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Depuis 150 ans, l’évolution des institutions psychiatriques démontre, sous l’impulsion des différentes mouvances de désinstitutionnalisation, que les interactions entre les forces de l’ordre et les personnes souffrant de maladies mentales sont de plus en plus courantes. Dans les dernières décennies, nous avons assisté au Québec à une augmentation importante des interventions policières auprès de la clientèle psychiatrique, que ce soit dans le cadre d’ordonnances judiciaires (p. ex. jugement émis par un tribunal afin de forcer le traitement d’un patient souffrant d’un trouble psychiatrique grave et jugé inapte à consentir aux soins), de situations de crise ou d’intoxications à des drogues de rue de plus en plus variées. Plusieurs modèles d’intervention mixte ont déjà vu le jour pour répondre à des enjeux et besoins lors de ces interactions, comme les équipes d’urgences psychosociales-Justice (UPS-Justice), les équipes de soutien aux urgences psychosociales (ESUP) et les équipes mobiles de référence et d’intervention en itinérance (EMRII). Dans certains contextes, cependant, les approches collaboratives à préconiser sont encore sur la table à dessin. C’est le cas des situations d’état mental perturbé pour lesquelles les policiers sont régulièrement appelés, sans qu’il n’y ait de dangerosité imminente justifiant un transport contre le gré vers l’hôpital, mais tout de même avec un degré de détresse et de bris de fonctionnement qui appelle à une intervention psychiatrique. Pensons, par exemple, aux personnes isolées et ayant des idées délirantes de persécution, qui n’auront peut-être pas l’autocritique nécessaire pour aller elles-mêmes vers des soins psychiatriques, mais qui appelleront tout de même à répétition les lignes d’urgence, craintives d’être victimes de vols ou de menaces extérieures. Pour ces patients qui n’iront pas vers nous spontanément, comment établir l’alliance et leur donner accès aux services qui pourraient leur être salutaires, sachant que la littérature scientifique actuelle soulève une myriade d’enjeux dans l’approche de ce type de patients en communauté ? L’initiative ÉCHINOPS (Équipe communautaire hybride d’interventions novatrices OSBL-Psychiatrie-SPVM), une équipe d’intervention mixte impliquant les policiers, des infirmiers en santé mentale et un psychiatre répondant mobile, est née de cette remise en question et a pris son envol dans le cadre d’un projet-pilote dans l’est de Montréal depuis janvier 2022. Inspirée d’initiatives variées d’équipes mixtes à travers le monde, la mission du projet est de faciliter l’accès aux services en santé mentale, incluant l’évaluation médicale et psychiatrique, pour tous ceux et celles qui interagissent avec les forces de l’ordre et qui présentent une souffrance psychique significative. Déjà, l’expérience sur le terrain est enthousiasmante, et ouvre des perspectives abondantes pour ce modèle d’intervention et sa faisabilité à plus grande échelle.

Mise en contexte

Au Canada comme en Amérique du Nord, on estime que 5 à 31 % des interventions policières se font auprès de personnes ayant des troubles de santé mentale. Ces interventions sont en augmentation (Boyce, 2012 ; CAMH, 2020 ; Cotton et Coleman, 2010 ; Franz et Borum, 2011 ; Shapiro et coll., 2015 ; van den Brink et coll., 2012) et représentent des coûts substantiels en termes économiques et de ressources humaines, dédiés à la gestion de ces situations dans la communauté (Dempsey et coll., 2020 ; Shapiro et coll., 2015 ; Thompson et coll., 2010). En fait, les personnes ayant un trouble de santé mentale entrent en contact plus régulièrement avec la police que la population générale (Elonheimo et coll., 2007 ; Kesic et coll., 2013), et ces interventions, selon une étude montréalaise, nécessitent en moyenne 87 % de plus de ressources que celles auprès de citoyens sans problématique de santé mentale (Charette et coll., 2014). L’implication du corps policier dans la gestion des états mentaux perturbés représente donc une portion substantielle des contacts policiers au sein de cette population (Anderson et coll., 2013 ; Desmarais et coll., 2014 ; Livingston, Desmarais, Verdun-Jones, et coll., 2014 ; Swanson et coll., 2008) et les policiers sont souvent les premiers répondants des situations impliquant ces personnes dans la communauté (Anderson et coll., 2013 ; van den Brink et coll., 2012). Par conséquent, le corps policier se retrouve régulièrement engagé dans des tâches médicales, de travail social et de counseling (Loucks, 2013 ; Myrstol et Hawk-Tourtelot, 2011).

En corollaire, depuis les 40 dernières années, la désinstitutionnalisation des services psychiatriques a conduit à une augmentation des contacts de la clientèle en santé mentale avec les services judiciaires (Dempsey et coll., 2020 ; Dunn et Dempsey, 2017 ; Kubiak et coll., 2017 ; Lamb et Weinberger, 2005, 2020 ; Steadman et Morrissette, 2016), sans que l’expertise des corps policiers et du milieu communautaire soit actualisée. Concomitamment, la problématique du manque d’expertise des forces de l’ordre et des ressources en communauté à appréhender et prendre en charge efficacement les situations de crise en santé mentale, dans un contexte de ressources hospitalières également plus limitées, a été mise en lumière (Campbell et coll., 2017). Les corps policiers se font effectivement parfois reprocher de judiciariser les problématiques de santé mentale et d’utiliser une approche coercitive au détriment d’une approche fondée sur les paradigmes de la bienfaisance et de l’autonomie. Faute de solutions de rechange raisonnables, plusieurs interventions policières se soldent par des visites aux urgences hospitalières, parfois contre le gré des personnes dont l’état mental est perturbé et au désarroi des proches de celles-ci qui ressentent impuissance et frustration (Boscarato et coll., 2014 ; Kane, 2020 ; Lamanna et coll., 2018 ; Puntis et coll., 2018). Par ailleurs, le recours à la coercition (Crocker et coll., 2009 ; Derrick et coll., 2015 ; Rossler et Terrill, 2017) et à l’incarcération est souvent l’orientation privilégiée de facto, faute de moyens alternatifs, sans égard à leur statut de santé mentale, dans le but de contrecarrer rapidement tout comportement troublant la paix (Baillargeon et coll., 2009 ; Falissard et coll., 2006 ; Franz et Borum, 2011 ; Girard et coll., 2014 ; Greenberg et Rosenheck, 2008) ou même de favoriser l’accès à des soins, en passant par le système judiciaire (Compton et coll., 2006 ; Shapiro et coll., 2015). L’effet thérapeutique de ces interventions est cependant souvent limité et ces dernières exposent les patients à des situations restreignant leur liberté de façon radicale. Certaines études indiquent d’ailleurs qu’à offense égale, les personnes ayant un trouble mental ont une probabilité doublée d’être arrêtées (Charette et coll., 2011, 2014).

L’implication augmentée des corps policiers dans des situations de crises en santé mentale semble également amener une augmentation de la morbidité et mortalité (Marcus et Stergiopoulos, 2022 ; Saleh et coll., 2018). Aux États-Unis, il est estimé que depuis 2015, plus de 5600 personnes ont été tuées lors d’interventions policières et environ 1400 de ces décès impliquaient une personne avec un problème de santé mentale (Rohrer, 2021). Au Canada, des 461 interventions policières ayant mené à la mort entre 2000 et 2017, plus de 70 % des victimes avaient une maladie mentale. Ce phénomène s’imbrique souvent dans un contexte de stigmatisation des soins en milieu psychiatrique et de l’accès limité à un soutien adéquat en santé mentale (Marcoux et Nicholson, 2018).

« États mentaux perturbés »

Au sein des services policiers, le terme « état mental perturbé » est utilisé pour codifier les appels liés à des enjeux psychiatriques et/ou psychosociaux. Les études axées sur l’expérience des citoyens suite à leur contact avec les corps policiers dans le cadre de tels appels, réalisées à partir de la théorie de la justice procédurale, mettent en lumière des enjeux d’insatisfactions, comme des réponses incohérentes entre professionnels, de longs délais pour avoir accès à des services en santé mentale, l’utilisation de la force ou le fait de se sentir menacé par les policiers (Boscarato et coll., 2014 ; Brennan et coll., 2016 ; Evangelista et coll., 2016 ; Hopkins et Niemiec, 2006 ; Koskela et coll., 2016 ; Lamanna et coll., 2018). En outre, si la réponse à l’intervention policière est considérée invalidante ou inefficace, la personne qui reçoit cette intervention éprouve des difficultés à s’autonomiser pour la gestion de futures crises (Caplan et Caplan, 2000 ; Evangelista et coll., 2016) et peut développer de la méfiance au moment d’interventions subséquentes (Goldberg et coll., 2019 ; S. L. Jones et Mason, 2002 ; Watson et coll., 2008). Desmarais et coll. (2014) ont d’ailleurs comparé la perception du corps de police par les personnes ayant une maladie mentale par rapport à la population générale canadienne et ont constaté que les policiers étaient perçus d’une façon plutôt mitigée par le groupe de personnes ayant une maladie mentale. Pour ce groupe, on relevait un sentiment que les agents de la paix sont peu approchables, une impression de traitement moins juste et une moindre confiance. On relevait également des contacts plus fréquents dans les 12 derniers mois pour ces personnes, en comparaison avec la population générale (Desmarais et coll., 2014).

Les policiers sont souvent les premiers sur place, maintiennent la sécurité et facilitent le transport vers les ressources en santé mentale, généralement vers un centre hospitalier (Lamb et coll., 2002). De leur perspective, les délais sont longs pour accéder à une évaluation psychiatrique lorsqu’ils suspectent une maladie mentale (Sced, 2006 ; Soares et Pinto da Costa, 2019) et rapportent souvent ne pas se sentir outillés (manque de connaissances, compétences, outils de communication, confiance dans la prise de décision) pour gérer les crises (Compton et coll., 2006 ; Fry et coll., 2002 ; Marsden et coll., 2020). Selon plusieurs études, la perception des policiers par rapport à la santé mentale influence la nature de leurs contacts et les issues de ceux-ci (Desmarais et coll., 2014 ; Godfredson et coll., 2011 ; Patch et Arrigo, 1999 ; Watson et coll., 2014), et cette perception est modulée par la présence ou non de formation plus approfondie pour intervenir auprès de cette clientèle (Compton et coll., 2006 ; Hanafi et coll., 2008). D’un côté comme de l’autre, on rapporte un manque de communication entre les services policiers et les services en santé mentale, notamment lors du transfert d’un patient à l’urgence hospitalière (Arnaert et coll., 2021 ; Bailey et coll., 2018 ; Balfour et coll., 2021, 2022 ; Hollander et coll., 2012 ; Martin et Thomas, 2014 ; Mclean et Marshall, 2010 ; Soares et Pinto da Costa, 2019), en raison notamment de barrières éthiques et législatives liées à la question de la confidentialité. Par ailleurs, il y a une absence d’uniformité, quantitativement et qualitativement, quant à l’offre de services offerts en santé mentale sur les différents territoires de la province. En outre, des délais de temps indus avant l’accès à des services de santé mentale augmentent le risque de recours à la force et à des accusations criminelles plutôt que de recevoir les soins jugés optimaux (Watson et Fulambarker, 2012).

Un changement de culture

Par ailleurs, à l’échelle du Québec, le Plan d’action interministériel en santé mentale du Québec (PAISM) 2022-2026 atteste d’un changement de culture et de paradigme de soins qui vise à mettre en oeuvre et consolider des pratiques mixtes d’interventions psychosociales et policières de proximité sur l’ensemble du territoire québécois (S’unir pour un mieux-être collectif : plan d’action interministériel en santé mentale 2022-2026, n.d.). Les services à rehausser ou à consolider appartiennent à l’offre de services sociaux généraux à la population qui occupent une place importante dans le continuum de services en santé mentale, afin d’assurer aux personnes qui traversent une situation de crise une réponse adaptée à leurs besoins et de limiter les hospitalisations et la judiciarisation ou le recours à des ressources spécialisées lorsque cela n’est pas nécessaire (CMHA, 2020). Les objectifs du projet ÉCHINOPS s’inscrivent précisément dans cette nouvelle approche.

Le modèle ÉCHINOPS

Composée d’infirmier(-ère)s en santé mentale et de psychiatres communautaires, l’équipe travaille en collaboration avec les corps policiers pour jouer un rôle de consultant et pour mettre en oeuvre et consolider des pratiques mixtes d’interventions psychosociales et policières de proximité dans la communauté auprès des personnes ayant des troubles de santé mentale. Le fonctionnement d’ÉCHINOPS s’inspire des modèles d’équipe d’intervention mixte dits Co-response ou Street Triage qui ont fait l’objet de plusieurs projets au Canada et dans d’autres pays occidentaux (Dempsey et coll., 2020 ; Kirubarajan et coll., 2018 ; Kisely et coll., 2010a ; Lamanna et coll., 2015 ; Marcus et Stergiopoulos, 2022 ; McKenna et coll., 2015 ; Morabito et coll., 2018 ; Puntis et coll., 2018 ; Semple et coll., 2021 ; Shapiro et coll., 2015). Sur le terrain, cela implique d’abord qu’un agent en uniforme sollicite une assistance téléphonique auprès d’un(e) infirmier(-ère) travaillant au sein du Guichet d’accès en santé mentale adulte (GASMA) du CLSC où vit la personne qu’il faut aider. Suite à cet appel et après avoir obtenu le consentement de la personne visée par l’intervention policière, l’infirmier(-ère) peut conseiller les agents sur place, se rendre sur place immédiatement pour évaluer, contacter le psychiatre communautaire, référer vers un autre service (relevant du secteur communautaire ou du programme santé mentale, dépendance et itinérance du CIUSSS de l’Est de l’île de Montréal) ou fixer un rendez-vous d’évaluation à domicile/dans la communauté dans les semaines suivantes. Les interventions dans la communauté se font uniquement lorsque les lieux sont sécurisés. Il demeure de la responsabilité du policier d’évaluer les risques reliés à l’intervention et de décider du retrait du ou des autres intervenants, si nécessaire. Un retour mensuel est fait par tous les intervenants impliqués lors de différents appels et des différentes interventions à domicile et/ou dans la communauté dans un but de formation continue et de contrôle de la qualité des interventions. L’infirmier(-ère) du GASMA passe même une demi-journée par semaine à même le poste de quartier (PDQ) afin d’être en support aux patrouilleurs, aux agent(e)s sociocommunautaires et aux autres intervenants.

Actuellement, le projet ÉCHINOPS offre ses services à la population desservie par les postes de quartier 30 (quartier St-Michel) et 42 (quartier St-Léonard) du SPVM (p. ex. Service de police de la Ville de Montréal) ; ces deux PDQ (p. ex. poste de police de quartier) couvrent le territoire également desservi par le CLSC Saint-Michel, situé dans le nord-est de l’île de Montréal. Les policiers de ces postes qui répondent aux appels de nature psychosociale pourront se fier à une grille d’analyse qui leur permettra de déterminer s’il est approprié d’orienter le citoyen auprès duquel ils interviennent vers l’équipe ÉCHINOPS. Dans les cas où cette orientation s’avérerait pertinente et possible, ÉCHINOPS sera présenté comme une option au citoyen qui pourra décider si oui ou non il souhaite se prémunir de ces services. L’ensemble des patrouilleurs des PDQ 30 et 42 sont habilités à faire des références au projet ÉCHINOPS s’ils le jugent pertinent sur le terrain. Une formation de 1 h 30 a été présentée par les responsables du projet à l’ensemble des patrouilleurs avec comme but de les informer sur les services offerts par le projet ÉCHINOPS, le tout supervisé par les agents sociocommunautaires des PDQ impliqués. La population cible doit faire partie du territoire couvert par les PDQ 30 et 42, être âgée de 18 ans et plus, être aux prises avec une situation psychosociale ou psychiatrique nécessitant un support du corps policier, être interceptée par ceux-ci, être apte à consentir à l’évaluation par l’équipe ÉCHINOPS et parler français ou anglais.

Revue narrative de la littérature

Pour concevoir le modèle ÉCHINOPS, une revue de la littérature a été conduite afin de clarifier les enjeux entourant les équipes d’intervention mixte et répertorier les modèles semblables ailleurs dans le monde. C’est globalement à partir du début des années 1980 que la littérature s’est intéressée à l’interaction entre policiers et équipes de santé mentale, devant les enjeux grandissants à la suite de la désinstitutionnalisation des soins de santé mentale du milieu du 20e siècle. En 1977, aux États-Unis, une étude observationnelle, parmi les premières du genre (Cesnik et coll., 1977), mettait en lumière le besoin important de collaboration entre les 2 instances. En l’espace de 24 heures, 150 références avaient été demandées envers un nouveau service d’urgence en santé mentale dont 33 % provenaient de policiers souhaitant du soutien dans l’intervention et l’orientation des usagers.

Interactions entre patients et policiers et justice procédurale

Dans les dernières décennies, le cadre de référence de la justice procédurale (Livingston, Desmarais, Greaves et coll., 2014 ; Livingston, Desmarais, Verdun-Jones et coll., 2014 ; Sunshine et Tyler, 2003 ; Tyler et Fagan, 2006) s’est inscrit comme un incontournable pour approcher les enjeux d’interactions entre les personnes ayant des troubles de santé mentale et les policiers. Ce cadre est basé sur la théorie selon laquelle les perceptions des personnes exposées au corps policier sont modulées par le fait de sentir avoir été traité justement ou non, quelle que soit l’issue de la situation (Tyler et Fagan, 2006). Depuis l’utilisation de ce cadre, plusieurs recherches sociales, juridiques et organisationnelles ont montré l’importance du traitement juste pour la perception et le regard par rapport aux forces de l’ordre. Trois composantes clés sont nommées : le sentiment d’avoir un espace pour s’exprimer comme citoyen, un sentiment de dignité préservée et la confiance envers les forces de l’ordre. La recherche suggère que ces perceptions influencent la nature et la qualité de leurs interactions et que la population vivant une problématique de santé mentale présente le plus grand degré de réponse au facteur de perception de justice procédurale (Lind et Tyler, 1988). Cela influence par la suite leur coopération (Mazerolle et coll., 2013 ; Watson et coll., 2008). Plus concrètement, lorsque les principes de justice procédurale sont appliqués, les personnes ayant une maladie mentale rapportent une meilleure satisfaction et moins de récidives de comportements perturbateurs (Wales et coll., 2010). Plus récemment, plusieurs études ont montré que si les patients sentent avoir été traités avec justice, ils sont subséquemment plus sujets à percevoir le contact comme positif et coopérer avec les agents (L. B. Jones et Thomas, 2019 ; Livingston, Desmarais, Greaves et coll., 2014 ; Watson et coll., 2008, 2014).

La littérature scientifique à propos des équipes d’interventions mixtes se penche sur quelques indicateurs quantitatifs principaux ; usage de la force, blessures, taux de transports contre le gré, taux d’arrestation, référencement à des ressources, transfert des services policiers aux urgences médicales, efficacité des interventions (délais d’intervention et temps sur scène) et hospitalisations. Au niveau qualitatif, les indicateurs les plus fréquents sont les perspectives des citoyens, des intervenants des corps de police et ceux du système de santé (satisfaction, perceptions des forces et faiblesses des modèles d’équipe mixte).

Usage de la force et morbidité 

Une revue de la littérature ayant relevé 21 articles sur des équipes d’intervention mixte et leur effet sur la morbidité (blessures) suite aux interventions policières auprès de personnes ayant un trouble de santé mentale mettait en lumière une possible réduction de celle-ci (Shapiro et coll., 2015), ce qui était aussi reflété par des taux de blessure bas (2 %) chez la clientèle en contact avec les équipes d’intervention mixte canadiennes (Lamanna et coll., 2018) et d’une utilisation réduite de la force (Blais et coll., 2022). Chez une grande majorité des blessures rapportées, celles-ci étaient auto-infligées (Lamanna et coll., 2015, 2018).

Transports vers un centre hospitalier

Les taux de transport vers une urgence ou un hôpital varient de 14 % à 45 % selon les devis (Huppert et Griffiths, 2015 ; Lamanna et coll., 2015 ; Lee et coll., 2015 ; Morabito et coll., 2018). Dans l’étude torontoise de Lamanna et coll. (2015), on rapportait un taux plus élevé de transports vers l’urgence en présence de l’équipe qu’avec la prise en charge policière d’usage, bien que d’autres études arrivaient à des résultats contraires, soit une réduction des transports à l’urgence (Blais et coll., 2022 ; Faddy et coll., 2017 ; Fahim et coll., 2016 ; McKenna et coll., 2015). Dans la revue systématique de Puntis et coll. (2018) (n = 26), en ce qui concerne les admissions hospitalières, on rapportait 4 devis montrant une réduction et 3 devis montrant une augmentation. Fahim et coll. (2016) ont quant à eux trouvé une diminution des congés psychiatriques après évaluation à l’urgence lorsque le patient avait été référé via l’équipe d’intervention mixte, suggérant une meilleure utilisation des ressources du système de santé. En ce qui concerne les transports contre le gré, la revue de Puntis et coll. (2018) rapportait une réduction de ceux-ci dans 5 études, ce qui s’ajoute aux taux d’appréhension par la police réduits et rapportés par différents devis canadiens plus récents (Blais et coll., 2022 ; Semple et coll., 2021).

Judiciarisation 

Trois revues systématiques (Kane et coll., 2018 ; Puntis et coll., 2018 ; Shapiro et coll., 2015) indiquent une réduction des arrestations ou des taux faibles par rapport aux données comparables. Selon les études observationnelles nord-américaines de Lamanna et coll. (2018) et Morabito et coll. (2018), ces taux varient de 0,8 à 2 % des interactions. Il demeure difficile d’établir avec confiance un lien de causalité avec les données actuelles cependant (Shapiro et coll., 2015). Parallèlement, en 2014, l’équipe états-unienne de Compton et coll. a étudié l’impact d’un programme de formation en santé mentale dans un corps policier en la comparant à la trajectoire d’un corps sans formation. Lorsque formés, et cela peut survenir également via le savoir expérientiel développé via une équipe mixte, les policiers s’engageaient plus souvent vers une orientation hospitalière ou référence en santé mentale et moins vers une arrestation par rapport à leurs collègues non formés (Compton et coll., 2014). 

Consultation et résolution de situations sur scène 

La proportion d’appels à l’équipe d’intervention mixte s’étant conclue avec l’intervention sur scène seulement sans prise en charge supplémentaire est décrite dans certains devis et varie de 23 % à 36 % (Blais et coll., 2022 ; Huppert et Griffiths, 2015 ; Morabito et coll., 2018). Le devis sherbrookois de Blais et coll. (2022) montrait aussi que les citoyens bénéficiaires de l’équipe d’intervention mixte avaient une plus grande probabilité que la prise en charge soit un contact seulement ou une implication du réseau social que les citoyens pris en charge par une équipe policière régulière. En effet, il semble que l’existence de l’équipe ouvre la porte à plusieurs alternatives à l’arrestation, incluant la résolution sur place (Helfgott et coll., 2016).

Accès à des soins de santé mentale et hospitalisations

Dans la revue de Shapiro et coll. (2015), 23 devis ont été mis en lumière pour évaluer l’effet des modèles d’intervention mixte. Cette revue a rapporté une augmentation de références et de la liaisons avec les services communautaires et de santé, comparativement au modèle d’intervention policière traditionnel. Plus précisément, plusieurs études canadiennes arrivent aux mêmes résultats (Blais et coll., 2022 ; Kisely et coll., 2010a ; Semple et coll., 2021), de même que d’autres études internationales (Helfgott et coll., 2016 ; Huppert et Griffiths, 2015). Selon Lamanna et coll. (2018), l’implication d’une équipe d’intervention de crise se traduit par une augmentation des services de santé mentale en communauté et une diminution du temps sur scène par les policiers. Notamment, l’équipe canadienne de Fahim et coll. (2016) a comparé une population desservie par une équipe d’intervention mixte sur 12 mois avec les données rétrospectives accumulées préalablement par le corps policier participant dans la même population. La présence d’une telle équipe a amené une réduction de 49 % des transferts à l’hôpital. Parmi les patients amenés à l’hôpital, seulement 20 % reçurent directement un congé, comparativement à 53 % sans présence de l’équipe. Des 80 % des patients ayant nécessité une évaluation par un psychiatre, 54 % furent admis, soit un taux d’admission 29 % plus élevé. Les auteurs ont donc conclu à une réduction du fardeau sur les services d’urgence, avec un meilleur triage des cas nécessitant une éventuelle hospitalisation (Fahim et coll., 2016).

Expériences et satisfaction des citoyens et bénéficiaires

Du point de vue des personnes bénéficiant d’une intervention par une équipe d’intervention mixte, selon Puntis et coll. (2018), plusieurs études montrent une plus grande satisfaction par rapport aux interventions policières, ces personnes se sentant davantage respectées et soutenues par les équipes intégrées (Costigan et coll., 2021, 2021 ; Daggenvoorde et coll., 2018 ; Evangelista et coll., 2016 ; Forchuk et coll., 2010 ; Kirst et coll., 2015 ; Kisely et coll., 2010 ; Lamanna et coll., 2015, 2018 ; Ligon et Thyer, 2000). Notamment, un devis qualitatif effectué en Colombie-Britannique à l’aide d’entrevues semi-structurées prodiguées à 21 bénéficiaires et 22 membres de l’équipe d’intervention (2017-2018), montrait des bénéfices perçus au niveau de l’alliance thérapeutique, une meilleure sécurité et des soins mieux intégrés, de même qu’un effet préventif de crises ultérieures et une meilleure coopération des bénéficiaires. On nommait cependant de possibles inconvénients relativement au risque de conséquences légales, les stigmas persistants découlant des interventions policières, la détresse des utilisateurs de services, le manque de disponibilité des policiers et aussi de risque de changer la nature des rôles joués par les équipes de résolution de crise régulières (Costigan et coll., 2021 ; Daggenvoorde et coll., 2021). La revue systématique de Puntis et coll. (2018) mettait en lumière 8 études se penchant sur la perception des bénéficiaires à la suite de contacts directs avec une équipe d’intervention mixte. Les résultats montrent une meilleure désescalade, un sentiment d’intimidation atténué et une diminution de la stigmatisation (Boscarato et coll., 2014 ; Dyer et coll., 2015 ; Evangelista et coll., 2016 ; Kirst et coll., 2015, p. 201 ; Kisely et coll., 2010b ; Lamanna et coll., 2018 ; McKenna et coll., 2015).

Expériences et satisfaction des dispensateurs de soins

Du point de vue des dispensateurs de soins, Puntis et coll. (2018), dans leur revue systématique, ont mis en lumière 9 études s’étant penchées sur la perception de ces protagonistes. Globalement, on saluait l’amélioration de la coordination et collaboration entre forces de l’ordre et les services de santé mentale, avec davantage d’efficacité dans les interventions en termes de temps. Les critiques les plus rapportées résidaient dans le manque de couverture de l’équipe dans le temps, qui opérait généralement de jour dans les différents devis, ou dans le manque de disponibilité, faute d’intervenants en nombre suffisant (Abbott, 2011 ; Bailey et coll., 2018 ; Deane et coll., 1999 ; Dyer et coll., 2015 ; Fahim et coll., 2016 ; Hails et Borum, 2003 ; Kirst et coll., 2015 ; Kisely et coll., 2010a ; Lee et coll., 2015 ; McKenna et coll., 2015).

Aspects économiques

Le bénéfice économique d’orienter les patients vers des équipes dans la communauté a été évoqué à travers différentes petites études (Bengelsdorf et coll., 1993 ; Scott, 2000). En terme économique, 3 études ont été trouvées par Puntis et coll. (2018) dont 2 concluent à une réduction des coûts des services (soit par diminution des hospitalisations ou diminution des coûts des services policiers) (Heslin et coll., 2016 ; Scott, 2000) et l’une à une augmentation, mais de moins de 1 % (Heslin et coll., 2017). Malgré la variété de projets évoqués dans la littérature scientifique récente, proportionnellement très peu d’études ont été dédiées à en étudier les effets quant aux coûts des services de santé (Kane et coll., 2018 ; Puntis et coll., 2018).

Cultiver le changement

En somme, les études scientifiques sur les équipes d’intervention mixtes se multiplient dans les dernières décennies, de même que les modèles d’équipe sur le terrain, qui présentent entre elles des différences au niveau de l’organisation et la logistique (Park et coll., 2021). Tout en témoignant d’un changement de culture quant au rôle des agents de la paix dans la population, ces initiatives partout dans le monde mettent en lumière un besoin de formation supplémentaire sur la maladie mentale et d’interdisciplinarité grandissant entre forces de l’ordre et système de santé et la nécessité d’un nouveau modèle de collaboration dans la communauté. Cependant, les études récentes comprennent rarement une méthodologie expérimentale ou quasi expérimentale permettant de démontrer un lien de causalité fort. Elles semblent laisser miroiter des effets positifs, notamment à l’échelle du vécu humain des différents protagonistes, mais aussi lorsque l’on s’attarde aux impacts organisationnels et économiques. Notamment, des équipes impliquant aussi les psychiatres au besoin pour des évaluations médicales en communauté sont prometteuses. À l’image des nombreuses inflorescences des plantes de la famille des chardons (echinops, en latin) qui consistent chacune en une fleur entourée de 5 lobes, nous espérons pour les nombreux patients dont les besoins ne cadrent pas avec le modèle de soins traditionnel que la mise en place d’équipes d’interventions mixtes puisse les soutenir à même leur milieu de vie et que celles-ci soient également constituées des 5 instances dont l’arrimage nous paraît essentiel : les services psychiatriques, les services policiers, le MASM (p. ex. mécanisme d’accès en santé mentale – services de première ligne) les familles et la communauté. Ne serait-il pas enthousiasmant de voir ÉCHINOPS germer à l’échelle du Québec et ailleurs dans le monde ?