Article body
On me présente comme un disciple de Mauss, ce que je n’ai pas été de façon directe même si je me suis inspiré de ses travaux. Je vous dirai de qui j’ai été le disciple, et comment à travers eux, je suis lié à Mauss.
Dans l’ouvrage de Marcel Fournier sur Mauss (Fournier, 1994), il est fait référence à une lettre personnelle de Mauss où il était question des deux Vernant, mon frère et moi. J’ai connu Mauss lorsque j’ai suivi son cours en 1935, comme beaucoup d’agrégatifs de philosophie. À l’époque, pour passer l’agrégation de philosophie, il fallait réussir une épreuve de grec, et aussi obtenir un certificat de sciences. Alors, naturellement, les élèves comme moi, peu doués pour les sciences, prenaient pour leur certificat de sciences les cours d’ethnologie. C’est pour obtenir ce certificat que j’ai suivi le cours de Mauss. C’était en 1935. Jacques, mon frère, plus âgé que moi, a aussi passé l’agrégation de philosophie deux ans avant moi — il a été reçu en 1935 et moi en 1937 — et il a aussi suivi le cours de Mauss pour le certificat. Mais contrairement à moi, il a continué à le suivre et il est devenu, lui, le disciple et l’ami de Mauss. C’est d’ailleurs dans la salle de classes de Mauss, peu avant la guerre, à un moment où j’étais déjà parti à l’armée, que mon frère a fait la connaissance d’Elena Cassin. Sur les bancs de la classe d’assyriologie de Mauss, ils se sont connus et se sont mariés par la suite.
C’est Pierre Vidal Naquet qui un jour m’a téléphoné pour me dire : « Tu savais qu’il y avait une lettre de Mauss vous concernant, ton frère et toi ? Il s’agit d’une lettre de Mauss adressée au ministre de la Guerre[2], je crois, pour vous recommander, ton frère et toi, lorsque vous étiez dans une école d’élèves officiers ». Je lui ai d’abord répondu : « Tu es fou, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » Puis j’ai bien vu que c’était vrai et j’ai essayé de comprendre, j’ai fait des hypothèses qui se sont toutes révélées fausses. Je me suis d’abord demandé si ce n’était pas ma belle-soeur, Elena Cassin, qui était allée voir Mauss pour lui annoncer qu’elle s’était mariée avec mon frère et lui dire où était son mari. Pas du tout ! Et j’ai découvert la solution dans le fonds Hubert-Mauss aux Archives du Collège : il y a une lettre de mon frère Jacques annonçant à Mauss qu’il n’a pas pu aller le voir au moment de sa dernière permission et qu’il est au camp d’élèves officiers où il a retrouvé par hasard son frère Jean-Pierre. C’était un hasard, car moi j’étais dans les troupes alpines et mon frère dans les éclaireurs motocyclistes. Quand je suis arrivé au camp, on m’a attribué un lit qui était voisin de mon frère. Mon frère a écrit cela à Mauss, qui a dû penser que nous étions, à cause de nos convictions, dans une mauvaise situation et qui a pris l’initiative d’écrire au ministre. Permettez-moi de vous faire une autre confidence : en 1937, à une école d’officiers, j’avais été recalé, avec le grade de sergent, car j’étais, tout comme mon frère, sur ce qu’on appelait à cette époque la liste rouge, c’est-à-dire la liste des gens, surtout des intellectuels et des militants, dont on disait qu’ils ne pouvaient pas être officiers. On m’avait fait alors le plus beau compliment qu’on pouvait me faire : « inapte au commandement ». Véritablement admirable ! S’il faut, comme vient de le dire Pierre Bourdieu, du courage pour être un disciple, il en faut encore plus pour être le patron d’une équipe, surtout si on est inapte au commandement...
Au moment du cinquantenaire de la Ve section de l’École pratique des hautes études, j’ai rendu hommage à Mauss, qui y a occupé une chaire d’histoire des religions des peuples non civilisés, en montrant qu’il avait introduit une nouvelle perspective. Au moment de la création de cette section des sciences religieuses, il y avait six chaires chrétiennes et six chaires non chrétiennes réparties entre le monde classique (Rome et la Grèce), les religions des peuples sémites (deux chaires), l’Égypte, l’Inde et l’Extrême-Orient. On avait l’idée que l’histoire des religions c’est quand même l’histoire des grandes civilisations, que la religion c’est l’affaire des grandes civilisations et qu’elle exprime l’essentiel de leur spiritualité. Or, si la religion est la quintessence de la civilisation, comment peut-il y avoir des religions de peuples non civilisés ?
Lors de sa leçon inaugurale en janvier 1902, Marcel Mauss a déclaré : « Il n’existe pas de peuples non civilisés, il n’existe que des peuples de civilisation différente » (Mauss, 1902 [1968], p. 229-230). C’est un virage et un virage qui n’est pas seulement l’extension d’un champ mais une autre façon d’aborder l’étude des religions. Pourquoi ? Si l’on dit la religion, ce sont les grandes civilisations, on va chercher la religion dans des textes et on fait un travail de philologie ; mais si, comme Mauss, on dit qu’il ne faut pas d’abord aller chercher dans les livres et les textes, et qu’il faut aller sur le terrain, c’est tout autre chose. Mauss n’était pas lui-même un homme de terrain, il était un homme de bibliothèques comme n’importe quel autre érudit des grandes civilisations. Mais ce qu’il lisait c’étaient des rapports de mission, des observations faites par des ethnologues qui avaient, comme il le dit lui-même, un souci de la description complète, précise, minutieuse, exacte. C’était pour lui des observations d’une grande sûreté, d’une certitude incomparable de telle sorte que, selon lui, on était infiniment mieux informé sur le rituel des fêtes agraires hopi que sur le sacrifice des lévites et, à plus forte raison, sur le rituel sacrificiel grec.
Mauss a été un durkheimien de stricte obédience sous la férule ou la direction intellectuelle de son oncle, qui lui passait des livres et qui lui a imposé l’idée qu’il fallait mettre l’accent sur la morphologie sociale, sur la recherche des faits élémentaires, y compris dans le domaine religieux, pour reconstruire à partir de ce qui est plus simple, rudimentaire — j’emploie un vocabulaire qui est le sien — des ensembles plus complexes. Mais je crois qu’il y a eu, dans la pensée de Mauss, une évolution : il a mis, pourrait-on dire, beaucoup d’eau dans son vin, spécialement après la mort de Durkheim ; il a mis de l’huile dans les rouages et de la souplesse dans les articulations de ses analyses.
En tant qu’historien de la religion, j’aimerais citer un texte de Mauss que je crois important. C’est une de ses interventions à la suite de la communication de Marcel Granet « La droite et la gauche ». (Lorsqu’on m’interpelle comme un disciple de Mauss, je réponds qu’il y a eu, entre Mauss et moi, des intermédiaires : d’abord mon maître, Louis Gernet, helléniste et sociologue, qui a appartenu à l’école de Durkheim, mais qui, lui aussi, va en venir à nuancer l’orthodoxie, puis Marcel Granet. Gernet, Granet : ces chercheurs ont eu certainement une influence sur Mauss.) Dans son intervention —c’est en 1933 — Mauss affirme : « (...) Je crois que nous avons été non seulement beaucoup trop simplistes dans le cas de la caractéristique impérative du tabou et du sacré, mais encore que nous avons été par erreur beaucoup trop ritologues et préoccupés de pratiques. » Pourquoi ? Parce que le rituel c’est quelque chose qu’on peut décrire, c’est un fait. Et il ajoute : « Le progrès que fait Granet est de mettre de la mythologie et de la “représentation” en tout ceci (...). Granet a donc raison » (Mauss, 1933 [1968], p. 144).
Lorsque je lis un tel texte, je ne peux pas ne pas me réjouir, ne pas me sentir directement concerné. Ce qu’il faudrait faire — ce serait peut-être un peu long — ce serait d’analyser l’idée que Mauss se faisait de la psychologie. Il a lu entre autres Wundt et Frazer. Lorsqu’il découvre James Frazer, Mauss se dit à peu près ceci : « Frazer travaille dans la perspective de la psychologie individuelle. » Pour Frazer, la méthode de la religion comparée consiste en effet à retrouver les processus mentaux individuels à la base de faits différents, croyances ou actes religieux. La découverte des principes psychiques épuise la recherche et l’explication, et quand on rapproche les règles du tabou des lois de l’association des idées, quand on rapporte l’origine des cultes et de la magie à une notion primitive de la causalité, le but est atteint. Un certain intellectualisme est le principe caché de cette méthode.
Ensuite, Marcel Mauss a suivi, à l’École des hautes études, les cours de Léon Marillier, titulaire de la chaire d’histoire des religions des peuples dits non civilisés, auquel il succédera. Ce qui n’empêchera pas le jeune Mauss de critiquer Léon Marillier, lui reprochant entre autres de ne pas avoir cherché à trouver derrière les faits religieux, qu’il s’agisse de rituels ou de croyances, des analogies psychologiques. De telles présuppositions impliquent, selon Mauss, qu’il existe un esprit humain et que l’historien des religions a pour tâche de le déceler. Ce qui préoccupe Marillier, c’est de rapprocher des phénomènes semblables, de découvrir des similitudes. Marcel Mauss lui en fera le reproche.
On voit bien que toute une partie de l’oeuvre de Mauss pose le problème des rapports sociologie/psychologie : dans un fait social, il y a toujours une face qui est dedans et une autre qui est en dehors. C’est un faux problème sur le plan théorique dans la mesure où, dans toute enquête véritable, le chercheur se doit de saisir les deux faces, ou les multiples faces d’un phénomène : il y a à la fois ce qui est social et ce qui est intériorisé. Ce sont des questions de théorie générale auxquelles m’a sensibilisé mon maître, Ignace Meyerson, qui était psychologue, et qui faisait une psychologie non pas de l’intériorité mais de l’ensemble des oeuvres. De son point de vue, il y avait autant de pensée, de mental et de spirituel — entre guillemets — dans un marteau, dans une pièce de monnaie, dans un rituel religieux ou dans un acte juridique que dans un livre de philosophie ou dans la statue d’un dieu. C’est-à-dire que l’esprit est, d’une certaine façon, partout dans ce que l’homme fait et fabrique.
Chez Mauss, il y a, selon moi, une conception de la psychologie qui est la même que celle de Meyerson. Tous deux ont fréquenté le même milieu. Meyerson dirigeait le Journal de psychologie, il dirigeait aussi pratiquement la Société de psychologie où il a attiré Mauss, qui a accepté d’en devenir le président au début des années 1920. Les liens d’amitié étaient forts, les échanges continuels, et les débats, constants. Bien entendu, Meyerson a été influencé par Mauss — on le voit dans sa thèse —, mais Mauss a été aussi influencé par Meyerson. Une preuve : lorsqu’en 1941, Ignace Meyerson, chassé de l’université comme juif par les lois de Vichy, et installé à Toulouse (où se constitue un réseau d’intellectuels résistants), organisa un grand colloque sur la psychologie et l’histoire du travail et des techniques, il invita Mauss. Celui-ci rédigea sa communication sur « Les techniques et la technologie » (Mauss, 1948) mais n’ayant pu se rendre, il a voulu que son texte fût lu au cours du colloque auquel participèrent Marc Bloch et Georges Friedmann. Ce fut, je crois, son dernier texte vraiment sérieux, solide.
Enfin, la dernière lettre que Mauss écrivit à son ami Meyerson date de 1946 : « Je vous attends, lui dit-il, et ne demande que de me faire le plaisir de ne pas manquer de vouloir bien m’associer à l’état où était votre travail, le mien et le vôtre, en retard l’un et l’autre. Je vous écris de ma large fenêtre en plein soleil à mon sixième. » Et il ajoute : « Ce qu’il faudra pour faire quelque chose de solide, c’est que nous travaillions ensemble, à cheval sur tous les bouts de la psychologie et de la sociologie en même temps. Tout cela n’est pas terrible et il suffit que nous arrivions à quelque chose de cohérent pour que cela devienne un travail solide et honnête. » Il ajoute : « (...) Le matin je suis toujours là. Nous pourrons faire tous les deux quelque chose qui aura de la valeur. »
Une seule conclusion s’impose. Lorsqu’il écrit cette lettre en 1946, Marcel Mauss n’est pas très bien, mais il souhaite « mettre ensemble les deux bouts de la sociologie et de la psychologie et surtout faire quelque chose ». Voilà ce que m’ont transmis Ignace Meyerson et Louis Gernet. Voilà ce qui fait de moi un disciple pas tout à fait indigne de Marcel Mauss...
Appendices
Notes
-
[1]
Séance d’ouverture, colloque sur « L’héritage de Marcel Mauss », Collège de France, Paris, 15 mai 1997.
-
[2]
Lettre de Marcel Mauss à « Monsieur le Ministre », 2 avril 1940, Fonds Hubert-Mauss, Collège de France. Dans cette lettre, Mauss parle des frères Jacques et Jean-Pierre Vernant, deux de « ses élèves les plus brillants et les plus dignes », qui, pour des raisons politiques, se voient refuser une promotion au sein de l’armée.
Bibliographie
- Fournier, Marcel (1994), Marcel Mauss, Paris, Fayard.
- Mauss, Marcel (1933), Intervention à la suite d’une communication de Marcel Granet, « La droite et la gauche en Chine », in Marcel Mauss, Oeuvres, t. 2, Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 143-148.
- Mauss, Marcel (1948), « Les techniques et la technologie », Journal de psychologie, in Marcel Mauss, Oeuvres, t. 3, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 250-256.