Abstracts
Résumé
Comme bien des villes britanniques et nord-américaines, Dublin a souffert d’une piètre planification urbanistique dans les années 1960 et 1970. La majeure partie de la structure du centre-ville passa au bulldozer afin de créer un semblant de ville entrepreneuriale. La réimagination de la ville proposée par le conseil de ville de Dublin est étudiée ici à travers la reconstitution et la représentation récente de la rue O’Connell, et plus particulièrement par l’insertion d’un monument spectaculaire comme pièce de résistance du spectacle et de l’expérience qu’offre cette rue. L’auteur argumente que la municipalité poursuit trois stratégies – ayant trait au renouvellement commercial, civique et artistique de l’espace – qui se chevauchent et qui sont parfois antagonistes dans son projet de redéfinir symboliquement cet espace public. Ces stratégies fonctionnent parfois à l’unisson, mais elles entrent fréquemment en conflit les unes avec les autres. Dans ce contexte, la Flèche constitue le point central d’une stratégie où culture et économie sont reliées, et qui vise à la fois à renverser les stéréotypes des places urbaines ainsi qu’à inciter les Dublinois à considérer différemment l’organisation spatiale de la ville.
Abstract
Like many other British and North American cities, Dublin suffered from poor urban planning in the 1960s and 70s. Most of the down-town area was bulldozed in order to create a sort of business city. The replanning of the city proposed by the Dublin City Council is studied here through the recent rebuilding and reinventing of O’Connell Street, and more particularly by the addition of a spectacular monument as the pièce de résistance of the spectacle and experience that street has to offer. The author argues that the municipality is pursuing three strategies in its project of redefining this public space symbolically, These strategies relating to the commercial, civic and artistic renewal of the space sometimes harmonize but often conflict with one another. In this context, the Spire constitutes the central point of a strategy in which culture and the economy are interrelated, and which aims at both reversing the stereotypes of urban spaces (squares ?) as well as encouraging Dubliners to consider the spatial organization of their city in a different way.
Resumen
Como muchas ciudades británicas y nord-americanas, Dublín sufrió una pobre planificación urbanística en los años 1960 y 1970. La mayor parte de la estructura del centro de la ciudad fue remodelada con el fin de crear una apariencia de ciudad empresarial. La re-imaginación de la ciudad propuesta por el Concejo de la ciudad de Dublín se estudia aquí a través de la reconstitución y la reciente representación de la calle O’Connell, y más concretamente por el levantamiento de un monumento espectacular como parte de resistencia del espectáculo y de la experiencia que ofrece esta calle. El autor argumenta que el municipio pretende tres estrategias – habiendo hecho la renovación comercial, cívica y artística del espacio – estrategias que se superponen y que son a veces antagónicas en su proyecto de redefinir simbólicamente este espacio público. Estas estrategias funcionan a veces al unísono, pero entran frecuentemente en conflicto las unas con las otras. En este contexto, la Flecha constituye el punto central de una estrategia donde la cultura y la economía están interrelacionadas, y apuntan a la vez a invertir los estereotipos de los lugares urbanos así como a incitar a los dublineses a considerar diferentemente la organización espacial de la ciudad.
Article body
Traduction : Jean-François Morissette
Malgré la mise en place d’un réseau de villes au xviiie siècle, la proportion de la population irlandaise résidant en milieu urbain est restée relativement faible en comparaison des autres pays européens[1]. Néanmoins, les données disponibles du dernier recensement indiquent qu’en 2002, près de 60 % de la population résidait en milieu urbain, ce qui représente 1 500 individus ou plus. Dans les années 1990, Dublin consolida sa position dominante au sein du système urbain irlandais. La population de Dublin se situe juste au-dessous de 500 000, alors que la population de la région de Dublin (qui comprend quatre municipalités : la ville de Dublin, Dun Laoighaire-Rathdown, Fingal et Dublin Sud) compte une population de plus de 1,1 million[2]. La ville de Dublin a un quartier des affaires prospère qui voisine des agglomérations résidentielles à l’abandon faisant l’objet, depuis peu, d’une série de plans de développement intégrés. Comme bien des villes britanniques et nord-américaines, Dublin a souffert d’une piètre planification urbanistique dans les années 1960 et 1970. La majeure partie de la structure du centre-ville passa au bulldozer afin de créer un semblant de « ville d’entreprises en chantier ». Des acteurs clés tirèrent des profits considérables du développement immobilier et de la spéculation foncière de la grande banlieue suburbaine. Au même moment, les autorités municipales poursuivaient avec vigueur une politique de relocalisation des habitants des quartiers défavorisés vers des nouveaux lotissements de logements sociaux situés sur le périmètre de la ville. La structure sociale de la ville et sa capacité de former des communautés viables furent systématiquement sapées. L’érosion des communautés des quartiers défavorisés, due aux pertes d’emplois et à la disparition de leurs maisons, se déroula parallèlement à la croissance de nouvelles communautés désurbanisées en périphérie de la ville de Dublin, où la population continue d’augmenter à un rythme dramatique.
Trois tendances urbaines peuvent actuellement être identifiées dans la ville de Dublin[3] : (1) le développement suburbain se diffuse dans l’arrière-pays, absorbant des villes qui en viennent à fonctionner comme des centres urbains de plein droit ; (2) de nouveaux centres ont émergé, ou sont en train d’émerger en marge, et remplissent de plus en plus les fonctions de ville ; (3) le coeur de la métropole a été renforcé par le processus de régénération urbaine. C’est ce troisième processus de transformation qui nous concerne dans le présent article, et plus particulièrement, la réinvention et la refonte de l’image de la rue O’Connell à Dublin.
Les monuments publics, le nom de rues, la planification urbaine et les initiatives architecturales sont fondamentalement des phénomènes spatiaux enracinés dans le domaine du paysage culturel[4]. À la suite de Harvey (1993), je soutiens que les pratiques et les expériences matérielles inhérentes à la construction des lieux et à leurs qualités expérientielles sont liées de manière dialectique aux modes de représentation et d’imagination des lieux, dans le temps et l’espace[5]. L’idée, chez Harvey, de pratiques spatiales reliées entre elles vient de l’ouvrage de Henri Lefebvre, La production de l’espace, dans lequel l’auteur élargit l’analyse de l’espace social en y incluant les notions d’espace géographique, de paysage des lieux et de la propriété, qui sont toutes produites culturellement, et par conséquent susceptibles de changer dans le temps. Lefebvre avance que l’espace peut être compris selon trois axes : la perception quotidienne, matérielle et vécue de l’espace ; l’espace conçu par les urbanistes, les promoteurs et les autres professionnels oeuvrant à la reconfiguration des places et des lieux ; et l’espace vécu par l’imagination humaine[6]. Bien que ces trois manières de comprendre l’espace peuvent être analysées séparément, Lefebvre les voit comme inextricablement liées, ne privilégiant aucun des niveaux par rapport aux autres. En termes de pratiques spatiales à Dublin, nous pouvons voir comment la rue O’Connell fut historiquement construite et expérimentée comme un artefact matériel. Il est également possible de retracer comment cette rue fut matériellement reconstituée et rereprésentée ces dernières années, par divers groupes d’acteurs clés agissant sous l’autorité de la municipalité. Finalement, nous pouvons examiner la place qu’occupe la rue O’Connell dans l’imagination populaire, et, en particulier, comment cette place fut mise à l’épreuve par l’insertion d’un monument spectaculaire comme pièce de résistance de la rue.
Le paysage culturel de la rue O’Connell
La rue O’Connell est un espace culturel distinct, avec son histoire et ses déterminations propres. Au xviiie siècle, la rue O’Connell (anciennement Sackville Mall) fut, à l’origine, conçue comme un long square résidentiel plutôt que comme une artère commerciale achalandée[7]. Au début du xixe siècle, la rue était devenue un prestigieux boulevard commercial avec des boutiques, des hôtels et des commerces huppés, préfigurant le développement similaire d’avenues prestigieuses des centres-villes de Londres et de Paris. À la suite du Soulèvement de Pâques de 1916[8], les trois quarts des édifices de la rue furent détruits. Tout de suite après le soulèvement, la reconstruction de la rue O’Connell fut d’un intérêt majeur. Des lignes directrices strictes déterminant la hauteur des édifices, leurs proportions et les coins de rue furent implantées en vue de conserver la caractère de la rue.
C’est au cours des années 1940 et 1950 que la rue atteignit le sommet de sa popularité, jouant un rôle commercial, culturel et civique de premier plan, en plein coeur de la ville. À l’époque, la rue O’Connell, qui abondait en installations de divertissement, en restaurants, en hôtels et en commerces, était l’âme vivante de la ville de Dublin. Si nous essayons de penser à une icone typique de cette période, c’est assurément l’image de jeunes hommes et jeunes femmes s’élançant contre le vent et attendant avec impatience leur rendez-vous sous l’horloge Clery qui nous vient à l’esprit. À partir des années 1960, le déclin de la rue O’Connell et de ses environs commença, alors que le noyau commercial de la ville migra de l’autre côté du fleuve, rue Grafton et Stephne’s Green. Bien que la principale artère commerciale du centre-ville conserva son statut de foyer civique – elle reste la principale voie empruntée par toutes les manifestations qui se tiennent dans la ville –, une planification urbaine négligente a laissé les commerces de restauration rapide, les galeries de jeux, et les pound shops la coloniser. Le déclin de la rue a contribué à exacerber la distinction rive nord/rive sud[9], qui est déjà profondément ancrée dans la psyché de la ville.
La réorganisation spatiale de la ville, depuis les années 1960, n’a pas été favorable à la rue O’Connell. En 1966, les nationalistes irlandais ont fait sauter le monument Nelson, une grande colonne sur laquelle s’élevait une plateforme offrant une vue sur la ville[10]. La colonne était le point central et le principal attrait de la ville pour les visiteurs, et sa disparition – qui laissa plusieurs Dublinois ambivalents ou carrément indifférents – plongea dans le deuil plusieurs membres de la communauté préoccupés par l’héritage architectural. Par exemple Ian Lumley du An Taisce (le Trust national) avance que :
La destruction de la colonne Nelson était un acte de vandalisme culturel comparable à n’importe quel acte commis par les Talibans. C’était la plus grande colonne dorique de l’Europe, elle était entièrement accessible au public, et elle complétait parfaitement l’architecture classique de la rue. Elle se classait parmi les grands monuments des villes d’Europe, et ce fut une perte historique terrible.
Irish Times, 25 janvier 2003
Au fil des décennies, la municipalité jongla avec un grand nombre d’idées pour le remplacement du monument, mais aucune ne se concrétisa. Pendant ce temps, la rue poursuivit son déclin.
Comme le dit Harvey, « la différence et l’altérité sont produites dans l’espace par la logique du développement inégal du capitalisme » (1993, p. 6). Le développement inégal du capitalisme à Dublin a contribué au déclin matériel de la rue O’Connell et de ses environs par le déplacement du développement commercial vers la rive sud du fleuve, ou carrément à l’extérieur de la ville. Au cours des vingt dernières années, le mouvement de déplacement vers les banlieues a donné lieu à la relocalisation de nombreux commerces, d’installations de loisirs et de services en dehors de la ville. La partie de la rue O’Connell donnant au centre-ville est caractérisée par des commerces de restauration rapide, des galeries de jeux et des sites vacants (l’édifice voisin du cinéma Carlton est vacant depuis 1979). La représentation de la rue O’Connell se définit essentiellement en termes d’« altérité ». Les Dublinois la voyaient avec de plus en plus d’appréhension (une expression populaire la désignait comme une région « no-go ») ou d’indifférence. Située dans un quartier peu chic de la ville, la rue est devenue un leitmotiv pour tout ce qu’on n’aime pas de la condition urbaine – morne, dangereuse, décrépite, déserte la nuit. Comme le square Trafalgar à Londres – que sir Norman Foster réaménagea en 2003 –, la rue O’Connell en est venue à être associée davantage à l’odeur nauséabonde du diesel et des hamburgers douteux qu’à un sentiment de l’histoire en marche[11].
L’art de refaire les lieux
Vers la fin des années 1990, dans le cadre d’un engagement général au renouvellement de la ville, le conseil de ville de Dublin élabora une stratégie audacieuse pour refaçonner visuellement la rue O’Connell, et pour restaurer la gloire d’antan de l’artère. L’érection d’un nouveau monument sur le site de l’ancienne colonne Nelson était au coeur du projet, ainsi que la création d’un nouveau centre commercial en face du bureau de poste. Le monument choisi en 1998 fut conçu en tant que projet du millénaire, mais pour un certain nombre de raisons, son installation ne fut pas complétée avant la fin de 2002. Durant cette période, le conseil de ville de Dublin, le grand public, les gens d’affaires et les commerçants de la rue O’Connell, les artistes, la communauté artistique et les environnementalistes discutèrent publiquement des mérites de la Flèche de Dublin (Spire of Dublin), connue autrefois sous le nom de Monument de la lumière (Monument of Light). La saga entourant le report de son érection souligna, encore une fois, l’apparente inhabilité à garantir la mise sur pied d’infrastructures dans le cadre des délais requis et avec un minimum de dérangement pour les citoyens.
Bien que le renouveau de la viabilité économique de la rue soit clairement inscrit à l’agenda, un raisonnement plus large sous-tend le plan d’embellissement de la municipalité. Les objets culturels n’ont pas qu’une simple valeur esthétique, ils font également partie de l’économie symbolique qui « construit à la fois une devise d’échange commercial et un langage pour l’identité social » (Zukin, 1998, p. 45). La Flèche de Dublin constitue un véhicule pour l’expression d’un nouveau type de récit national et urbain et pour la revalorisation économique de la rive nord de la rivière. Comme l’a avancé Zukin, « le fait d’accorder une place à l’art dans la ville va de pair avec l’établissement d’une identité des lieux pour la ville dans son ensemble » (ibid.). La Flèche constitue un artefact clé dans l’effort de la municipalité à transformer l’ordre spatial de la ville. En tant que spectacle urbain, la Flèche constitue un important mécanisme par lequel la reconstruction de l’imaginaire urbain contemporain peut se réaliser. Elle est activement promue comme expression de l’identité symbolique de la ville. Mais la conceptualisation, l’évolution et l’implantation de la Flèche – sa production dans l’espace – a également démontré la tension entre la subjectivité de l’art et la controverse potentielle qui en découle, et le besoin de la municipalité de promouvoir le bien public[12]. La Flèche fait l’objet de divers discours rivaux et parfois contradictoires à l’intérieur des domaines artistique, commercial et municipal. Elle est vue simultanément comme un symbole du renouveau culturel et de confiance en soi, et comme une abomination. Elle incarne l’espoir, pour les autorités municipales, d’une renaissance économique du nord de la ville, même si un autre projet de (re)développement d’une bien plus grande ampleur – les quais – déplace le centre de gravité de la ville vers l’est. La Flèche et le centre commercial qui se trouve à proximité promettent un nouvel espace civique au coeur de la ville. Mais pour sauvegarder les investissements de la ville, un nettoyage des rues fut nécessaire. Ces questions sont traitées en détail dans la section suivante.
La régénération urbaine de Dublin
Selon Zukin, les analyses urbaines les plus significatives se rapportent aux rapports internes complexes entre la culture et le pouvoir. Cela implique d’analyser la ville selon la perspective de l’économie politique, qui insiste sur les impacts de la propriété, du travail et du capital sur l’environnement construit, et également selon son économie symbolique – comment les significations culturelles incarnées dans les innombrables formes construites contribuent à la construction de l’identité sociale[13].
L’évolution de l’environnement construit, qu’elle ait lieu au coeur de la ville, dans sa périphérie ou dans sa banlieue, prend place dans un contexte politique et économique. Le contexte politique tient largement au régime de planification urbaine, qui, dans le cas irlandais, se rapporte aux autorités municipales locales, sous la tutelle de la direction de l’Environnement. Selon Byrne, les objectifs nominaux de la planification concernant le noyau de la ville ont dramatiquement changé et reflètent, en particulier, depuis plus ou moins trente ans, les transitions ayant eu cours dans l’économie[14]. Sur le plan politique, ces changements ont été façonnés, dans une large mesure, par l’impact des forces de l’économie globale qui se sont taillées une place au sein du paysage urbain local. La planification, avance Byrne, concerne toujours la construction de l’avenir. Il défend ainsi l’idée que les processus actuels de planification des éléments fondamentaux de la ville sont dominés par un objectif de positionnement de la ville dans le cadre du procès de globalisation, ce qui s’avère particulièrement juste en ce qui concerne la création d’une zone rentable au centre-ville. C’est, de toute évidence, ce qui s’est produit dans le cas de Dublin.
L’impulsion à la régénération de la ville fut donnée par l’Urban Renewal Act (1986) qui offrit un ensemble d’avantages fiscaux généreux aux promoteurs, aux investisseurs et aux propriétaires occupant leur logement. Le projet fut conçu afin de stimuler les investissements privés dans l’environnement construit de régions urbaines déterminées, soit pour le réaménagement d’édifices existants, soit pour de nouveaux développements. En réponse à ces conditions, et compte tenu de circonstances économiques généralement plus favorables, Dublin, dans les années 1990, a connu un boom dans la construction de bureaux et de commerces. L’État agit efficacement comme catalyseur du développement commercial et assure en même temps un marché pour les constructions qui ont été effectivement effectuées, en offrant des avantages fiscaux additionnels à l’occupation des édifices commerciaux et des résidences privées. De manière plus significative, l’adoption de l’Urban Renewal Act a établi le contexte à la ré-imagination du Dublin, ce qui a grandement modifié l’aspect vernaculaire de la ville au cours de la décennie suivante, en particulier à travers les principaux projets de développement tels que le Centre international de services, le centre culturel du Temple Bar, et la revitalisation actuelle des quais. Ces projets ont occasionné un mouvement de retour à la ville. Entre les recensements de 1991 et de 2002, la population des quartiers défavorisés augmenta pour la première fois en un siècle. L’embourgeoisement est maintenant une caractéristique du paysage urbain irlandais. La nature et le type de développement qui prennent place dans la ville sont devenus le principal point de revendications lors d’une audience publique concernant le plan de revitalisation du Spencer Dock, situé à l’est des quartiers défavorisés du nord de la ville. Un des arguments entendus lors de l’audience demandait à la ville qu’elle rejette la proposition d’un renouvellement urbain qui « manhattaniserait Dublin », et qu’elle regarde plutôt vers des modèles de développement européens plus viables[15]. En effet, la municipalité a récemment tenté de redéfinir son programme de régénération urbaine pour y inclure une dimension relevant du « bien public » à côté des motivations plus franchement économiques qui avaient jusque-là dominé la stratégie de renouvellement urbain. D’ailleurs, le conseil de ville s’est explicitement engagé à embellir l’environnement urbain et à créer un sentiment d’appartenance dans les quartiers de la ville.
La planification intégrée des régions
Alors que le projet initial de renouvellement urbain développé en 1986 fut, de façon générale, considéré comme un succès, une étude commandée par le gouvernement conclut que :
Dans les régions retenues qui sont adjacentes à des communautés défavorisées, les communautés locales croient que le renouvellement urbain, tel qu’il est défini par les programmes d’avantages fiscaux, ne s’occupe pas des préoccupations qui sont centrales à la régénération et au redéveloppement viable de ces régions, à savoir : le chômage, le manque d’équipements publics, l’éducation, la formation et le développement de la jeunesse.
kpmg, 1996, p. X
On souligna la nécessité d’une approche intégrée, ce qui, par la suite, fut exprimé dans les Guidelines for Integrated Area Plans (1997) de la direction de l’Environnement et dans le Dublin City Development Plan (1999). Le gouvernement approuva en 1998 un nouveau projet de renouvellement urbain, qui donna lieu à une approche mieux planifiée, plus intégrée et plus recentrée des sites destinés au renouvellement urbain. Les autorités municipales compétentes à la recherche de ces sites devaient préparer des plans d’intégration régionale (pir) [Integrated Area Plans (iap)] pour les régions urbaines ayant le plus besoin de revigorer leurs installations physiques et leurs données socioéconomiques, et déterminer des sous-régions cibles, ou du moins leurs éléments clés internes pour lesquels les sites désignés furent recherchés. Un point de départ à la préparation des pir consistait en une analyse des besoins physiques et sociaux des régions retenues indiquant, sous forme de proposition, en quoi le renouveau urbain pourrait répondre à ces besoins. Les régions retenues par les pir furent choisies parce qu’elles avaient besoin de régénération ; le délabrement physique et les problèmes sociaux y étant concentrés. Chaque pir est adapté aux forces et aux faiblesses spécifiques du quartier ciblé.
L’objectif principal du pir préparé pour la rue O’Connell est de changer le caractère public de la rue et de ses environs[16] par la combinaison de projets culturels et esthétiques et par la désignation des impôts de sites spécifiques. Cette approche se fonde sur la perspective selon laquelle l’appareil économique soutient les régions locales, tout en tenant compte des regroupements culturels locaux qui sont tout aussi importants. L’idée sous-jacente au pir est de stimuler à la fois l’économie et la culture du quartier, de réanimer le centre-ville et de revigorer son caractère civique. Selon le pir :
Rien de moins que la redéfinition des usages actuels est nécessaire, si la rue est appelée à répondre efficacement au rôle de rue principale de la capitale du pays. Cette résolution implique le développement d’un éventail d’usages capables de générer de l’animation, de la vitalité et de créer un atmosphère qui attire tous les secteurs de la société dans la rue et fait en sorte que les gens veulent y rester.
http://www.dublincity.ie/dublin/oconniap2.html
Plutôt que de faire de la rue un endroit par lequel on ne fait que simplement passer, le plan envisage une rue que les gens choisiront de visiter. Mais pour faire cela, la rue O’Connell doit restaurer son esprit du lieu. On reconnaît ici clairement que la lisibilité de la ville et son identité sont interdépendantes. En d’autres termes, la municipalité reconnaît explicitement que les lieux sont formés par les investissements de capitaux et par un attachement sensible[17]. Les signifiants des lieux sont vus de plus en plus comme étant cruciaux à la capacité des villes à se donner une image de marque et à se distinguer des autres villes[18]. Récemment, dans la cas de Dublin, la fermeture du Bewleys Cafe de la rue Grafton éveilla des préoccupations à propos des impératifs commerciaux (les loyers sont élevés dans cette rue en expansion) qui poussent à la faillite le peu de débouchés locaux qui lui confèrent de l’authenticité.
La Flèche de Dublin
Dans le cadre de la stratégie globale de réaménagement de la rue O’Connell, le conseil de ville de Dublin soumit une proposition de construire un nouveau monument sur le site de l’ancienne colonne Nelson par voie d’un concours international. Le projet retenu, « Monument of Light » soumis par la firme d’architectes londoniens Ian Ritchie, fut annoncé en 1998. Ce monument en acier inoxydable a la forme d’une flèche conique haute de 120 mètres, qui fait 3 mètres de diamètre à la base et s’effile à 0,1 mètre à son pinacle. Les travaux initiaux sur le monument furent retardés à cause de procédures d’examen judiciaire se penchant sur l’impact environnemental du projet. Le rapport (eis) fut préparé comme il convient et certifié par le ministre. Les travaux de construction de la Flèche de Dublin commencèrent en 2001 et se terminèrent, pour l’essentiel, à la fin de 2002. La seconde partie de la première phase du programme de rénovation est complétée. Elle incluait la construction d’une place commerciale pavée de granite, jonchée de citronniers [lime trees] et éclairée par des lampadaires haut de 16 mètres, s’étendant de la Flèche jusqu’au bureau de poste. La seconde phase des travaux de rénovation a maintenant débuté et couvre la région nord de la Flèche jusqu’à la rue Parnell.
Chose intéressante, l’assemblage même de la Flèche est devenu une marchandise symbolique de plein droit. La plus grande grue montée en Irlande fut nécessaire à la mise en place des segments de la Flèche. Ainsi, le spectacle visuel lié aux aspects techniques de la production de la Flèche fait désormais partie de l’histoire de ce monument. Un film financé en partie par le conseil de ville de Dublin a suivi le développement du projet sur une période de trois ans et sera mis en marché pour les écoles et les facultés d’ingénierie d’Amérique et d’Australie. Selon le concepteur et l’architecte de la Flèche, le film devrait également être vendu au grand public comme souvenir[19].
Les politiques culturelles et le pouvoir politico-économique sont inextricablement liés au processus social de construction et de reconstruction de l’espace. « Le Monument de la lumière » [The Monument of Light], rebaptisé ensuite la Flèche de Dublin, est voué à célébrer et à symboliser la réinvention de la rue O’Connell. Le clinquant provincial de la rue fut remodelé en un boulevard du xxie siècle de style européen. Une théorie urbaine critique, comme celle avancée par Lefebvre dans La production de l’espace, montre comment les formes et l’organisation spatiales sont le produit de modes spécifiques de production. Les relations économiques du capitalisme soutiennent la configuration matérielle de la ville, mais cette dernière se constitue également par des pratiques politiques et culturelles. La présence de la Flèche dans la rue O’Connell ne tient pas seulement à l’embellissement de la rue, bien que cela soit central au projet. Elle participe également à la revalorisation de la rue en tant qu’entité économique et tâche de rendre plus viable l’activité commerciale de la rue. Le développement de la Flèche est indissociable du réaménagement coûteux de Clerys, un important grand magasin, de l’introduction d’une législation visant à dissuader l’ouverture de commerces bas de gamme dans la rue, et de la proposition d’un nouveau développement pour le site du cinéma Carlton. En effet, la vision exprimée par les promoteurs et les représentants politiques de la municipalité consiste à recréer la rue O’Connell de manière à en faire un environnement de qualité avec un éventail d’usages sophistiqués. Il est prévu que la Flèche attire les gens de l’autre côté de la rivière, agissant ainsi comme un phare postmoderne à la régénération du nord de la ville, et comme point de repère à l’orientation du flâneur local ou étranger. Comme le remarque l’éditeur d’une revue architecturale s’intéressant en tant que spécialiste à la rue O’Connell : « C’est un point focal, un vote de confiance nécessaire à l’égard des quartiers défavorisés du nord » (Irish Times, 25 janvier 2003).
Les analystes d’économie politique comme Harvey avancent que, lorsque l’espace est produit dans la société capitaliste, il est probable que des contradictions émergent puisqu’elles sont inhérentes au système capitaliste dans son ensemble[20]. Dans le cas de la rue O’Connell, ces contradictions s’inscrivent dans les processus entourant la mise en application de son plan. Elles nous avertissent de certaines tensions et ambiguïtés entre les objectifs voulus pour la rue et le défi que représente la réalisation de ces buts dans la pratique (ce qui s’avéra conflictuel). Plus particulièrement, cela met nettement en relief « le problème de la production et de la réception artistiques par rapport aux notions changeantes et contestées se rapportant à la sphère publique » (Mitchell, op. cit., p. 2). Pour que la Flèche fonctionne comme spectacle esthétique, ses environs doivent être « nettoyés » et sécuritaires pour les usages publics. Le nettoyage des rues, par contre, a pour effet de réduire et de redéfinir l’idée de la rue comme espace public.
Par exemple, l’essentiel de la rhétorique de la municipalité concernant la rue O’Connell se concentre sur la notion de sphère civique et publique, dont le nouveau noyau est formé par la Flèche et le centre commercial du bureau de poste. Pendant plus de deux cents ans, la ville a promu son usage comme lieu de rassemblement public. En effet, les évaluations architecturales du paysage urbain ont louangé la largeur et la cohésion spatiale de la rue O’Connell comme étant propices aux rites civiques[21]. Mais alors que les plans de la Flèche allaient de l’avant, le conseil de ville a cherché (sans succès) à proscrire la tenue de manifestations dans cette rue. S’il avait réussi, cela aurait nié la notion de la rue comme espace public. De façon similaire, l’idée démocratique de créer un espace civique de « haute qualité » au centre de la ville coexiste plutôt mal avec la volonté de garantir un centre-ville sécuritaire pour les visiteurs. Une initiative d’un regroupement majeur lancée en 2003 ciblait les actes de pollution, de vandalisme et d’autres comportements antisociaux en vue de créer un environnement plus sécuritaire et plus sanitaire dans la principale zone des affaires et du commerce de Dublin, décrite par l’administrateur municipal, John Fitzgerald, comme « le vestibule » de la ville[22]. Sous l’effet de cette initiative, des milliers de gens furent arrêtés durant une période de six mois. Ce qui donna lieu à une éradication presque complète de la mendicité et de la consommation d’alcool dans les rues du centre-ville. La ville fut effectivement nettoyée des membres du public jugés indésirables.
Une troisième contradiction émergea en relation à l’élément vernaculaire du paysage urbain [streetscape]. On a accordé beaucoup d’importance au fait que la rue O’Connell a été centrale pour des générations de Dublinois, tout comme les Champs-Élysées sont d’une importance symbolique pour les Parisiens, et Broadway pour New York[23]. Les plans initiaux pour la rue indiquaient clairement que la plupart des platanes seraient remplacés par de plus petits arbres, de style européen, et par des haies impeccablement taillées. Mais lorsque ces arbres (les platanes), considérés comme les derniers témoins vivants du soulèvement de 1916, furent abattus sans cérémonie, un certain nombre de politiciens se sont enchaînés aux troncs, et le conseil de ville de Dublin reçut des centaines de plaintes par courriel et par téléphone. On suspendit par la suite l’exécution de certains arbres, même si cela compromettait la conception d’ensemble de la rue. Outre leur rôle historique comme témoins du soulèvement, les platanes constituaient également un habitat naturel, et pour le moins inhabituel, pour les hochequeues de la ville. Le refus du public d’admettre la disparition des platanes montre que, d’une part, le projet d’embellissement est bienvenu, mais que, d’autre part, le grand public se sent concerné par l’effacement de la mémoire, de l’histoire et de la tradition propres à la rue O’Connell. La perception de la rue par le public varie manifestement des conceptions des professionnels chargés de lui refaire une beauté. Pour ces derniers, il s’agit d’une opportunité « pour faire table rase de la rue et contrôler ce qui y prendra place. Dans cinq ans, la rue O’Connell sera totalement différente de ce qu’elle était il y a dix ans » (Killian Skay cité dans « A new era for O’Connell Street »). Nous pouvons observer ici l’ambiguïté entourant le rapport qu’entretient le public urbain avec les lieux ; un rapport au temps approfondi et relevant de la mémoire, et qui peut entrer en conflit non seulement avec les impératifs commerciaux, mais aussi avec la logique esthétique sur laquelle reposent les projets de régénération urbaine.
Mais est-ce de l’art ?
L’évaluation et la hiérarchisation des lieux – à la fois au sein des villes et entre différentes villes – sont largement produites par des mouvements de représentation. Il est possible de penser la rue O’Connell comme un espace de représentation, qui, au fil du temps, a joué un rôle significatif dans notre manière d’imaginer la capitale de la ville, le pays et nous-mêmes. En dépit de son déclin matériel, elle a continué d’exercer une prise singulière sur l’imaginaire du public. Certeau avance que les légendes, la mémoire et les rêves offrent trois mécanismes symboliques par lesquels le discours de la ville peut se constituer[24]. Les édifices et monuments de la rue O’Connell – l’esthétique de la rue – nous parlent de héros légendaires – Daniel O’Connell, Charles Stuart Parnell, James Larkin – et des mouvements populaires au sein desquels ils ont respectivement joué un rôle. La rue évoque également des souvenirs du soulèvement, de l’explosion de la colonne Nelson, des défilés de la Saint-Patrice sous la pluie, des manifestations politiques. Maintenant, la rue est réimaginée comme faisant partie d’un projet de relance civique. La Flèche de Dublin représente un véhicule par lequel nous pouvons rêver à un nouvel avenir urbain. D’ailleurs, Ian Ritchie la décrit comme « un pur symbole d’optimisme pour le futur » (Irish Times, 9 décembre 2002).
L’attrait principal de la Flèche tient à son potentiel iconique et « spectaculaire ». Vivienne Roche, sculpteure et membre du jury de sélection, décrit la Flèche comme la signature de Dublin pour le reste du monde, et comme un « emblème idéal pour l’époque actuelle » (Irish Times, 2 janvier 2001). Barbara Dawson, directrice de la galerie municipale Hugh Lane du square Parnell qui longe l’extrémité nord de la rue O’Connell, dit qu’« il est intéressant que [la Flèche] soit disproportionnée par rapport à ce qui l’environne. Autrement, elle ne ferait pas autant impression. C’est audacieux et symbolique » (Irish Times, 25 janvier 2003).
Des tensions se manifestèrent en rapport aux réactions du grand public à la réinvention de la rue ayant cours. Un des artistes qui ne fut pas retenu lors du concours pour la conception du remplacement de la colonne Nelson entreprit des procédures judiciaires pour remettre en question la décision du jury de sélection. Ce qui donna lieu à une ordonnance de la Cour avisant le conseil de ville de Dublin de produire une déclaration sur les impacts environnementaux du projet de développement proposé. Les objections s’appuyèrent sur le fait que la Flèche était perçue comme inadéquate au caractère, à l’histoire et à l’architecture de la région. Elle fut également critiquée d’être trop haute, laide et disproportionnée par rapport à ses alentours[25]. L’inspecteur chargé de mener l’étude sur les impacts environnementaux alla dans le sens de la position des connaisseurs artistiques (cité précédemment), avançant que malgré que l’impression du monument sur le paysage constituait son aspect le plus controversé, « le but de ce développement est de produire une impression visuelle significative et ce serait un échec de ne pas agir en ce sens ». Le courrier des lecteurs du Irish Times exprima son appui au monument proposé, plaidant, par exemple, qu’on « a bien besoin d’un symbole contemporain qui permet d’identifier Dublin comme une ville européenne moderne et progressive » (Irish Times, 20 juillet 2000). Le monde des affaires se fit entendre en faveur de la Flèche, à cause de l’élan potentiel aux bénéfices économiques de la rue qu’elle suscite. Dans une lettre au Irish Times, par exemple, le président de Best Ltd, une entreprise familiale qui a commercé dans cette rue pendant plus de cinquante ans, fit remarqué que « nous sommes très conscients que la rue a souffert depuis le départ du monument Nelson. Par conséquent, nous approuvons à fond la décision de remplacer la colonne Nelson par un monument de marque digne de la capitale de notre pays » (Irish Times, 15 janvier 2001). Néanmoins, le consensus sur la valeur symbolique de la Flèche reste élusif. D’autres perçoivent dans la proposition visuelle du monument une vision plutôt dystopique de la ville de Dublin. Le directeur artistique de Project Theatre, par exemple, observe qu’« il est quelque peu regrettable qu’elle [la Flèche] ressemble à une aiguille hypodermique indiquant son emplacement… il doit être dit que la rue O’Connell a besoin de beaucoup plus qu’une pointe pour être relancée » (Irish Times 25 janvier 2003).
Selon Zukin, « les artefacts visuels de la culture matérielle et de l’économie politique renforcent ou commentent la structure sociale. En rendant les règles sociales lisibles, ils représentent la ville » (Zukin, op. cit., p. 44). Un artefact visuel comme la Flèche de Dublin génère diverses réactions et nous force à nous questionner sur nos conceptions de ce qu’est l’art, ce qu’est le public et comment les deux sont censés entrer en rapport dans la ville contemporaine ? L’art est fréquemment vu comme transcendant et en quelque sorte détaché des préoccupations et des intérêts quotidiens de l’ensemble des citoyens. Certains artistes critiquèrent la Flèche d’avoir échoué à incarner adéquatement la ville et ses citoyens contemporains. Le sculpteur Michael Warren s’interroge à savoir si la Flèche est plus qu’une prouesse d’ingénierie :
Pour aller au-delà de ça, pour moi, pour que ça devienne de l’art, il doit y avoir un sens de la limite. Si nous pouvons seulement la lire de haut en bas, si ça ne fait que jaillir en s’éloignant de nous, alors ça ne tient aucunement compte de l’échelle humaine et cela lui ferait perdre quelque chose. Ce sens de la limite et la question de la proportion, dans l’oeuvre elle-même et par rapport à son cadre, sont des questions vitales. C’est cela qui permettrait d’en faire plus qu’un théâtre de rue spectaculaire. Comme symbole de Dublin, ça devrait être plus.
Irish Times, 25 janvier 2003
D’autre part, le fait même que la Flèche s’élève en hauteur vers ce qui est transcendant est vu par d’autres comme quelque chose de symbolique, associant ainsi la Flèche aux cathédrales médiévales du passé[26] et offrant une raison de fixer le ciel. On l’a décrite comme la première flèche séculaire de Dublin[27].
Le fait que la Flèche ait suscité un débat est vu comme une bonne chose. Le directeur du City Arts Centre d’alors, Declan McGonagle, apprécia « entendre les sondages présentés par les différentes chaînes de radio et de télévision, jusqu’à quel point les gens ont réagi ; ce qui donne lieu à un sentiment collectif du centre de Dublin » (cité dans le Irish Times du 25 janvier 2003). Un de ces sondages classa la Flèche à la fois dans la liste des dix pires et des dix meilleurs projets de développement de 2003, indiquant ainsi l’absence de consensus parmi le grand public quant aux mérites artistiques de la Flèche.
Conclusion
Les conditions mêmes qui permettent à l’art d’exister – d’être le site de son exposition, de sa circulation et de sa fonctionnalité sociale, d’être son propre message aux spectateurs et sa position dans les systèmes d’échanges et de pouvoir – sont elles-mêmes sujettes à de profondes transformations historiques.
Mitchell, op. cit., p. 3
Puisque la ville de Dublin est de plus en plus subordonnée au marché de la consommation, une pression croissante se fait sentir pour contrebalancer les non-lieux en différenciant les différents espaces au sein du paysage urbain et en les célébrant symboliquement. La réimagination de la ville proposée par le conseil de ville de Dublin, telle qu’elle est exprimée par le Dublin City Development Plan, le pir et la stratégie du Conseil pour le développement de la ville, Dublin : a city of possibilities, tente de revaloriser la ville par un recentrement de son attention sur l’espace, l’identité et le quartier. Cette relation de l’économie et de la culture conduit à la mise en place d’objectifs pour des lieux particuliers de la ville :
La conception de la rue O’Connell doit inclure un engagement ancré largement à la base afin de créer un type d’environnement de qualité, un éventail d’usages et un sens fort des lieux qui soient à la hauteur de son rôle univoque comme principale rue de la capitale ; une rue dans laquelle une relation dynamique forte entre une architecture de qualité et un vibrant mélange d’usages, et où une approche coordonnée de sa conception au domaine public est balancée par une préoccupation au développement des dimensions sociale et culturelle des espaces publics ; une place qui attire les gens et qui est à la fois stimulante et sécuritaire, de jour comme de nuit.
Graham, 2001, p. 2
Alors qu’elle reconnaît la signification de l’appareil économique de la régénération, la municipalité cherche également à promouvoir le caractère culturel et civique des quartiers de Dublin. Dans le sillage de la débâcle de la planification initiale du quai Spencer, cela constitue une longue tentative des autorités municipales d’être cohérentes dans leur vision de la ville. Le conseil de ville réagit à la crainte des non-lieux associés à l’érosion de la sphère civique et publique, en favorisant la consommation et le tourisme. La question de savoir si le « public » peut ou ne peut pas être réaffirmé demeure, et, pouvons-nous nous demander de manière encore plus pertinente, à quoi la notion « du public » se rapporte-t-elle dans un contexte où des politiques contradictoires qui cherchent à réanimer l’espace civique vident simultanément cet espace des individus jugés indésirables ? Ceci poussa certains critiques culturels à remettre en question l’existence de « quelque chose comme une sphère publique au sein de la culture du capitalisme avancée » (Mitchell, op. cit., p. 2). Ce qui semble se produire dans le cas de la rue O’Connell, c’est que la municipalité poursuit trois stratégies – ayant trait au renouvellement commercial, civique et artistique de l’espace – qui se chevauchent et qui sont parfois antagonistes. Parfois ces stratégies fonctionnent à l’unisson, mais elles entrent fréquemment en conflit les unes avec les autres.
Avec la décision d’investir (malgré la critique publique) dans un nouveau symbole pour la rue O’Connell, la culture est devenue un « point d’intérêt ». On peut s’approprier instrumentalement ce symbole – la Flèche de Dublin – à des fins culturelles, politiques et économiques. La Flèche est plus qu’une intervention culturelle ou esthétique dans la rue. Elle y prend place afin de sauvegarder la rentabilité des espaces commerciaux actuels et futurs. Pendant la même période, des rénovations de plusieurs millions d’euros ont été effectuées au grand magasin Clerys, et les plans pour la rénovation de l’emplacement du cinéma Carlton, qui incluront probablement de nouveaux services commerciaux et hôteliers, sont maintenant avancés.
Bien qu’elle soit en place depuis peu de temps, la Flèche est bien partie pour occuper une place symbolique dans la culture contemporaine. Mais s’y faisant, ce que l’on perçoit comme sa raison d’être [en français dans le texte original] se détourne du domaine public et civique au profit de la sphère commerciale et des rapports marchands. Une des premières batailles que le conseil de ville de Dublin a dû mener consistait à s’assurer le contrôle du nom potentiellement lucratif du domaine Internet de la Flèche. La Direction au développement de la ville de Dublin a fait de la Flèche un élément central de son logo, tout comme l’Association des affaires de la ville de Dublin. On prévoit que les marchandises associées à la Flèche généreront potentiellement de considérables revenus[28].
En poursuivant un projet d’art public controversé comme élément central du plan de régénération de la rue O’Connell, le conseil de ville de Dublin a cherché à défier l’image du « héros à cheval » véhiculée par l’art public et, en même temps, à concevoir une pièce centrale pour l’artère principale de la ville capable de capter l’imagination du public. La municipalité l’a fait face à des critiques publiques considérables, notamment en ce qui concerne la dépense inutile d’argent public pour l’art plutôt que pour les hôpitaux et les refuges pour sans-abri. De façon significative, la municipalité obtint le support d’influents lobbies des mondes de l’art et des affaires, de même que des représentants locaux siégeant au comité de supervision du pir. Un partenariat d’intérêts a réussi à rendre l’existence de la Flèche possible, non seulement en tant que reconfiguration esthétique de la rue O’Connell, mais aussi en tant qu’élément d’une stratégie plus large de relance civique pour les quartiers défavorisés du nord de la ville.
La Flèche de Dublin fait intégralement partie de la culture marchande, car elle est déjà déployée comme mécanisme visant à attirer plus de consommateurs vers la rue O’Connell et ses environs. Mais en tant qu’espace symbolique, la rue O’Connell mélange le public et le privé, les fonctions commerciales et non commerciales : « Alors que [la rue] est structurée par des incitations gouvernementales qui incluent des usages publics [le centre commercial], elle est également mise en forme par le fait que les gens sont plus actifs en tant que consommateurs qu’en tant que citoyens » (Zukin, op. cit., p. 55).
La Flèche fait partie de la culture marchande, mais elle est aussi anticulture marchande en ce qu’elle retient notre vue, de loin comme de proche, de manière dramatique. La Flèche est à la fois un symbole de la logique bourgeoise des commerçants de la ville et une expression artistique qui transcende la culture du consumérisme. Son « originalité » a offert aux Dublinois un sujet de discussion, un point de rencontre, un point central, un objet de dérision et un objet de fierté civique. Le spectacle de la Flèche a permis la révision de la configuration spatiale de la ville structurée autour des coordonnées nord/sud. Elle redessine littéralement le paysage du centre de la ville.
Une partie de la stratégie globale du conseil de ville de Dublin consiste à surmonter la division nord/sud en créant un axe est/ouest alternatif le long des quais, avec, d’un côté, le National Museum et la caserne Collins et, de l’autre côté, sur la rive est du fleuve, avec la rue O’Connell jouant le rôle de pivot. Dans ce contexte, la Flèche constitue le point central d’une stratégie qui vise à renverser les stéréotypes des places urbaines et à inciter les Dublinois à considérer différemment l’organisation spatiale de la ville. Le spectacle de la Flèche est en ce sens mis en oeuvre afin de transformer l’imaginaire public – de manière à atténuer la division rive nord/rive sud et à développer de nouvelles façons de lire la ville.
Appendices
Notes
-
[1]
Voir McKeown, 1986.
-
[2]
Voir Central Satatistics Office, 2002.
-
[3]
Pour plus de détails sur ces processus, voir Peillon, 2004.
-
[4]
Voir Whelan, 2003, p. 234.
-
[5]
Voir Harvey, 1993.
-
[6]
Voir Lefebvre, 2000.
-
[7]
Voir Dublin City Council, The O’Connell Street Architectural Conservation Area – Part 1 – An Appraisal and Assessment, <http://www.dublincity.ie/profile/publications/iap/oconnellfullaca.pdf>.
-
[8]
Le Soulèvement de Pâques se rapporte à une tentative ratée conduite par les nationalistes pour fonder une république irlandaise. Les principaux leaders de ce soulèvement furent par la suite exécutés, créant ainsi une vague de répulsion à travers le pays qui, finalement, revigora le mouvement pour une Irlande libre, qui se réalisa en 1921.
-
[9]
La ville de Dublin est divisée en deux par le fleuve Liffey. Dans la partie sud de la ville se trouvent des quartiers mieux nantis et un nombre plus élevé d’écoles secondaires privées qu’au nord. Ce qui fit monter le coût des propriétés et confère à la partie sud de la ville un caractère huppé par rapport au nord.
-
[10]
Pour plus de détails, voir Whelan, op. cit.
-
[11]
Voir l’article de D. Sudjic, « So Nelson, What’s your view ? », The Observer, 29 juin 2003.
-
[12]
Voir Hoffman, 1992.
-
[13]
Voir Zukin, op. cit.
-
[14]
Voir Byrne, 2001.
-
[15]
Voir Corcoran, 2000.
-
[16]
Le pir pour la rue O’Connell couvre, d’un côté, les propriétés adjacentes se situant aussi loin que la rue Marlborough, et, de l’autre, la rue Moore. Le plan s’étend également au nord jusqu’au square Parnell, et au sud, de l’autre côté du fleuve, jusqu’à la rue College, incluant également les rues Westmoreland et D’Olier.
-
[17]
Voir Zukin, op. cit., p. 49.
-
[18]
Voir Hannigan, 1998.
-
[19]
Voir l’article « Spire to make fortune says designer Ritchie », Irish Times, 25 janvier 2003.
-
[20]
Voir Harvey, 1982.
-
[21]
Voir Dublin City Council, The O’Connell Street Architectural Conservation Area – Part 1 – An Appraisal and Assessment, <http://www.dublincity.ie/profile/publications/iap/oconnellfullaca.pdf>.
-
[22]
Voir l’article de Liam Reid, « Clampdown on city centre begging », Irish Times, 22 octobre 2003.
-
[23]
Voir les propos du premier ministre, An Taoiseach, rapportés par K. Sheridan dans son article « Seeing the wood for the trees », Irish Times, 9 novembre 2002.
-
[24]
Voir de Certeau, 1998, p. 105.
-
[25]
Voir l’article « Planner says Spike is pivotal to renewal of O’Connell Street », Irish Times, 28 décem-bre 2000.
-
[26]
Voir le Irish Times du 10 janvier 2001.
-
[27]
Voir le Irish Times du 10 décembre 2002.
-
[28]
Voir l’article « Spire to make fortune says designer Ritchie », Irish Times, 25 janvier 2003.
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