Abstracts
Résumé
Cet article vise à montrer, sur base d’un certain nombre d’exemples récents sélectionnés parmi d’autres possibles, qu’au-delà de la sécularisation que connaît l’Europe, le politique y recourt volontiers au religieux institué pour affronter diverses situations face auxquelles il se sent plus ou moins démuni. Cette instrumentalisation du religieux se fonde essentiellement sur trois caractéristiques de celui-ci : il est une ressource identitaire importante pour de nombreux pays ; longtemps seul référent éthique, il est encore aujourd’hui facilement regardé comme doté en la matière de compétences particulièrement significatives ; enfin, il offre tout un arsenal de rites, disponibles pour toutes les circonstances qui appellent l’une ou l’autre forme de célébration publique. De tels usages de « ressources » religieuses par le politique ne doivent toutefois pas conduire à parler d’un « retour du religieux » car c’est le plus souvent départi de ce qui en fait l’essence — une croyance en une transcendance — et en dehors de toute résurgence du pouvoir de régulation de ses autorités que ce religieux retrouve une place sur la scène publique.
Abstract
Based on a certain number of recent examples chosen among other possible cases, this paper tries to show that beyond the secularization experienced in Europe, the political sphere resorts willingly to the institutionalized religious sphere to tackle various situations in the face of which it feels more or less powerless. This instrumentalization of the religious sector is based essentially on three of its characteristics : it is an important resource of identity for numerous countries ; for a long time the sole ethical reference, it is still today easily regarded as endowed with particularly significant skills ; and lastly, it offers a whole arsenal of rites, available for all circumstances which call for some form or other of public celebration. Such uses of religious ‘resources’ by the political sector must not, however, lead us to speak of a ‘revival of religion’ for it is usually divested of its essential component — a belief in transcendance. Indeed, this religious phenomenon finds a place on the public scene without any reemergence of the power of regulation of its authorities.
Resumen
Este artículo tiene por objeto poner de manifiesto, sobre la base de una serie de recientes ejemplos seleccionados entre otros posibles, que más allá de la secularización que conoce Europa, el político recurre habitualmente a lo religioso instituido para enfrentar distintas situaciones frente a las cuales se siente más o menos desprovisto. Esta instrumentalización de lo religioso se basa esencialmente en tres características de éste : es un recurso identitario importante para numerosos países ; por mucho tiempo fue el sólo referente ético, y aún hoy es considerado como dotado en este tema de competencias particularmente significativas ; por último, ofrece todo un arsenal de ritos, disponibles para todas las circunstancias a los que recurren en una u otra forma de celebración pública. De tales usos de los “recursos” religiosos por la política no debe no obstante conducirnos a hablar de una “regreso de lo religioso” porque se abandona frecuentemente lo que hace la esencia — una creencia en una trascendencia — y fuera de todo resurgimiento del poder de regulación de sus autoridades lo religioso encuentra un lugar sobre la escena pública.
Article body
C’est principalement en Europe occidentale que sont nées et se sont développées les théories de la sécularisation. Celles-ci ont mis en évidence la progressive perte d’influence des religions et, plus précisément, du christianisme, dans cette partie du monde où celui-ci a, durant des siècles, joué un rôle central dans tous les domaines et particulièrement dans le domaine politique (Acquaviva, 1979 ; Dobbelaere, 1981 et 2002 ; Martin, 1978 ; Wilson, 1969 et 1976). En effet, au-delà et jusque bien après l’exigence du sacre des rois qui a été longtemps la règle, la soumission de la plupart des régulations publiques et privées aux lois des Églises et,en particulier, de l’Église catholique, était là inéluctable et incontestée. Même si le processus de sécularisation s’était amorcé depuis longtemps déjà et ce, plus spécialement dans certains pays comme la France où, contrairement aux autres pays européens, il résulte de la volonté expresse du politique de « laïciser » les institutions et l’ensemble de la vie collective, on peut dire que c’est le milieu du vingtième siècle qui a grosso modo marqué le début de la généralisation, non seulement d’une séparation juridique et d’un distancement culturel entre politique et religion, mais aussi un sensible recul, voire une perte de l’influence de cette dernière dans tous les champs sociaux (économie, arts, santé, aide sociale...), avec comme corollaire la perte de capacité de contrôle des Églises sur les comportements, croyances, pratiques et référents moraux des individus, de moins en moins soumis à une inculcation religieuse et de plus en plus soucieux de leur autonomie dans une société où le religieux est désormais largement marginalisé.
Néanmoins, bien que la plupart des États européens connaissent la séparation constitutionnelle entre l’État et l’Église, cette sécularisation n’a pas radicalement évacué une certaine connivence culturelle plus ou moins consciente entre ces populations et même ces États et le christianisme. Et cette connivence s’avère être une ressource symbolique largement disponible, mobilisable de différentes façons, notamment dans diverses situations perçues comme problématiques par l’acteur politique. En outre, cette connivence fonde aussi parfois le recours politique à cette religion en tant que référent normatif à partir duquel celui-ci définit le « religieusement correct », même là où la séparation État-Église semblerait appeler celui-ci à s’abstenir en la matière.
C’est à l’illustration de certains aspects de ce phénomène, choisis parmi d’autres possibles, que vont être consacrées les pages qui suivent. Celles-ci ne prétendent nullement couvrir ni toute la question des relations entre religion et politique en Europe, ni l’ensemble des situations existantes. Une telle démarche supposerait en effet des développements beaucoup plus longs et plus élaborés que ne le permet un article. Elle requerrait aussi plus d’appels à l’histoire de chaque pays, de ses institutions, de ses politiques publiques. Plus modestement, il s’agit ici d’attirer l’attention sur des faits qui, pour particuliers qu’ils soient, témoignent de ce que, au-delà de la sécularisation de l’Europe, le religieux, même dans ses versions instituées, n’est pas devenu insignifiant dans cette partie du monde. Ainsi, sur base d’un certain nombre de cas, analysés à partir de divers documents de la littérature existante — là aussi sans prétention à l’exhaustivité — ces pages ont-elles pour objet de montrer comment, de façon plus ou moins explicite ou subtile, le politique utilise la dimension religieuse pour s’aider à rencontrer certains de ses objectifs. Trois contextes géopolitiques vont être évoqués autour de diverses thématiques : celui de l’Europe du centre et de l’Est, celui de l’Europe occidentale et celui de l’Union européenne comme telle. On verra que le religieux y est utilisé par le politique sous diverses modalités, notamment en tant que ressource identitaire, comme référence éthique ou encore au titre de réservoir de rites. Ces différents aspects sont certes très inégalement développés ; une fois encore, il ne s’agit ici que d’un article. Mais ce rapide survol pourrait peut-être susciter des recherches plus approfondies, susceptibles de faire avancer la réflexion sur les thèmes de la sécularisation, de la laïcité et bien sûr, sur celui de la définition de la religion.
1. La religion comme ressource identitaire
Largement inscrite dans l’histoire et dans la culture des sociétés quelles qu’elles soient et traduite de façon quasi naturalisée dans leurs institutions (qu’il s’agisse, par exemple, de l’organisation du temps et de l’espace mais aussi des implicites du droit), la religion se voit volontiers associée à la définition du « nous » territorialement inscrit. Ceci est particulièrement vrai en ce qui concerne le protestantisme qui, comme le souligne Willaime (1995, p. 313), est, en Europe, intrinsèquement lié à l’affirmation d’identités régionales et nationales : l’Église presbytérienne d’Écosse, l’Église protestante du Würtemberg en Allemagne, l’Église réformée de la région de Vaux en Suisse, etc., représentent quelques exemples parmi d’autres de l’étroite relation qui existe entre une affirmation particulariste et une dénomination protestante particulière, chose que favorise l’absence, dans le protestantisme, d’une quelconque autorité centralisée et hiérarchique. La politique de l’Église catholique a par contre toujours tendu à éliminer les tendances à développer des spécificités religieuses nationales ou régionales, comme le gallicanisme en France par exemple (Voyé, 1988). Il n’empêche : les pays catholiques eux aussi recourent parfois à la religion pour fonder leur identité et se différencier d’« autres ». Certes, aujourd’hui, de telles associations sont généralement latentes, mais elles sont toujours prêtes à ressurgir en certaines circonstances et notamment dès lors que le « nous » s’éprouve comme menacé par une quelconque altérité face à laquelle il entend (ré)affirmer son irréductible identité. Parmi les nombreux cas où la religion se voit ainsi instrumentalisée, en voici quelques-uns parmi d’autres possibles qui illustrent ce type d’usage. Ils seront ici brièvement présentés avant que ne soient proposés certains éléments d’interprétation.
1.1 Des cas illustratifs
L’utilisation de la religion comme ressource identitaire concerne toute l’Europe mais elle s’exprime tout particulièrement dans les pays de l’ancienne Union soviétique, confrontés qu’ils sont à devoir se recréer du sens après avoir été niés en tant qu’entités politiques autonomes et « rééduqués » dans une idéologie nouvelle dont l’athéisme était une composante majeure.
1.1.1 L’Europe du Centre et de l’Est
Le cas de l’ex-Yougoslavie est l’exemple le plus dramatique de ce passage douloureux. Chacun a sans doute toujours en mémoire les tragiques évènements qui, à la fin des années quatre-vingts et au début des années nonante, présidèrent au démantèlement de la Yougoslavie de Tito, créée après la Seconde Guerre mondiale par la fusion de diverses républiques jusque-là autonomes. Certes, les causes de cet épisode historique sanglant étaient multiples — sociales, économiques, politiques, etc. — mais la religion était loin d’être absente de celles-ci et c’est elle qui offrit aux belligérants le moyen le plus concret et le plus émotionnellement légitime de cristallisation de leurs oppositions et de leurs revendications. En effet, comme Vrcan le souligne avec pertinence (Vrcan, 2006), les différentes composantes de l’ex-Yougoslavie étaient (et restent) autant de « régions-frontières » religieuses, se percevant comme réciproquement menaçantes. Se considérant comme « le premier rempart du catholicisme », la Croatie, dit Vrcan, ne cesse de redouter, sur son flanc est, une pénétration de la religion orthodoxe et de l’islam. De son côté, la Serbie, récemment encore décrite comme ayant été choisie par Dieu pour protéger les frontières occidentales de l’orthodoxie, s’inquiète d’une percée de l’islam et est obsédée par l’idée qu’il existe, dans le chef de l’Église catholique, un projet d’unification religieuse qui conduirait à la domination de celle-ci. Quant à la Bosnie, depuis la fin de l’empire ottoman en 1878, elle se sent encerclée par des nations et pays ennemis à l’influence et au pouvoir desquels elle doit s’efforcer de survivre, en particulier en défendant sa propre religion, l’islam (Vrcan, 2006). Nul doute que de tels états d’esprit aient joué un rôle majeur dans les projets (essentiellement croate et serbe) de « nettoyage ethnique » et d’établissement d’États religieusement homogènes qui firent là des milliers de morts, générèrent d’atroces violences et multiplièrent les destructions. Ce sont d’ailleurs, comme le relate Sells (2003), des évènements à connotation religieuse qui déclenchèrent les hostilités. Il y eut tout d’abord la revendication d’autonomie exprimée dans la province serbe du Kosovo par les Albanais, aujourd’hui largement sécularisés mais autrefois convertis à l’islam ; celle-ci souleva la colère de l’Église orthodoxe et des médias serbes qui accusèrent les Albanais de génocide, de viols de masse et de destruction d’églises et de monastères orthodoxes. La tension augmenta en 1989 avec la célébration du six-centième anniversaire de la « bataille du Kosovo », appelée « le Golgotha serbe » qui avait à l’époque opposé Serbes et Ottomans. Au même moment, les restes des victimes serbes du génocide de la Seconde Guerre mondiale, perpétré par les nazis et leurs alliés, les oustachi — groupe fasciste croate — étaient solennellement déterrés, au milieu de manifestations nationalistes, proclamant que les musulmans et les Croates planifiaient un autre génocide contre les Serbes. Provoqués par ces évènements et encouragés en ce sens par les médias et l’Église orthodoxe serbe, des milices serbes commencèrent alors à tuer et à violer les musulmans et à détruire leurs mosquées, bibliothèques et musées, mais aussi des villes comme Sarajevo ou Banja Luka qui furent alors proclamées serbes. De son côté, après la mort de Tito, le nationalisme croate se galvanisa autour de la campagne conduite pour la canonisation du cardinal Stepinac, symbole, pour les Croates, de l’opposition à Tito et de la résistance au communisme mais accusé par les Serbes d’avoir soutenu les oustachi. En 1992, les nationalistes croates, dont Medjugorje — lieu où la Vierge Marie serait apparue en 1981 — était le repaire, attaquèrent les musulmans bosniaques et les orthodoxes serbes, perpétrant eux aussi meurtres, viols et destructions. Il fallut attendre les accords de Dayton en 1995 pour voir la fin de toutes ces atrocités et la proclamation de l’interdiction de toute discrimination ethnique et religieuse. Néanmoins, l’objectif de « purification ethnique » était en un sens largement atteint puisque ces accords scellèrent aussi le démantèlement de la Yougoslavie et la constitution d’États distincts, associés chacun à une religion « dominante » : la Croatie catholique, la Serbie orthodoxe et la Bosnie musulmane.
Le cas de la Pologne est, quant à lui, bien connu. Catholique depuis 966, ce pays a été durant des siècles occupé par des puissances étrangères et n’a cessé de lutter pour retrouver son indépendance et son territoire et pour défendre sa religion qu’elle voyait menacée tour à tour par les protestants suédois ou prussiens, les orthodoxes russes ou les musulmans turcs avant de l’être par l’athéisme soviétique. La dimension religieuse a ainsi toujours été présente dans l’histoire du pays et étroitement associée au nationalisme dans un contexte d’opposition entre État, dominé par des puissances étrangères, et nation, conçue comme trouvant son expression majeure et sa force de résistance dans le catholicisme (Zubrzycki, 1997, p. 38). Ce lien étroit entre conscience nationale et identité religieuse s’enracine en outre dans un évènement particulier remontant à 1655, lorsque, incapables de s’unir face au roi Charles X de Suède qui revendique le trône de Pologne, la noblesse polonaise accepte le protectorat de celui-ci et l’exil de son roi. Seul le pape soutient ce dernier et lui recommande de se placer, lui et son peuple, sous la protection de la Vierge Marie. « Il est vrai, écrit Michel, que Charles X avait l’intention d’imposer le protestantisme à la population polonaise » (Michel, 1981, p. 62). Avec cette idée en tête, il assiégea Czestochowa, sanctuaire de la Vierge Noire, espérant par là donner le coup de grâce aux « papistes ». Mal lui en prit : ce siège provoqua un sursaut nationaliste qui chassa Charles X et la Pologne fut alors solennellement et officiellement consacrée à la Vierge, déclarée « reine de Pologne ». Depuis lors existe une identification absolue entre Czestochowa, résistance à l’envahisseur quel qu’il soit et affirmation de la nation polonaise (Michel, 1981, p. 63). On peut dès lors comprendre pourquoi, lorsqu’il fonda en 1980 le syndicat Solidarnosc dans les chantiers navals de Gdansk, Walesa plaça celui-ci sous la protection de la Vierge de Czestochowa. Même si aujourd’hui de nombreuses critiques s’élèvent parmi la population polonaise à l’encontre de l’Église catholique, jugée par beaucoup comme étant trop conservatrice, trop autoritaire, refusant les règles démocratiques et le caractère désormais pluraliste de la société (Borowik, 2004, p. 134), il semble que cette même population continue à lier symboliquement son identité au catholicisme, et ce essentiellement à travers la figure de Marie et à travers celle du « pape polonais » qui a gouverné l’Église durant plus de deux décennies à la fin du vingtième siècle.
La Russie elle-même redécouvre officiellement ses liens à la religion orthodoxe. Moyen de dissidence durant le régime soviétique, celle-ci est devenue, après la perestroïka, un des signes majeurs de la rupture avec celui-ci. Si certains responsables politiques redoutent que cette religion ne soit un obstacle à la réalisation du libéralisme politique et au développement d’une économie de marché, nombre d’entre eux y voient par contre la seule composante stable dans un contexte profondément perturbé et insécure, la seule force capable de mobiliser la population autour de valeurs morales et, à partir de là, de réaliser les nécessaires changements politiques dans une conception spécifiquement russe : sous l’influence de l’orthodoxie qui, durant des siècles, a marqué l’histoire et imprégné la culture du pays, la Russie serait capable de créer un autre type de démocratie et de développement économique que celui qui prévaut à l’Ouest. Dans cette perspective, Rousselet (Rousselet, 1992 ; 1997) identifie six caractéristiques de la religion orthodoxe qui, selon elle, définissent les spécificités de la relation entre politique et religion en Russie et conduisent beaucoup de leaders politiques à considérer cette dernière comme le fondement possible de ce modèle original : l’insistance sur la double réalité du Christ qui exclut une vision dualiste du monde, dissociant le sacré et le profane ; la nécessité de la communauté pour le salut de l’individu ; la doctrine de la « transfiguration de ce qui est créé », considérée non comme le résultat de l’activité humaine mais comme une manifestation divine ; « l’idéal de théocratie », compatible avec toute forme de régime politique dont il assure la sanctification ; le « cosmisme » qui entend réconcilier toutes les contradictions de la Russie en affirmant qu’elles se fondent sur les mêmes valeurs morales et nationales et visent toutes l’amélioration de la vie de chacun ; le messianisme de la « sainte Russie », destinée par Dieu à connaître le même sort que le Christ c’est-à-dire à souffrir pour l’expiation des fautes des autres nations. Ainsi la religion orthodoxe apparaît-elle comme la référence obligée pour souligner la continuité de l’histoire de la Russie et l’unité du pays, agité par les revendications d’indépendance de différentes de ses composantes, notamment des populations musulmanes ; elle offre aussi au pays des arguments pour se différencier de l’Occident, pour se reconstruire psychologiquement et retrouver une fierté rudement mise à mal par l’échec soviétique.
1.1.2 L’Europe occidentale
Ces quelques exemples parmi d’autres possibles concernant l’Europe du Centre et de l’Est ne doivent pas occulter le fait qu’en Europe occidentale, nombre de pays entretiennent aussi avec la religion un lien identitaire. Certes, les exemples sont moins apparents et moins violents car d’une part, ces pays n’ont pas été soumis à un régime totalitaire et ouvertement athée comme ce fut le cas à l’Est et, d’autre part, ils connaissent depuis longtemps des régimes démocratiques qui, pour la plupart, garantissent la liberté de religion dans leur constitution. Il n’empêche : là aussi, bien au-delà des effets de la sécularisation, la religion est souvent au moins implicitement présente dans la définition de soi (et des autres) et certaines situations font réémerger la dimension religieuse d’identités qui, à tort ou à raison, s’éprouvent menacées. Quelques exemples vont à nouveau ici en témoigner.
Mais avant de présenter ceux-ci, il n’est pas sans importance de souligner le fait que, en Europe occidentale, contrairement à ce qui est parfois suggéré, l’appartenance à une confession religieuse et même une forte intégration dans celle-ci n’a pas un effet clairement repérable sur la xénophobie ; le risque de xénophobie n’est ni moindre ni supérieur si l’on est catholique ou protestant. C’est l’éducation qui apparaît comme offrant la meilleure protection contre la xénophobie. « Cependant, parmi les dix-huit à vingt-neuf ans, l’intégration dans un système religieux semble relativement préserver de la xénophobie. Et être catholique ou protestant militant semble aussi protéger contre le nationalisme » (Bréchon, 1996, p. 111).Venons-en à présent aux exemples.
Un certain nombre de pays européens connaissent encore une religion d’État. C’est entre autres le cas du Danemark et de la Grèce qui vont être brièvement évoqués à titre illustratif. Une telle situation n’est évidemment pas sans incidence sur les relations de l’État avec les autres religions et, à partir de là, elle n’est pas sans avoir parfois certaines répercussions sur l’évaluation des populations immigrées, sur les relations internationales et sur l’intégration européenne.
Au Danemark, le luthérianisme est religion d’État. L’article 80 de la constitution de 1849 stipule que c’est la loi qui fixe le statut de celle-ci. L’Église nationale est placée sous le contrôle direct du gouvernement et du parlement et c’est la seule communauté religieuse qui est autorisée à prélever une taxe auprès de ses membres et qui reçoit des subsides de l’État. Dans une récente recherche, Riis montre que, si un tiers de la population associe le Luthérianisme à une conviction religieuse, une large majorité considère avant tout ou même exclusivement celle-ci comme le gardien des traditions nationales. Si, sauf pour une minorité, cette association ne renvoie pas à un « ethnocentrisme nationaliste », Riis définit néanmoins cette religion comme « tribale » dans la mesure où elle est de fait réservée à une population spécifique (Riis, 1996, p. 127). Elle ne compte que des membres danois et ne fait aucun prosélytisme auprès des immigrés essentiellement, dit Riis, parce que sa théologie insiste sur le fait que le baptême doit être donné dès l’enfance, ce qui exclut pratiquement le plus grand nombre de ces derniers. En outre, en 1992, l’Église nationale danoise n’a pas ratifié la « déclaration de Porvoo » qui stipulait que tous ceux qui avaient été baptisés dans une Église luthérienne des pays nordiques ou baltes ou dans une Église épiscopalienne de Grande-Bretagne ou d’Irlande seraient considérés comme membre à part entière de ces différentes Églises ; l’insistance sur le caractère local prévalait ainsi sur toute démarche oecuménique. Par ailleurs, l’Église luthérienne danoise est réticente à l’égard de l’intégration européenne : d’une part, dit Riis, sa « mentalité paroissiale » lui rend malaisée toute collaboration avec les autres Églises ; d’autre part, cette même mentalité est en quelque sorte utilisée par les autorités publiques qui estiment que « des conflits d’intêret peuvent parfois être plus aisément résolus si l’on peut faire appel à une tradition normative commune, basée par exemple sur une religion nationale » (Riis, 1996, p. 130). On voit clairement ici combien religion et État peuvent s’appuyer réciproquement dans une perspective d’isolement national qu’ils estiment utile à leurs intérêts respectifs.
La Grèce offre un autre exemple d’une même tendance. Depuis 1830, la religion orthodoxe est la religion officielle de ce pays et elle constitue un solide pilier de la société nationale. « Pour les Grecs modernes, l’identité ethnique est inséparable de la religion. [...] L’hellénisme et l’orthodoxie grecque sont inextricablement liées avec l’identité ethnique grecque et avec le nationalisme grec, ce qui oriente l’orthodoxie grecque vers l » (Kokosolakis, 1996, p. 132-137). Tous les partis politiques, qu’ils soient de droite ou de gauche, exploitent cette situation et l’État manipule cette religion pour des objectifs politiques et idéologiques divers, aussi bien en politique intérieure qu’en matière d’affaires étrangères et vis-à-vis de l’intégration européenne (ainsi pour calmer l’opposition qui existait chez certains à l’égard de celle-ci, le gouvernement, poussé par une large majorité de la population, a-t-il décidé le maintien de la mention « orthodoxe » sur la carte d’identité des Grecs et ce, en contradiction directe avec la règle européenne). De son côté, l’Église attend en toutes matières le soutien direct de l’État. Même si la liberté religieuse est garantie par la Constitution, la position dominante de l’orthodoxie neutralise tout pluralisme potentiel. Ainsi, par exemple, il existe une loi contre le prosélytisme qui a été promulguée à la demande de l’Église orthodoxe elle-même, cherchant par là à se protéger. Dans sa version originale de 1844, le prosélytisme n’était répréhensible que lorsqu’il était orienté contre la religion dominante, mais depuis 1975, l’interdiction a été généralisée ; néanmoins, la jurisprudence montre qu’en fait, la loi ne joue que pour protéger la seule orthodoxie : l’infraction légale de prosélytisme n’est déclarée que pour entraver la diffusion d’autres religions et ainsi pour protéger la religion orthodoxe et garantir le maintien de sa position dominante (Rigaux, 1994, p. 144-150).
Autre pays européen à avoir une religion d’État : l’Angleterre. Trois indices montrent le rôle identitaire que joue la religion dans ce pays. Le premier renvoie au scepticisme manifesté outre-Manche à l’égard de l’Europe, qui trouve sans doute un de ses facteurs explicatifs dans la nature et dans l’histoire des liens qui unissent cette religion au pays. « L’Église d’Angleterre est exactement ce que son nom implique : c’est l’Église nationale d’Angleterre » (Davie, 2001, p. 464) et la reine (le roi) en est la tête. De plus, insiste Davie (2001, p. 465), elle est inextricablement liée au passé colonial du pays : « durant des siècles, les missionnaires ont suivi le drapeau... ou vice-versa, ce qui a développé des connexions internationales de type impérialiste ». Même si, en Angleterre comme dans les autres pays européens, la sécularisation gagne du terrain, cette situation historique implique pleinement l’Église dans la conscience collective de la nation. C’est ce qui a conduit Davie à parler d’une « appartenance sans croyance » (Davie, 1994). Cet auteur considère ainsi l’Église d’Angleterre comme constituant un des obstacles à la construction de liens forts avec l’Europe : les liens avec le Commonwealth et ceux avec cette ancienne colonie que sont les États-Unis handicaperaient clairement les relations avec l’Europe, dans la mesure où les uns et les autres apparaissent peu ou pas conciliables, les premiers valorisant la réalité du passé impérial du pays et les seconds renvoyant à la promesse d’un futur européen incertain et incontestablement porteur d’une perte de souveraineté, d’autonomie et d’autodétermination.
Analysant les résultats du recensement 2001 de la population, d’autres auteurs s’intéressent par ailleurs au constat du nombre élevé de non-pratiquants qui s’identifient au christianisme, ce nombre étant en outre beaucoup plus élevé que dans les précédents sondages. Ils arrivent à la conclusion que cette situation se produit au moment où l’opinion publique est préoccupée par la montée de la politisation de l’islam, par l’apparition de conflits raciaux dans le nord du pays et par l’importance des débats autour de la question des demandeurs d’asile (Voas et Bruce, 2004, p. 26). Et ils trouvent une confirmation de cette relation dans le fait que, alors que l’Écosse compte proportionnellement plus de pratiquants que l’Angleterre, moins d’Écossais que d’Anglais revendiquent leur identité chrétienne, ce que ces auteurs expliquent par le plus faible pourcentage de non-chrétiens en Écosse (moins d’un tiers de la proportion obtenue en Angleterre). Confrontés sur leur territoire même à une altérité active, les Anglais utiliseraient ainsi leur religion pour réaffirmer une identité qu’ils jugeraient menacée.
Les récentes études de Beckford et Gilliat sur différentes institutions, parmi lesquelles les prisons, apportent un troisième indice. Même s’il existe des évolutions et des différences, la dominance de l’Église d’Angleterre est manifeste, disent ces auteurs. C’est l’aumônerie anglicane qui a la responsabilité d’ensemble de l’organisation des différentes aumôneries et du soin pastoral de tous les détenus, quelle que soit leur religion. Il en va de même dans les organisations de santé. Et, malgré certains changements et certains efforts pour tenir compte des autres religions, c’est la religion anglicane qui continue à être la base dominante de la religion civile (Beckford et Gilliat, 1998). Une fois encore, la dimension identitaire de la religion est évidente et paraît difficilement expugnable.
La France elle-même, qui se définit constitutionnellement comme « république laïque », n’échappe pas à cette règle, au-delà de la proclamation du caractère strictement privé de la religion et du rejet de toute intervention de celle-ci dans les affaires publiques et réciproquement. Trois indices vont à nouveau montrer que le catholicisme n’en continue pas moins, non seulement à imprégner la culture du pays, mais aussi à modeler ses institutions (Hervieu-Léger, 1999, p. 224).
Le premier d’entre eux est sans conteste le plus évident. Il se réfère au « Front national », parti politique d’extrême droite, dont le leader, Jean-Marie Le Pen, a devancé le socialiste Jospin au premier tour des élections présidentielles de 2002. Ce parti, dont le leitmotiv est « la France aux Français », multiplie les propos racistes contre les immigrés, majoritairement d’origine nord-africaine, qu’il accuse de tous les maux — chômage, violences urbaines, etc. Comme figure emblématique, il a choisi Jeanne d’Arc, dont on n’ignore pas que l’histoire raconte que, poussée par des voix célestes, elle a, en 1425, « bouté » les Anglais hors de France, ce qui lui valut par la suite d’être canonisée. Chaque année, le premier mai, le FN se rassemble sous la statue de cette héroïne pour exprimer à nouveau son refus de l’immigration et son souci de donner la préférence aux Français de vieille souche en matière d’emploi, de sécurité sociale, par exemple. Certes, le FN ne se présente pas explicitement comme catholique ni même comme chrétien, mais le choix de ce patronage n’est pas innocent et témoigne du lien culturel que le leader de ce parti entend insidieusement raviver entre la France et cette religion. Maints exemples pourraient en témoigner, tel celui que relate Hervieu-Léger, qui rapporte que, près de Nevers, Le Pen a fait célébrer une messe par un prêtre fondamentaliste avant de lancer ses troupes contre le chantier de construction d’un centre culturel islamique (Hervieu-Léger, 1993, p. 235).
La question des sectes, qui ne concerne pas que la France mais qui va être abordée ici en référence à ce pays, apporte un deuxième indice. Depuis des années, cette question occupe périodiquement le champ médiatique et politique. Ce dernier a, en France (comme dans d’autres pays), mis en place une commission parlementaire, chargée d’analyser le fonctionnement des sectes et nouveaux mouvements religieux (NMR) suspectés de constituer un danger à tout le moins potentiel pour les citoyens et pour l’État lui-même. Si l’on peut comprendre l’émotion suscitée par des drames tels que celui du Temple solaire qui a touché la Suisse mais aussi la France, il n’en est pas moins intéressant de considérer les divers arguments mis en avant par cette commission pour discréditer ces sectes et NMR. Dans le volumineux rapport élaboré par cette commission, on note tout d’abord que « l’Église », sans autre précision, sert de référence explicite à l’évaluation du danger présenté par ceux-ci dans cette « France laïque » qui n’en continue pas moins à se considérer comme « la fille aînée de l’Église ». Ce qui différencie ces sectes et NMR de l’Église catholique en matière de rites, de croyances, de dogmes ou de règles est d’emblée considéré comme anormal et dangereux et lorsque existent des exigences similaires, par exemple dans le domaine familial et sexuel, le rapport affirme que « ce n’est pas la même chose » (Voyé, 1996, p. 105-112). Il est évident que la longue connivence historique qui existe entre la France et le catholicisme oblitère un regard réflexif sur cette religion, qui se trouve en quelque sorte d’autant plus naturalisée qu’elle imprègne les institutions publiques, notamment la justice. Comme le soulignent Christians (1998) et Duvert (2004), il existe une « fausse neutralité de la loi » : définie comme neutre, elle témoigne de fait, comme le montre la jurisprudence, d’une large confusion entre neutralité et culture de la majorité. Dès lors, lorsque la culture est imprégnée par le catholicisme comme c’est le cas en France, le législateur qui produit les normes construit celles-ci sur un implicite catholique qui introduit un préjugé dans les critères utilisés. Toutes les religions minoritaires sont ainsi relues à travers le filtre du catholicisme. Aussi lorsque la commission parle de « cultes non sérieux » et dresse une liste de « sectes dangereuses », on peut suspecter qu’elle est à tout le moins déconcertée par le caractère « exotique » de ces cultes. La religion dominante bénéficie ainsi, comme le montre la jurisprudence, d’une sorte de favour juris en matière, par exemple, d’éducation religieuse des enfants, d’objection de conscience, de port de vêtements spécifiques ou encore d’interdits alimentaires (Christians, 1996, p. 16). On trouve à nouveau ici une association privilégiée entre une religion particulière et un contexte national, qui conduit à une forme de discrimination religieuse et ce, même dans un pays qui exclut constitutionnellement toute référence à une religion
Le troisième indice s’inscrit dans une perspective quelque peu différente puisqu’il se fonde sur l’hypothèse qu’en France, la laïcité fonctionne comme une religion alternative au catholicisme, censée définir la spécificité nationale du pays et invoquée elle aussi dès lors que celle-ci est perçue comme menacée. « En France, dit Dubet, les débats sur la laïcité prennent vite des allures religieuses » (1996, p. 85). Dans la mesure où cette laïcité s’est construite pour contrer le pouvoir, en particulier politique, de l’Église catholique, elle apparaît parfois comme substitut fonctionnel à celle-ci, sans néanmoins, comme on l’a vu, réussir à l’évacuer complètement et en toute circonstance. La « laïcité à la française » insiste sur le caractère universel de chaque « citoyen », supposé dépourvu de toute caractéristique sociale particulière, celle de genre, d’âge ou de richesse comme celle de race ou de religion — cette dernière ayant à l’origine joué un rôle majeur dans cette construction idéologique puisqu’il s’agissait avant tout d’anéantir le pouvoir des clercs. Comme le note Sintomer, tout se passe comme si « introduire des différences au sein du peuple souverain fracturerait la base universaliste sur laquelle repose la République. [...] Tous citoyens et rien que citoyens. Tels sont les fondements de la République qui ne connaît que des citoyens, des êtres humains et des citoyens, sans aucune discrimination » (Sintomer, 2001, p. 286-287). Même si cette « base universaliste » est essentiellement théorique et se voit constamment contredite par les faits, elle n’en constitue pas moins la référence idéologique proposée pour définir l’identité nationale et elle a, comme telle, une incontestable efficacité comme en témoignent la récente législation (2004) sur le bannissement des signes religieux ostentatoires dans les écoles et les débats passionnés suscités par celle-ci. Quoique l’on puisse en dire, cette loi vise d’abord et avant tout en fait le foulard islamique (comme ne ssont pas trompés les médias qui la désignent sous ce nom), présenté comme étant doublement en contradiction avec l’idéologie de la République : le foulard exprime une discrimination entre les femmes et les hommes et il manifeste une appartenance religieuse particulière, contrevenant de la sorte à la notion de citoyen universel.
1.1.3 L’Europe en tant que telle
L’association privilégiée entre une religion — en l’occurrence le christianisme — et une organisation politique n’épargne pas l’Europe elle-même considérée en tant que telle. En témoignent les longs débats que suscita la question de la mention de la référence chrétienne dans le préambule de la constitution. Plusieurs pays et le Vatican ont insisté pour que le texte évoque explicitement « les racines chrétiennes de l’Europe » et lorsque cette demande fut finalement rejetée, le pape Jean-Paul II a publiquement exprimé son désappointement tandis que le directeur du bureau de presse du Vatican insistait : « c’est un refus de l’évidence historique, alors même que, dans le contexte national, européen et mondial actuel, il ne s’agit pas d’une question secondaire » (HRWF, 22 juin 2004). Cette question s’éclaire sans doute davantage lorsqu’on la rapproche des reports successifs qu’essuie la demande d’adhésion de la Turquie. Alors que ce pays frappe depuis des années à la porte de l’Europe et que, depuis 1963, un traité d’association les unit, les discussions n’aboutissent pas. Les raisons officielles qui sont avancées reposent sur le fait que la Turquie ne respecterait pas les « critères de Copenhague », parmi lesquels la liberté de religion, formulés en 1993 au Conseil européen et décrivant diverses conditions que les pays candidats doivent remplir avant que leur accession ne soit envisageable. Certes l’adhésion de la Turquie se heurte à différents problèmes mais elle n’est pas la seule à être dans ce cas et certains pays récemment admis ne sont pas, eux non plus, sans poser question quant à l’observance de ces critères, mais ces pays sont d’héritage chrétien, ce qui n’est pas le cas de la Turquie. À ce propos, on ne peut ignorer le fait que diverses voix (et non des moindres, telle celle de Giscard d’Estaing, ancien président de la République française et président de la commission chargée de l’élaboration du projet de constitution européenne) expriment, contre cette adhésion, des résistances qu’ils fondent sur la différence culturelle : même si les termes sont relativement plus diplomatiques, la Turquie n’appartiendrait pas à l’Europe parce que, même officiellement laïcisée, il s’agit d’un pays imprégné de culture musulmane. Ces deux faits — le souhait de la mention des racines chrétiennes de l’Europe et les difficultés rencontrées par la Turquie — ne peuvent manquer d’évoquer le vieil antagonisme qui, depuis les Croisades, oppose les mondes chrétien et musulman et que les évènements du 9 septembre 2001 n’ont fait que raviver, venant de la sorte amplifier une tendance au rejet déjà alimentée par une immigration volontiers accusée de divers maux — chômage, violence... — qui frappent l’Europe.
Ces divers exemples, qui illustrent clairement l’utilisation politique de la religion à des fins identitaires, appellent un certain nombre de réflexions sociologiques.
1.2 Du sens politique de la religion
1.2.1 Religion : culture ou idéologie ?
Assez spontanément, on s’accorde pour considérer la religion comme un élément important de la culture. On peut néanmoins se demander s’il ne convient pas aussi d’en souligner davantage le caractère idéologique. Il est sur ce point intéressant de se référer à Gramsci (1971), qui considère que la religion est une ressource majeure pour l’action et le pouvoir dans la mesure où elle est capable de combiner différents aspects de la vie quotidienne des gens avec un discours théorique élaboré et avec une construction intellectuelle systématisée et cohérente. Cet auteur insiste ainsi sur deux composantes complémentaires de la religion : son aspect émotionnel et son aspect cognitif. Ainsi pour lui, comme plus tard pour Castoriadis (1975) et pour Williams (1996), la religion est à la fois culture et idéologie. Elle est culture en ce qu’elle offre une série de propositions présentées comme évidentes concernant le sens du monde et de la vie, indiquant comment concevoir l’organisation sociale et précisant les droits et devoirs de chacun et les fondements de la solidarité ; elle propose en outre des symboles et des rituels qui facilitent l’identification et le sens de l’appartenance à un « nous ». Elle est ainsi un instrument créateur de sens qui se réfère avant tout aux émotions et à l’affectivité et qui fonctionne essentiellement implicitement ; elle est en quelque sorte naturalisée. Mais la religion est aussi une idéologie : « c’est un système de croyances, un ensemble articulé d’idées cognitives, qui peuvent être utilisés dans l’intérêt spécifique d’un groupe social particulier » (Williams et Demerath, 1991, p. 426-427). La religion ainsi entendue comme idéologie renvoie à un usage actif et conscient de formes symboliques, en vue de promouvoir un projet. Le cas de l’ex-Yougoslavie offre un exemple parfait des deux significations de la religion : les différentes « nations » qui la composaient avaient (ont) chacune une religion différente, c’est-à-dire leur propre outil de construction de sens, émotionnellement inscrit dans la mémoire collective des populations, mémoire régulièrement entretenue et réactivée par divers évènements historiques. À côté de cette dimension culturelle et se fondant sur sa force, Sells (2003, p. 318) montre clairement que des intellectuels, des théologiens, des historiens, etc., ont consciemment construit une idéologie visant à détruire « l’autre » en ciblant ses points sensibles : la précision avec laquelle furent attaqués et détruits des monuments et des objets parmi les plus représentatifs de la culture des autres — églises et mosquées, crucifix et bibliothèques contenant de précieux manuscrits — indique sans l’ombre d’un doute que des conseillers « savants » ont participé à l’entreprise de destruction, en informant les politiques et en leur indiquant les lieux à frapper (Sells, 2003, p. 318). Ainsi la dimension imaginaire de la religion se voit-elle instrumentalisée par le politique en vue de servir ses fins : il utilise cette expression d’identités particulières pour revendiquer une reconnaissance politique au nom de celles-ci.
1.2.2 Outil de la nation ou de l’État ?
On peut dès lors se poser la question de savoir à quoi renvoient ces identités, à quoi la religion est susceptible d’apporter le sentiment d’un fondement culturel et d’une identité partagée : est-ce à la nation, qui se déploie sur le registre émotionnel, ou à l’État, qui est d’abord une construction formelle rationnelle mais qui, insiste Castoriadis (1975, p. 184), a besoin, pour exister, de se doter d’une dimension émotionnelle qu’il ne peut trouver qu’en dehors de sa propre rationalité ? Deux exemples vont être repris ici : celui de la Pologne et celui de la France.
Pour analyser le cas de la Pologne, Zubrzycki (1997) utilise la distinction faite par Schnapper (1993) entre deux entendements de la nation. Le premier, qu’elle appelle « nation ethnique » (Volknation) et qui est hérité du romantisme allemand, considère la nation comme une entité organique, basée sur la race, la langue, la culture et l’histoire ; c’est une appartenance reçue, attribuée d’emblée, caractérisée par des liens communautaires au sens de Tönnies. La « nation civique » ou « nation-contrat » est par contre une association, constituant un espace politique commun, qui se définit autour d’institutions, de valeurs et de projets politiques et qui suppose l’existence effective de la citoyenneté. Appliquant ces deux concepts à la Pologne, Zubrzycki considère qu’aussi longtemps que ce pays n’avait pas de pouvoir politique autochtone, la seule possibilité pour lui était de se définir comme « nation ethnique » et, dans ce cas, le catholicisme était sans conteste la ressource majeure disponible. Mais à présent, dit Zubrzycki suivant Schnapper, la Pologne est politiquement indépendante ; elle est un État souverain, doté de son gouvernement propre. Dès lors, rien ne s’oppose plus à ce que la population s’identifie à son « élite politique » et le catholicisme n’est dès lors plus la référence obligée : il existe une alternative. Et, pour appuyer sa thèse, cet auteur évoque la tension qui existe actuellement entre les champions de la « nation ethnique » — l’Église ou tout au moins sa hiérarchie et les catholiques de droite — et les tenants de la « nation civique », représentés par le centre et la gauche libérale (Zubrzycki, 1997, p. 42). Le conflit entre les deux conceptions est ouvert, comme en témoignent entre autres les débats sur l’avortement et sur l’éducation religieuse à l’école. Pour l’Église catholique, estime Michel (1992, p. 135), l’objectif de ces conflits est de cadenasser les critères de l’identité polonaise en définissant à travers ses propres indicateurs ce qu’est un « vrai et authentique Polonais ».
Si ces conflits sont indiscutables, leur existence ne signifie pas pour autant que l’alternative évoquée par Zubrzycki soit effectivement réelle. En effet, ce n’est pas parce que de plus en plus nombreux sont les Polonais qui sont en désaccord avec l’Église sur différents sujets qu’ils ne continuent pas à s’autodéfinir comme catholiques : ce sont là des dimensions différentes, qui peuvent exister indépendamment l’une de l’autre, comme on le voit dans divers pays d’Europe occidentale où le détachement à l’égard de l’Église, de ses rites, dogmes et règles morales est loin d’induire un abandon de la référence identitaire chrétienne ou même catholique. Par ailleurs, si l’on suit Habermas (1991) comme je suis tentée de le faire, Nation et État sont deux références indépendantes l’une de l’autre. Elles sont de nature différente : l’État renvoie à une organisation rationnelle-formelle alors que la Nation est porteuse d’émotions et de sentiments (ce qui amène d’ailleurs Habermas à critiquer l’expression d’« État-nation » qui associe deux réalités de nature différente). Or, comme le souligne Castoriadis (1975, p. 184), la construction rationnelle-formelle qu’est l’État a besoin, pour exister et pour survivre, d’une dimension émotionnelle qu’elle est obligée d’aller chercher en dehors d’elle ; elle doit donc recourir à des ressources qui sont extérieures à sa propre logique, ressources parmi lesquelles la religion, tout comme la langue, sont majeures. De plus, lorsque l’on voit, en Europe occidentale, combien les « élites politiques » sont désavouées par les populations (Halman, 2001, p. 321) qui accusent les partis « de n’être plus que des centres de gestion d’une clientèle et de conquête de sièges d’élus, que des entreprises politiques mises au service d’un candidat plutôt que d’un programme ou des intérêts sociaux de leurs mandants » (Touraine, 1997, p. 290), on peut douter qu’elles soient susceptibles de générer par elles-mêmes la force émotionnelle nécessaire à mobiliser autour d’elles, de façon massive, unanime et à long terme, ces mêmes populations. Et ce d’autant moins que, par définition, les partis sont des instances fondées sur la différence et l’opposition d’intérêts, de vision du monde, d’objectifs et de moyens. Comment imaginer dès lors qu’ils puissent apparaître comme instances universellement rassembleuses-là où ils se définissent comme en opposition les uns avec les autres ? Certes, les partis ne sont pas l’État mais, aux yeux de la population, ils en sont, à travers les gouvernements, l’expression la plus visible et la plus concrète. On voit donc mal comment serait abandonnée la religion conçue comme facteur identitaire, et ce quelle que soit la situation de sa fonction spécifique.
Cette question est également intéressante à reprendre en référence au cas de la France, qui se présente tout autrement que celui de la Pologne. Puissance internationale (même si ce statut n’est plus ce qu’il était), unifiée territorialement et homogénéisée linguistiquement (par la répression des autres langues et des dialectes locaux, ce que Citron [1992, p. 174-175] appelle « la francisation des Français ») et fortement centralisée, la France se définit comme une république « laïque » originale qui n’a pas d’équivalent. Ce « modèle hexagonal », comme l’appelle Sintomer (2001, p. 65), considère l’État comme étant « le principe actif » de gouvernement : « Quand l’État pense et se décide, disait Durkheim cité par Sintomer, il ne faut pas dire que c’est la société qui pense et se décide par lui, mais qu’il pense et se décide pour elle », notamment en vue de « garantir les citoyens contre l’oppression qui pourrait surgir de puissances sociales privées telles que les féodaux, l’Église ou les capitalistes [...] et de garantir une véritable égalité des chances. [...] L’institution des droits de l’individu est l’oeuvre de l’État. C’est donc l’État qui libère l’individu » (Sintomer, 2001, p. 67). Et cet État entend affirmer « le caractère universel de la citoyenneté, supposée détachée de toute spécificité sociale, et le caractère indivisible de la souveraineté et de la République (contre les associations partielles) » (Sintomer, 2001, p. 283). Mais cette grammaire universaliste de transcendance du politique sur le social relève essentiellement du discursif et entend s’inscrire dans le registre du normatif : il s’agit que la nation s’identifie à l’État, qu’elle fasse corps avec lui. D’où l’utilisation de l’expression « État-Nation », qui vise à faire croire à la symbiose parfaite des deux alors que, en France comme ailleurs, c’est, au-delà des discours, la disjonction qui l’emporte. Il n’en reste pas moins qu’en France comme ailleurs, la nation n’est pas l’État et l’État n’est pas la nation (comme l’a par exemple montré le référendum sur la constitution européenne qui a vu le désaveu de l’État par la nation). On ne peut donc s’attendre à ce que le principe de laïcité prôné par l’État soit en toute circonstance et pleinement comme tel endossé par la nation : non seulement l’unité de celle-ci, en cette matière comme en d’autres, est un mythe (par exemple, ne parle-t-on pas d’ailleurs parfois encore de « la guerre des deux France », précisément en matière idéologique ?) mais en outre cette laïcité se voit en quelque sorte culturellement modelée par le catholicisme, ce qui amène divers auteurs à parler de « rivalité mimétique » (Bouretz, 2000, p. 60-61) ou même à oser l’expression « catholico-laïcité » (Poulat). Ainsi, en France comme ailleurs, l’équivalence entre État — explicitement et exclusivement laïque — et nation — plus complexe parce que relevant de l’émotionnalité plus que de la rationalité — est-elle toute relative et dépend-elle des enjeux du moment (la question scolaire vient ainsi périodiquement réaffirmer les clivages idéologiques). On ne peut donc affirmer que la nation puisse toujours et pleinement se retrouver dans l’État tel qu’il entend se définir, dès lors que celui-ci est censé émaner directement d’elle ; et on ne peut donc pas davantage considérer que, lorsque tel est le cas, la religion perd automatiquement d’emblée son rôle de ressource identitaire : on joue là sur des registres différents. Qui plus est, il existe en France, entre laïcité et catholicisme, une « affinité paradoxale » (Hervieu-Léger, 1999, p. 225) qui amène parfois l’État lui-même à s’appuyer sur l’héritage culturel de ce dernier pour légitimer certains de ses projets ou actions. L’éradication de la référence culturelle religieuse, liée à la nation et non à l’État, a donc la vie dure et amène peut-être d’autant plus ce dernier à recourir à cette ressource identitaire qu’il vise à se présenter comme étant l’homologue plein et entier de la nation et qu’il entend gérer l’imaginaire collectif de « la France catholique » (Willaime, 2004, p. 294).
1.2.3 De divers types d’identification
Si l’évocation des divers exemples repris ci-dessus à titre illustratif montre bien que la religion peut fonctionner comme ressource identitaire, elle appelle d’emblée une interrogation : à quel type d’identification renvoie un tel usage de la religion ? Celle-ci se prête en effet à des instrumentalisations diverses. Se basant sur différentes recherches réalisées en France et ailleurs en Europe, Hervieu-Léger (1999, p. 72-75) note que « les processus de l’identification religieuse dans nos sociétés modernes passent par la libre combinaison de quatre dimensions typiques de l’identification, que la régulation institutionnelle n’articule plus ; ou de moins en moins, entre elles ». Il peut s’agir, dit cet auteur, d’exprimer une dimension communautaire, c’est-à-dire un « nous » qui se différencie des autres, ou d’affirmer une dimension éthique, renvoyant à des valeurs partagées ; il peut aussi être question de se rattacher à un patrimoine culturel particulier avec ses éléments cognitifs, symboliques et pratiques singuliers (habitudes alimentaires ou autres, productions esthétiques...) ; enfin, une telle identification peut renvoyer à une dimension émotionnelle, à une expérience affective qui se manifeste de plus en plus souvent à chaud, lors d’un moment de rassemblement exceptionnel et éphémère ou lors d’un évènement particulier (l’assassinat aux Pays-Bas du cinéaste Van Gogh, par exemple). Alors qu’antérieurement, en réponse au projet de l’organisation ecclésiale, ces diverses dimensions étaient censées être fortement corrélées, désormais, elles tendent à s’autonomiser l’une de l’autre, à se combiner selon des modalités variables, à être diversement sollicitées en référence aux circonstances ou encore à voir l’une ou l’autre d’entre elles mise en avant de façon privilégiée. Le politique peut ainsi mobiliser chacune de ces dimensions en fonction de ses besoins, sans nécessairement préciser celle à laquelle il se réfère, sinon exclusivement du moins de manière prioritaire, et rallier à la cause qu’il entend ainsi défendre tous ceux qui se reconnaissent indifféremment dans une quelconque de ces dimensions : l’ambiguïté de l’identification permet à un nombre élargi de personnes de s’y reconnaître et donc de se rallier au politique sans nécessairement partager pleinement la vision de celui-ci. En ce qui concerne les exemples évoqués, on peut imaginer que, selon les cas et les moments, l’une ou l’autre de ces diverses dimensions a été ou est mise en avant, suivant les acteurs et en fonction des circonstances. Ainsi l’opposition assez répandue que rencontre l’entrée de la Turquie dans l’Europe semble-t-elle reposer prioritairement sur les dimensions culturelles, mises en avant par une partie plus ou moins importante de la population, tandis que le politique argumente essentiellement à partir de la dimension éthique. En France, le FN met surtout en avant les dimensions communautaire et culturelle, alors que c’est cette dernière qui semble l’emporter au Danemark. Quoiqu’il en soit, l’aspect intrinsèque du religieux, à savoir la référence à une transcendance, semble largement absent de ces affirmations identitaires qui peuvent mobiliser celui-ci indépendamment de son essence même.
2. La religion comme référence éthique
Outre les liens ambigus que les identités nationales entretiennent avec elle, la religion continue aussi bien souvent à bénéficier d’un crédit éthique, c’est-à-dire d’une reconnaissance publique de sa capacité et de sa légitimité à énoncer des règles normatives de comportement vues comme données culturelles et fonctionnant comme principes inspirateurs des moeurs et institutions en même temps que comme principe de jugement de celles-ci (Ladrière, 1997, p. 22-23). Ce crédit éthique, lui aussi, se voit parfois utilisé pour aider le politique à résoudre certains problèmes délicats et à affronter des questions nouvelles, prenant au dépourvu ses compétences habituelles. Deux exemples vont servir ici d’illustration, avant que ne soit proposée une brève réflexion autour de la morale et de l’éthique.
2.1 Des compétences reconnues
En Europe, tout se passe bien souvent comme s’il y avait un accord tacite sur un certain nombre de compétences reconnues au religieux et auxquelles, dès lors, le politique n’hésite pas à recourir.
2.1.1 Un médiateur crédible
En 1988, un violent conflit a opposé en Nouvelle-Calédonie, dans ce « territoire français d’outre-mer » (TOM), les populations mélanésienne (les Canaques) et européenne qui l’occupent. Il reposait sur les clivages ethniques, doublés d’inégalité socioéconomique, que la crise économique des années 1970 avait mis en évidence, crise qui déclencha une revendication d’indépendance du côté des Canaques. En 1983, le gouvernement socialiste français tente de trouver une solution : il réunit les représentants des différentes composantes ethniques de l’île, qui signent une déclaration commune, permettant notamment aux Canaques, là où ils sont majoritaires, de mettre en place des politiques correspondant à leurs besoins spécifiques. Mais le retour au pouvoir d’un gouvernement de droite, qui veut accélérer les changements institutionnels, va interrompre ce processus de pacification et l’annonce d’un référendum sur le statut proposé va envenimer la situation et conduire à l’affrontement. Le 22 février 1988, un commando du FLNKS (Front de libération nationale Canaque socialiste) prend neuf gendarmes en otages et se réfugie avec eux dans une grotte. Le gouvernement Chirac ordonne alors aux parachutistes, gendarmes et marins de donner l’assaut à la grotte. Deux gendarmes et neuf indépendantistes sont tués. C’est alors que Michel Rocard, le nouveau premier ministre socialiste fraîchement élu, prend une initiative originale, intéressante pour le présent propos. Il nomme une commission de six personnes, chargée d’« apprécier la situation et de rétablir le dialogue ». Cette commission est composée de trois « grands commis de l’État », représentants de la République — un préfet, un sous-préfet et un ancien directeur de la gendarmerie — et de trois « membres des familles spirituelles » fortement implantées en Nouvelle-Calédonie : catholicisme (religion de la majorité des européens calédoniens), protestantisme (nombre de Mélanésiens appartiennent aux Églises évangéliques) et franc-maçonnerie (bien présente dans l’île et idéologie des deux principaux leaders indépendantistes). Ces hommes vont s’efforcer de renouer le dialogue avec tous et entre tous ; ils vont aller sur le terrain et écouter les différents points de vue, les revendications et les critiques ; ils vont multiplier les gestes symboliques — palabres avec les chefs coutumiers, hommage aux morts, « pèlerinage » sur les lieux des massacres, etc. — et s’entretenir avec les représentants de tous les groupes sociaux, les amenant à exprimer « les valeurs qui pouvaient servir à renouer le dialogue entre eux, en leur offrant le témoignage de la “convergence républicaine” des traditions incarnées par chacun des membres de la mission » (Hervieu-Léger, 1999, p. 272). En juin, le dialogue est renoué et la mission remet son rapport au premier ministre. Des accords seront signés à la fin de ce même mois ; ils enclencheront le processus de pacification qui aboutira, en 1998, à la signature des accords de Nouméa sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie.
Il s’agit là d’un cas exemplaire — il y en a d’autres — illustrant comment les religions (auxquelles est dans ce cas assimilée la franc-maçonnerie, conçue comme une idéologie importante à côté d’autres) sont volontiers regardées comme porteuses d’éthique, c’est-à-dire de valeurs morales partagées et considérées comme inviolables. N’ont-elles pas, durant des siècles, produit les règles morales des sociétés et par là d’ailleurs servi le politique qui se reposait sur elles en ces matières ?
Dans le même ordre d’idées, l’Europe, qui se présente comme étant le berceau des principes démocratiques et des droits de l’homme, associe entre autres (certes pas exclusivement) ceux-ci à l’héritage chrétien. Et l’Église catholique en particulier endosse sans hésitation cette « paternité ». La chose ne manque pas de piquant si l’on se souvient que la hiérarchie catholique s’était violemment opposée à la Déclaration des droits de l’homme de 1789, associée à la Révolution française et à la République laïque. Toutefois, comme le soulignent Luneau et Ladrière (1989, p. 172-178), c’est à la Déclaration universelle de 1948 que l’Église se réfère et elle le fait d’autant plus volontiers qu’elle voit en celle-ci non plus la référence critique de la loi positive, mais bien plutôt la possibilité d’affirmation et de défense de l’individu et de la société civile face à tout ce qui pourrait menacer leurs droits et leurs libertés. Une telle évolution tend à favoriser certains modes de collaboration entre religion et politique dans des situations où ces droits et libertés semblent en péril ou non respectés. On sait ainsi le rôle que ce dernier a explicitement confié à des acteurs religieux dans les efforts de résolution des conflits en ex-Yougoslavie : dans ce cas comme dans celui de la Nouvelle-Calédonie, des médiateurs religieux furent envoyés sur le terrain pour tenter de résoudre un problème où, on l’a vu, la dimension religieuse était clairement présente. Il s’agissait pour ceux-ci de faire valoir les valeurs des différents belligérants, valeurs présentées comme étant inscrites dans leur religion respective et donc — le passage s’effectuant aisément — dans leur histoire et leur identité. On sait aussi, même si les données concrètes sont restées jusqu’ici largement secrètes, le rôle que, en accord avec les puissances occidentales, le Vatican a joué dans la dislocation de l’empire soviétique ; il n’est certes pas, comme le prétendent d’aucuns, la cause de celle-ci, mais il a pesé de tout son poids moral dans les changements majeurs de la fin des années quatre-vingts.
A contrario, il n’est par ailleurs pas inintéressant de voir comment plusieurs États européens éprouvent des difficultés dans leur politique (toute relative d’ailleurs) d’intégration de l’islam, dans la mesure où ils estiment ne pas retrouver dans cette religion les valeurs démocratiques qui sont les leurs. C’est le cas, par exemple, en Allemagne et en Belgique, où des questions comme celles de l’enseignement de l’islam, de la gestion des mosquées ou de la représentation de la population islamique posent des problèmes qui s’avèrent difficiles à résoudre. Certes, c’est le fondamentalisme qui est visé mais l’opinion ne s’embarrasse pas de telles distinctions et c’est tout l’islam qui se voit associé par elle à la négation des valeurs démocratiques et des droits de l’homme — le terrorisme mais aussi des « faits divers » comme des mariages forcés ou des crimes d’honneur entretenant quasi quotidiennement cette idée. Il n’en est que plus facile dès lors d’opposer islam et christianisme et, pour le politique, de chercher — le plus souvent implicitement — dans ce dernier un allié et une légitimation. Et, revendiquée par les acteurs politiques européens dans leur ensemble, la séparation de l’Église et de l’État elle-même trouve arguments dans le christianisme (« Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ») qui paraît ainsi s’opposer à l’idée de « république islamique » (devenue réalité dans différents pays, notamment l’Iran), censée être le projet de tous les musulmans et non seulement des fondamentalistes. On le voit : l’association historique de l’Europe avec le christianisme conduit à biaiser sa perception des autres religions (comme celle des sectes et NMR) et à généraliser en ce sens des faits particuliers. Elle l’amène aussi à mettre en exergue des valeurs relues comme héritées entre autres de cette religion mais présentées comme universelles et à se méfier d’autres conceptions du monde, inspirées par une autre histoire.
2.1.2 Un spécialiste en éthique de la vie privée
Il est un domaine plus fréquent où les religions sont conviées à utiliser leur crédit éthique pour aider les États à prendre position et à élaborer des mesures légales. C’est celui qui concerne toutes les questions posées par les avancées scientifiques réalisées en matière de gestion de la vie par l’homme. Depuis quelque temps, en effet, celui-ci s’est doté de la capacité de maîtriser jusqu’à un certain point la procréation, la naissance et la mort : procréation assistée, « bébé-éprouvette », euthanasie et désormais clonage et « bébé-médicament », qui résultent d’un développement important de la connaissance, ne vont pas sans poser de graves questions éthiques. Jusqu’où peut-on aller dans la mise en oeuvre pratique de ces technologies sans faire courir des risques graves à l’humanité et sans mettre en question les valeurs mêmes de celle-ci ? Dépourvu devant de telles questions, le politique se tourne spontanément vers le religieux (et assimilé), auquel il demande de l’aider à se forger un avis et à statuer dans ces délicates matières, considérant que celui-ci dispose pour cela d’une compétence qui lui fait défaut.
Le religieux lui-même se reconnaît volontiers dans ce rôle qu’il est ainsi appelé à jouer et dans lequel il retrouve un de ses attributs traditionnels. Plusieurs ténors de l’Église catholique ont en ce sens récemment défini celle-ci comme « expert en humanité », associant d’ailleurs cette expertise non pas à leur maîtrise des textes sacrés mais bien à leur familiarité avec les droits de l’homme ! On semble assister ainsi à une dédogmatisation du rôle moral que le religieux s’est toujours attribué. Mais il s’agit d’être clair : cette dédogmatisation ne joue que sur la scène publique et en certaines matières. Tout en même temps, l’Église catholique se réaffirme en tant qu’autorité disciplinaire pour ses « fidèles » : à ceux-ci s’adressent régulièrement diverses « instructions », comme celles sur les universités, la vocation des théologiens ou encore celles concernant la censure et le rétablissement du nihil obstat (Voyé, 1997, p. 173). Et elle continue à s’opposer au politique lorsque celui-ci change certaines règles en matière de morale familiale, comme on vient de le voir, en Belgique et en Espagne, à propos de la reconnaissance légale du mariage homosexuel et de la possibilité octroyée à ces couples d’adopter des enfants. Mais il est évident que ces prises de position ne concernent en fait qu’une petite minorité des populations, la majorité, même de ceux se déclarant chrétiens, ignorant souvent jusqu’à l’existence de celles-ci. Ainsi, si le rôle d’autorité disciplinaire que cette Église entend continuer à jouer reste souvent « confidentiel » en ce sens qu’il n’a guère plus d’écho que d’effet, il n’en va pas de même du rôle d’autorité morale qu’elle est amenée à jouer soit de sa propre initiative, soit à la demande du politique dans le domaine de la bioéthique. Et dans celui-ci, plutôt que d’invoquer sa propre doctrine, c’est à des valeurs morales proposées comme indépendantes de celle-ci qu’elle entend désormais faire référence.
2.1.3 Une figure de recours pour la définition d’un sens
Alors même qu’en Europe, le politique perd largement son crédit, tiraillé qu’il est entre les recompositions liées à un économique qui fait fi de ses frontières et de ses règles et des résurgences nationalistes ou régionalistes (les Basques et les Écossais, les Flamands et les Italiens du Nord...) qui mettent en question son pouvoir, les religions semblent apparaître à certains comme figure possible de recours pour redéfinir un sens et un projet (Balandier, 1985, p. 200). L’exemple le plus frappant est ici sans doute celui de l’Europe elle-même, depuis longtemps accusée de n’être qu’un marché, guidé par une vision libérale. Cette critique — qui s’est encore exprimée clairement lors des référendums français et néerlandais sur la constitution — n’avait pas échappé à Jacques Delors. Lorsque celui-ci était président de la Commission européenne, il s’était publiquement interrogé sur la nécessité et sur les moyens de « donner une âme à l’Europe ». À cet effet, il avait organisé diverses réunions avec les leaders des grandes religions (et de la Libre Pensée) représentées dans cette partie du monde, afin de recueillir leur avis sur la manière de présenter une Europe qui soit précisément autre chose et plus qu’une construction économique et qui soit ainsi susceptible de mobiliser les populations en leur proposant un sens. Les figures religieuses, dit Georges Balandier (1985, p. 200), constituent en effet « la sorte de figure qui émerge toujours dans les temps d’incertitude, lorsque tout bascule et que les configurations nouvelles sont indécises ». Certes, la tentative de Delors ne semble pas avoir réussi, mais sa démarche est intéressante pour le présent propos dans la mesure où elle montre comment, spontanément, le politique peut être amené à recourir au religieux en des domaines face auquel lui-même se sent démuni, comme c’est souvent aujourd’hui le cas lorsqu’il s’agit de susciter une adhésion qui va au-delà de l’intérêt matériel.
2.2 D’une éthique consensuelle ?
Il ne semble pas sans intérêt de s’arrêter un bref instant sur ce que signifie le recours que le politique fait parfois au religieux dans le domaine éthique. Ce faisant, il peut en quelque sorte paraître légitimer le modèle éthique défendu par le religieux, lequel considère que les règles éthiques découlent d’une série d’idées et de représentations, définies comme universelles et intemporelles parce que données par une instance ultime : Dieu. Ces règles ne peuvent dès lors ni être mises en question, ni être négociées, ni faire l’objet de compromis. C’est ce que d’aucuns appellent « la morale des dieux », c’est-à-dire une morale légitimée par des instances ultimes, ce qui la rendrait universelle et immuable alors qu’en fait, celle-ci résume le consensus (au moins supposé) d’une culture, c’est-à-dire d’une construction historique singulière, à un moment donné. Cela ne devrait pas aller sans poser problème au politique dans la mesure où, en démocratie, on accepte de définir celui-ci comme étant le lieu de négociation des compromis entre points de vue, intérêts et projets différents, situation d’autant plus effective que l’on est aujourd’hui dans des sociétés pluralistes. Cependant, on vient de le voir en parlant de la religion comme ressource identitaire, ce qui est mobilisé dans cette ressource fait le plus souvent fi de toute référence à une quelconque instance ultime. Il n’en va pas tout à fait de même lorsqu’il est fait appel au religieux dans le domaine éthique : tout d’abord ici ce sont des acteurs religieux institutionnels qui sont appelés à l’aide et, d’autre part, il est attendu d’eux qu’ils apportent dans le débat des arguments relevant de leur « patrimoine éthique » propre. Mais le risque d’imposition unilatérale d’une morale est réduit, sinon absent, dans la mesure où, comme on l’a vu dans les exemples, le politique fait appel à des représentants de traditions religieuses différentes et de celle de la laïcité. On ne peut donc imaginer qu’une de ces traditions va pouvoir imposer unilatéralement son point de vue. Au contraire, celles-ci vont devoir, tout comme le politique, construire des compromis. C’est donc au religieux que cela pourrait cette fois poser problème. Il semble toutefois que ce risque soit de plus en plus réduit dans la mesure où, en dehors de sa propre sphère, celui-ci semble tendre à se dédogmatiser, à accepter le débat et, comme on l’a vu, à invoquer désormais les droits de l’homme plutôt que sa doctrine. On peut ainsi passer d’une éthique idéaliste, au sens précisé ci-avant, à ce que Fourez appelle « une éthique historique », c’est-à-dire une éthique qui tienne compte du contexte et de ses changements, donc de l’histoire (Fourez, 1988, p. 191-213).
3. La religion comme réservoir de rites
Mentionné ici brièvement et plutôt pour simple mémoire, il est un troisième aspect du religieux qui conduit le politique, même sécularisé, à utiliser encore fréquemment celui-ci aujourd’hui : le religieux est un pourvoyeur souvent irremplaçable des rites dont le politique a besoin en certaines circonstances. Il en va par exemple très souvent ainsi des funérailles de personnalités, politiques et autres, ou de celles de victimes d’attentats, de catastrophes naturelles, d’accidents techniques ou encore de la violence humaine. Les exemples ne manquent pas, qui témoignent de l’utilisation de rites religieux (essentiellement sinon exclusivement catholiques) par un politique dépourvu de moyens propres pour affronter de tels faits et pour tout à la fois magnifier le(s) défunt(s) à travers une célébration spectaculaire, manifester le lien qui l’unit à la population et offrir à celle-ci les moments de catharsis, de décharge émotionnelle liée à une possibilité d’externalisation, dont elle a besoin en ces circonstances. On peut ici penser entre autres aux funérailles de François Mitterand, qui furent l’objet d’une double cérémonie religieuse, dont une à Notre-Dame de Paris avec tout le faste que ce lieu suppose, mais aussi aux célébrations qui, dans différents pays européens, ont suivi le drame du tsunami ou à celles encore qui ont eu lieu récemment en Belgique en hommage aux victimes d’une grave explosion de gaz (2004) et lors du meurtre, dans la gare centrale de Bruxelles, d’un jeune homme de dix-sept ans par deux jeunes du même âge, voulant lui prendre son lecteur de MP3 (2006).
Certes, de telles célébrations ne font pas l’unanimité absolue, certaines voix s’élevant pour réclamer que de tels hommages soient rendus dans des endroits neutres et non dans des églises, lieux liés à une tradition religieuse particulière non partagée par tous. Il n’empêche : les alternatives susceptibles d’offrir les mêmes atouts, la même légitimité, la même réponse à l’attente ne semblent guère exister et l’on ne peut s’en étonner. En effet, des rites nouveaux efficaces s’improvisent difficilement, car la validité et l’efficacité accordée à un rite reposent sur la durée de son existence, sur la reconnaissance spontanée des gestes qui le composent, sur la permanence des éléments sensoriels qu’il met en oeuvre, sur le lieu où il se déroule et sur la mise en scène qui l’accompagne (et à laquelle aujourd’hui les médias donnent tant d’importance).
L’évocation de cet usage du religieux par le politique pourrait sembler relever de l’anecdote. Il n’en est toutefois rien dans la mesure où de telles célébrations entretiennent la mémoire d’une connivence privilégiée entre un État, une société nationale et une religion particulière, contribuant ainsi à offrir à celle-ci une validation privilégiée et une légitimité publique inégalée.
Conclusion
Ces quelques pages visaient à montrer que, malgré et au-delà de la sécularisation qui caractérise les États européens, les acteurs politiques de ces pays n’hésitent pas à recourir au religieux en certaines circonstances et à l’instrumentaliser pour servir leurs propres fins. Le religieux est donc loin, en Europe, d’être radicalement évacué de la scène publique. Il convient toutefois d’éviter, comme certains le font volontiers, de parler d’emblée d’un « retour du religieux ». D’une part, le recours au potentiel identitaire du religieux, à son rôle traditionnel dans le champ éthique et au réservoir de ses rites souvent perçus comme relevant du domaine public ne peut être d’emblée assimilé ni à une résurgence des croyances, ni à une restauration de la capacité régulatrice de l’autorité religieuse. D’autre part, ce n’est pas un religieux monopolistique et considéré dans sa fonction spécifique de mise en communication avec un supraempirique qui se voit ainsi remis en scène, mais bien un religieux pluriel et instrumentalisé dans la mesure où il est considéré comme porteur d’une capacité de performance, au sens où l’entend Luhmann (1982), c’est-à-dire en tant qu’il paraît capable d’aider à résoudre, dans des domaines qui lui sont extérieurs, des problèmes que l’acteur en charge — en l’occurrence ici le politique — s’avère impuissant à résoudre par lui-même. Cette compétence repose à la fois sur une histoire partagée et sur des aptitudes construites au cours du temps à partir des divers rôles traditionnellement joués par le religieux dans la vie profane de ces sociétés. Ressource identitaire, référence éthique et réservoir de rites, il occupe ainsi souvent sur la scène publique une place d’autant plus affermie que sa connivence culturelle avec le politique conduit volontiers celui-ci à empêcher l’émergence de nouveaux entrepreneurs religieux, ne bénéficiant pas avec ce dernier d’une histoire partagée et ce, même si celle-ci ne fut pas sans conflit.
Appendices
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