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Introduction

Il y a certes plusieurs définitions de la sociologie, tant la diversité des domaines qu’elle couvre est grande. S’il est question de la « fin des sociétés » (Touraine, 2005) et de la crise correspondante de la sociologie définie comme l’étude « de la société », il est encore possible de convenir d’une base minimale quant à l’objet de la sociologie, définie comme l’étude des interactions sociales dans des ensembles plus ou moins structurés et historiquement constitués. Et au coeur de ces interactions sociales l’on retrouve, comme son fondement irréductible, les rapports de l’individu et du social. Mais de quel individu s’agit-il ? Et de quel social parle-t-on ? Nous n’abordons pas ici ces questions sous l’angle d’une revue des théories sociologiques ni ne tenterons de répondre abstraitement à ces questions. Nous préférons les aborder à partir d’un point de vue beaucoup plus modeste, à partir d’une pratique de recherche sociale dans un contexte spécifique. Cette pratique se caractérise par un rapport de proximité et d’implication entre chercheurs et participants, ce que nous qualifions d’approche clinique en sociologie, et elle se produit dans le contexte institutionnel de liens entre l’université et des établissements de santé et services sociaux au Québec.

Il convient dans un premier temps de définir brièvement ce qu’est la sociologie clinique pour ensuite décrire une situation de recherche sociale dans le contexte institutionnel d’un partenariat. Nous présentons ensuite les dimensions principales d’une démarche de sociologie clinique : le traitement de la demande et l’implication des chercheurs ; les dispositifs de production de la recherche et l’échange des savoirs, la visée éthique. Nous l’illustrons par un exemple récent de recherche dans le quartier Côte-des-Neiges de Montréal, sur « l’histoire agissante de l’action communautaire » développée sur une période de trente ans. Nous concluons en montrant les conditions et limites de la recherche réalisée en contexte de partenariat institutionnel et en particulier de recherches en sociologie clinique.

Une approche clinique en sociologie

La notion de clinique, intervenir auprès des personnes souffrantes pour les soulager ou les guérir (klinè, c’est « être auprès du lit »), prend son sens premier dans la clinique médicale. La psychologie clinique demeure tributaire de ce premier sens, comme pratique professionnelle fondée sur un corpus théorique de psychologie utilisé à des fins thérapeutiques. Le terme « approche clinique » doit alors être compris et appliqué à d’autres sciences humaines et sociales dans un sens métaphorique, empruntant au premier sens de la notion de clinique cette idée de la proximité et de l’implication entre un chercheur et des personnes ou des groupes sociaux qui sont demandeurs d’une assistance de chercheurs. Par contre, la posture des chercheurs impliqués n’est pas ici de soigner, de guérir, de faire oeuvre thérapeutique, mais précisément de produire de la connaissance sociologique « utile » pour les demandeurs. Ainsi, ce que nous entendons par sociologie clinique (et cela est vrai d’autres sciences sociales), c’est une façon de produire de la connaissance sociologique avec des sujets et des acteurs sociaux, dans un rapport de proximité et d’implication entre chercheurs et acteurs sociaux. Cette perspective de la sociologie clinique est maintenant largement développée dans plusieurs textes qui nous serviront d’inspiration tout au long de cette présentation (Enriquez, Sévigny et al., 1993 ; de Gaulejac et Roy, 1993 ; Lévy, 1997 ; de Gaulejac et al., 2007).

Dans le cadre de la thématique du rapport entre individu et société, il convient d’insister plus spécifiquement sur la conception que la notion « clinique » implique de « l’individu social », celui qui, au sein des structures et rapports sociaux se caractérise par sa capacité d’être sujet et acteur social. C’est peut-être là que l’image de la clinique prend toute sa force, celle de mettre au premier plan l’importance du sujet existentiel au coeur même de la sociologie, tant sur un plan théorique que pratique.

La question de l’individu sujet[1]

Ce qui nous semble central, dans toute approche clinique, c’est le rapport de la subjectivité des individus dans la construction du lien social et de leurs rôles d’acteurs sociaux au sein des rapports sociaux. En effet, et c’est peut-être là le point de vue privilégié de la discipline sociologique, c’est de pouvoir mieux éclairer les effets structurants des rapports sociaux sur le développement des sujets dans le lien social. Mais qu’en est-il de la notion de sujet ? Nous faisons ici un bref détour, entre autres, par la philosophie, champ de savoir souvent évoqué dans les présupposés ou postulats qui touchent la notion d’individu dans diverses disciplines, de la médecine à la sociologie.

Le mot « sujet » est porteur d’une grande ambiguïté. « Subjectum », substrat c’est historiquement la désignation de l’assujetti, par exemple, être le sujet du roi. C’est aussi, linguistiquement, ce je qui dans toute phrase est tantôt auteur, tantôt celui qui est affecté, à qui l’on attribue plein de choses : je suis fatigué (la fatigue m’affecte), je travaille (mon activité produit quelque chose). Ce je ou ce tu es ainsi ce sujet à qui il arrive toujours quelque chose. Dans le vocabulaire traditionnel de la recherche, le sujet c’est le participant plus ou moins contrôlé : « J’ai trente-deux sujets dans mon échantillon, dans mon groupe contrôle ou mon groupe témoin. » En philosophie, ce n’est que bien progressivement que le sujet a pris historiquement le sens positif d’être un centre de conscience, de réflexivité et de liberté. Assez récemment, la question du sujet a repris également de l’importance dans les sciences humaines et sociales, et non sans réticences (Bourdieu, 1993 ; Touraine, 1992 ; 2000).

Une théorie du sujet et de la subjectivité trouve ses fondements principalement dans la réflexion philosophique, mais elle met en cause plusieurs visions philosophiques qui vont marquer d’autres disciplines et la diversité de leurs orientations. Par exemple, la psychologie dite humaniste de la personne, de Carl Rogers (Rogers, 1970), s’inspire fortement de la phénoménologie existentielle ; cette base philosophique est présente aussi en sociologie, par exemple dans la coconstruction symbolique du sens développée dans l’interactionnisme symbolique (Blumer, 1969). Par ailleurs, plusieurs courants de la pensée marxiste et de la sociologie dite critique (École de Francfort) sont indissociables de la philosophie allemande hégélienne et posthégélienne du sujet historique, pour prendre cet autre exemple. Nous pourrions montrer aussi que la science positiviste elle-même ne peut faire l’économie de la notion de sujet, ne serait-ce que pour l’écarter ou en réduire l’importance comme contenu résiduel par rapport à la connaissance des faits et de la réalité dite objective.

Dans la perspective clinique de la sociologie à laquelle nous nous rattachons, c’est plutôt la phénoménologie existentielle du sujet qui est la référence première. Deux ouvrages nous semblent particulièrement porteurs à cet égard, ceux de Maurice Merleau-Ponty (1964), ou, plus récemment, de Michel Henry (2000) qui ont tenté, de façon radicale, le dépassement d’un dualisme toujours persistant entre sujet et objet, subjectivité et monde « réel », en montrant plutôt la construction d’un sujet humain totalisant. Il y a toujours un rapport dialectique marqué par l’opposition complémentaire d’un quasi-sujet, qui n’est jamais vraiment sujet pur, et d’un quasi-monde, qui n’est jamais monde « en soi ». L’un n’est que par l’autre dans un processus indéfini, ouvert. Pour Michel Henry, le sujet vivant c’est un sujet charnel plutôt que corporel. En effet, la notion de corps est déjà du domaine de « l’étant », d’une entité objectivée, observable, visible dans le monde, objet parmi d’autres objets accessibles au regard de l’autre. Or, le sujet charnel, c’est le sujet singulier qui éprouve le monde, le ressent, en souffre, en jouit, dans la chair qui est le corps vécu. Plaisir et souffrance sont les indices premiers et le matériau de la conscience charnelle. Sans élaborer plus avant toute cette réflexion, il convient de retenir ici que la proximité que permet l’approche clinique, c’est bien de ces sujets vivants, concrets qui éprouvent le monde social, le pensent, y agissent. Ils le font « individuellement », toujours, et collectivement, toujours aussi, poursuivant une qualité de vie individuelle, en collectivité, dans des situations par ailleurs fort inégales, selon les contextes de développement personnel et sociohistorique en cause.

Une approche clinique de la sociologie qui prend en compte l’importance, en recherche, des sujets sociaux s’exprime de façon optimale dans un type de recherche lié à l’action et à la pratique sociale. En effet, c’est alors que les individus sont saisis en tant que sujets conscients et réflexifs en situation d’action, en tant qu’acteurs sociaux inclus dans des rapports sociaux avec les autres, dans des groupes sociaux constitués, visant à agir sur les conditions nécessaires à pouvoir réaliser une qualité de vie satisfaisante. En ce sens, la sociologie clinique recoupe en partie d’autres approches connexes, sur le plan de la démarche méthodologique. Mentionnons par exemple tout le champ de la recherche-action (Barbier, 1996), de l’intervention sociologique développée par un Crozier (1977) ou par un Touraine (1978) ou d’autres (Herreros, 2002). La sociologie clinique émerge elle-même historiquement de plusieurs approches disciplinaires et méthodologiques. Elle est inséparable, du côté francophone, de la psychosociologie d’inspiration lewinienne, elle aussi fortement ancrée dans une perspective de recherche-action, tout comme elle s’enracine dans des traditions sociologiques comme, entre autres, les apports de l’École de Chicago ou la tradition wébérienne (Enriquez, Sévigny et al., 1993 ; Sévigny, 2007). C’est le lien avec un contexte d’action sociale qui favorise la mise en place d’une démarche de sociologie clinique, reposant alors sur un dispositif d’échange et d’implication particulier entre chercheurs et autres participants.

Nous allons l’illustrer maintenant par la présentation sommaire d’un cadre de recherche en partenariat, entre l’université et un centre de services sociaux et de santé (CSSS), incluant l’exemple d’une recherche en milieu communautaire, en soulignant en particulier ce qui caractérise, selon nous, une approche de sociologie clinique dans ce contexte.

Une recherche universitaire dans un centre de santé et services sociaux

L’implantation de programmes structurés de recherche sociale dans les établissements de santé et de services sociaux dits de première ligne s’est produite au Québec sur une période de 15 ans. Le CLSC Côte-des-Neiges[2] est l’un des pionniers de ce développement, sous le leadership de son directeur scientifique, Robert Sévigny, et de la directrice du programme de médecine familiale, Vania Jimenez. C’était en 1992. Aujourd’hui, six CSSS, devenus centres affiliés universitaires (CAU)[3], offrent un programme structuré de recherche et cinq instituts[4] partagent également des orientations de recherche voisines. Mais de quel type de recherche s’agit-il ? Quels en sont les caractéristiques, les possibilités, les impacts, les limites ? Nous abordons ces questions ici à partir de l’expérience spécifique du CSSS de la Montagne, regroupant les anciens CLSC Côte-des-Neiges, Parc-Extension et Métro[5].

Le cadre historique d’une expérience de partenariat en recherche sociale

Comme dans beaucoup de projets innovateurs, le point de départ institutionnel de la recherche sociale est modeste et à la marge de l’organisation, cette initiative échappant au fonctionnement habituel des activités principales de l’institution, dans ce cas, un centre local de services communautaires (CLSC), chargé d’offrir des services sociaux et de santé auprès d’une population locale. Quelques rencontres informelles entre des chercheurs universitaires[6] et des praticiens chercheurs[7] vont faire émerger cette idée de développer un centre de recherche dans l’établissement. Très vite, l’appellation de l’unité administrative émergente sera celle d’un centre de recherche et de formation (CRF), pour bien montrer les liens à établir entre recherche et pratique, théorie et apprentissage.

Les personnes et les statuts qu’elles portent sont des indicateurs importants du développement à venir. Il s’agit bien d’une alliance, d’un partenariat formel entre professeurs chercheurs universitaires (au départ, des sociologues de l’Université de Montréal) et des praticiens chercheurs d’établissement de santé et de services sociaux, des médecins dans le domaine de la médecine familiale à l’Université McGill et des travailleurs sociaux. La direction générale de l’établissement est également impliquée dès le début, ce qui situe le CRF, en tant qu’unité administrative interne, près du sommet de la hiérarchie. Mais que les débuts sont modestes ! Le « directeur scientifique » demeure rattaché à son université d’appartenance et définit dans sa tâche universitaire elle-même la partie du temps de recherche et de gestion du CRF (l’équivalent d’un demi-temps). La principale collaboratrice interne au CSSS doit aussi inclure les temps de recherche dans sa tâche de pratique médicale. Un équipement minimal, une secrétaire à temps partiel, dont les frais sont assumés par l’établissement, constituent le point de départ.

Une orientation commandée par la situation sociale du quartier desservi

Le développement de la recherche s’appuie rapidement sur la constitution d’une équipe multidisciplinaire reconnue comme équipe émergente dans un tout nouveau programme (en 1992) du Conseil québécois de la recherche sociale (CQRS) qui met l’accent sur l’importance de faire de la recherche en « partenariat », avec une participation institutionnelle d’organismes du milieu (centres locaux de services communautaires, syndicats, organismes communautaires). Il y aura hésitation, au départ, entre axer le programme de recherche sur la famille et la petite enfance, mais, compte tenu de l’importance de la diversité ethnoculturelle de la population du quartier, issue en grande partie de l’immigration récente, le créneau retenu est celui de l’intervention en santé et services sociaux dans le contexte d’une population multiethnique. Très tôt, cette programmation va s’appuyer sur les recherches menées à la Chaire nouvellement créée, à l’époque, en études ethniques et par après, sur les travaux du Centre d’études ethniques de l’Université de Montréal (CEETUM). Mais d’autres apports sont aussi présents : la médecine familiale de l’Université McGill, principale partenaire du CLSC, et diverses collaborations avec l’UQAM (communication et travail social plus particulièrement).

À l’interne du CLSC, divers intervenants, qualifiés de « praticiens chercheurs », collaborent à cette démarche : médecins, travailleurs sociaux, infirmières, gestionnaires de programme.

Quinze ans plus tard, le CRF comprend toujours une direction scientifique assumée par un professeur universitaire[8] mais assistée maintenant d’un cadre supérieur du CSSS[9]. C’est au tournant des années 2000 que s’est affirmée cette forte implication interne en recherche par l’affectation d’un poste de cadre. Autre changement, le CRF est un centre recherche qui s’inscrit, depuis 1998, dans un établissement reconnu comme centre affilié universitaire (CAU), avec comme partenaire principal l’Université McGill et deux autres partenaires, par contrats, l’UQAM et l’Université de Montréal. Il inclut toujours une équipe de recherche subventionnée par le Fond québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC)[10]. Une autre équipe, financée par le Fonds recherche en santé du Québec (FRSQ) a rejoint récemment le CSSS, dans le cadre d’une intégration des services en santé mentale des jeunes. Il faut aussi ajouter une douzaine d’autres chercheurs oeuvrant sur d’autres thématiques de recherche, reliés à divers aspects de l’intervention en CSSS. Il est à souligner que la recherche dont il est ici question, y compris celle dans le domaine de la santé mentale, porte essentiellement sur la dimension sociale de l’intervention en santé et services sociaux. Notons en effet que le premier mandat d’un CAU est de développer cet autre volet, de recherche sociale, complémentaire à la recherche en santé biomédicale comme telle qui relève de structures distinctes (dans les hôpitaux notamment).

Ce contexte de recherche permet d’assurer une infrastructure viable[11]. La désignation du CSSS comme CAU, renouvelée tout récemment en 2007, permet en outre d’offrir un cadre de développement incluant des services d’enseignement (coordination de stages, activités de perfectionnement et autres) et un soutien aux « pratiques innovantes ». Les travaux du comité Duplantie[12] (2005), dont les recommandations sont en cours d’opérationnalisation au ministère de la Santé et des services sociaux, ont permis de préciser les composantes principales de « l’organisation universitaire des services sociaux ». Il est à retenir globalement que le bilan critique effectué sur les activités des six CAU et cinq instituts conclut à la grande pertinence de lier étroitement recherche universitaire et milieux de pratiques dans le domaine de la recherche en santé et services sociaux, tout en constatant la relative fragilité des développements en cours, sur le plan de l’infrastructure et de l’intégration dans la mission des CSSS. Nous y revenons en conclusion.

Les apports d’une approche de sociologie clinique dans le CSSS

Le type de recherche menée dans le CSSS ne s’appuie pas d’emblée sur la sociologie clinique. En effet, si le cadre en est un de partenariat et si l’orientation est bien de rapprocher sciences humaines et sociales, dont la sociologie de la pratique d’intervention, de relier chercheurs et partenaires, les réalisations de recherche ont fait au départ appel à une grande diversité de disciplines et de méthodologies de recherche : sociologie, médecine sociale, anthropologie, travail social, sciences infirmières, utilisant à des degrés variables des méthodes d’enquête par questionnaire, par entrevue, par observation, recourant à l’analyse quantitative ou qualitative. L’interaction et l’échange de savoirs entre ces chercheurs et autres participants sont fort inégaux. Qu’est-ce qui a permis, dans ce contexte, un développement significatif de la recherche sociale se rapprochant d’une perspective de sociologie clinique ?

Le leadership du premier directeur, Robert Sévigny, et de plusieurs chercheurs de l’équipe ont permis que les orientations posées progressivement dans le développement de la recherche au CRF/CAU, au CLSC Côte-des-Neiges, puis au CSSS de la Montagne s’inspirent d’une approche clinique de la recherche sociale, en sociologie mais aussi dans plusieurs disciplines présentes au sein des équipes. Elles vont se traduire dans une politique de recherche reconnue par l’institution et divers principes et mécanismes de développement des projets de recherche. Ces orientations sont en quelque sorte « idéales » mais ne sont pas contraignantes, par respect pour la diversité des approches scientifiques. Nous nous limitons ici à développer les principales composantes d’une approche clinique de la sociologie (ce qui peut s’appliquer aussi à d’autres disciplines reliées) à partir de l’expérience du CSSS de la Montagne et de la réalisation de divers projets de recherche, dont nous donnons une illustration plus loin. Ces composantes sont : la demande de recherche et l’implication des partenaires dans une structure contractuelle ; la mise en place d’un dispositif d’échanges de savoirs ; une certaine orientation éthique.

Des partenaires au travail, une double implication

Demande sociale et offre de recherche

Une recherche de sociologie clinique découle d’une demande sociale, demande portée par des représentants d’un groupe demandeur, qui prend d’abord la forme d’une commande sociale de recherche ; nous nous inspirons ici de la distinction connue en analyse institutionnelle entre commande et demande sociale (Lapassade et Loureau, 1976), distinction particulièrement pertinente dans le contexte de commandes institutionnelles. La programmation de recherche du CAU et la majorité des projets dans le CAU impliquent normalement (il y a des exceptions) des gestionnaires de l’organisation, des intervenants ou leurs partenaires répondant à diverses commandes de recherche adressées aux chercheurs. Par exemple, certains veulent réaliser une évaluation ou changer une situation considérée comme difficile à vivre et ils s’adressent à des chercheurs en sciences sociales pour les aider à le faire. La « demande sociale » derrière une commande de recherche présuppose le plus souvent un questionnement plus radical des pratiques de l’organisation impliquée. Par exemple, l’évaluation d’une pratique recouvre des enjeux de pouvoir ou une crise qui reflète une question sociale plus large, comme la difficulté, pour une organisation, à bien répondre aux exigences d’une meilleure adaptation des services. La question sociale sous-jacente nécessite alors un traitement plus critique des rapports sociaux ainsi mis en cause. Un tel questionnement est rarement explicite au départ et exige, pour les partenaires impliqués, d’être ouverts dès les premières rencontres à ces différents niveaux d’enjeux.

Il arrive aussi que le chercheur soit au départ dans une position d’offre de recherche, suscitant un intérêt chez un gestionnaire, un intervenant, un partenaire qui répond, lui, à une telle offre par une « commande-demande » spécifique. Là aussi, il est nécessaire de clarifier l’offre du chercheur et ses intérêts sous-jacents, en plus de la réponse-demande des partenaires. Cette interaction entre chercheur et demandeur devient plus complexe quand il s’agit de bien distinguer le représentant ou le porte-parole qui adresse la commande et les groupes impliqués : employés, membres d’une association, usagers. Le traitement plus complet d’une demande doit correspondre à ce que veulent aussi ces autres participants. Le traitement de la demande suppose alors un travail d’élucidation et de négociation des intérêts réciproques des trois types d’acteurs habituellement impliqués, situés chacun dans des univers différents : intérêt académique pour le chercheur ; intérêt d’efficacité pratique pour le professionnel ou le gestionnaire ; résolution de divers problèmes de vie pour les membres de la population. L’enjeu de cette phase de la recherche clinique est de faire se rencontrer ces intérêts, objets de négociations qui déjà impliquent minimalement un engagement réciproque de confiance et de respect. Cela suppose une interaction fréquente entre ces divers acteurs.

Le « contrat » entre partenaires sociaux

Le travail autour de la demande, qui n’est jamais simple réponse à une commande ou à une offre, mais négociation autour d’objectifs complémentaires, culmine dans la formulation d’une entente. Le projet de recherche prend forme autour d’un contrat et d’un protocole traduisant les engagements et les intérêts entre les chercheurs, les intervenants et la population participante. Cette interaction se fonde sur une relation intersubjective d’implication entre « sujets-acteurs[13] » sociaux. Cette distinction prend ici toute sa force. Chaque partenaire est reconnu comme sujet de connaissance, contribuant comme tel au projet, en toute égalité de statut. En même temps, il le fait comme acteur social situé, ancré dans un statut social institué et porteur d’un type d’expertise et de savoir différent et spécifique : savoir académique, professionnel, de sens commun ou autre. Il y aura effort pour mettre en lien ces savoirs, mais dans un partage limité par les contextes mêmes des pratiques instituées. Ce contrat ‘social’ informel doit aboutir à une entente plus formelle et instituée, prenant le plus souvent la forme d’un projet de recherche subventionné, d’une commandite, à la limite d’un projet « bénévole ». Seront alors précisés l’objet de la recherche, la méthodologie utilisée, les objectifs poursuivis, l’échéancier, les ressources. Notons que dans le cas des CAU, un tel « contrat » ou projet formel s’inscrit dans le cadre d’un partenariat à plus long terme entre une équipe de recherche universitaire, des milieux d’intervention et des groupes sociaux participants. Un tel cadre institutionnel permet des rapports plus soutenus à l’occasion de plusieurs projets de recherche liant des acteurs susceptibles alors d’aller beaucoup plus loin dans l’échange des savoirs.

L’échange des savoirs et les pratiques de l’intervention

Le souci de rapprocher chercheurs et monde de l’intervention, et les multiples difficultés éprouvées nous ont permis de dégager peu à peu les implications sociales d’une notion bien simple en apparence, qui est devenue l’expression clé de la politique de recherche et de formation du CSSS : l’échange de savoirs, ce que d’autres appellent la coconstruction de savoirs. Le terme d’échange donne plus de force encore à la nécessaire négociation de productions symboliques échangées et utilisées par des acteurs situés différemment dans l’espace des connaissances. Nous élaborons un peu plus cette idée, faisant appel à des distinctions souvent faites en sociologie, en sociologie de la connaissance en particulier, en introduisant quelques accents nouveaux, comme cette idée d’une épistémologie pluraliste.

Le rapport entre la théorie et la pratique, au coeur de l’approche clinique, repose sur un échange de savoirs spécifiques et différenciés entre les différents acteurs impliqués, savoirs qui ont leur légitimité propre, irréductibles l’un à l’autre. Sont ainsi mis en rapport un savoir scientifique (dans sa démarche) et académique (dans son statut institutionnel), portés par les chercheurs principalement ; un savoir pratiqué (comme démarche spécifique du lien entre des connaissances scientifiques utilisées dans une intervention spécialisée) et professionnel (dans sa dimension de reconnaissance instituée), incarné surtout par les intervenants et les gestionnaires, et un savoir d’expérience (issue de la vie courante) et de sens commun (son étiquetage institué), compétence propre aux autres participants, mais qui se retrouve nécessairement aussi chez les chercheurs et les intervenants. Ce sont trois types de savoirs, trois types de statuts qui s’entremêlent et se confrontent dans les moments de rencontres en groupe par exemple, mais aussi dans la pratique et les usages de chacun : le chercheur est aussi souvent professeur et gestionnaire ; le professionnel fait aussi de la recherche ; « l’usager de services » peut aussi faire appel à un savoir-faire spécifique dans la maîtrise de situations pratiques. Trois types de savoirs donc dont les frontières sont fluides et qui s’interpénètrent : le savoir scientifique peut-être aussi accessible aux professionnels et aux non-spécialistes. L’expertise professionnelle peut aussi être partagée, et c’est certainement le cas du savoir d’expérience. Mais ces savoirs sont aussi institués et possèdent leurs règles, langages, codes propres. La science est cultivée à l’université et dans des centres de recherche qui en déterminent la portée relative. Le savoir pratique spécialisé, au travail et dans l’intervention, est décliné dans autant de savoirs professionnels ou de métiers, plus ou moins réglementés et, finalement, le savoir d’expérience est souvent confondu avec le sens commun, cette somme variable de connaissances partagées socialement, de provenances variées, qui sous-tend la pratique quotidienne. Il faudrait inclure d’autres formes de savoirs, reconnues également dans l’histoire de la pensée comme figures de savoirs spécifiques, que sont les savoirs esthétiques, institués dans le monde des arts, et les savoirs spirituels, institués dans autant de religions ou des rituels. Non pas que ces deux autres formes de savoir n’interviennent pas dans la recherche en santé et services sociaux, mais ils sont moins thématisés et occupent le plus souvent un rôle secondaire, voire instrumental.

Une telle distribution du savoir (de Munck, 1999), résumée schématiquement ici, représente autant de formes de savoirs qui ont tous à voir avec le sens donné à la pratique sociale, portée par les différents acteurs mis en présence. Cela présupposerait, pour que chaque forme de savoir soit reconnue pleinement, une épistémologie pluraliste, non hiérarchisée socialement et politiquement. Or, la hiérarchisation des savoirs est une trame sociohistorique dont on perd les origines : il y a institution des rapports de pouvoir établis entre les formes de savoirs et les types d’actions que l’on peut y rattacher, un corollaire étant souvent la méconnaissance, dans l’élaboration de ces savoirs, de la coprésence dans chaque acteur social de ces diverses formes de savoirs. Une épistémologie pluraliste et intégrative viserait plutôt à reconnaître la différence des savoirs mis en cause et leur valeur foncièrement équivalente dans cette différence même. Le praticien intervenant n’a pas à devenir académique ou chercheur, ni celui-ci, praticien ou militant. La formule paradoxale convient bien ici : le chercheur doit devenir meilleur chercheur par l’accès au savoir pratique et de sens commun sur la situation analysée ; le professionnel peut devenir meilleur professionnel par des apprentissages d’un savoir scientifique mais aussi par une meilleure compréhension des savoirs d’expérience des employés, clients, usagers, membres ; enfin, le participant peut enrichir son savoir d’expérience par l’apport des savoirs professionnel et académique mis en présence. C’est dire qu’à l’horizon de l’histoire personnelle et sociale, tous pourraient enrichir leur savoir propre en intégrant progressivement ces autres savoirs sans exclure le passage de l’un à l’autre. Les découpages et typologies pourront certes varier, mais il serait étonnant que l’on puisse arriver à uniformiser des types de connaissances dont la construction et les différences sont aussi grandes, en fonction même de la complexité des pratiques sociales. Pour reprendre ici une vieille distinction, il y aura sans doute longtemps une division technique des savoirs liée à la complexité même des « faits sociaux totaux », mais la hiérarchisation, cette division sociale historique des savoirs, peut, elle, être modifiée. Pour ce faire, un rapprochement, un travail de traduction est nécessaire pour actualiser un échange effectif des savoirs.

L’analyse clinique d’une pratique sociale vise une autre tâche épistémologique tout aussi ardue. Elle oblige le plus souvent à une lecture interdisciplinaire des phénomènes étudiés : psychologique, sociologique, anthropologique, économique… Ce que nous disions des rapports entre diverses formes de savoirs des acteurs sociaux de statut différent est vrai aussi des rapports intra-académiques et scientifiques entre disciplines et chercheurs. Et ce n’est pas plus simple, quand nous prenons en compte l’institution du savoir académique, ses cloisonnements, ses hiérarchies, les batailles de pouvoir et de territoires qui la traversent. Dans la pratique, un programme de recherche est le plus souvent articulé autour de champs disciplinaires différents et de méthodes de recherche complémentaires, par exemple de mesures quantitatives et d’analyses qualitatives. La difficulté est ici accrue, dans la mesure où il faut alors pouvoir intégrer cette diversité dans une démarche clinique et d’échange de savoirs avec les autres partenaires, professionnels et non-professionnels.

Enfin, et plus spécifiquement en ce qui touche le rapport à l’intervention et à l’action, il y a l’opposition entre deux approches : une approche rationnelle pragmatique ou une approche herméneutique critique, toutes les deux relevant de distinctions épistémologiques fortes entre conceptions des sciences humaines et de l’action. La première se traduit dans la conception d’un processus rationnel de résolution de problème, et elle est centrale dans la compréhension gestionnaire et professionnelle des milieux de santé par exemple, mais aussi dans l’intervention sociale : identifier des besoins, faire une analyse diagnostique des situations, dégager un plan d’action, l’expérimenter et l’évaluer. L’herméneutique critique appliquée à l’intervention est au coeur d’une approche clinique existentielle : l’analyse vise surtout à développer du sens et une conscience réflexive de la pratique chez les acteurs impliqués, et une conscience critique des rapports sociaux de pouvoir, ce qui peut, par la suite, conduire à agir autrement.

Le projet d’une sociologie clinique est alors de pouvoir faire communiquer différentes formes de savoirs portés par des acteurs différents réfléchissant ensemble sur leur pratique sociale en situation. Le dialogue est un défi constant dans ce contexte. Il faut prévoir des dispositifs de rencontre et de modes de communication qui offrent les conditions temporelles et pédagogiques pour réaliser de tels échanges de savoirs dans l’action. Nous en mentionnons quelques-uns.

De quelques moments cliniques

La réalisation des recherches faisant l’objet d’ententes entre partenaire, se concrétise le plus souvent, dès le départ des réalisations, et ce, dès la formulation des projets, par la mise sur pied de comités ou d’équipes mixtes de pilotage de la recherche, incluant des chercheurs, des gestionnaires, des intervenants et des représentants de la population participante. Il est plus rare de pouvoir impliquer des partenaires provenant de la population « ordinaire » dans les devis de recherche. Il y a là un symptôme concret de la hiérarchie sociale des services et des savoirs : experts universitaires, experts en gestion, experts intervenants, « usagers » ou « bénéficiaires », « clients », « patients ». Dans tous les cas, la mise en place de ces comités mixtes de pilotage introduit une problématique complexe des savoirs et expériences dans la compréhension de la recherche. L’important est de soutenir tout au long de la recherche ce mécanisme de veille critique du déroulement de la recherche.

Mais il est d’autres moments « cliniques » importants qui impliquent les partenaires. Dans la réalisation même de la recherche, l’usage d’entrevues avec des personnes, des rencontres en groupes restreints, voire des bilans d’étapes en assemblée des participants impliqués peuvent s’avérer des moments privilégiés de confrontation des savoirs. Cela n’empêche aucunement l’utilisation de techniques de production de données objectivantes : questionnaires, observations systématiques, analyse documentaire. Mais ces données et résultats d’analyses deviennent alors matériau de discussion et d’échanges dans ces moments cliniques. Dans une démarche clinique, le but visé est le sens donné par chacun des acteurs à ces données et au débat qui en résulte.

La fin d’une recherche est un autre moment privilégié pour les participants à la recherche de discuter des résultats de la recherche. De plus, il y a alors souci de reconnaître les contributions respectives dans l’interprétation, l’analyse et la diffusion des résultats de recherche. Il est à prévoir par exemple des formes partagées de diffusion et de publication, suivant des modalités variables. Ainsi, le chercheur est davantage producteur de textes dans des ouvrages scientifiques où les autres intervenants à une recherche sont mentionnés comme collaborateurs. Mais cela peut être l’inverse pour des professionnels participants qui se produisent dans une revue professionnelle ou dans un symposium. Il est possible également de pouvoir impliquer l’ensemble des autres participants dans certaines productions collectives, des produits audiovisuels par exemple, ou divers outils et guides pratiques d’action. Mais l’important est de reconnaître effectivement, jusqu’au bout, la contribution des sujets acteurs sociaux suivant leurs savoirs respectifs.

Vers une éthique émancipatoire critique ?

L’approche en sociologie clinique implique un cadre éthique et déontologique où sont définies les limites et les règles de la participation des différents acteurs : le volontariat, la liberté d’expression, la confidentialité des propos échangés entre les individus ou dans les groupes de rencontre. Au-delà de ces règles déontologiques que l’on retrouve habituellement en recherche, une approche clinique critique introduit deux autres règles. Une première découle de l’échange des savoirs qui nécessite un cadre de fonctionnement démocratique : tous peuvent s’exprimer et participer aux diverses phases de la recherche, suivant leur expertise propre et chacun est respecté comme tel. Une autre règle repose sur une visée émancipatoire : favoriser l’expression d’une parole et d’une analyse de la situation qui puisse se traduire en action susceptible de réduire les inégalités sociales. C’est miser sur les effets de conscientisation, des savoirs partagés entre chercheurs, professionnels et participants, pour poursuivre dans l’action une participation et une réappropriation plus grande de son pouvoir d’acteur social (empowerment).

Une approche clinique est ainsi orientée éthiquement, et ne demeure pas neutre ou objective, en ce sens. La situation est plus complexe et il convient de revenir sur la notion même d’échange de savoirs et d’une épistémologie pluraliste, fondée sur le rapport de sujets acteurs sociaux dans leurs différences mêmes. Le chercheur sociologue, anthropologue, psychologue ou autre est porteur d’un mode de production des savoirs qui a ses caractéristiques scientifiques propres et c’est en cela même qu’il contribue à l’échange de savoirs, par un apport de connaissances disciplinaires. Il incarne cette distance et cette implication critiques et s’expose, dans le dialogue, à des savoirs différents qui viennent questionner la pertinence pratique du savoir scientifique. L’expérience même de l’échange des savoirs entraîne une révision critique du savoir scientifique et académique, par des apports nouveaux et par une démonstration des limites de ce savoir. C’est en ce sens que le chercheur n’échappe pas à sa propre émancipation, se libérant d’un académisme fermé. C’est en ce sens aussi que sont interpellés les autres acteurs, gestionnaires, professionnels ou porteurs de sens commun, invités à une semblable relecture critique de leur savoir institué.

Illustrons par un exemple la réalisation concrète d’une recherche tentant d’appliquer une démarche de sociologie clinique.

L’histoire agissante : récits collectifs de l’action communautaire dans un quartier

Deux recherches[14] portent sur le récit de l’histoire du mouvement communautaire dans le quartier Côte-des-Neiges, couvrant une période de trente ans. Ces recherches sont une réponse à une commande d’organismes communautaires désirant faire un bilan critique, de l’intérieur et « de l’extérieur », sur l’évolution de l’action communautaire dans le quartier. La demande sociale sous-jacente est de mieux situer la signification et la portée du mouvement communautaire dans la société actuelle, marquée entre autres par des rapports nouveaux avec l’État québécois, des enjeux politiques et économiques entre les groupes communautaires, les services publics et l’État.

Un comité de pilotage fut constitué de chercheurs et de représentants d’organismes communautaires, assurant un suivi régulier et serré de la recherche. En effet, l’idée de faire appel à des universitaires pour réaliser une démarche réflexive de type évaluatif sur le développement communautaire suscitait de nombreuses réserves au départ pour des militants d’expérience exprimant pour plusieurs une confiance mitigée à l’égard des institutions, l’université ou surtout le CSSS, organisme gouvernemental. C’est tout au long de la recherche que cette épreuve d’une relation de confiance s’est jouée, source de débats éclairants sur les rapports entre institutions et groupes communautaires.

Un cadre théorique d’analyse fut élaboré entre les partenaires et reposait essentiellement sur deux dimensions : la problématique de l’ « empowerment » (réappropriation individuelle et collective de son pouvoir propre) et celle des rapports interculturels et des pratiques citoyennes. Mais le premier schéma d’analyse qui en est issu demeure, au départ, fondé sur des catégories générales et s’est enrichi tout au long de la recherche de catégories émergentes plus spécifiques.

La méthode du récit de vie individuel et du récit de vie de collectivité (Rhéaume, 2008) fut utilisée dans ces deux recherches, permettant de comprendre l’histoire de l’intérieur, l’histoire vécue à travers le cheminement de sujets-acteurs sociaux. Une attention particulière était portée sur les origines des organismes communautaires, leurs missions et orientations, le cadre organisationnel, les visées de changement, les réseaux d’acteurs du milieu, la perspective future. Une analyse des documents existants — bilans, rapports, données sur les clientèles — fut aussi réalisée afin de compléter cette histoire vécue, agissante de l’action communautaire.

L’approche par le récit de vie d’individus (entretiens individuels) et de membres de collectifs (entretiens de groupe) permet d’accéder à l’histoire vécue, au sens donné par les acteurs aux divers événements du développement de l’action communautaire dans le quartier, mais témoigne aussi des transformations touchant le contexte sociopolitique sur une période de trente ans. Un scénario de base s’est imposé progressivement dans les récits rapportés : un récit des origines, un récit « héroïque » pour les fondateurs des divers organismes étudiés, montre la persistance et le leadership des fondateurs contre maints obstacles institutionnels, internes et externes ; puis est décrite une phase de consolidation et d’articulation, difficile et changeante, autour de la triple mission partagée par presque tous, formant un tripode incontournable : une base de défense des droits et de revendications ; une offre et une réalisation de services adaptés à une population pluriethnique et vulnérable ; une dimension de vie participative et conviviale, source de soutien social. Les récits pointent ensuite, dans une phase finale, sur les incertitudes du futur, en particulier des soucis de gouvernance interne et d’autonomie, des « pressions » externes venant des commanditaires et du gouvernement, des écarts persistants dans les conditions de travail des « permanents » en regard des services publics et d’autres lieux de tension. La tension principale provient de la difficulté d’articuler une action communautaire ancrée dans la participation sociale et des exigences de services conformes à des commandes externes.

Les récits de vie individuels permettent d’éclairer le profil des usagers ou membres d’un organisme communautaire, de mieux saisir les sources de motivation à participer à l’organisme. La dynamique du développement personnel fait saisir de l’intérieur la pertinence des orientations et du mode de fonctionnement de l’organisme. Par exemple, dans le cas d’un organisme étudié, les situations de marginalisation sont relatives à des types de rupture ayant marqué les parcours de vie. Nous pouvons dégager, dans le cas précis de cet organisme, trois profils types de la dynamique psychosociologique des répondants : celui de l’immigrant qui doit tout reprendre à zéro ou presque, en rupture par rapport au statut et aux compétences qu’il avait dans son pays d’origine ; celui de l’individu qui se retrouve sans travail et éventuellement endetté, suivant une longue expérience de décrochage social (famille, école, travail, amis) ; celui de l’individu aux prises avec des problèmes plus ou moins graves de santé mentale. Ces personnes, au profil aussi différent, se retrouvent comme membres et usagers d’un organisme fournissant de l’aide alimentaire. Dans ce dernier exemple, ces récits individuels ont servi, avec les précautions éthiques requises, de matériau pour la réflexion plus collective de l’organisme sur la composition de la population participante en regard des orientations de base poursuivies. Cette référence aux histoires de vie individuelles a servi en quelque sorte d’analyseur et a contribué à opérer une certaine « déconstruction » du récit collectif ; cet apport a favorisé un nouveau récit plus complexe qui intègre, entre autres, un souci renouvelé d’assurer un soutien social aux membres participants à la vie de l’organisme.

Dans nos recherches sur l’action communautaire dans le quartier, la production des analyses tout au long de la recherche et des rapports synthèses a fait l’objet d’une discussion régulière avec les partenaires, autant au comité de pilotage, que par une validation faite par les représentants d’organismes au moment d’assemblées spécifiques où les textes étaient soumis et discutés avec les chercheurs.

Dans la programmation du CRF, il est bien d’autres projets de recherche[15] qui mettent en jeu la participation des acteurs et l’échange des savoirs, touchant l’étude des parcours d’immigration dans leur rapport aux divers milieux de vie (famille, école, travail, organismes de santé, centres d’hébergement) ou touchant diverses problématiques de santé ou de rapports sociaux, rapports de genres, santé mentale, accessibilité. Plusieurs de ces projets sont proches de programmes d’intervention, d’autres sont plus indirects par rapport à l’intervention comme telle. D’autres, enfin, et pour près de la moitié, demeurent plus proches de méthodologies d’enquête qui favorisent faiblement l’échange de savoirs, se limitant à des processus de consultation au départ, de participation individuelle de production de données et de diffusion des résultats.

De quelques limites et malentendus d’une démarche en sociologie clinique en CSSS

L’échange des savoirs et le transfert de connaissances

Le souci manifeste d’un grand nombre de décideurs politiques dans le champ de la gérance du social comme dans le champ de la recherche de favoriser le « transfert de connaissances » et sa « valorisation » met bien en cause le lien entre la recherche scientifique et les pratiques sociales, sous l’angle le plus souvent de leur utilité pour améliorer les pratiques. Cette orientation rationnelle pragmatique est visible dans les expressions courantes dans le champ de la santé et des services sociaux comme la gestion sur la base de « données probantes » (data ou evidence based management) et de « pratiques exemplaires » (best practices). Le transfert de connaissances exprime alors une chaîne de transmission allant de la production d’un savoir expert vers l’application. C’est dans un sens différent que l’expression « échange des savoirs » se pose, tout en participant à une certaine vision plus large d’une « praxis » renouvelée du social[16], qui n’exclut pas des préoccupations pragmatiques. La perspective de la sociologie clinique qui sous-tend l’échange de savoirs reposerait, selon nous, sur des expériences de dialogue, des moments cliniques favorisant une pratique d’épistémologie pluraliste, comme nous l’avons développé plus haut. C’est pour cela aussi que la métaphore clinique, malgré son ambiguïté d’usage avec la pratique clinique médicale, surtout « rationnelle pragmatique », est préférée à la notion de recherche action, porteuse dans une tradition nord-américaine d’un schéma du type résolution de problème. Il est à noter qu’il existe un deuxième sens à la recherche action, développé en Amérique latine au départ, qui met l’accent sur le travail de conscientisation dans une démarche précisément de dialogue (Freire, 1974). Notre posture clinique est très proche de cette perspective.

La recherche scientifique autrement ?

Des percées importantes ont été apportées avec les années (une trentaine d’années) dans le champ de la recherche sociale. Les approches de recherche-action, d’analyses qualitatives, d’études monographiques sont de plus en plus reconnues dans les organismes subventionnaires, les revues scientifiques, ce qui favorise une perspective plus clinique de la recherche et l’échange des savoirs. L’avancée significative de la recherche partenariale, réalisée par le CQRS en 1991-1992, a pu être maintenue lors de la fusion récente qui créait le FQRSC, demeurant un secteur distinct dans les critères de financement. Des ouvertures sont créées également dans les secteurs de la recherche en santé (santé des populations, ouvertures de thématiques sociales au FRSQ). Enfin, les exigences de formation des intervenants au CSSS, liées à la complexité même de la pratique d’interventions favorisent, objectivement, l’accueil d’interventions de recherche.

Mais ces développements sont relativement marginaux dans le volume des projets effectivement soutenus et la hiérarchisation des savoirs, même assouplie, demeure la tendance dominante, la démarche clinique au sens où nous l’avons définie en sociologie clinique étant encore périphérique. La recherche en partenariat avec les milieux de pratique et ses exigences spécifiques est encore peu reconnue et cela se répercute sur le plan de carrière lui-même des professeurs tel qu’il peut être mesuré par les critères de recherche habituellement reconnus par les universités. Cela se répercute aussi sur les praticiens chercheurs, la recherche étant plus ou moins valorisée, concrètement, dans le développement de la carrière professionnelle comme telle et le travail « clinique », au sens, cette fois, professionnel et médical du terme.

Les limites du partenariat CSSS-université en recherche

Jusqu’à maintenant, à l’exception de la désignation CAU à la fin des années 1990 qui donne un soutien minimal au développement de la mission universitaire en CLSC, il n’y a pas d’inscription claire et récurrente, institutionnelle et réglementaire, de la fonction recherche et enseignement dans la mission générale des CSSS appuyée par un cadre budgétaire correspondant. Réciproquement, les universités, en dehors des contrats formels de partenariat établis ponctuellement avec les quelques CAU existants, sont peu impliquées dans ce type de recherche et les boudent un peu sur le plan administratif, dans la mesure où les infrastructures de recherche du type CAU et dans plusieurs cas (l’équipe METISS par exemple), échappe à la gestion budgétaire de l’université. Ainsi, malgré la bonne volonté évidente de nombre de directeurs dans les CSSS comme dans les universités participantes, le cadre socio-institutionnel demeure largement réfractaire à la recherche partenariale de ce type (dans le milieu et avec le milieu).

Des cultures résistantes et des conditions de production insuffisantes

Côté CSSS, en lien avec les restrictions institutionnelles liées au mandat, il y a peu de moyens pour favoriser et soutenir la participation de gestionnaires et d’intervenants dans des recherches, offrant des temps d’analyse des pratiques, des temps de débats éloignés des tâches immédiates. C’est toute la difficulté de définir des activités de recherche dans la charge de travail, d’accorder du temps pour assurer une participation adéquate. Celle-ci se fait le plus souvent en surplus, en bénévolat, à l’exception de projets ponctuels où des mesures ad hoc sont appliquées.

Côté université, malgré l’ouverture évidente des départements au choix des professeurs chercheurs de réaliser leurs recherches dans le milieu CSSS, leur performance spécifique de recherche (plus impliquée, plus participative) est encore peu reconnue et valorisée dans les diverses instances de l’université. De même, être directeur d’une équipe ou d’un laboratoire de recherche « externe » en CSSS, c’est différent de l’être « à l’interne ».

Ce sont autant de dimensions que les études du comité Duplantie (2005) touchant la recherche en CAU abordent. L’intention de fournir directement un cadre plus adéquat sur les plans institutionnel, organisationnel et budgétaire pour aborder ces éléments est prometteuse. Elle est essentielle pour le développement, voire la survie à long terme, d’une telle recherche.

Conclusion

Une approche clinique de la recherche sociale ou sociologie clinique, qui serait fondée sur une orientation vers l’échange des savoirs et la recherche en partenariat université et milieux institutionnels de pratique crée, sur le plan opérationnel, un contexte tout à fait propice à un « réel » partenariat de recherche, à savoir des activités où chercheurs, praticiens et usagers peuvent travailler ensemble. En effet, une telle approche suppose l’implication des acteurs aux différentes phases (idée de départ, préparation, réalisation, diffusion, application) d’une recherche ou d’une formation. Et c’est bien là où se butent maintes expériences de partenariat formel, négligeant cette collaboration soutenue des acteurs dans un projet commun et la confrontation des savoirs étant peu développée, voire quasi absente. Par exemple, une recherche universitaire se déroule souvent en « extériorité », malgré la dimension empirique qu’elle comporte. Les chercheurs peuvent alors se limiter à un accord formel d’accès « au terrain », procéder à la production de données et produire des résultats et les diffuser, sans que soient impliqués directement les professionnels ou la population étudiée dans le processus de production de la recherche et, surtout, sans qu’il y ait partage de l’analyse et de l’interprétation. C’est de cette conception classique de la recherche terrain que se démarque une approche clinique et, dans le cas de la sociologie, la sociologie clinique. Une telle approche clinique permet, en ce sens, de donner toute sa force à la recherche en partenariat et est une réponse aux attentes sociales d’un rapprochement réel entre recherche sociale et milieux d’intervention.

Mais quelle est, dans ce développement, la spécificité « sociologique » d’une « sociologie clinique » ? N’y a-t-il pas là finalement abus des images ou des termes ? Autant, en effet, il est facile de voir que la pratique médicale est clinique, centrée sur les individus, comme peut l`être la psychologie, autant il apparaît incongru de penser une clinique du social, du collectif, des rapports sociaux. Et pourtant, et c’est ce que nous avons tenté de montrer dans ce texte, c’est précisément quand la sociologie pense le rapport individu sujet et acteurs sociaux, quand, par ailleurs, les sociologues soumettent leur analyse des situations d’action sociale pour la confronter avec des acteurs sociaux demandeurs, professionnels, politiques ou « citoyens », que nous sommes bien dans une posture de sociologie clinique possible. Et, en retour, dans un champ comme celui des services sociaux et de santé, le sociologue est en mesure de redonner un autre sens à la clinique médicale ou psychologique, entre autres, en comptant pour ce faire sur l’évolution même de ces pratiques, où la dimension sociale apparaît de plus en plus incontournable, pour mieux comprendre et répondre aux situations individuelles.

Nous avons dans ce texte présenté des conditions générales d’une approche de sociologie clinique. Nous avons aussi situé la réalisation de ces conditions dans un cas spécifique, celui du centre de recherche et de formation du CSSS de la Montagne. Cela nous a permis de montrer que pour réaliser une collaboration soutenue et un échange de savoirs, des conditions organisationnelles et institutionnelles sont requises, au moins minimalement. Et ce sont les résultats de ce travail long et patient que nous pouvons rappeler en conclusion. Ces conditions sont :

  • le développement d’une relation de confiance avec la direction, se traduisant par une volonté politique de la direction générale et un engagement face à la recherche sociale dans l’établissement ;

  • la création de dispositifs organisationnels et institutionnels pour encadrer les développements de la recherche partenariale : un conseil scientifique mixte, formé de représentants des universités participantes et de l’établissement ; une assemblée des chercheurs ; une assemblée des partenaires du milieu, des quartiers ; des équipes de recherche subventionnées ; la création d’une infrastructure minimale, côté recherche : secrétariat, agents de recherche, puis chercheurs d’établissement ; des activités régulières de rencontres et de diffusion de recherche ;

  • des contrats ou protocoles d’entente avec les universités partenaires ;

  • une collaboration avec les directions de programmes du CSSS ;

  • le développement des conditions de désignation CAU.

C’est là une expérience particulière de recherche en partenariat CSSS et universités. Nous l’avons caractérisée en montrant qu’elle s’appuie sur une recherche d’implication, que celle-ci est fortement liée à une épistémologie renouvelée des rapports entre les diverses formes de savoirs, marquée par une dialectique et un dialogue des acteurs situés dans des expertises et des savoirs différents et irréductibles l’un à l’autre : savoir scientifique, académique ; savoir pratique, professionnel ; savoir d’expérience, de sens commun. Cela commande une posture d’ouverture radicale à l’expérience humaine et à l’action sociale, marquée par la diversité. Robert Sévigny, pionnier en la demeure, a été porteur d’une telle posture exemplaire (Sévigny, 2007).

Ce développement a été facilité, plus largement, par la politique de partenariat développée au début des années 1990 par le Conseil québécois de la recherche sociale, appuyée sur les priorités ministérielles exprimées dans La politique de la santé et du bien-être (1992). Il est encore favorisé par l’ouverture d’un champ social dans le domaine de la santé des populations et par la réforme actuelle dans le secteur de la santé, malgré les nombreux défis et obstacles que nous avons relevés plus haut : le développement d’une recherche partenariale soutenue ; le dépassement d’une seule perspective de recherche fondé sur la hiérarchie des savoirs et le transfert linéaire des connaissances par l’échange des savoirs ; le soutien institutionnel effectif de la recherche sociale in situ. L’existence d’expériences similaires, dans d’autres CSSS reconnus comme CAU mais aussi, partiellement, dans d’autres institutions du réseau, suivant des modalités et des orientations sans doute différentes, qui reste à analyser, est prometteuse. Cela permet la création d’une masse critique de recherche qui partage minimalement ce souci commun de produire de la connaissance avec les praticiens et la population, avec des individus sujets et acteurs sociaux.