Toute l’histoire de l’Occident est fondée sur une séparation entre vie publique et vie privée et l’intime, comme nous le montre Norbert Elias (1969), a fait longtemps partie des dimensions fermées aux autres. D’emblée, l’intime implique une clôture, une frontière à ne pas dépasser, un territoire que l’on réserve à soi-même, comme son corps ou son journal intime, et à certains privilégiés que l’on considère comme ses proches. Cependant, des historiens comme Georges Duby ont affirmé que tout au long du Moyen Âge, ce que nous appelons aujourd’hui l’intimité ou la « privacy » était inconnue, que générations et positions sociales vivaient en mélange allant même jusqu’à faire du lit un espace commun. On possède en fait peu de renseignements sur cette promiscuité et Elias n’hésite pas à parler du sommeil comme d’une activité purement intime, interdite au regard des autres. L’intime doit en réalité être différencié de la vie privée même si dans le vocabulaire courant on a tendance à les associer, car la vie privée est une notion politique tandis que l’intime est une activité sociale, une portion d’espace réel ou métaphorique dont l’acteur principal privilégie la garde, n’y admettant qu’un nombre limité de personnes. Dans les sociétés post-modernes comme les nôtres, on a tendance à réduire l’intimité et les espaces où elle se cantonne à la dimension sexuelle de l’existence. Georges Eid (2001), dans son ouvrage L’intimité ou la guerre des sexes, n’hésite pas à faire de la sexualité le fondement même de l’intime, reprenant en cela les termes d’Anthony Giddens (1992) : « Il existe dans la culture moderne une préoccupation générale concernant la sexualité. » Selon Giddens, la sexualité a été séquestrée et privatisée. La séquestration est apparue avec le christianisme comme le résultat d’une répression sociale et a concerné avant tout deux choses : la réclusion ou le déni de la capacité de réponse sexuelle des femmes et l’acceptation généralisée de la sexualité masculine comme non problématique. En fait, la question qui revient sans cesse et surtout sous la plume de psychanalystes comme Neuburger (2000) est celle qui concerne le territoire de l’intime. Très vite, ce territoire semble impossible à délimiter : il couvre la sexualité, mais également la confidence, la correspondance, le téléphone, le journal intime ou Internet. En réalité, tout discours ou toute pratique peut devenir intime pourvu que l’on en délimite la clôture. On peut être intime avec quelqu’un dans la sphère publique même si les sociologues aujourd’hui ont tendance à réserver l’intime à la sphère privée et surtout à la sphère familiale. En sociologie, c’est cependant Simmel qui a donné à l’intimité ses lettres de noblesse en distinguant l’intimité au coeur de l’amitié qui préserve l’autonomie de chacun, de l’intimité au coeur de l’amour qui détruit une part du secret nécessaire par le fait de l’érotisation du lien. Pour Simmel, le secret profondément inscrit dans l’intimité confère à l’individu son autonomie et sa personnalité. Comme il l’écrit lui-même : « C’est justement d’être à deux qu’on est seul car on est l’autre et quand on est fondu dans l’intimité, on se trouve seul car il n’y a plus rien qui puisse abolir la solitude. Dans cette mesure l’amour relève du tragique à l’état pur : il s’enflamme seulement au contact de l’individualité et il se brise sur l’impossibilité de le surmonter » (Simmel, 1988, p. 165). Aujourd’hui, sous l’influence de la laïcisation des sociétés, de la psychologie et du mouvement des femmes, l’intimité est au coeur de la vie privée mais il s’agit moins d’une intimité de secret que d’une intimité de …
Appendices
Bibliographie
- Eid, G.(dir.) (2001), L’intimité ou la guerre des sexes, Paris, l’Harmattan.
- Élias, N. (1969), La civilisation des moeurs, Paris, Calman-Lévy.
- Giddens, A. (1992), « The Transformation of Intimacy-Sexuality, Love and Eroticism in Modern Societies », Cambridge, Polity Press.
- Neuburger, R. (2000), Les territoires de l’intime, l’individu, le couple, la famille, Paris, Odile Jacob.
- Sennett, R. (1979), Les tyrannies de l’intimité, Paris, Le Seuil.
- Simmel, G. (1988), Philosophie de l’amour, Paris, Rivages.