Abstracts
Résumé
Comment expliquer la réélection, en 1999, du Parti conservateur ontarien, parti dont les politiques furent à l’origine d’une polarisation sans précédent de la vie politique en Ontario ? Pour répondre à cette question, nous comparons les résultats d’une enquête menée en 1999 à ceux d’une série d’enquêtes réalisées entre 1977 et 1981. Notre analyse démontre que la victoire néoconservatrice en Ontario ne reflète en rien un virage à droite de l’opinion publique. De fait, les résultats ne montrent aucune indication qu’il y a eu, au cours de cette période, une montée des positions conservatrices. L’élection de 1999 a cependant eu comme conséquence une polarisation idéologique inédite et profonde entre les partisans des trois principaux partis politiques provinciaux. Nous soutenons que le virage néoconservateur de l’Ontario fut en fait le fruit d’un coup d’État au sein même de l’élite du Parti conservateur.
Summary
The question is how to account for the re-election of Ontario’s Progressive Conservative Party in 1999, whose policies produced an unprecedented polarization of political life in the province. Comparing the results of a 1999 survey to surveys conducted between 1977-1981, it is evident that the neo-conservative victory did NOT represent a right turn in public opinion. Indeed, there is no evidence of an increasingly conservative attitude over the 20-year period. The election did, however, produce a new and deep ideological polarization between the supporters of the three major parties in province. It is argued that the victory of neo-conservatism in the province is the result of a coup d’état within the elite of the Conservative Party.
Resumen
¿Cómo explicar la reelección, en 1999, del partido conservador de Ontario, partido cuyas políticas estuvieron al origen de una polarización sin precedente de la vida política en Ontario ? Para responder a esta pregunta, se comparan los resultados de una encuesta llevada a cabo en 1999 entre una serie de encuestas realizadas entre 1977 y 1981.Este análisis demuestra que la victoria neo-conservadora en Ontario no refleja en nada un giro a la derecha de la opinión pública. De hecho, los resultados no muestran ninguna indicación que haya habido en el curso de este período, un aumento de las posiciones conservadoras. La elección de 1999 tuvo sin embargo como consecuencia una polarización ideológica inédita y profunda entre los partidarios de los tres principales partidos políticos provinciales. Sostenemos que el giro neo-conservador de Ontario fue en efecto el fruto de un golpe de estado en el seno mismo de la élite del partido conservador.
Article body
À la suite de la débâcle du Nouveau Parti démocratique (le npd), le seul parti social-démocrate ayant gouverné l’Ontario, l’élection en 1995 du Parti conservateur marquait un tournant décisif. Mettant en oeuvre leur plate-forme électorale, la Révolution du bon sens (« Common Sense Revolution »), les conservateurs réduisaient le barème d’aide sociale, démantelaient le contrôle des loyers, « réformaient » la loi du travail, réduisaient de façon dramatique le personnel des ministères de l’Environnement et du Travail, forçaient l’amalgamation des six municipalités de Toronto, apportaient des changements au système de taxation foncière et restructuraient le financement des écoles primaires et secondaires et leurs programmes scolaires. En réaction, on assista à de vastes manifestations lors de journées d’action, à d’importantes grèves par les employés du gouvernement et les enseignants et à une contestation active de la part de la société civile. Si les réductions budgétaires étaient motivées par l’engagement des conservateurs à réduire les taxes et à équilibrer le budget, ceux-ci visaient également à transformer de façon fondamentale l’équilibre du pouvoir entre le capital et les travailleurs, entre la métropole qu’est Toronto et le reste de l’Ontario, entre les ministères provinciaux et les villes et commissions scolaires, et entre les mouvements organisés de citoyens et le gouvernement[2].
On pourrait croire que la victoire électorale des conservateurs en 1995 représentait non pas tant un appui à leurs idées néoconservatrices que l’échec du gouvernement néodémocrate élu en 1990, le manque de confiance à l’endroit du Parti libéral ainsi que des événements survenus lors de la campagne électorale. Mais en 1999, lorsque les conservateurs furent réélus, leurs politiques et leur volonté d’agir étaient claires ; leur victoire semble donc indiquer une adhésion de l’électorat à leurs politiques. Il est vrai que les conservateurs furent réélus avec moins que la majorité du vote populaire, soit 45,1 %, ce qui s’est traduit par 65 % des sièges à l’Assemblée législative, soit 73 sur un total de 113. Mais dans le cadre d’un système uninominal à un tour où s’opposent trois partis, il n’est pas inhabituel que le parti disposant d’une pluralité des voix jouisse d’une telle surreprésentation[3].
La mouture des années 1990 du Parti conservateur différait fortement de sa propre tradition centriste. Retraçant les débuts du mouvement qui accédait au pouvoir en 1995, par le truchement du Parti conservateur de l’Ontario, le journaliste John Ibbitson écrivait : « Au tournant des années 1980, sur les campus des universités ontariennes, un petit groupe tapageur d’étudiants radicaux ont mené une guerre civile contre le Parti progressiste-conservateur. Ces jeunes étudiants tories étaient des néoconservateurs, une doctrine étrangère et infâme pour les conservateurs provinciaux et fédéraux de l’époque » (1997, p. 28).
Le niveau d’appui aux conservateurs aux élections de 1995 et 1999, à la suite de la prise de pouvoir néoconservatrice, soit 44,8 et 45,1 % du vote populaire, n’est pas très différent de l’appui reçu par une version beaucoup plus modérée du Parti conservateur dans le cadre des élections d’après-guerre. Par exemple, en 1945, 1955, 1967 et 1981 respectivement, les conservateurs avaient été élus avec 44,3, 48,5, 42,3 et 44,4 % des suffrages[4].
Comment expliquer la réélection en 1999 d’un parti dont les politiques de droite furent à l’origine d’une polarisation sans précédent de la vie politique en Ontario ? C’est à cette question centrale que nous apportons une réponse par le truchement de données d’enquêtes. Nous démontrons que la réélection du Parti conservateur ne reflétait pas un virage à droite de l’opinion publique. De plus, nous montrons comment le virage néoconservateur du Parti conservateur ontarien fut à l’origine d’une polarisation idéologique inédite et profonde entre les partisans des trois principaux partis politiques de la province à propos du programme politique du gouvernement conservateur.
Un modèle bien connu pour expliquer la compétition électorale, élaboré par Anthony Downs (1957 ; voir Blais et al. pour des travaux canadiens), maintient que les positions des partis politiques rivaux peuvent être situées sur un continuum allant de la gauche à la droite ; chaque électeur appuie alors le parti le plus près de sa position sur ce continuum[5]. Or pour que les conservateurs aient maintenu leur niveau traditionnel d’appui de 1995, ce modèle implique que la distribution de l’opinion politique de l’électorat se soit déplacée vers des positions de droite, de concert avec le changement idéologique du Parti conservateur. Mettre à l’épreuve cette hypothèse exige en premier lieu de déterminer si les attitudes ont changé au fil du temps et, en deuxième lieu, de comprendre la nature et la force de la relation entre l’appui partisan et les attitudes politiques. Il est également essentiel de se demander dans quelle mesure le vote reflète une loyauté partisane de longue date — une « identification partisane » — plutôt que d’être le reflet des attitudes politiques.
Nous fondons notre analyse du changement des attitudes sur une comparaison entre, d’une part, les réponses à une série de questions provenant d’une enquête téléphonique menée tout juste après l’élection ontarienne de juin 1999 et, d’autre part, les réponses à des questions identiques puisées dans les enquêtes canadiennes sur la qualité de vie menées en face à face en 1977, 1979 et 1981. Des données supplémentaires proviennent d’une enquête menée à la suite des élections ontariennes de 1977, également en face à face. L’ensemble des ces enquêtes ont été réalisées par l’Institute for Social Research de York University. Afin de simplifier les choses, les résultats des années 1977, 1979 et 1981 ont été groupés[6]. Nous débutons, dans les tableaux 1 à 3, avec la comparaison des réponses à trois séries de questions ; par la suite, nous utilisons une équation de régression afin d’examiner la relation entre les attitudes politiques d’une part, et d’autre part l’appui aux partis (tableau 4) ; enfin, le tableau 5 permet d’examiner le rôle de l’identification partisane. Idéalement, l’ensemble des comparaisons dans le temps devrait être fondé sur les questions des enquêtes électorales de 1977 et 1999. Mais puisqu’il n’y a que trois éléments identiques dans ces deux enquêtes, la comparaison entre ces deux enquêtes (présentée au tableau 4) sera utilisée afin de confirmer les résultats des enquêtes de qualité de vie des années 1977 à 1981[7].
L’opinion publique en Ontario, 1977-1981 et 1999
Six énoncés politiques
En 1977-1981, comme le montre le tableau 1[8], 14 % des Ontariens étaient « fortement d’accord » et 47 % « d’accord » avec l’énoncé suivant : « Il y a un trop grand écart entre les riches et les pauvres du pays. » Or, en 1999 ce sont 30 % qui étaient « fortement d’accord » et 41 % « d’accord » avec cet énoncé. Plutôt qu’un déplacement vers la droite, ces chiffres nous révèlent que la perception d’une trop grande inégalité a connu un accroissement considérable. De fait, en 1999, cinq fois plus d’Ontariens étaient d’avis qu’il y avait trop d’inégalité que ceux qui étaient d’avis contraire, tandis qu’une personne sur six n’avait pas d’opinion marquée : vraisemblablement en raison du changement dans la méthode de cueillette de données — des entrevues téléphoniques et non plus face à face — la proportion qui n’était « ni d’accord, ni en désaccord » chutait de 15 à 4 %, alors que la proportion des sans opinion augmentait de 3 à 12 %.
Les Ontariens sont par ailleurs plus susceptibles de dire qu’il y a trop d’inégalité que d’appuyer l’énoncé selon lequel « les personnes qui ont des revenus élevés devraient payer une plus grande part de tous les impôts qu’ils le font présentement ». Cet énoncé jouissait d’un appui à 52 % en 1977-1981 comparativement à 53 % en 1999. Mais en excluant la proportion de 18 % des répondants qui ne sont « ni d’accord, ni en désaccord » ou qui n’ont pas d’opinion, la proportion des partisans d’une plus grande redistribution par rapport à ceux qui s’y opposent est de trois contre deux. Il est probablement plus facile d’exprimer une préoccupation pour les inégalités que de soutenir une politique précise pour les réduire.
À l’ordre du jour des conservateurs en 1995 se trouvait la promesse d’abolir les législations du npd dépeintes comme favorisant les syndicats, particulièrement la Loi anti-briseurs de grève interdisant aux employeurs d’avoir recours à ces derniers, ainsi que les règlements facilitant l’accréditation des nouveaux syndicats. En 1977-1981, 49 % des Ontariens étaient d’accord ou fortement d’accord que « durant une grève, on devrait interdire par la loi à la direction d’engager des travailleurs pour remplacer les grévistes » ; 33 % étaient en désaccord ou fortement en désaccord, 10 % étaient indécis et 9 % étaient sans avis. Vingt ans plus tard, le soutien accordé à une législation anti-briseurs de grève avait légèrement diminué de 2 %. Néanmoins, en 1999, près de la moitié des Ontariens, soit 47 %, appuyaient une législation relative aux briseurs de grève, 38 % s’y opposaient et 15 % n’avaient aucune opinion ou étaient ambivalents.
On constate également un plus grand appui au droit de grève pour les enseignants. En 1977-1981, 54 % des Ontariens s’opposaient au droit des enseignants à faire le grève, 30 % l’appuyaient et 16 % étaient indécis ou n’avaient aucune opinion. En 1999, l’opinion est divisée, puisque 47 % s’opposaient au droit de grève pour les enseignants tandis que 44 % l’appuyaient alors que seulement 9 % étaient indécis ou sans opinion. Ces résultats sont d’ailleurs remarquables dans le contexte de la grève scolaire de deux semaines, acrimonieuse et perturbatrice, qui eut lieu au milieu du premier mandat des conservateurs.
L’énoncé suivant du tableau 1, « Le chômage est élevé ces temps-ci parce qu’il est trop facile de recevoir des prestations de bien-être social », est un bel exemple des pièges des comparaisons des résultats d’enquêtes dans le temps. En effet, il y a vingt ans le chômage était une plus grande préoccupation qu’en 1999, alors qu’on était presque au sommet du boom économique des années 1990. De plus, en 1996, le gouvernement conservateur avait réduit les prestations de bien-être social, restreint l’éligibilité et implanté un programme de travail en contrepartie de l’assistance (workfare). Il est probable que les réponses à cette question soient autant le reflet d’une antipathie vis-à-vis des prestataires du bien-être social que d’une véritable appréciation de la façon dont l’assistance sociale affecte le chômage, mais l’équilibre entre ces deux tendances ne devrait pas avoir changé avec le temps. Or, il s’avère qu’il y a une diminution substantielle de l’opinion que l’assistancesociale augmente le chômage, de 67 % en 1977-1981 à 51 % en 1999 ; le désaccord avec cette affirmation a augmenté de façon symétrique, soit de 22 à 35 %, tandis que la proportion de ceux étant « ni en accord ou en désaccord » ou « sans opinion » passait de 11 à 14 %. Nous n’avons donc aucune indication, encore une fois, qu’une antipathie croissante à l’égard des pauvres soit à l’origine des victoires électorales des conservateurs.
Enfin, les résultats de l’énoncé selon lequel « les gens qui viennent habiter au Canada devraient faire de plus grands efforts pour être comme les autres Canadiens » suggèrent que l’ethnocentrisme s’est quelque peu atténué. Le pourcentage des répondants en accord avec cet énoncé avait diminué, passant de 63 à 50 %, celui des répondants en désaccord avait augmenté, de 20 à 35 %, tandis que le taux de non-réponse diminuait légèrement, soit de 18 à 15 %.
Les six énoncés du tableau 1 couvrent, nous l’avons vu, un éventail de problématiques. Et pourtant, aucune des comparaisons ne vient appuyer l’idée voulant que la réélection des conservateurs en 1999 témoigne d’un glissement vers la droite de l’opinion publique, voire d’une « révolution ». De façon générale, les réponses en 1999 sont plus à gauche que celles de 1977-1981, que les questions soient de nature générale ou, en ce qui concerne les syndicats, qu’elles impliquent spécifiquement des politiques du gouvernement conservateur.
L’appui aux efforts du gouvernement dans sept domaines
Le tableau 2 présente les réponses à une question, déclinée en sept parties, au sujet des efforts déployés par le gouvernement dans les domaines de la santé et des soins médicaux, de l’éducation, de la protection de l’environnement, de la discrimination envers les femmes, de la prévention de la criminalité, de l’aide aux pauvres et de l’assistance aux chômeurs et individus sans travail. Dans une tentative — plus ou moins réussie — d’inciter les répondants à penser en termes de priorités en compétition les unes avec les autres, plutôt que de donner leur accord au déploiement de plus d’efforts dans chacun des domaines, le préambule de la question était formulé comme suit :
Nous aimerions connaître votre opinion quant aux efforts que le gouvernement devrait déployer dans un ensemble de champs d’activité. Pour chaque domaine, veuillez s’il vous plaît nous dire si vous pensez que le gouvernement devrait déployer : beaucoup plus d’effort, plus d’effort, à peu près le même effort, moins d’effort, et beaucoup moins d’effort. N’oubliez pas que mettre plus d’effort dans un domaine implique une diminution des fonds dans les autres, ou alors une hausse des impôts.
Il y a deux domaines où on a vu un accroissement très marqué de l’appui à un effort accru de la part du gouvernement. Ainsi, 24 % des Ontariens, contre 10 % en 1977-1981, faisaient valoir que le gouvernement devrait déployer « beaucoup plus d’efforts » dans le domaine de la santé et des soins médicaux en 1999, tandis que l’appui pour « plus d’effort » passait de 36 à 53 %. Dans le même intervalle, l’appui pour « beaucoup plus d’effort » dans le domaine de l’éducation passait de 13 à 22 % et de 33 à 47 % pour « plus d’effort ». Les changements de l’opinion publique quant à la santé traduisent des préoccupations qui touchent l’ensemble du Canada à la fin des années 1990 en ce qui concerne les services de santé, et ce, en dépit d’une augmentation du financement dans ce secteur en Ontario. Quant à l’accroissement de l’appui à un effort en éducation, il est peut-être le reflet des coupures budgétaires draconiennes des conservateurs, de leur restructuration du système de taxation ainsi que de leurs réformes précipitées et autoritaires dans les programmes des écoles primaires et secondaires (les universités pour leur part n’ont pas été restructurées, mais simplement laissés à elles-mêmes, sous-financées et devenant par le fait même encore plus dépendantes des frais de scolarité).
Dans trois autres domaines, l’opinion est demeurée remarquablement stable. Ainsi, la préoccupation de la droite pour la criminalité, incarnée par le Parti conservateur, ne se traduit pas dans l’opinion publique. En effet, aussi bien en 1999 que vingt ans plus tôt, près d’un Ontarien sur six était en faveur de « beaucoup plus d’effort », un tiers « plus d’effort », un autre tiers affirmait vouloir « à peu près le même effort » et un sixième « moins » ou « beaucoup moins d’effort ». En ce qui concerne l’environnement, l’opinion n’a pas non plus bougé : à peu près un quart des Ontariens favorisaient « beaucoup plus d’effort » de la part du gouvernement, la moitié « plus d’effort » et un quart « à peu près le même effort ». Dans le contexte actuel d’un accroissement de la détérioration environnementale, cette absence de changement est d’ailleurs inquiétante. Enfin, en 1999 tout comme vingt ans plus tôt, 21 % étaient en faveur de « beaucoup plus d’effort » pour « éliminer la discrimination envers les femmes » et 42 % de « plus d’effort » ; 32 % affirmaient vouloir « à peu près le même effort » tandis que seulement 8 % étaient d’avis que le gouvernement devrait y consentir « moins d’effort ».
Même si, parmi les sept domaines évalués, c’est celui qui est le moins populaire, on trouve néanmoins un solide appui pour « aider les pauvres », appui qui a augmenté durant les deux dernières décennies. Le pourcentage d’Ontariens qui disaient vouloir « moins » et « beaucoup moins d’effort » pour les pauvres chutait en 20 ans, passant de 30 à 16 %. En 1999, 9 % d’Ontariens étaient en faveur de « beaucoup plus d’effort » à déployer pour aider les pauvres, 27 % « plus d’effort » et 44 % « le même effort ». Ce léger accroissement de l’appui envers les pauvres témoigne peut-être la perception par le public de la détérioration de leur situation. L’appui pour « fournir de l’assistance aux personnes sans emploi/au chômage » était également sensiblement plus élevé en 1999 qu’il ne l’était en 1977-1981. En 1999, 18 % appuyaient « beaucoup plus d’effort », 47 % « plus d’effort » et 27 % « à peu près le même effort » ; seulement 5 % affirmaient vouloir moins ou beaucoup moins d’effort tandis que 3 % étaient sans opinion.
Encore une fois, nous ne trouvons aucune preuve que les conservateurs aient été reportés au pouvoir grâce à une vague d’idées conservatrices. Dans l’ensemble, en 1999, les Ontariens soutenaient davantage une forte activité gouvernementale qu’il y a vingt ans. De plus, nous ne trouvons aucun indice d’une antipathie politique croissante envers les femmes, les sans-emploi ou les pauvres, ou d’un plus grand souci de la criminalité. Les trois préoccupations traditionnelles de l’État-providence, à savoir la santé, l’éducation et le chômage, continuent à jouir d’un large appui du public et il en va de même de l’action envers les plus démunis.
Le pouvoir des syndicats, des entreprises et des gouvernements
Examinons enfin les résultats de quatre questions qui portaient directement sur la distribution du pouvoir dans la société ; le préambule était le suivant :
Certains groupes au Canada détiennent plus de pouvoir que d’autres pour obtenir ce qu’ils veulent. Je vais vous lire une liste de groupes et j’aimerais que vous me disiez si chacun de ces groupes détient : beaucoup trop de pouvoir, trop de pouvoir, trop peu de pouvoir, beaucoup trop peu de pouvoir, ou juste assez de pouvoir pour le bien du pays.
On a interrogé les répondants sur ce qu’ils pensaient du pouvoir des syndicats, des grandes entreprises, du gouvernement de l’Ontario et du gouvernement fédéral à Ottawa. Quinze pour cent des Ontariens étaient d’avis que les syndicats avaient « trop peu » ou « beaucoup trop peu » de pouvoir en 1999, comparativement à 8 % en 1977-1981. Bien que le sentiment que les syndicats ont « beaucoup trop » de pouvoir soit encore assez élevé, il avait néanmoins diminué, passant de 16 à 12 %, tandis que la proportion des répondants affirmant qu’ils détiennent « trop » de pouvoir passait de 50 à 42 %.
En 1977-1981, 15 % des Ontariens déclaraient que les grandes entreprises détenaient « beaucoup trop de pouvoir » et 55 % « trop de pouvoir », comparativement à 14 et 53 % respectivement en 1999. Durant toute cette période, une majorité de répondants jugeaient que les syndicats et les grandes entreprises détiennent trop de pouvoir, reflétant en cela l’idée que le citoyen ordinaire n’a pas son mot à dire, en comparaison aux grands organismes et institutions. Bien entendu, la conception fort répandue que les syndicats et les grandes entreprises sont tous deux, et de façon presque égale, trop puissants reflète un contexte politique extrêmement rébarbatif aux syndicats. Malgré cela, l’opposition virulente du gouvernement des conservateurs aux syndicats ne reflète nettement pas un changement au sein de l’opinion publique.
Le jugement porté sur le gouvernement provincial est devenu, pour sa part, beaucoup plus polarisé. En 1977-1981, 28 % des Ontariens estimaient que la province détenait « trop de pouvoir », 8 % « trop peu de pouvoir » et 57 % étaient d’avis qu’elle détenait « juste assez de pouvoir ». Or, en 1999, 34 % jugeaient que le gouvernement provincial avait « trop de pouvoir », 15 % « trop peu de pouvoir » tandis que 45 % estimaient qu’il détenait « juste assez de pouvoir » (les indécis représentaient 6 % des répondants en 1977-1981, tout comme en 1999). Nous constatons enfin une légère hausse de l’avis que le gouvernement fédéral est « trop puissant ».
⁂
De toute évidence, rien ne permet d’affirmer que la réélection du gouvernement le plus à droite que l’Ontario ait connu témoigne d’un changement de l’opinion publique. En fait, les résultats des sondages suggèrent qu’au fil du temps celle-ci va plutôt épouser des valeurs légèrement plus progressistes. Bien que nos comparaisons soient limitées à une quinzaine de questions, celles-ci couvrent un large éventail de sujets et, de surcroît, les résultats sont convergents. Plus spécifiquement, les coupures budgétaires des conservateurs dans le secteur de l’éducation ne correspondent nullement à l’évolution de l’opinion publique, pas plus que les réductions régressives d’impôt et les attaques contre le mouvement syndical. Les résultats de l’ensemble des sondages révèlent plutôt un électorat caractérisé par une vision politique modérée et qui fait preuve d’un fort courant de sympathie pour les démunis. Nous ne trouvons également aucune preuve d’une antipathie croissante contre les femmes ou les minorités, ni d’un appui alarmiste à l’accroissement de la surveillance policière.
Y a-t-il un lien entre le vote et les attitudes politiques ?
Si l’élection des conservateurs en 1995 et leur réélection en 1999 ne témoignent pas d’un virage à droite de l’opinion publique, peut-être le vote ne reflète-t-il pas les attitudes politiques, mais plutôt des considérations tactiques à court terme. De fait, il semble bien que l’appui que l’on accorde à un parti peut changer beaucoup plus rapidement que n’évoluent les attitudes politiques. Ainsi, les sondages révélaient que les libéraux jouissaient, juste avant les élections de 1990 en Ontario, de 48 % d’appui, alors que le npd en récoltait 31 %. Au cours de la campagne électorale, cependant, l’appui accordé au Parti libéral a chuté à 32,4 % et celui au ndp a grimpé à 37,6 % (Wilson, 1999, p. 67). L’élection d’un parti dont les politiques sont à la droite de la population ontarienne serait-elle alors le fruit de ce que Daniel Bell a annoncé il y a déjà longtemps (1962), et qui fut repris récemment par Francis Fukuyama (1992), à savoir « la fin de l’idéologie » ? Certes, la concurrence entre les différents partis ne serait pas nécessairement évacuée des élections, mais elle ne serait plus basée sur de véritables enjeux politiques. En conséquence, les résultats électoraux seraient largement dépendants de l’influence de la publicité, de la représentation de la « course » que proposent les médias, ainsi que des conditions économiques prévalentes.
Pour répondre à cette question, il est nécessaire d’établir dans quelle mesure les attitudes politiques diffèrent entre les partisans des trois partis politiques. Le tableau 4 fournit, pour les années 1977-1981 et 1999, des comparaisons entre les partisans de chacun des couples de partis, les libéraux versus les conservateurs, le npd versus les conservateurs, et le ndp versus les libéraux — Bartle (1998) présente ses résultats de la même façon. Une telle analyse par paires nous évite de prendre pour acquis que les trois partis se distinguent entre eux sur une seule dimension idéologique. Les coefficients du tableau 4 permettent de voir quels sont les effets d’une différence d’un point pour chaque mesure d’attitude sur le choix d’un parti politique plutôt que d’un autre[9]. Comme indiqué dans les tableaux 1 à 3, chacune des variables a cinq modalités de réponse, qui dans la présente régression obtiennent des valeurs allant de +2 à -2 ; pour les quatre premiers éléments, par exemple, le score +2 correspond à la modalité « fortement en accord », +1 à la modalité « en accord », 0 à « ni en accord ou en désaccord », -1 à « en désaccord », et -2 à « très en désaccord ». Afin de contrer les problèmes de multicolinéarité dans des échantillons somme toute assez petits, nous n’avons utilisé dans la régression que 8 des 17 mesures d’attitudes disponibles. Les valeurs du pseudo-R2 présentées dans le tableau 4 sont l’analogue des valeurs R2 qu’on trouve dans les régressions ordinaires de moindres carrés (ols) ; elles traduisent la réduction de la « vraisemblance » quand un groupe de variables est inséré dans le modèle de régression. Bien que ce ne soit pas rigoureusement exact, je reprends à mon compte la convention simplificatrice habituelle qui fait correspondre ce pseudo-R2 à une proportion de « variance expliquée ».
En 1977-1981, les différences idéologiques étaient nettes mais limitées entre les partisans du npd et des conservateurs, de même qu’entre les partisans du npd et des libéraux. Les huit mesures d’attitudes politiques expliquaient, respectivement, 13 et 10 % de la variance de ces deux régressions. Six de ces huit variables avaient un effet significatif dans les deux régressions, soit celles portant sur les riches et les pauvres, les briseurs de grève, les grèves des enseignants, le bien-être social causant le chômage, les efforts du gouvernement pour aider les pauvres et le pouvoir des syndicats. Il n’y avait toutefois presque aucune différence entre les partisans conservateurs et libéraux, la régression n’expliquant que 1 % de la variance. Seule la question au sujet du pouvoir des syndicats permettait de différencier de façon significative les partisans conservateurs de leurs homologues libéraux.
Mais en 1999, nous constatons des différences idéologiques considérables entre les partisans conservateurs et libéraux : les mesures des huit attitudes permettent d’expliquer 32 % de la variance (contre 1 % vingt ans plus tôt). C’est un fossé plus grand encore qui divise les partisans conservateurs et npd, la régression expliquant un saisissant 47 % de la variance. Quant à la distance idéologique entre les partisans libéraux et ceux du npd, elle s’est réduite dans l’intervalle, la variance expliquée passant de 10 à 6 %. En 1999, cinq des attitudes permettaient de différencier les partisans du Parti conservateur de leurs homologues du Parti libéral, notamment les questions portant sur les riches et les pauvres, les grèves des enseignants, le bien-être social et le chômage, les efforts pour les soins de santé et le pouvoir des syndicats. Soulignons que trois de ces questions ont trait aux syndicats. En outre, une seule question différencie de façon significative les partisans libéraux des partisans du npd, soit celle qui a trait au pouvoir des syndicats. La question portant sur l’aide aux démunis était pour sa part moins significative.
Plutôt que la fin de l’idéologie, l’aboutissement des élections provinciales de 1999 en Ontario fut le fruit de vifs conflits idéologiques au sein de l’électorat quant aux inégalités, aux syndicats et à l’assistance sociale ; il ne saurait traduire une simple question de rhétorique de campagne électorale. Les différences idéologiques entre les partisans des trois partis politiques sont d’ailleurs nettement plus grandes que les différences équivalentes en matière de politique fédérale (voir Ornstein et Stevenson, 1999, p. 266). En 1977-1981, tout comme vingt ans plus tard, les partisans des conservateurs et du ndp présentaient la distance idéologique maximum, tandis qu’on retrouvait les partisans libéraux au centre. En 1977-1981 cependant, les partisans conservateurs et libéraux étaient caractérisés par des attitudes politiques similaires et les deux se distinguaient sensiblement des partisans du npd. En 1999, au contraire, les partisans libéraux et ceux du npd étaient près les uns des autres, et tous deux se distinguaient nettement des conservateurs.
Notre argument central a trait au changement des idéologies politiques et au lien que ce changement entretient avec le vote sur le plan provincial. Dans une certaine mesure, les deux sont le reflet des divisions sociales dites « structurelles », dont la classe sociale, le genre, l’âge et un ensemble d’autres aspects de la position sociale des individus. Est-il alors possible que le changement de la relation entre l’idéologie et le vote, tel qu’il ressort du tableau 4, soit la conséquence d’un conflit encore plus marqué entre les classes sociales, entre les femmes et les hommes, entre les groupes d’âge, etc. ? Afin de mettre à l’épreuve cette hypothèse, chacune des régressions au tableau 4 a été refaite, mais cette fois-ci en ajoutant un certain nombre de variables structurelles, dont des mesures du statut sur le marché du travail (en emploi, ménagère, à la retraite, étudiant), de la catégorie socioprofessionnelle (sept catégories qui distinguent les travailleurs manuels et non manuels, les niveaux de qualification, les catégories d’administrateurs, de professionnels et de techniciens), de l’appartenance à un syndicat, du sexe, de l’âge, de l’éducation, du revenu familial et (en 1999 seulement) de la région de résidence dans la province.
Même si on constate une certaine diminution de l’effet des attitudes en contrôlant l’influence des déterminants structurels sur le vote (comparaison des première et deuxième lignes de la deuxième partie du tableau 4), le profil des effets et des variances expliquées ne change pas. Des 24 coefficients statistiquement significatifs dans la première partie du tableau 4 (indiqués en gras), trois seulement ne le sont plus lorsque les variables structurelles sont prises en compte. Les variances sont les plus touchées dans ce cas, mais les mesures de l’effet des huit mesures d’attitude ne font qu’entériner l’argument voulant que la polarisation entre les partisans des trois partis politiques se soit accrue de façon spectaculaire en 1999. Une fois contrôlé l’effet des variables structurelles, les huit attitudes rendent compte de 0 % de la variance entre les électeurs libéraux et conservateurs en 1977-1981 et de 23 % en 1999 ; quant à la différence npd-conservateurs, elle se chiffre à 9 % en 1977-1981 et à 33 % en 1999, tandis que la différence entre libéraux et npd passe de 8 à 5 %. Le tableau révèle une augmentation au fil du temps aussi bien des effets des distinctions idéologiques que des différences structurelles (pour une analyse plus détaillée des différences structurelles entre les partisans des trois partis, basée sur neuf enquêtes, voir Ornstein, 2003).
Une préoccupation plus technique demeure, à savoir la validité des résultats d’une comparaison entre, d’une part, une enquête de 1999 consacrée entièrement à des questions politiques et menée juste après les élections provinciales et, d’autre part, les données ontariennes provenant de trois enquêtes nationales portant sur des sujets plus diversifiés, réalisées en 1977, 1979 et 1981, mais non pas lors d’élections provinciales. Pour faire une comparaison plus exacte, nous devons avoir recours aux enquêtes électorales de 1977 et de 1999 ; mais nous ne disposons alors, malheureusement, que de trois mesures d’attitudes identiques — ce qui nous conduit forcément à sous-estimer l’ampleur de la différence entre les partisans des trois partis.
La troisième partie du tableau 4 nous permet de constater que la mesure des trois attitudes — au sujet du bien-être social causant le chômage, des efforts du gouvernement en santé et de l’aide aux démunis — n’explique que 1 % de la variance dans l’équation qui compare les électeurs conservateurs et libéraux en 1977, comparativement à 16 % en 1999 ; ces différences se chiffrent à 6 et 27 % respectivement entre les électeurs conservateurs et ceux du npd, et à 5 et 4 % entre les électeurs libéraux et npd. L’accroissement de la polarisation idéologique entre 1977 et 1999 est exactement le même que nous avons observé précédemment en utilisant les huit mesures d’attitudes et les données des enquêtes nationales. On trouve, notons-le, essentiellement les mêmes résultats quant à la variance expliquée en utilisant les données de l’enquête électorale de 1977, celles provenant des répondants ontariens à l’enquête nationale de 1977 ainsi que celles provenant des enquêtes nationales consolidées de 1977 à 1981. Cela vient corroborer fortement les résultats exposés jusqu’ici et la méthodologie adoptée.
Le rôle de l’identification partisane
Dans leur enquête marquante de l’élection américaine de 1956, Campbell, Converse, Miller et Stokes (1960) avançaient l’idée que les électeurs sont relativement fidèles aux partis politiques ; si leur choix électoral, dans le cadre d’une élection spécifique, doit parfois être compris comme un écart par rapport à leur « identification partisane », il se définit le plus souvent en conformité avec celle-ci. Dans notre sondage de 1999, la question suivante servait à mesurer ce concept d’indentification partisane : « Lorsqu’il est question de politique EN ONTARIO[10], est-ce que, de façon générale, vous vous identifiez comme un partisan conservateur, libéral, npd ou autre ? » Si les répondants n’indiquaient aucun parti à cette question, on leur demandait alors : « Est-ce que vous vous voyez comme plus près d’un de ces partis que des autres ? » ; le cas échéant, on leur demandait quel était ce parti. Le tableau 5 combine les réponses à ces deux questions. On constate par ailleurs qu’un nombre assez important de répondants se déclarent « indépendants » ou affirment n’avoir aucune allégeance partisane[11].
La relation entre l’identification partisane et l’intention de vote des répondants a perdu de l’importance entre 1977 et 1999. Ainsi, aux élections de 1977, les partis conservateur, libéral et npd sont allés chercher, respectivement, le vote de 86, 86 et 90 % de ceux qui s’identifiaient à ces partis, tandis qu’aux élections de 1999 ces chiffres étaient de 88 % pour les conservateurs, mais seulement de 73 % pour les libéraux et 71 % pour le ndp[12]. Les défections suivaient une logique de différentiation gauche-droite entre les partis : les déserteurs conservateurs ont dans une large mesure voté pour les libéraux centristes ; les libéraux ayant abandonné ce parti se sont tournés vers le npd à gauche et le Parti conservateur à droite ; les déserteurs du npd pour leur part ont principalement voté pour les libéraux.
En utilisant uniquement les trois mesures d’attitudes provenant des deux enquêtes électorales de 1977 et 1999, nous avons estimé une régression permettant de distinguer les effets sur le vote des attitudes politiques et de l’identification partisane. En 1977, toutefois, les deux prédicteurs étaient tellement liés entre eux que les attitudes n’avaient essentiellement aucune influence appréciable sur le vote, une fois l’identification partisane prise en compte dans le modèle. À titre d’exemple, les attitudes n’expliquaient en 1977 que 1 % de la variance de la différence entre les électeurs conservateurs et leurs homologues libéraux, l’identification partisane 51 %, et les deux ensemble 52 %.
En 1999, la situation s’était sensiblement modifiée : les attitudes à elles seules expliquaient 16 % de la variance de la différence entre électeurs conservateurs et libéraux, l’identification partisane 31 %, et les deux ensemble 40 %[13]. La plus grande différenciation idéologique entre conservateurs et libéraux s’accompagne donc d’une réduction de l’influence de l’identification partisane, bien que cette dernière ait toujours un effet nettement plus prononcé. De façon analogue, quand on compare les électeurs conservateurs et ceux du npd, les attitudes prises séparément permettent d’expliquer 27 % de la différence, l’identification partisane 50 %, et les deux ensemble 62 %. Quant à la différence entre les partisans libéraux et ceux du npd, les estimations correspondantes se chiffrent à 5, 27 et 29 %. Ce qui compte le plus ici, c’est que de prendre en compte l’identification partisane ne modifie en rien nos résultats en ce qui concerne l’accroissement des différences idéologiques entre les partisans des trois partis politiques, ainsi que le déclin des effets de l’identification partisane qui accompagne ce phénomène.
En nous basant uniquement sur des données provenant d’enquêtes transversales cependant, on ne peut pas déterminer le sens de la relation de cause à effet entre les attitudes politiques et l’identification partisane. Quoiqu’il y ait de bonnes raisons de croire que cette identification soit relativement stable[14], au moins sur quelques années, il n’y a que deux études empiriques au Canada qui ont porté sur la stabilité à moyen terme des attitudes politiques ou de l’identification partisane (Leduc et al., 1984 ; Ornstein et Stevenson, 1999, p. 462 et suivantes). En fait, il est probable que les attitudes politiques, l’identification partisane et le choix partisan aient tous, au fil du temps, des effets les uns sur les autres. Selon toute vraisemblance, les électeurs choisissent leur parti sur la base de leurs attitudes politiques, mais leur allégeance partisane peut en retour les amener à adopter des attitudes politiques particulières. Pour mesurer ces effets (qui ne sont pas nécessairement égaux d’ailleurs), il faudrait des données longitudinales où les répondants sont suivis sur une longue durée.
Conclusions
Tout comme la première victoire néoconservatrice de 1995, la réélection en 1999 du Parti conservateur en Ontario ne reflétait pas une transformation de l’opinion publique. Ce virage à droite fut plutôt la conséquence d’un « coup » à l’intérieur du Parti conservateur de l’Ontario. Abattue par ses défaites électorales des années 1980, l’élite centriste du Parti conservateur, longtemps dominante, fut évincée par des adulateurs de Reagan et Thatcher[15]. Fait remarquable, ce repositionnement idéologique radical du Parti conservateur n’a pas entraîné la perte du 45 % du vote populaire qui lui est traditionnellement dévolu, en dépit de l’absence d’un mouvement correspondant de l’opinion publique vers la droite.
Malgré tout, les choix électoraux des électeurs ontariens étaient en étroite corrélation avec leurs attitudes politiques en ce qui concerne les habituels conflits entre droite et gauche à propos de la redistribution du revenu, du syndicalisme et des programmes sociaux. Cette relation est par ailleurs devenue beaucoup plus importante depuis les dernières années, contrairement à ce que nous révèle un corpus impressionnant d’études comparatives qui font état du déclin, depuis les dernières décennies, du caractère idéologique des scrutins dans les riches sociétés de l’Occident (Evans, 1998 ; Clark et Lipset, 2001). L’identification des électeurs ontariens avec les partis en tant qu’institutions demeure forte même si elle a diminué. Malgré cela, leurs attitudes politiques ont une influence décisive sur les choix électoraux ; de plus, l’identification partisane n’empêche pas les attitudes de jouer un rôle central dans la différenciation entre les partisans conservateurs et leurs homologues libéraux et du npd.
En termes électoraux, le principal effet de la radicalisation du Parti conservateur a été de politiser le choix des citoyens, qui auparavant était assez faiblement lié aux idéologies. Nous en tenons pour preuve les coefficients de régression beaucoup plus élevés en 1999 et la puissance prédictive accrue des mesures d’attitudes politiques. Quand on examine la distribution des réponses aux questions présentées dans le tableau 1, on voit clairement que 40 à 45 % de la population appuierait les politiques du Parti conservateur et que ce parti jouit de l’avantage d’une opposition qui se divise entre deux partis. Il semble bien que cette nouvelle situation a remplacé le régime dans lequel les partis ne se différenciaient que faiblement entre eux et les attitudes des électeurs n’influençaient que peu leurs choix électoraux.
Ces résultats soulèvent des questions quant à l’interrelation entre les positions politiques des partis et des électeurs. Notre mesure de l’opinion publique à deux moments fort distants l’un de l’autre ne peut rendre compte de la trajectoire individuelle de l’idéologie électorale de chaque électeur et de son appui partisan au fil du temps. Au cours des élections de 1999 en Ontario, il a été beaucoup question de vote stratégique (strategic voting) chez les partisans du npd : en principe, les partisans libéraux auraient appuyé les candidats du npd dans des comtés où ces derniers avaient la meilleure chance de battre les conservateurs, et inversement les électeurs appuyant le npd auraient voté pour le Parti libéral lorsque ceux-ci étaient les plus susceptibles de gagner contre les conservateurs. En fait, peut-être parce que l’appui accordé au npd était généralement beaucoup plus faible, ce vote stratégique s’est (uniquement) traduit en un appui aux libéraux, contribuant ainsi à la médiocre performance du npd[16]. Des enquêtes systématiques et régulières seraient nécessaires pour rendre compte du processus de changement idéologique et de sa relation avec le système des partis.
Ces résultats nous révèlent aussi le besoin de plus amples recherches dans le domaine de la politique provinciale. D’ailleurs, un compte rendu récent — par Elisabeth Gidengil (2002) — des recherches canadiennes sur l’incidence de la classe sociale sur le vote ne mentionne même pas la politique provinciale, en dépit de l’intéressante étude de Blake (1985) sur la Colombie-Britannique. Or, non seulement les enjeux sont de taille, puisque la santé, l’éducation, le logement, l’assistance sociale, l’administration municipale et le transport local et régional sont du ressort des provinces, mais le développement du néoconservatisme en Alberta, puis en Ontario et maintenant en Colombie-Britannique atteste du caractère distinct de la politique provinciale. Ces provinces sont caractérisées par de vifs conflits de classes qui ne trouvent pas d’équivalent en politique canadienne, bien qu’on puisse affirmer la même chose dans le cas de la politique provinciale au Québec et de toutes les autres provinces.
Ces résultats démontrent également l’importance de s’intéresser aux élites des partis politiques. Si, en effet, l’Ontario est passé sous la gouverne des néoconservateurs justement parce que ce sont ces intérêts qui ont pris le pouvoir au sein du Parti conservateur, il est clair qu’il faut en savoir beaucoup plus sur les élites, et ce, pas uniquement en Ontario. Bien que les chercheurs reconnaissent le rôle fondamental pour la sociologie canadienne de The Vertical Mosaïc, nous avons fait très peu pour pousser plus loin l’étude des élites qu’avait entreprise Porter (1965), comme nous l’avons déjà amplement démontré (Ornstein 1998).
Enfin, cette étude présente certaines des faiblesses de la recherche empirique sur les élections au Canada. Les enquêtes ontariennes sont plus petites que les enquêtes électorales nationales, mais on est en butte dans tous les cas à la même contrainte méthodologique, à savoir des sondages transversaux et tenus uniquement durant les périodes électorales. Il n’existe tout simplement pas de données canadiennes qui décrivent la trajectoire individuelle, à moyen et long terme, de l’idéologie politique. Et, quoique les chercheurs aiment croire que la politique électorale est façonnée par des attachements durables vis-à-vis des partis politiques, on n’a aucune indication quant à la stabilité de cette identification partisane. Que celle-ci soit stable ou non, l’on ne peut en saisir ses conséquences sans aussi connaître les changements dans le temps d’un éventail d’attitudes politiques et, tout aussi important, des conceptions du système politique et de la participation à la vie politique. Les perspectives longitudinales qui nous ont permis de comprendre la trajectoire de vie, en particulier dans ses aspects de santé, d’activité professionnelle et de revenu, sont tout aussi pertinentes pour l’étude de la vie politique[17].
Appendices
Notes
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[1]
Je tiens à remercier mes collègues David Northrup (Institute for Social Research, York University), Doug Baer (University of Victoria), Karen Bird (McMaster University), James Curtis et John Wilson (University of Waterloo) et Brian Tanguay (Wilfred Laurier University) pour leur collaboration dans la conception et la réalisation de l’Enquête électorale de l’Ontario menée en 1999 (1999 Ontario Election Survey). Je remercie également Paul Bernard et deux évaluateurs anonymes, ainsi que Penni Stewart (York University), pour leurs commentaires constructifs. J’aimerais aussi remercier Anne Oram, également de York, pour la révision de texte. Celui-ci a été traduit en français par Diane Bélanger, en collaboration avec Paul Bernard.
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[2]
Suivant une directive du bureau du premier ministre, une des premières actions du gouvernement nouvellement élu fut d’interdire la communication entre les ministères et les organismes non gouvernementaux engagés dans les divers champs de politiques, par exemple entre le ministère de l’Habitation et les organismes défendant les droits des locataires.
-
[3]
En 1990, le npd ontarien récoltait 74 des 130 sièges disponibles, avec seulement 37,6 % du vote populaire. Outre la surreprésentation du parti dominant dans les luttes électorales à multiples partis, un taux de participation peu élevé et la disparité des ressources financières des partis, (voir MacDermid, 1997) ont des conséquences sur les résultats des élections. Mais rien ne porte à croire que ces facteurs aient suffisamment changé pour expliquer les victoires des conservateurs en 1995 et en 1999. Certes, les taux de participation de 62,9 % en 1995 et de 58,3 % en 1999 n’étaient pas très élevés, mais ils ne s’éloignent pas de la situation qui a prévalu au cours des 25 dernières années. De plus amples analyses des données des enquêtes électorales démontrent que les électeurs faisaient preuve d’attitudes plus conservatrices que les personnes n’ayant pas voté, ces derniers étant de façon disproportionnée des jeunes, moins susceptibles d’appuyer le Parti conservateur. Dans un scénario où tous auraient voté, une projection — fondée sur une régression — des préférences des abstentionnistes n’aurait diminué l’appui aux conservateurs que de 2 % au total en 1999. Une estimation plus réaliste, fondée sur un accroissement de la participation de 5 à 10 %, n’aurait amputé l’appui à ce parti que de moins de 1 %.
-
[4]
Pour accéder facilement aux résultats des élections en Ontario, voir la section « Election Statistics and Results » de la page Internet <www.electionsontario.on.ca>.
-
[5]
Ces approches sont maintenant connues sous le nom de « modèles spatiaux », puisque qu’on y considère les partis en compétition comme occupant chacun une position dans un espace multidimensionnel, et non pas sur un simple continuum unidimensionnel opposant la gauche à la droite. Les travaux récents de Macdonald et Rabinowitz (1998) par exemple, qui empruntent ce modèle, maintiennent que l’importance des valeurs universelles (valance issues) lors des campagnes électorales — telles que la croissance économique, l’inflation et l’intégrité du gouvernement — conduit les partis à diverger plutôt quant aux questions de positions politiques (positional issues) qui se situent sur un continuum droite-gauche. Il n’y a pas, selon ces auteurs, convergence des positions des partis, car eux-ci craignent de perdre l’appui de l’électorat au cas où celui-ci serait d’avis que l’opposition est plus en mesure de « gérer l’économie » ou d’atteindre quelque autre objectif général de gouvernance. Cette approche fait sens à la marge, mais elle impose des arguments du type « choix rationnel » plutôt que de procéder à l’étude sociologique des partis et de leurs élites, comme nous le faisons ici.
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[6]
Ce sont les moyennes des résultats des années 1977, 1979 et 1981 qui sont présentées dans les tableaux 1 à 3 pour les années 1977-1981. Ainsi, chaque année a le même poids, quoique le nombre d’observations ne soit pas identique d’une fois à l’autre. Dans le tableau 4, les données pour les trois années sont mises en commun dans le but de minimiser la variance des estimés dans les régressions, de sorte que les trois enquêtes n’exercent pas toutes une influence égale.
-
[7]
Dans les tableaux 1, 2 et 3, 3 210 observations au total proviennent des enquêtes de 1977, 1979 et 1981 ; 1 121 proviennent de l’enquête électorale ontarienne de 1977, et 898 de celle de 1999. L’échantillon des enquêtes électorales compte uniquement les électeurs, alors que les enquêtes de 1977-1981 comprennent également des personnes qui n’avaient pas le droit de vote. Dans tous les cas, une personne éligible était choisie dans chaque ménage, et on lui donnait donc un poids qui reflétait le nombre de personnes éligibles dans son ménage. Toutes les enquêtes face à face utilisaient un échantillon stratifié et en grappes — les grappes étant constituées des secteurs d’énumération du recensement. Les taux de réponse des enquêtes de 1977, 1979 et 1981, portant sur la qualité de vie, sont de 67, 61 et 63 % respectivement ; pour l’enquête électorale de 1977, le taux atteint 63 %. L’enquête électorale de 1999 utilisait la composition aléatoire des numéros de téléphone ; on rejoignait un échantillon aléatoire de répondants durant la campagne électorale et on les rappelait après le scrutin pour savoir comment ils avaient voté. Le taux de réponse a été de 65 % à la première étape et de 80 % à la deuxième, ce qui donne un taux de réponse global de 51 %.
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[8]
Sauf en 1999, les poids tiennent également compte de la non-réponse et de la stratification régionale. À cause de ces poids, les erreurs-types sont beaucoup plus grandes que pour des échantillons aléatoires simples de taille équivalente. Les estimés des erreurs-types et les tests de signification du tableau 4 tiennent compte de ces effets de pondération, mais non pas de l’utilisation de grappes dans les sondages de 1977-1981.
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[9]
Ces coefficients nous permettent d’évaluer l’influence de chaque variable indépendante sur le pourcentage de changement dans une variable dépendante dichotomique, même si la régression logistique dont ils sont tirés ne fournit pas, contrairement à la régression des moindres carrés ordinaire (ols), un modèle de calcul de la probabilité exacte. Les analyses ont été réalisées ave le logiciel stata (en utilisant la procédure mfx). L’effet de chaque variable est mesuré en supposant que toutes les autres variables prennent leur valeur moyenne, puisque (encore ici contrairement à la régression de type ols) les effets de chaque variable changent en fonction des valeurs que prennent les autres variables.
-
[10]
En majuscules dans le texte original.
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[11]
L’inclusion du second groupe, plus réticent, accroît de 10 % la proportion d’individus admettant une identification partisane. Mais des comparaisons ont montré que le fait de les inclure au sein du groupe partisan ou de les considérer plutôt comme des indépendants ne change en rien les résultats des analyses. Il faut souligner, comme le montre Johnston (1992), que la formulation de ces questions sur l’identification partisane est biaisée en faveur d’une surestimation de la proportion de répondants qui affichent une telle identification. Mais comme toutes les mesures employées souffrent du même biais, celui-ci est peu susceptible d’influencer les comparaisons temporelles ; de plus, nous ne nous intéressons pas ici à la distribution de l’identification partisane, mais seulement à son influence sur les intentions de vote.
-
[12]
Lors des enquêtes de 1977-1981 sur la qualité de vie, qui n’ont pas été menées en période électorale, 95, 92 et 96 % des partisans respectivement conservateurs, libéraux et du npd ont affirmé qu’ils voteraient pour le parti auquel ils s’identifiaient. Ces chiffres élevés sont peut-être le résultat de l’agencement des questions, qui se succédaient immédiatement dans le questionnaire. Mais il est aussi probable qu’il y ait moins de divergence entre identification partisane et intention de vote lorsque qu’il n’y a pas d’élection en vue. Quoi qu’il en soit, avec un si haut taux d’accord, les enquêtes sur la qualité de vie ne peuvent être utilisées pour analyser les divergences entre l’identification partisane et le vote. En conséquence, nous utilisons à leur place l’enquête électorale de 1977
-
[13]
La somme des deux premiers pourcentages ne correspond pas à l’effet conjoint parce que les attitudes et l’identification partisane sont corrélées entre elles.
-
[14]
Merrill et Grofman (1999, p. 8), faisant référence à une étude inédite, affirment que :
[...] la récente étude de Frank Wayman (1996), utilisant la seule série de données provenant d’un panel qui suit des électeurs américains sur une longue période, soit sur près de vingt ans, atteste que l’identification partisane n’est pas immuable au cours d’une vie ; elle est susceptible de changer, reflétant en cela les choix électoraux antérieurs lorsque ceux-ci sont relativement constants dans le temps et diffèrent de l’identification partisane antérieure.
Dans une série temporelle construite par Crewe et Thomson (1999, p. 67) fournissant la distribution de l’identification partisane en Grande-Bretagne de 1964 à 1997, on constate un changement étonnant entre 1992 et l’élection de 1997, remportée par Blair. En 1992, 45 % des électeurs britanniques s’identifiaient aux conservateurs et 33 % aux travaillistes, alors qu’en 1997 ces chiffres étaient respectivement 30 % et 46 % (les autres appuyaient d’autres partis ou ne s’identifiaient à aucun parti). Ce changement est beaucoup trop grand pour qu’on l’explique par les décès d’électeurs âgés et l’arrivée de nouvelles cohortes ; et il est d’autant plus alarmant qu’une telle évolution de l’identification partisane est trop brusque pour correspondre au processus de conversion délibérée évoqué par Merrill et Grofman. De plus, il correspond à un changement radical de la position politique du Parti conservateur (Budge, 1999).
-
[15]
Pour un remarquable compte rendu de ces événements, voir le chapitre 2 de Ibbitson (1997).
-
[16]
Dans une circonscription où le npd était en avance durant l’élection de 1999, nous nous rappelons d’une conversation de palier avec une partisane de longue date du npd qui envisageait de voter libéral afin de défaire les conservateurs — bien que cette stratégie eût eu l’effet tout opposé.
-
[17]
Curieusement, des chercheurs aussi connus que Miller et Shanks (1996, p. 205ff ; 552ff), tout en prenant acte des postulats de base des données transversales, font preuve de peu d’intérêt pour des enquêtes électorales longitudinales.
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