Abstracts
Résumé
L’objectif de cet article de perspective est d’explorer la création d’un nouveau syndrome propre à la ville canadienne de Montréal : la conophobie. De façon plus académique, le but est de réfléchir au processus qui conduit à la création d’une nouvelle entité clinique et de questionner comment le nom d’une maladie est choisi. C’est ainsi que sont nés les syndromes qui portent désormais le nom d’une ville : le syndrome de Stockholm, le syndrome de Stendhal, le syndrome de la tour de Pise, le syndrome de La Havane, le syndrome de Paris, de Lima ou de Copenhague. La conophobie est un néologisme pour signifier la naissance d’un jeune syndrome en lien avec l’observation croissante d’un mal et d’une souffrance originale envahissant la métropole du Québec : l’angoisse par rapport à un objet clairement identifié qu’on appelle le Cône. De nouveaux cônes de signalisation sont en effet apparus sur les rues, par milliers parsemés dans tous les quartiers pour baliser au départ des travaux sur les voies publiques. Dans le contexte de cette invasion sont apparues les premières anomalies comportementales observables dans la population, les indices d’une souffrance et les sentiments d’impuissance des citoyens. La couverture médiatique en a bientôt fait état. Presque 30 % des cônes orange dans une zone donnée demeuraient sur les rues sans raison apparente, entraînant des entraves et une nuisance esthétique inutiles. Nous avons pu observer quelques vignettes de ce phénomène qu’on ne peut pas baptiser à ce stade de vignettes cliniques, mais qui, à bien des égards, partagent des liens avec les phobies. Des vidéos devenues virales sur les réseaux sociaux ont même montré des individus dans plusieurs endroits enragés face aux travaux routiers, débarquant de leur voiture, saisissant des cônes orange et le projetant sur le terrain à côté de la rue. À notre connaissance, il n’y a pas eu encore d’hospitalisation ou de passage à l’urgence en raison spécifiquement d’un cône. Cette nouvelle sémiologie ou phénoménologie peut conduire le clinicien à être attentif à un éventuel passage de comportement du normal au pathologique. Le curseur qui délimite cette frontière est à étudier. Le syndrome dit de Montréal permet de faire réfléchir au lien entre la santé mentale et l’identité d’une ville. Ce lien mérite d’être amélioré. Les aides et remèdes pour les individus déjà atteints de ce syndrome insidieux pourraient nécessiter des interventions individuelles par des professionnels de la santé ou des interventions plus communautaires, de préventions. La création d’un tel syndrome s’insère dans une approche biopsychosociale qui est familière à l’activité scientifique de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal (IUSMM).
Mots-clés :
- Montréal,
- syndrome de Montréal,
- syndrome de Stockholm,
- syndrome de Stendhal,
- syndrome de Roko,
- phobie,
- syndrome du métronome,
- santé mentale,
- travaux routiers
Abstract
The objective of this perspective article is to explore the creation of a new syndrome specific to the Canadian city of Montreal: Conophobia. In a more academic way, the aim is to think about the process which leads to the creation of a new clinical entity and to question how the name of a disease is chosen. In the literature, it is illustrated by syndromes with a name of a city: Stockholm syndrome, Stendhal syndrome, Pisa syndrome, Havana syndrome, Paris syndrome, Lima syndrome or Copenhagen syndrome. Conophobia is a neologism reflecting a potential syndrome linked to the growing observation of an original suffering invading the metropolis of Quebec: anxiety in relation to a clearly identified object that we calls the Cone. New traffic cones have in fact appeared on the streets, by the thousands dotted throughout the neighborhoods, to mark the start of work on public roads. In the context of this invasion, the first observable behavioral anomalies appeared in the population, signs of suffering, and feelings of helplessness among citizens. Media coverage appeared. Almost 30% of orange cones in a given area remained on the streets for no apparent reason, causing unnecessary obstruction and aesthetic nuisance. We were able to observe some vignettes of this phenomenon which cannot be called a clinical vignette at this stage but which in many respects shares links with phobias. Videos that went viral on the networks even showed individuals in several places enraged by the road works, getting out of their cars, grabbing orange cones and throwing them onto the ground next to the street. To our knowledge, there have yet been no hospitalizations or visits to the emergency unit specifically due to a cone. This new semiology or phenomenology can lead the clinician to be attentive to a possible shift in behavior from normal to pathological. The cursor which demarcates this border needs to be studied. The so-called Montreal syndrome allows us to think about the link between mental health and the identity of a city. This relation needs to be improved. Aid and therapies for individuals already suffering from this insidious syndrome could call for individual interventions by health professionals or more community-based prevention interventions. The creation of such a syndrome is part of a biopsychosocial approach which is familiar to the scientific activity of the University Institute of Mental Health of Montreal (IUSMM).
Keywords:
- Montreal,
- Montreal syndrome,
- Stockholm syndrome,
- Stendhal syndrome,
- Roko syndrome,
- phobia,
- metronome syndrome,
- mental health,
- road works
Article body
Cela est souvent méconnu, mais l’Institut universitaire de santé mentale de Montréal (IUSMM) a déjà été le lieu de création de nouveaux syndromes en neuropsychiatrie. Ainsi de nouveaux noms ont été attribués à des descriptions cliniques détaillées qui correspondent à des patients qui ont fréquenté L.-H. Lafontaine à Montréal (Tableau 1). Il s’agit par exemple de la psychose d’hypersensibilité (Chouinard et coll., 1978), du syndrome du métronome (Bruneau et Stip, 1998) et, en collaboration avec le Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), du syndrome de Roko (Stip et coll., 2021).
L’Organisation mondiale de la santé a conseillé aux cliniciens et chercheurs de donner aux maladies des noms compréhensibles qui ne portent préjudice à aucun lieu. L’objectif de cette perspective n’est pas de porter préjudice à la ville de Montréal, mais d’explorer plutôt la création d’un nouveau syndrome originaire de cette métropole du Québec, Canada : la conophobie. De façon plus académique, le but est de réfléchir au processus qui conduit à la création d’une nouvelle entité clinique et de questionner comment le nom d’une maladie est choisi. Généralement, le processus est le suivant : le découvreur clinicien ou chercheur choisit le nom de la maladie lorsqu’il publie une étude scientifique ou un cas clinique original sur le sujet. Au fur et à mesure des publications sur le sujet, ce nom s’impose. C’est le cas des 3 syndromes déjà découverts à l’IUSMM. Ce nom est ensuite accepté ou modifié lors de symposiums scientifiques ou bien au cours des correspondances au sein même des publications médicales. Toutefois, au tout début, il faut constater quelque chose d’original, d’unique, de séminal. Parfois c’est quelque chose qu’on observe simplement dans la rue, sur un trottoir, dans un quartier ou encore une paroisse. Cette chose, ce comportement par exemple, devient documentée puis éventuellement clinique.
C’est ainsi que sont nés les syndromes qui portent désormais le nom d’une ville : le syndrome de Stockholm (Bigot et Borstein 1988 ; Montera 1999 ; Oliveira 2005), le syndrome de Stendhal (de Florence), le syndrome de la tour de Pise (Ekbom 1972 ; Yassa et coll., 1992), le syndrome de La Havane (Bartholomew et Baloh, 2020), le syndrome de Paris (Viala et coll., 2004), de Lima (Josse 2022), de Copenhague (Renard, 2010 ; Andersen et Rostgaard-Christense, 1991) (Tableau 2).
Le syndrome de Florence ou de Stendhal illustre par exemple un étrange mal, provoqué par la contemplation des oeuvres dans le musée des Offices frappant chaque année de nombreux touristes en visite à Florence (Godefroy, 2018). Les symptômes sont variés. Décrit pour la première fois en littérature par l’écrivain Stendhal, ce syndrome fut vraiment validé en 1979. La psychiatre toscane Graziella Magherini, en décrivant plus de 100 cas similaires parmi les touristes fréquentant le musée, confirma le flair clinique du romancier de 1817. Les gardiens du musée de Florence sont désormais formés à l’intervention auprès des victimes.
De façon exploratoire, nous voudrions dans cet article de perspective proposer la création d’un nouveau syndrome en lien avec l’observation croissante d’un mal et d’une souffrance originale envahissant la métropole du Québec : l’angoisse par rapport à un objet clairement identifié qu’on appelle le Cône.
De nouveaux cônes sont en effet apparus sur les rues, par milliers, comme des barils orangés, parsemés dans tous les quartiers, des cônes baptisés T-RV-7 et utilisés pour baliser au départ des travaux sur les voies publiques. Dans le contexte de cette invasion sont apparues les premières anomalies comportementales observables dans la population, les indices d’une souffrance, les sentiments d’impuissance des citoyens et les couvertures médiatiques. Nous avons pu observer quelques vignettes de ce phénomène qu’on ne peut pas baptiser à ce stade de « vignette clinique », mais qui, à bien des égards, partage des liens avec les phobies ou la rage.
La Ville
Montréal, principale ville du Québec est une métropole insulaire bordée du fleuve Saint – Laurent, la seconde ville la plus peuplée du Canada et la plus grande ville francophone d’Amérique. La région métropolitaine de Montréal comprend près de 4,3 millions d’habitants. C’est un pôle financier et culturel, une ville universitaire où siège l’IUSMM. Outre les cônes s’y dressent l’Organisation de l’aviation civile internationale, l’Institut de statistique de l’UNESCO, le Secrétariat de la Convention sur la diversité biologique ainsi que l’Agence mondiale antidopage.
L’objet
Il y a entre 100 000 et 150 000 cônes sur les routes du Québec qui coûtent un peu plus de 100 $ pièce. Développé en 1999 par la compagnie Traffic Innovation, le T-RV-7 est devenu un standard et 3 entreprises le commercialisent. La location coûte à la base 30 $ par cône par jour, ce à quoi il faut ajouter les coûts de main-d’oeuvre. Selon une étude de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain (CCMM), 94 % des rues du centre – ville ont été partiellement ou totalement entravées entre avril 2021 et mars 2022. Presque 30 % des cônes orange dans une zone donnée demeuraient sur les rues sans raison apparente, entraînant des entraves et une nuisance esthétique inutiles (https://www.journaldemontreal.com/2023/01/20/un-cone-orange-coule-dans-le-bitume-au-centre-ville-de-montreal ).
Le cône est devenu une caricature de Montréal, avec des porte-clés, des tee-shirts et se vend dans les boutiques de mascottes comme souvenir. Une recherche sur le Web révèle facilement plus de 20 articles dans la presse et une trentaine de moments dans les médias.
Mais que traduit cet histrionisme ? (https://www.tvanouvelles.ca/2023/10/31/un-homme-deguise-en-cone-orange-quete-a-montreal)
La souffrance
Les Montréalais commerçants ou automobilistes ont commencé à exprimer une souffrance et des conducteurs sont même devenus de plus en plus dangereux. Les cônes ont suscité des commentaires négatifs et devant les réponses absentes ou négatives de la mairie, des gens ont pu ressentir de l’impuissance. D’autres ont voulu déménager, modifier leur emploi du temps pour se rendre au travail ou à l’école. Impatients, frustrés, agressifs, des citoyens ont pris des risques, d’autres sont devenus insomniaques, anxieux, dans l’incapacité de prévoir leur déplacement (Figure 1).
Des vidéos devenues virales sur les réseaux sociaux ont même montré des individus dans plusieurs endroits enragés face aux travaux routiers, débarquant de leur voiture, saisissant des cônes orange et les projetant sur le terrain à côté de la rue. À notre connaissance, il n’y a pas eu encore d’hospitalisation ou de passage à l’urgence en raison spécifiquement d’un cône. Cela demeure infraclinique même si la rage au volant occasionne parfois des situations médico-légales.
Les phobies sont des troubles anxieux qui se manifestent par une crainte intense, persistante, et gênante, focalisée sur un objet précis ou sur un type de situations bien définies. Cet objet montréalais pourrait être un cône orange. Les phobies conduisent parfois aux attaques de panique. Un comportement d’évitement peut se produire. Nous proposons que la conophobie soit une potentielle nouvelle entité clinique à surveiller. Un syndrome propre à Montréal qui permet de faire réfléchir au lien entre la santé mentale et l’identité d’une ville. Ce lien mérite d’être amélioré. Alors que la souffrance reliée à ce syndrome se définit et se partage par les concitoyens, qu’ils soient cliniciens ou patients, sa phénoménologie gagnerait à être discutée davantage. Serait-il possible, par exemple, de rattacher aussi ce syndrome à la classe des troubles de contrôle des impulsions ?
Les aides et remèdes pour les individus déjà atteints de ce syndrome insidieux pourraient appeler des interventions individuelles par des professionnels de la santé ou des interventions plus collectives comme une journée annuelle dite « Révolte des Cônes ». Elle consisterait en une manifestation où le peuple lancerait en l’air les cônes de la ville. Ce geste citoyen et communautaire ne devrait pas occasionner de dangers routiers, mais canaliserait de façon structurée la rage qui monte à Montréal devant tant d’impuissance.
Cette approche sociale que nous proposons ne paraît cependant pas à ce jour fondée sur les preuves. Il serait avisé de plus référencer les propositions sur un corpus scientifique à jour. Par exemple, il paraîtrait plus judicieux de faire de la musicothérapie basée sur le rythme de type tam-tam de cône (Monsalve-Duarte et coll., 2022). On pourrait aussi considérer la thérapie d’acceptation et d’engagement (ACT) qui pourrait aider le (la) montréalais(e) à cultiver une vie riche et pleine de sens, en acceptant ce qui est au-delà de son contrôle et en l’engageant par des actes qui sont en adéquation avec ses valeurs supracôniques (Hayes et coll. 2006). L’utilisation des cônes comme haltères sous la supervision de kinésiologues spécialisés en santé mentale (Larun et coll., 2017) potentialiserait éventuellement les efforts de prévention des maladies cardiovasculaires. Nous pourrions aussi remplacer chaque cône par un arbre dans un projet écologique de réduction de la circulation et d’amélioration de la santé mentale (Siah et coll., 2023).
Enfin, une discussion sur les liens possibles entre la conophobie et l’amour (secret) de la bureaucratie engendrant ce problème pourrait éclairer davantage le phénomène (https://en.wikipedia.org/wiki/The_Utopia_of_Rules ) qui mérite d’être confirmé par des études épidémiologiques et cliniques de plus grande envergure. Dans ces nouveaux devis expérimentaux, la taille et le volume du cône ainsi que son nombre deviendraient des variables dépendantes et une autre ville sans cône sur la planète servirait de contrôle. Ainsi le syndrome de Montréal trouverait sa place dans la nosographie psychiatrique contemporaine.
Appendices
Bibliographie
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- Bigot, T. et Bornstein, S. J. (1988). Schème paradoxal de comportement lors de prises d’otages. (Syndrome de Stockholm). Annales de psychiatrie, 3(3), 196-206.
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