En deçà des questionnements théoriques qu’il pourrait éventuellement susciter, ce numéro est né d’une idée toute simple : les pensées, méthodes et théories sociales ne voyagent pas toutes seules, elles ont besoin de voies de passage et de passeurs, au sens le plus concret de ces termes. Autrement dit, leur circulation au sein d’un espace national ou international n’est pas due au hasard ni à la seule bonne volonté d’acteurs déjà impliqués dans un réseau ou une institution scientifiques. Il faut que ces acteurs soient dotés d’un certain charisme — ou, si l’on préfère, de capacités d’argumentation et de persuasion —, que des voies soient percées, cultivées et entretenues, que des synergies se produisent. L’international correspond à un changement d’échelle dans l’implication d’acteurs nationaux reconnus ou désireux de l’être : il prolonge — en les complexifiant — des carrières scientifiques nationales. Il pose ainsi des problèmes particuliers et souvent ardus à l’analyse des échanges scientifiques. Le fait de choisir la société québécoise comme principal pivot comparatif n’est pas seulement dû à la localisation géographique de la revue. Ce choix s’est imposé à nous dans la mesure où les sciences sociales ont évolué au Québec au rythme de tensions multipolaires, entre des traditions concurrentes, en train d’essaimer : tradition française (et d’abord leplaysienne), tradition américaine (avec notamment le rôle important joué à partir des années 1940 par l’école de Chicago), sans oublier bien sûr le poids séculaire de l’enseignement religieux relevant de l’Église catholique romaine ni les poches anglophones du Québec perméables à des infiltrations britanniques (comme McGill ou Bishop). La cléricalisation de la société québécoise (dont on peut suivre les linéaments et le déclin, du milieu du xixe siècle aux années 1960) a évidemment pesé sur le développement idéologique des sciences sociales, mais dans un sens rarement univoque. Ces dernières se sont imprégnées du conservatisme politique — résolument contre-révolutionnaire — prôné par le Vatican. Mais elles ont aussi intégré divers aspects du catholicisme social, plutôt progressistes, avec par exemple l’encyclique Rerum Novarum (1891) de Léon XIII, surnommé « le pape des ouvriers ». À un autre moment historique, on peut considérer que le concile Vatican II (1962-1965) a entériné des changements d’attitude profonds parmi les nombreux intellectuels catholiques québécois — ecclésiastiques, clercs ou laïques — oeuvrant dans le champ des sciences sociales. Un chantier sociohistorique est désormais ouvert autour des réseaux intellectuels québécois. Étant donné l’histoire propre de la société québécoise, les acteurs religieux, pris dans toute leur diversité, y tiennent un rôle essentiel, y compris bien sûr dans le développement des sciences sociales, à la fois comme gardiens de la tradition et comme accoucheurs de la modernité (voir à ce sujet Meunier et Warren, 2002 ; Angers et Fabre, 2004). Nous n’avons pas abordé de front ce thème majeur, qui pourrait faire l’objet à lui seul d’un numéro de revue. Mais il est présent ou sous-jacent dans plusieurs des articles que nous avons réunis. Ainsi Jacques Palard procède-t-il à une homologie éclairante entre l’évolution de la société québécoise de l’après-guerre (surtout des années 1960 à 1980) et les paliers successifs qui ont marqué la pratique du sociologue français Henri Desroche, dont la foi catholique s’est conjuguée à une rare ouverture d’esprit. Palard évoque, à l’aide de divers témoignages et de données textuelles, cette figure de véritable passeur, et ce, à plusieurs titres : passeur entre les continents — Europe, Afrique et Amériques (dont le Québec) ; passeur entre les disciplines — sociologie, anthropologie, économie politique, histoire, théologie et philosophie (par exemple ses travaux sur le théisme et l’athéisme dans la pensée utopique) ; passeur, enfin, entre les êtres …
Appendices
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