Article body

Cela est souvent méconnu, mais l’Institut universitaire de santé mentale de Montréal (IUSMM) a déjà été le lieu de création de nouveaux syndromes en neuropsychiatrie. Ainsi de nouveaux noms ont été attribués à des descriptions cliniques détaillées qui correspondent à des patients qui ont fréquenté L.-H. Lafontaine à Montréal (Tableau 1). Il s’agit par exemple de la psychose d’hypersensibilité (Chouinard et coll., 1978), du syndrome du métronome (Bruneau et Stip, 1998) et, en collaboration avec le Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), du syndrome de Roko (Stip et coll., 2021).

Tableau 1

Nouveaux syndromes découverts grâce à l’IUSMM

Nouveaux syndromes découverts grâce à l’IUSMM

-> See the list of tables

L’Organisation mondiale de la santé a conseillé aux cliniciens et chercheurs de donner aux maladies des noms compréhensibles qui ne portent préjudice à aucun lieu. L’objectif de cette perspective n’est pas de porter préjudice à la ville de Montréal, mais d’explorer plutôt la création d’un nouveau syndrome originaire de cette métropole du Québec, Canada : la conophobie. De façon plus académique, le but est de réfléchir au processus qui conduit à la création d’une nouvelle entité clinique et de questionner comment le nom d’une maladie est choisi. Généralement, le processus est le suivant : le découvreur clinicien ou chercheur choisit le nom de la maladie lorsqu’il publie une étude scientifique ou un cas clinique original sur le sujet. Au fur et à mesure des publications sur le sujet, ce nom s’impose. C’est le cas des 3 syndromes déjà découverts à l’IUSMM. Ce nom est ensuite accepté ou modifié lors de symposiums scientifiques ou bien au cours des correspondances au sein même des publications médicales. Toutefois, au tout début, il faut constater quelque chose d’original, d’unique, de séminal. Parfois c’est quelque chose qu’on observe simplement dans la rue, sur un trottoir, dans un quartier ou encore une paroisse. Cette chose, ce comportement par exemple, devient documentée puis éventuellement clinique.

C’est ainsi que sont nés les syndromes qui portent désormais le nom d’une ville : le syndrome de Stockholm (Bigot et Borstein 1988 ; Montera 1999 ; Oliveira 2005), le syndrome de Stendhal (de Florence), le syndrome de la tour de Pise (Ekbom 1972 ; Yassa et coll., 1992), le syndrome de La Havane (Bartholomew et Baloh, 2020), le syndrome de Paris (Viala et coll., 2004), de Lima (Josse 2022), de Copenhague (Renard, 2010 ; Andersen et Rostgaard-Christense, 1991) (Tableau 2).

Tableau2

Différents syndromes reliés au nom d’une ville

Différents syndromes reliés au nom d’une ville

Tableau2 (continuation)

Différents syndromes reliés au nom d’une ville

-> See the list of tables

Le syndrome de Florence ou de Stendhal illustre par exemple un étrange mal, provoqué par la contemplation des oeuvres dans le musée des Offices frappant chaque année de nombreux touristes en visite à Florence (Godefroy, 2018). Les symptômes sont variés. Décrit pour la première fois en littérature par l’écrivain Stendhal, ce syndrome fut vraiment validé en 1979. La psychiatre toscane Graziella Magherini, en décrivant plus de 100 cas similaires parmi les touristes fréquentant le musée, confirma le flair clinique du romancier de 1817. Les gardiens du musée de Florence sont désormais formés à l’intervention auprès des victimes.

De façon exploratoire, nous voudrions dans cet article de perspective proposer la création d’un nouveau syndrome en lien avec l’observation croissante d’un mal et d’une souffrance originale envahissant la métropole du Québec : l’angoisse par rapport à un objet clairement identifié qu’on appelle le Cône.

-> See the list of figures

De nouveaux cônes sont en effet apparus sur les rues, par milliers, comme des barils orangés, parsemés dans tous les quartiers, des cônes baptisés T-RV-7 et utilisés pour baliser au départ des travaux sur les voies publiques. Dans le contexte de cette invasion sont apparues les premières anomalies comportementales observables dans la population, les indices d’une souffrance, les sentiments d’impuissance des citoyens et les couvertures médiatiques. Nous avons pu observer quelques vignettes de ce phénomène qu’on ne peut pas baptiser à ce stade de « vignette clinique », mais qui, à bien des égards, partage des liens avec les phobies ou la rage.

La Ville

Montréal, principale ville du Québec est une métropole insulaire bordée du fleuve Saint – Laurent, la seconde ville la plus peuplée du Canada et la plus grande ville francophone d’Amérique. La région métropolitaine de Montréal comprend près de 4,3 millions d’habitants. C’est un pôle financier et culturel, une ville universitaire où siège l’IUSMM. Outre les cônes s’y dressent l’Organisation de l’aviation civile internationale, l’Institut de statistique de l’UNESCO, le Secrétariat de la Convention sur la diversité biologique ainsi que l’Agence mondiale antidopage.

L’objet

Il y a entre 100 000 et 150 000 cônes sur les routes du Québec qui coûtent un peu plus de 100 $ pièce. Développé en 1999 par la compagnie Traffic Innovation, le T-RV-7 est devenu un standard et 3 entreprises le commercialisent. La location coûte à la base 30 $ par cône par jour, ce à quoi il faut ajouter les coûts de main-d’oeuvre. Selon une étude de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain (CCMM), 94 % des rues du centre – ville ont été partiellement ou totalement entravées entre avril 2021 et mars 2022. Presque 30 % des cônes orange dans une zone donnée demeuraient sur les rues sans raison apparente, entraînant des entraves et une nuisance esthétique inutiles (https://www.journaldemontreal.com/2023/01/20/un-cone-orange-coule-dans-le-bitume-au-centre-ville-de-montreal ).

-> See the list of figures

Le cône est devenu une caricature de Montréal, avec des porte-clés, des tee-shirts et se vend dans les boutiques de mascottes comme souvenir. Une recherche sur le Web révèle facilement plus de 20 articles dans la presse et une trentaine de moments dans les médias.

La souffrance

Les Montréalais commerçants ou automobilistes ont commencé à exprimer une souffrance et des conducteurs sont même devenus de plus en plus dangereux. Les cônes ont suscité des commentaires négatifs et devant les réponses absentes ou négatives de la mairie, des gens ont pu ressentir de l’impuissance. D’autres ont voulu déménager, modifier leur emploi du temps pour se rendre au travail ou à l’école. Impatients, frustrés, agressifs, des citoyens ont pris des risques, d’autres sont devenus insomniaques, anxieux, dans l’incapacité de prévoir leur déplacement (Figure 1).

Figure 1

Constellations de signes ou symptômes pouvant mener à l’installation de la conophobie

Constellations de signes ou symptômes pouvant mener à l’installation de la conophobie

-> See the list of figures

Des vidéos devenues virales sur les réseaux sociaux ont même montré des individus dans plusieurs endroits enragés face aux travaux routiers, débarquant de leur voiture, saisissant des cônes orange et les projetant sur le terrain à côté de la rue. À notre connaissance, il n’y a pas eu encore d’hospitalisation ou de passage à l’urgence en raison spécifiquement d’un cône. Cela demeure infraclinique même si la rage au volant occasionne parfois des situations médico-légales.

-> See the list of figures

Les phobies sont des troubles anxieux qui se manifestent par une crainte intense, persistante, et gênante, focalisée sur un objet précis ou sur un type de situations bien définies. Cet objet montréalais pourrait être un cône orange. Les phobies conduisent parfois aux attaques de panique. Un comportement d’évitement peut se produire. Nous proposons que la conophobie soit une potentielle nouvelle entité clinique à surveiller. Un syndrome propre à Montréal qui permet de faire réfléchir au lien entre la santé mentale et l’identité d’une ville. Ce lien mérite d’être amélioré. Alors que la souffrance reliée à ce syndrome se définit et se partage par les concitoyens, qu’ils soient cliniciens ou patients, sa phénoménologie gagnerait à être discutée davantage. Serait-il possible, par exemple, de rattacher aussi ce syndrome à la classe des troubles de contrôle des impulsions ?

Les aides et remèdes pour les individus déjà atteints de ce syndrome insidieux pourraient appeler des interventions individuelles par des professionnels de la santé ou des interventions plus collectives comme une journée annuelle dite « Révolte des Cônes ». Elle consisterait en une manifestation où le peuple lancerait en l’air les cônes de la ville. Ce geste citoyen et communautaire ne devrait pas occasionner de dangers routiers, mais canaliserait de façon structurée la rage qui monte à Montréal devant tant d’impuissance.

Cette approche sociale que nous proposons ne paraît cependant pas à ce jour fondée sur les preuves. Il serait avisé de plus référencer les propositions sur un corpus scientifique à jour. Par exemple, il paraîtrait plus judicieux de faire de la musicothérapie basée sur le rythme de type tam-tam de cône (Monsalve-Duarte et coll., 2022). On pourrait aussi considérer la thérapie d’acceptation et d’engagement (ACT) qui pourrait aider le (la) montréalais(e) à cultiver une vie riche et pleine de sens, en acceptant ce qui est au-delà de son contrôle et en l’engageant par des actes qui sont en adéquation avec ses valeurs supracôniques (Hayes et coll. 2006). L’utilisation des cônes comme haltères sous la supervision de kinésiologues spécialisés en santé mentale (Larun et coll., 2017) potentialiserait éventuellement les efforts de prévention des maladies cardiovasculaires. Nous pourrions aussi remplacer chaque cône par un arbre dans un projet écologique de réduction de la circulation et d’amélioration de la santé mentale (Siah et coll., 2023).

Enfin, une discussion sur les liens possibles entre la conophobie et l’amour (secret) de la bureaucratie engendrant ce problème pourrait éclairer davantage le phénomène (https://en.wikipedia.org/wiki/The_Utopia_of_Rules ) qui mérite d’être confirmé par des études épidémiologiques et cliniques de plus grande envergure. Dans ces nouveaux devis expérimentaux, la taille et le volume du cône ainsi que son nombre deviendraient des variables dépendantes et une autre ville sans cône sur la planète servirait de contrôle. Ainsi le syndrome de Montréal trouverait sa place dans la nosographie psychiatrique contemporaine.