L’usage des statistiques dans la recherche sociale s’est grandement transformé au cours des dernières décennies. On soupçonnait les praticiens des méthodes quantitatives de réfléchir peu théoriquement, d’inféoder leur approche à des postulats douteux et de se lancer tête baissée dans des calculs qui obscurcissaient leurs démarches aux yeux des profanes, dont un bon nombre de sociologues. Mais cette ère de l’alchimie se termine, dans une bonne mesure. Les statistiques sociales s’inscrivent maintenant dans de nouveaux contextes de pratique de la recherche grâce à des innovations méthodologiques dont la signification est avant tout théorique. Les chiffres, quand ils sont utilisés à bon escient, peuvent servir à « dire », servir d’ancrage à des narrations révélatrices. Les articles rassemblés dans ce numéro en fourniront plusieurs illustrations fascinantes, exposées dans un langage aussi peu technique que possible. Plusieurs facteurs ont contribué au renouvellement des statistiques sociales, notamment la redécouverte de la complexité de la gouvernance et du besoin de fonder les décisions sur des connaissances probantes. Dans ce contexte, de nouveaux instruments d’observation se sont développés, portant sur des questions d’intérêt public de plus en plus diverses et complexes : la pauvreté et la dynamique du revenu, l’emploi et les trajectoires professionnelles, la dynamique des rapports entre les travailleurs et les entreprises, le développement des enfants, les modes de vie des jeunes et leur entrée dans la vie adulte, la situation des immigrants, les déterminants sociaux de la santé — et en particulier les inégalités sociales de santé. Les perspectives théoriques qui imposent le recours à de telles données complexes empruntent de plus en plus à une variété de champs de la sociologie, de même qu’aux autres disciplines des sciences sociales, en particulier l’économie, la démographie, la psychologie, la science politique : l’interdisciplinarité se vit davantage dans la fréquentation de bases de données communes que dans le partage de principes. Les manuels de méthodologie quantitative en vogue dans les années 1960 et 1970 devaient admettre trois évidences suivantes quant aux limites de la contribution de cette approche à l’avancement des connaissances sociologiques. En premier lieu, l’étude du changement social est bien sûr d’une importance primordiale pour la discipline, mais les données aussi bien que les modèles quantitatifs de l’époque n’étaient pas conçus pour mesurer ce changement directement ; tout au plus pouvait-on déceler dans le profil des effets de causalité, liant entre elles plusieurs variables, la résultante de processus qui se déroulaient certes au fil du temps, mais dont on pouvait uniquement lire les traces laissées dans des enquêtes transversales. En second lieu, l’entreprise sociologique repose largement sur l’analyse des liens entre les individus et leurs divers milieux d’appartenance : milieux microsociaux, comme la famille et les réseaux sociaux ; milieux mésosociaux, comme la région et le quartier, mais aussi les diverses organisations où nous sommes engagés dans des activités comme le travail, l’étude, le maintien de notre santé, notre engagement civique et communautaire, etc. ; milieux macrosociaux, c’est-à-dire la société et l’époque où nous sommes nés et où nous vivons. Mais il était — et il demeure — difficile de produire des données concernant à la fois ces diverses catégories d’appartenance et les caractéristiques des individus. Et l’obstacle n’est pas que pratique, il est aussi et surtout théorique. Les habituelles données d’enquête étaient considérées par plusieurs comme irrémédiablement entachées d’un biais individualiste (largement par contamination de la part des économistes) ; elles semblaient mettre de l’avant la libre détermination des individus et reléguer dans l’ombre les effets proprement sociologiques de l’appartenance aux milieux. Ce n’est pas là une fatalité, car l’effet des milieux — autrement dit des structures sociales — peut dans …
Appendices
Bibliographie
- Bernard, Paul (1993), « Cause perdue : le pouvoir heuristique de l’analyse causale », Sociologie et sociétés, vol. xxv, no2, p. 171-188.
- Lowe, Graham S. (2000), The Quality of Work : A People-centred Agenda, Toronto, Oxford University Press.