obsolescence de la forme du corps, il n’y a plus aucun autre repère possible, même si la performativité implique le jeu, c’est-à-dire la simulation. Le genre est perçu comme une formation discursive et pratique, continuellement en transformation. Il n’est plus posé en dualité mais comme une accumulation de possibilités dépendantes du discours que l’individu tient sur lui-même.

La mouvance queer traduit la volonté de se démarquer des critères d’apparence régis par les normes sociales, volonté de dissidence à travers l’arbitraire personnel de la forme corporelle et des manières de se mettre en scène. Le terme queer, autrefois synonyme d’insulte et de mépris, est aujourd’hui une référence identitaire. Chaque individu est le maître d’oeuvre de sa sexuation, de l’apparence de sa présence au monde comme de sa sexualité. Ni le corps, ni le genre, ni l’orientation sexuelle ne sont des essences mais des constructions sociales avant tout personnelles, et donc révocables. Si le genre est défini en toute indifférence aux catégories biologiques, « homme et masculin pourraient tout aussi bien désigner un corps féminin qu’un corps masculin, et femme et féminin un corps masculin ou féminin » (Butler, 2006 : 68). Masculin et féminin n’incarnent plus une vérité ontologique, fondée sur une anatomie intangible, ni même une polarité nécessaire.

Là où la fabrique corporelle de soi ne cesse d’élargir son champ d’intervention possible, l’assignation à un genre devient surtout une histoire que l’on se raconte et que l’on accrédite aux autres à travers une stylisation de son rapport au monde. Certains « trans » se revendiquent gender queers et refusent toute assignation en termes de masculin ou féminin. Ils entendent subvertir radicalement ces catégories devenues obsolètes à leurs yeux. D’autres revendiquent une position de gender outlaw. Pour K. Bornstein, il y a en effet les hommes et les femmes, mais elle ne se reconnaît pas dans ces catégories, et les autres, inclassables, dans lesquelles elle se compte (Bornstein, 1994). Des transgenres revendiquent un troisième genre, d’autres dénoncent la rigidité des catégories et soutiennent la nécessité politique d’une affirmation de la multiplicité des genres. Pat Califia se demande si le genre est si important, et elle imagine un monde où il glisserait dans l’insignifiance ou deviendrait provisoire : « À quoi cela ressemblerait-il de vivre dans une société où on pourrait prendre des vacances de son genre ? Ou (encore plus important) du genre des autres ? Imaginez la création de Gender-FreeZones » (Califia, 2003 : 382). Le genre n’est plus posé en dualité mais en accumulation de possibilités dépendantes du discours que l’individu tient sur lui-même et du style de son rapport au monde. Le corps n’est que l’habitacle provisoire d’une identité qui refuse toute fixation et choisit une forme de nomadisme de sa présence au monde. Il est l’outil pour se créer des personnages, une ressource et non le lieu où l’on est soi puisque soi désormais est multiple. Corps ne peut plus en effet s’écrire aujourd’hui qu’au pluriel.

Le corps du transgenre est une élaboration chirurgicale et hormonale concertée, un façonnement plastique. Il est la résultante d’une série de technologies. Son sexe d’élection est le fait de sa décision propre et non d’un destin anatomique, le transgenre vit à travers une volonté délibérée de subversion d’un modèle trop contraignant. Il efface les aspects trop explicites de son ancienne corporéité pour aborder les signes sans équivoque de sa nouvelle apparence. Il se façonne au quotidien un corps toujours inachevé, toujours à conquérir grâce aux hormones et aux cosmétiques, aux vêtements et au style de la présence. Volonté de conjurer la séparation, de ne plus faire du sexe (du latin secare : « couper ») ni un corps ni une biologie mais une décision, et surtout de s’en affranchir pour s’inventer et se mettre soi-même au monde. Le transgenre est un symbole du sentiment que le corps est une forme à reprendre, une simple proposition à travailler. Voyageur de son propre corps, il en change à sa guise l’apparence et le genre, poussant à son terme le statut d’objet de circonstance d’un corps devenu modulable et assignable non plus au sujet mais au moment. Peu avant la mort de son compagnon, B. Preciado fait référence au désir de l’un de posséder désormais un vagin à la place de son pénis et de l’autre de posséder simultanément un vagin et un pénis. Seul le coût de l’opération les dissuade. B. Preciado évoque ensuite sa rencontre avec ceux qu’elle appelle des « technomecs », c’est-à-dire des trans qui se sont fait construire des pénis, certains avec le capuchon de leur vagin. Elle cite un prothésiste australien ayant inventé des « pénis-prêt-à-porter » qu’il vend « à prix abordable ». Les prothèses sont ressemblantes, circoncises ou avec prépuces selon les choix personnels, et elles se collent au pelvis à l’aide d’un gel adhésif pour une quinzaine de jours » (Preciado, 2008 : 363).

Dans ce contexte d’un corps en kit qui n’est qu’un jeu de signes toujours en voie de reconfiguration, les seins, par exemple, se convertissent en « centre somatique de production du genre », et ils sont avant tout une « prothèse. Autrement dit, tout biosein existe en relation avec sa propre prothèse synthétique » (Preciado, 2008 : 164). De même le pénis, le vagin, la forme du corps, la pilosité, la barbe, la voix, etc. deviennent potentiellement les ingrédients d’une production technologique du genre. La permutabilité des fragments corporels se traduit même par le fait que pour la construction d’un pénis chez un trans, une opération courante consiste « à utiliser la peau et le muscle de l’avant-bras, et une veine de la jambe (…). Il y a un pénis dans chaque bras ; dans chaque jambe il y a une veine qui pourrait devenir érectile » (p. 361). Corps en pièces détachables, dont les composantes ne sont que provisoirement en place en attendant les prothèses ou les délocalisations qui en renouvelleront la forme et la puissance. De même, des techniques de chirurgie esthétique, ou réparatrice, utilisent de la graisse venue d’une partie du corps pour remodeler une autre partie comme un transfert de qualité. Une liposuccion du ventre ou des cuisses par exemple permet un façonnement des traits du visage ou des seins.

À travers une démarche personnelle, Beatriz Preciado refuse l’anatomie comme destin et fabrique son corps comme un lieu de désir et de souveraineté en prenant chaque jour 50 mg de testostérone, une hormone de masculinisation. « Je ne prends pas la testostérone pour me transformer en homme, ni pour transexualiser mon corps, mais pour trahir ce que la société a voulu faire de moi, pour écrire, pour baiser, pour ressentir une forme de plaisir post-pornographique, pour ajouter une prothèse moléculaire à mon identité low-tech, faite de gode, de textes et d’images en mouvement… » (Preciado, 2008 : 16). Elle entend expérimenter son corps en produisant des effets sur sa présence au monde, ses émotions, ses désirs, et surtout accroître sa potentia gaudi, son pouvoir de jouissance. « La molécule fait de moi en un instant quelque chose de radicalement différent d’une biofemme. Même quand les changements générés par la molécule sont socialement imperceptibles. Je suis l’autocobaye d’une expérimentation des effets de l’augmentation intentionnelle du taux de testostérone dans un corps de biofemme (…). Je suis à la fois le terminal d’un des appareils de contrôle du pouvoir étatique et un point de fuite par lequel s’échappe la volonté de contrôle du système (…) je suis le résidu d’une opération chimique et la matière première à partir de laquelle s’élabore une nouvelle espèce dans la ligne, toujours aléatoire, de l’évolution de la vie » (126-127). Pour B. Preciado, l’usage de la testostérone relève d’une pure invention de soi, hors de toute volonté d’une assignation sexuelle fixée une fois pour toutes.

Affirmer le genre

Mais le paradoxe est partie intégrante de l’analyse. Tandis que les uns entendent se délivrer des ancrages traditionnels du genre, d’autres à l’inverse entrent dans la surenchère. Dans la mesure où l’individu devient le concepteur de son corps, il choisit parfois le durcissement des stéréotypes associés aux deux sexes. Les normes corporelles ne disparaissent pas, elles se multiplient et se font d’autant plus incisives qu’elles paraissent moins impératives, laissant l’individu à leur appréciation en ne lui donnant que des indications. Le corps mince, sain, svelte, jeune, séduisant, lisse exerce sa puissance d’attraction soigneusement entretenue par un marketing omniprésent. À l’inverse de la tendance queer, le dualisme homme-femme est ici fortement sollicité. La femme (le « beau sexe ») renchérit sur sa « féminité » et l’homme (le « sexe fort ») sur sa « masculinité » en puisant dans les modèles traditionnels du féminin et du masculin (Le Breton, 2008). Le souci de soi se magnifie sous l’égide de la consommation générant une industrie du façonnement et de l’embellissement. La marchandisation du corps multiplie les produits, les cosmétiques, les salons de beauté, les offres diététiques, les propositions de chirurgie esthétique, etc.

Plus que celui de l’homme, le corps de la femme est perçu comme obsolescent et happé par la multitude des propositions cosmétiques qui ne cessent de la harceler. Un modèle « mondialisé » s’impose sous l’égide surtout de l’industrie culturelle américaine (séries télévisées, chaînes câblées, productions hollywoodiennes, marketing, etc.) et se traduit par le débridage des yeux de femmes asiatiques, le blanchiment de femmes de couleur, le souci des mensurations de femmes sud-américaines, la volonté de minceur, l’obsession du maintien de la jeunesse, le blanchissement des dents, les interventions chirurgicales sur les lèvres, les corps effilés, etc. Les concours de beauté de certains pays, aux États-Unis notamment, en Amérique du Sud ou dans certains pays d’Asie, mettent en concurrence des femmes au corps entièrement ciselé par la chirurgie esthétique, sculptures vivantes intégralement retouchées. En 2005, Miss Chine avait les yeux débridés, les formes amincies par liposuccion, la peau lissée par le botox, le teint éclairci par les crèmes. Par ailleurs, si certains hommes sont hantés par la taille ou le volume de leur pénis, l’ambiance hédoniste de nos sociétés amène nombre de femmes à modifier non seulement leurs seins ou leurs cuisses, mais aussi leurs petites ou leurs grandes lèvres pour mieux satisfaire leurs partenaires et correspondre ainsi au code érotique des magazines spécialisés ou des films pornographiques. Elles souhaitent réduire leurs petites lèvres, lifter le capuchon de leur clitoris (Kuczynski, 2006 : 5). Sur le continent américain, les interventions de chirurgie esthétiques sont banalisées et des millions de femmes revendiquent un design régulier pour rester dans la course de l’apparence et de la jeunesse (Dion, Julien, 2010). Au risque du clonage comme l’observe A. Kuczynski (2006 : 113) lors d’une soirée de remise des Oscars à Los Angeles. Elle regarde un groupe de femmes qui paraissent en miroir les unes et les autres, toutes également blondes, les lèvres pleines, les dents blanches, des yeux larges et brillants, des nez petits et étroits, les mêmes couleurs de vêtements. Survient un homme qui prend sa femme par le coude en lui rappelant qu’il est temps de partir. Il s’aperçoit soudain que ce n’est pas elle, s’excuse et se dirige enfin vers sa compagne.

L’estime de soi pour une femme passe aujourd’hui plus que jamais dans son sentiment de proximité ou non des normes ambiantes au regard de la séduction. Même une top model italienne faisant la une de Vogue est troublée : « tout le monde m’a dit que j’étais superbe. Je me suis dit ce n’est pas possible qu’ils n’aient pas remarqué mes rides » (Wolf, 1991 : 301). Cindy Crawford le confesse : « Même moi, je ne ressemble pas à Cindy Crawford quand je me réveille le matin. » Aucune femme n’a droit au salut dans le présent, la beauté est un labeur. Le salut est toujours à venir grâce à l’emploi de tel ou tel produit, il se mérite grâce à une sévère discipline de vie quotidienne à travers le régime, l’activité physique, et le bon entretien des réflexes d’achat dans les boutiques de cosmétiques. Tout défaut possède son remède. Le journal de Bridget Jones dit son épuisement et le fait qu’elle ait passé la journée entière à préparer son corps pour un rendez-vous le soir : « C’est pire que pour un paysan — semis, arrosage, arrachage, récolte… On n’en finit jamais. Jambes à épiler, aisselles à raser, sourcils à épiler, pieds à poncer, peau à gommer et hydrater, points noirs à enlever, racines à décolorer, cils à teindre, ongles à limer, cellulite à masser, abdominaux à exercer. Un programme si rigoureusement exigeant qu’il suffit de se laisser aller quelques jours pour se retrouver en jachère » (Fielding, 1998 : 39). Le corps de la femme est une guerre permanente afin de le tenir sous contrôle. Mais la force de cette injonction consiste à convertir l’effort en une jouissance permanente de surmonter les difficultés. Une présentatrice vedette de la télévision américaine, Oprah Winfrey, en arrive à dire que le plus bel accomplissement de son existence a été de perdre une soixantaine de livres au terme d’un long régime (Bordo, 2003 : 60).

La libération contemporaine des femmes sur le plan social ou politique ne modifie guère la relation à l’esthétique, le féminin demeure largement défini par un impératif de beauté, de jeunesse, de séduction, même si aujourd’hui nombre d’entre elles sont dans un rapport ludique à ces injonctions et cherchent d’abord à se faire plaisir. Le corps de femmes « parfaites » s’expose partout sur les murs des villes, dans les spots publicitaires, les magazines, les publicités des magasins, impossible de ne pas les voir et de ne pas se comparer dans le regret de ne pas leur ressembler davantage. Il n’est pratiquement de corps que de femmes, même si parfois une affiche tranche et montre un torse d’homme en quête d’un marché encore hésitant. Et la femme exposée ainsi incarne toujours la beauté, car le féminin n’a pas d’autres vocations que d’incarner le « beau sexe ». Mais chaque affiche, chaque image est le rappel d’un manque pour la femme qui ne parvient jamais tout à fait à coïncider aux miroirs qui lui sont offerts. Rares sont les hommes qui se déclarent insatisfaits de leur corps car ce dernier n’est pas le centre de gravité de leur estime de soi à l’inverse des femmes qui y sont en permanence renvoyées comme à un indice de leur valeur. Pour une femme, être se confond avec paraître, voire même avec comparaître, car elle n’échappe guère au jugement masculin, sinon au sien propre. En dermatologie, les patients « esthétiques » sont à 90 % des femmes (Gassia, Grognard, Michaud, 2007 : 69), mais la demande des hommes s’accroît notamment grâce à l’arrivée sur le marché de gammes de produits qui leur sont destinées (Bordo, 2003).

Ingénierie corporelle

Une rhétorique de l’effort et du mérite coexiste avec une rhétorique de la sensualité et de la douceur. Il est difficile d’échapper désormais à sa responsabilité face à l’image donnée aux autres. L’individu vaut ce que vaut son image. Les femmes notamment qui se vouent à cette quête éperdue de beauté ne sont pas nécessairement aliénées et formatées par les médias ou le marketing, elles savent aussi que leur réussite sociale ou personnelle implique leur allégeance à ses impératifs physiques. De surcroît, le fait de satisfaire aux exigences de ce souci de soi va souvent de pair avec un sentiment d’épanouissement personnel. Le corps se construit à partir d’une anatomie furtive et d’un nomadisme du sentiment de soi. Certes, toute invention de soi est mesurée socialement par les propositions du marché, une pression sociale diffuse, et surtout par la manière dont l’acteur essaie de tirer son épingle du jeu, il n’est jamais seul dans son corps, une « foule » l’accompagne, comme disait Artaud. Le corps n’est plus le support irréductible d’une identité, mais le prétexte d’une identité purement relationnelle. Il n’est plus une assignation à résidence mais un fait personnel.

Tant l’identité que le corps sont aujourd’hui marqués du sceau de l’obsolescence. « L’identité étant fixée par des concepts stabilisants tels le sexe, le genre et la sexualité, l’idée de personne est mise en question par l’émergence culturelle d’êtres marqués par le genre de façon “incohérente” ou “discontinue”, des êtres qui apparaissent bien comme des personnes mais qui ne parviennent pas à se conformer aux normes de l’intelligibilité culturelle, des normes marquées par le genre et qui définissent ce qu’est une personne » (Butler, 2006 : 84). L’identité n’est qu’une somme provisoire d’informations pour soi et à l’adresse des autres, une manière d’afficher à la surface qui l’on est en profondeur. Comme le corps, l’identité devient un travail, un work in process. Comme le dit Orlan : « Je ne désire pas une identité définie et définitive, je suis pour les identités nomades, multiples, mouvantes » (Orlan, 1997 : 42). Comme elle le dit lors de ses conférences : « Je suis Orlan entre autres et dans la mesure du possible. » Et elle ajoute : « je ne dis plus je pense donc je suis, mais “je sommes” ». Le corps est une proposition à reprendre pour soutenir une identité remaniable que l’individu définit et redéfinit selon sa volonté propre. Transformé en prêt-à-jeter à l’image des autres produits ambiants, le corps devient un récit personnel, un programme ajusté, une matière première à retravailler ou à entretenir pour bien correspondre aux personnages que conçoit l’individu. Il y a toujours une dernière version à télécharger ou à aller s’approprier dans les boutiques adéquates. Il s’agit de construire par la mise en scène de l’apparence et éventuellement de son for intérieur des opérations de visibilité qui attestent d’une définition provisoire de soi. L’identité narrative qui est devenue notre lot, et les jeux de transformations corporelles, déclinent désormais l’identité en un permanent commentaire sur soi.