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« Saint-Jean-de-Dieu, haut lieu de la folie, portait deux autres noms, complémentaires, Gamelin qui désignait la municipalité que l’asile formait à lui seul, et Longue-Pointe qui indiquait son emplacement sur l’île de Montréal, près du site de l’ancien parc Dominion, entre les raffineries nauséabondes et le village de Pointe-aux-Trembles. »

Jacques Ferron, 1987. La conférence inachevée

Introduction

Le 19e siècle est connu comme étant celui de la construction de vastes et véritables cités asilaires. Au Canada, c’est dans un contexte de forte immigration britannique – surtout irlandaise –, d’urbanisation croissante, de conflits socioculturels, de crise économique, celle des années 1830, d’une recrudescence de la misère et de l’indigence que les dirigeants politiques commencent à vouloir encadrer certains comportements qualifiés de marginaux et de dangereux (Boudreau, 1984 ; Cellard, 1991 ; Wallot, 1998 ; Moran, 2000 ; Reaume, 2000 ; Thifault, 2003 ; Porter et Wright, 2003 ; Okin, 2008). La folie fait, en effet, de plus en plus honte et peur. À cette époque, celle des révolutions et du nouvel ordre bourgeois, le fou et la folle sont de plus en plus perçus comme des individus mettant en danger les autres membres de la société, tant par leur immoralité que par leur dangerosité. L’asile apparaît alors à la fois comme un lieu plus humain pour les fous et les folles, tel que conçu par Pinel avec une approche humaniste du malade, mais en même temps comme un endroit de mise à l’écart de personnes dont les comportements inquiétants sont expliqués par l’aliénisme naissant (Swain, 1980 ; Goldstein, 1987 ; Keating, 1993 ; Weiner, 1999).

Au Bas-Canada, le premier asile voit le jour en 1839 avec le Montreal Lunatic Asylum installé à la prison Au Pied-du-Courant à Montréal (Cellard et Nadon, 1986). Il fermera ses portes en 1845. Déments, mélancoliques, imbéciles, furieux y ont été internés pendant ce court laps de temps. Ces personnes seront alors transférées vers le premier asile permanent au Canada, l’asile de Beauport dans la région de Québec inauguré la même année et organisé selon le modèle de l’asile de Glasgow en Écosse (Cellard, 1991 ; Wallot, 1998). L’asile Saint-Jean-de-Dieu, situé dans la partie est de l’île de Montréal, ouvrira ses portes en juillet 1875 selon les plans du Mont Hope Retreat de Baltimore. Puis, en 1890, le Protestant Hospital for the Insane à Verdun, est inauguré dans la foulée de l’affaire Lyman[1] au même moment où l’asile de Beauport prend le nom d’asile St-Michel-Archange. Alors que saint Jean de Dieu représente le patron des malades pauvres et des aliénés, ayant lui-même souffert d’un épisode psychotique (Duffin, 2010), saint Michel Archange, lui, a chassé le démon en enfer.

Si l’asile d’aliénés Saint-Jean-de-Dieu ouvre ses portes dans les années 1870 sous la gouverne des Soeurs de la Providence, l’assistance aux aliénés a débuté au milieu des années 1820 avec l’oeuvre d’Émilie Gamelin, fondatrice de la congrégation officiellement fondée en 1844 par Monseigneur Bourget (Héritage, 1975 ; Courteau, 1989). En 1868, les Soeurs de la Providence reçoivent en donation une terre à Longue-Pointe (IUSMM, abrégé, 1954). C’est là qu’elles feront construire l’asile Saint-Jean-de-Dieu en 1874, un an après la signature de leur premier contrat avec le gouvernement du Québec (Noël et de Bellefeuille, 1932)[2]. À la fin de 1875, on compte déjà 408 patients et, six ans plus tard, leur nombre atteint 745 (Courteau, 1989).

Emplacement de l’asile Saint-Jean-de-Dieu sur la Longue Pointe en 1879

Henry W. Hopkins, Atlas of the city and island of Montreal, s. l., Provincial Surveying and Pub. Co., 1879

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Face à la chronicité : la politique d’internement hâtif comme cure de l’aliénation mentale

L’organisation de l’Asile est rapidement critiquée, car sa population regroupe un mélange d’incurables, de fous criminels et de non-aliénés. En 1885, la Loi sur les asiles d’aliénés place le contrôle de l’asile entre les mains des surintendants médicaux, médecins nommés et payés par l’État. Le gouvernement du Québec engage le surintendant médical et son assistant et leur attribue la charge de l’administration médicale tout comme celle des diagnostics. Les Soeurs, quant à elles, engagent le médecin-chef et ses assistants chargés des traitements (Noël et de Bellefeuille, 1932). S’ensuit une Commission d’enquête en 1888 (Grenier, 1990). L’administration de l’Institution restera entre les mains des Soeurs de la Providence tout en souffrant d’un sous-financement (Paradis, 1997 ; IUSMM, Notes, 1923). En 1890 toutefois, l’asile brûle. Le nouvel asile, en pierre cette fois-ci, composé de 12 grands pavillons, ouvre ses portes en 1901 (Courteau, 1989). Au tournant du 20e siècle, alors que les Canadiens français avaient encore un système de soutien familial rural pour les personnes dites chroniques, ils seront de plus en plus nombreux à demander l’internement d’un proche, rejoignant la proportion associée aux nouveaux arrivants d’Irlande et d’Écosse. Comme le souligne Cellard et Thifault (2006), c’est à cette époque que le système asilaire prend une forme centralisée qui perdurera jusqu’aux années 1960.

Les travaux de Pinel et d’Esquirol en France sur le traitement moral et l’aliénisme médicolégal mènent à l’établissement des asiles, dans le vrai sens du terme, pour prévenir la folie. Mais à peine quelques décennies plus tard, selon les historiens Guy Grenier (1990) et Peter Keating (1993), ce sont les études de Morel et Magnan sur la dégénérescence héréditaire qui sont appliqués dans les asiles québécois de 1890 à 1920. Le docteur Bourque, surintendant médical de Saint-Jean-de-Dieu à l’époque, assiste au Congrès international de médecine mentale de 1889 à Paris avec le docteur Barolet et Soeur Thérèse, et refonde à son retour la classification des maladies mentales à la lumière de ces théories alors controversées en Europe. La théorie de la dégénérescence héréditaire explique l’aliénation mentale par une déviation maladive due à l’influence d’un mauvais milieu physique et d’une mauvaise éducation, une déviation qui se transmet aux générations suivantes (Grenier, 1990). Cette transmission de la maladie par l’hérédité est progressive et cumulative et s’opère en 4 phases : 1) dépravation morale ; 2) manie ; 3) arriération mentale ; 4) stérilité et extinction de la lignée.

Cette théorie s’allie bien en cette fin de siècle avec les conceptions spontanées que se fait l’élite catholique canadienne-française de l’aliénation mentale. Sexualité trop ardente, intempérance et autres abus étaient depuis longtemps au nombre des causes de la dépravation morale. Mais il est aussi aisé de l’associer à l’anxiété grandissante créée par la peur des classes populaires urbaines (Perreault, 2009). Alors que l’on peut prévenir la folie par un redressement moral, cette théorie amène aussi une perception fataliste, car la maladie à la suite de la deuxième génération devient héréditaire (Dowbiggin, 1993). Cette théorie sera d’ailleurs remise en question pour cette raison, mais aussi parce que, dans les faits, la folie frappe n’importe où, n’importe quand, et n’importe qui et non seulement les descendants de dépravés.

La surintendance médicale passe aux mains du docteur Villeneuve en 1900. Il restera en poste jusqu’à son décès en 1918. L’année suivante on compte 1844 patients sur une capacité d’accueil de 3000 pour 7 médecins (Noël et de Bellefeuille, 1931). Sur le plan médical, l’Asile Saint-Jean-de-Dieu adopte le système de non restreint, de la thérapie par le travail et des congés d’essai (Courteau, 1989). Mais on met aussi en place un système d’internement hâtif pour tenter de guérir les folles et les fous généralement devenus chroniques lors de leur institutionnalisation. Au lieu de simplement soulager la société de ces derniers, et avec le souci de la psychiatrie d’être une spécialité médicale qui prévient et traite les troubles mentaux, l’internement des personnes présentant des symptômes mineurs a à la fois augmenté la population asilaire et élargi le bassin des comportements associés à l’aliénation mentale (Perreault, 2009). En tentant de prévenir la chronicité, avant que le mal ne s’installe pour de bon, c’est tout un pan de la société, celui des personnes qui adoptent difficilement les normes imposées, qui se verront envoyées de plus en plus régulièrement vers l’asile. En parallèle à cette nouvelle politique de prévention, de nouvelles institutions sont construites au Québec, Saint-Benoît-Joseph-Labre à Montréal qui accueille les vieillards, alcooliques et épileptiques (1884-1959), Saint-Julien de Saint-Ferdinand d’Halifax qui accueille les idiotes (1870-2002) ou encore Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul (1916-1973) qui accueille désormais les idiots et imbéciles hommes comme femmes. De plus, au sein même de Saint-Jean-de-Dieu, c’est l’École Gamelin qui est mise en place en 1920 pour éduquer les déficients intellectuels (Wallot, 2015).

La loi de 1909, loi refondue de 1885, spécifie de nouveau que seuls les « idiots ou imbéciles, lorsqu’ils sont dangereux, une cause de scandale, sujets à des attaques d’épilepsie, ou d’une difformité monstrueuse » (S.R.Q. 1909) peuvent y être admis. Selon cette loi, les patients doivent être internés avec un certificat médical qui indique leur état mental, la nécessité de les faire traiter dans un asile d’aliénés et de les y maintenir enfermés pour des raisons thérapeutiques, d’assistance ou finalement dans le but de protéger l’ordre public. Mais la volonté de prévenir et, ultimement, de traiter les troubles graves par un internement prophylactique donne lieu à interprétation. En effet, comment définir, médicalement, la dangerosité, l’asocialité, le scandale et même les difformités monstrueuses ? Par ce système d’internement hâtif, les psychiatres ont alors mis en place, peut-être à leur insu, ce qui sera fortement critiqué un demi-siècle plus tard.

L’entre-deux-guerres : essor des traitements, affiliation universitaire et augmentation massive de la population asilaire

La nomination du docteur Desloges en 1918 comme directeur général des hôpitaux d’aliénés de la province de Québec entraîne une coordination, jusque-là inexistante, entre les hôpitaux. La même année, c’est le docteur Devlin, qui assure la surintendance à Saint-Jean-de-Dieu. Il y reste jusqu’en 1931. Devant la nécessité pour les Soeurs de conserver l’administration de l’Asile, le contrat sera d’ailleurs reconduit en 1926, elles se préoccupent de l’état des infrastructures et des nouvelles techniques médicales. Le système d’hydrothérapie est mis en place en 1921 puis, l’année suivante, l’occupation thérapeutique a son département avec du personnel spécialisé (Courteau, 1989). C’est aussi à ce moment-là que la première assistante sociale, Marie Migneault, est engagée à titre d’officier enquêteur. Dans une lettre au docteur Desloges en 1921, le docteur Devlin souligne que tous les grands hôpitaux de ce continent ont des officiers enquêteurs qui produisent des documents pour connaître l’histoire du malade avant son internement, recommander les congés d’essai, les réadmissions ou les sorties définitives et enfin évaluer la situation financière de la famille du patient de manière à établir leur niveau de participation aux coûts des traitements (IUSMM, correspondances, 1921).

En 1923, pour 3019 patients (dont 200 privés), on compte 280 religieuses (dont 72 infirmières graduées), 58 gardes-malades séculières, 205 employés (gardiens compris), 3 aumôniers, 4 psychiatres et près de 10 médecins consultants (IUSMM, notes, 1923). Le docteur Devlin met en place en 1926 des assemblées hebdomadaires conjointes pour les médecins du gouvernement et ceux embauchés par les Soeurs (Courteau, 1989). Cette rencontre hebdomadaire permet la collaboration des psychiatres pour mieux déterminer le diagnostic des nouveaux admis et les classer, selon leur état physique et psychique, dans le département approprié à leur condition et leur maladie. Selon l’ouvrage de psychiatrie du docteur Tétreault (circa 1920), l’examen du malade se fait en 3 temps. Il s’agit d’abord de noter son attitude, sa démarche, sa tenue, son odeur, sa politesse, ses expressions faciales, ses infirmités physiques ou autres malformations. Ensuite vient l’interrogatoire à proprement parler qui cherche à déterminer le degré d’orientation et de perception du patient de même que son affectivité, sa mémoire, son jugement, ses réactions, ses délires ou des hallucinations. Enfin, l’examen se termine par une analyse des renseignements fournis par les personnes ayant demandé l’internement et ceux colligés par les Soeurs sur la conduite du malade depuis son arrivée. Toutes ces données permettent aux psychiatres de diagnostiquer les patients selon la classification en usage. Et, désormais, le surintendant médical de l’institution, selon la loi, « a le contrôle du service médical, de la classification des patients et du traitement qui doit leur être donné » (S.R.Q, 1925).

Pour les docteurs Noël et de Bellefeuille (1931), cette fusion des corps médicaux est un changement radical. D’un côté, l’Université de Montréal est choisie comme tiers parti et nomme les médecins de l’hôpital, de l’autre, le pavillon Bourget est construit et destiné à l’administration. L’historien Guy Grenier rappelle qu’avant 1927 le titre de médecin spécialiste n’était pas officiellement reconnu au Canada. À partir de cette date, le Collège des médecins et des chirurgiens de la Province de Québec, selon Grenier (2002), « rend obligatoire l’internat pour les étudiants de cinquième année de médecine ». De jeunes internes francophones montréalais sont désormais formés à Saint-Jean-de-Dieu par un stage de 30 heures en association avec la Faculté de médecine de l’Université de Montréal même si la formation en psychiatrie se fait toujours à l’extérieur de la province (Goulet, 1993 ; Stip, 2015a). La fin des années 1920 voit aussi l’ouverture des services de pharmacie avec herbage, tisane, barbituriques et bromures, mais également du service des traitements tels la malariathérapie et la convulsivothérapie ou choc métrazolique (IUSMM, historique, 1976).

Avec une institution qui compte maintenant 4165 patients, et après 43 ans de service, le docteur Devlin prend sa retraite en 1931. L’assistant médical, le docteur Noël, à Saint-Jean-de-Dieu depuis 1908, devient alors le surintendant médical, et ce jusqu’en 1952. Sous sa direction, l’Institution poursuit de grands changements. On adopte une nouvelle classification médicale : les malades admis à l’Hôpital sont classés selon 11 cas types correspondant à autant de services : « cas aigus agités, calmes, mélancoliques, épileptiques, agités chroniques, déments, paralytiques, cas de médecine ou de chirurgie, enfants, adultes, malades sous observation » (Thérien, 1932). Mais l’Institution ne peut pas recevoir, officiellement, certains types de malades comme les épileptiques non délirants et les « petits mentaux », c’est-à-dire les pithiatiques, les psychasthéniques, les neurasthéniques et les arriérés même si dans les faits, Saint-Jean-de-Dieu compte plusieurs épileptiques et arriérés (Perreault, 2009)[3].

Tableau 1

Population totale des patients à Saint-Jean-de-Dieu (SJDD), 1921-1951

Population totale des patients à Saint-Jean-de-Dieu (SJDD), 1921-1951
Sources : Annuaire statistique du Québec, 1921 à 1952

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Avec une augmentation de plus de 1000 patients en 10 ans, le besoin pour de nouveaux psychiatres se fait sentir. Selon les docteurs Noël et de Bellefeuille (1932), cette augmentation importante est due

« en grande partie aux conditions économiques actuelles : bien des familles dont les ressources financières ont diminué considérablement y songent à deux fois avant de se charger d’un patient qui, quoique guérit mentalement [sera incapable] de subvenir à ses propres besoins ; dans les circonstances, renvoyer chez lui un patient dont le psychisme est encore nécessairement fragile c’est le vouer presque fatalement à une rechute ».

Dans ce contexte de difficultés économiques et sociales causées par la Grande Dépression, on assiste à une augmentation fulgurante de la population asilaire. Devant cette hausse, un autre problème apparaît : le manque de ressources et d’infrastructures pour les accueillir. Entre 1934 et 1937, 3 nouveaux pavillons sont ainsi construits portant à 6000 lits la capacité d’accueil de l’institution (Smith, 1946). Bien que les docteurs Noël et de Bellefeuille se plaignent du haut taux d’incurabilité, qui atteint 50 %, causé par les « déments sénils (sic), idiots ou imbéciles, chez qui une guérison est impossible, mais qui diminue forcément le pourcentage de guérison par rapport à la population traitée » (1932), Saint-Jean-de-Dieu demeure l’endroit qui accueille aussi bien les cas chroniques que les guérissables.

Si la psychiatrie est désormais une science médicale qui traite et guérit comme ceux qui l’exercent le prétendent, elle se doit de résoudre le problème de la surpopulation. Deux moyens sont mis en place par les psychiatres. Le premier, la psychiatrie, devra s’orienter vers la recherche en neuropsychiatrie. Le second, l’hygiène mentale, devra prévenir les maladies mentales au sein même du corps social (Bastien et Perreault, 2012). Comme le souligne soeur Louise de l’Assomption, si l’on fait le parallèle entre les fléaux sociaux, les facteurs psychologiques et les maladies mentales, l’aspect social des causes de la maladie mentale demeure attaché à la prophylaxie et non aux traitements à l’intérieur de l’asile (L’Assomption, 1951).

Hôpital Saint-Jean-de-Dieu en 1934

Sources : Photographie de l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu en 1934, Documents de la session parlementaire de la Province de Québec, Année 1935, vol. 68, IV, p.106

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C’est avec perplexité que le docteur Noël remarque, dans son rapport annuel de 1935, que les progrès de la médecine prolongent la vie des aliénés, une conséquence discutable au point de vue économique selon lui. Mais il souligne aussi l’augmentation du nombre de guérisons de malades mentaux. Mais le taux de succès est encore bas puisque le rapport de l’année précédente mentionnait que sur 5428 patients, seulement 416 sont considérés guéris (DSPPQ, 1935). Deux ans plus tard, face à 6064 patients, dont 1189 en congé d’essai (IUSMM, activités, 1937), un département de Service social est officiellement mis sur pied avec Marie Migneault et une nouvelle recrue, Annette Labonté. Ce sont elles qui colligent les informations sur l’histoire psychosociale des patients afin de relater les causes qui auraient conduit au désordre mental selon les proches et d’informer les parents des principes de l’hygiène mentale (L’Assomption, 1951). Soeur Louise de L’Assomption rappelle la nécessité du travail social en écrivant que ce

« n’est pas une simple garderie de débiles mentaux, encore moins un asile où sont détenus de pauvres êtres dangereux pour la société, mais un hôpital, un hôpital bien spécialisé où l’on traite, où l’on guérit les maladies mentales. […] Dans ces temps d’inquiétude et de malaise, les troubles mentaux sont de plus en plus fréquents et nos hôpitaux spécialisés en maladies mentales ne peuvent suffire à recevoir ceux qui cherchent une cure ».

L’Assomption, 1951

Le travail des assistantes sociales qui cherchent à replacer les malades chroniques dans leur famille est ainsi une stratégie qui vise à diminuer la population asilaire.

Face à l’encombrement : sortir les malades chroniques de Saint-Jean-de-Dieu

Dans la foulée des critiques sur l’augmentation importante de la population asilaire, la Loi sur les aliénés de 1941 entend dissuader les proches d’un aliéné qui ne demande pas une admission institutionnelle en bonne et due forme. Cette loi incrimine

« Quiconque, dans le but, ou de s’en débarrasser lui-même, ou d’en débarrasser un autre, ou de le faire interner dans un asile pour les aliénés ou les idiots […], laisse ou dépose dans un endroit quelconque un aliéné, un idiot, un dément, un épileptique, un sourd-muet, un malade ou un infirme quelconque […] est passible d’une amende, d’un emprisonnement de six mois dans la prison commune du district où l’infraction a été commise (S.R.Q, 1941). »

Suite à cette loi, plusieurs cas de démence sénile, d’arriération mentale, d’épilepsie simple ou d’alcoolisme sont refusés à Saint-Jean-de-Dieu, sauf si, comme la loi le stipule, ils sont dangereux ou scandaleux et nuisent à la tranquillité publique. C’est un psychiatre, le docteur Gauthier, qui rappelle l’une des solutions au problème de surpopulation qu’il avait d’ailleurs déjà évoquée aux débuts des années 1930, soit l’établissement de cliniques externes dans les dispensaires de santé publique du Québec. Ces cliniques externes existaient d’ailleurs déjà au Verdun Protestant Hospital dès 1920 (Wallot, 1998).

« L’hôpital pour aliénés formera ce qu’il est convenu d’appeler un service extérieur ; un médecin neuropsychiatre possédant une certaine expérience est choisi et ses fonctions consisteront d’abord à connaître les malades qui sont encore dans les services, mais dont l’amélioration ou la guérison laisse prévoir une sortie prochaine de l’hôpital. […] [À la sortie du patient], le médecin se rendra compte de l’état du patient, de l’évolution de sa maladie, de sa réadaptation sociale, en somme de son utilité ou de sa nuisance à la société en général (Gauthier, 1941). »

En 1947, 54 % des patients admis sont toujours jugés incurables (Guérard, 1996). Il existe une forte volonté de les retourner dans leur foyer familial ou dans un autre type d’institution pour les malades chroniques et inoffensifs. L’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu veut, quant à lui, garder et surtout traiter les malades mentaux adultes qui souffrent de troubles mentaux dits actifs. Mais, comme le rappelle l’historien François Guérard (1996), la majorité du budget gouvernemental dans les années 1940 et 1950 est consacré principalement à la construction des hôpitaux et à la médecine curative plutôt que préventive. Mais, selon Wallot (1998), ce n’est vraiment qu’avec le rapport Bédard (1962) et la réforme Castonguay que le gouvernement du Québec commencera à investir dans la prévention.

Les progrès en médecine, avec la découverte des antibiotiques, et l’amélioration des conditions de vie après la Seconde Guerre mondiale, donnent un répit à la psychiatrie. Il est désormais possible de traiter les syphilitiques avec la pénicilline par exemple. Si les causes psychogéniques des maladies sont encore mal comprises et peu de traitements sont jugés efficaces, c’est notamment par une résistance au « freudisme » (Barbeau, 1930 ; Fontaine, 1931 ; Saucier, 1933). Après les traitements par la malaria et le métrazol pratiqués depuis 1929, on assiste à la mise en place de nouveaux traitements au cours des années 1940-1950 : l’insulinothérapie ou cure de Sakel, les électrochocs et la psychochirurgie. Ces traitements sont surtout utilisés pour traiter les déments et les agités (Saucier, 1943 ; Shorter et Healy, 2007). La psychochirurgie, s’inspirant des techniques de Freeman aux États-Unis, commence à être pratiquée en 1949 sous la supervision du docteur Cabana pour traiter les déments précoces (Perreault, 2012). Quoique ce traitement psychiatrique de dernier recours se veut une tentative de guérir certains déments précoces, il portait plus d’espoir que de résultats tangibles (Pressman, 1998 ; Stip et coll., 2023). Dans une étude de 1953 sur la réadaptation de 25 lobotomisés à Saint-Jean-de-Dieu, on apprend que 19 d’entre eux sont dits améliorés, mais seulement 2 sont en congé d’essai (Gauvin, 1953).

Alors que Saint-Jean-de-Dieu est de plus en plus reconnu comme un centre de recherche scientifique dans le traitement des maladies mentales, l’année 1950 est celle où l’Asile devient officiellement un hôpital, l’aliéné devient un malade mental et l’internement est une hospitalisation selon la nouvelle Loi des institutions pour malades mentaux. Cette loi stipule que

« peut être admis dans un hôpital tout malade chez qui le désordre mental constitue l’élément prépondérant de son état pathologique. […] Lorsqu’un médecin est d’avis qu’il est nécessaire, pour la protection de la vie d’un malade mental ou pour la sécurité, la décence ou la tranquillité publique, de le faire admettre dans un hôpital il peut obtenir […] une ordonnance de transport de ce dernier dans un hôpital (S.R.Q, 1950) ».

Si cette nouvelle loi a banni les « termes qui peuvent sembler humiliants ou même dénigrants pour les malades et leur famille » (IUSMM, archives, 1950), les causes d’internement demeurent sensiblement les mêmes. Les termes de dangerosité, de monstruosité ou de scandale sont remplacés par des vocables euphémisés comme sécurité, décence et tranquillité publique. C’est au cours de l’année suivante, en 1951, que l’Association des psychiatres du Canada est fondée (Grunberg, 2001)[4]. En 1952, l’Université de Montréal met sur pied le premier programme de résidence en psychiatrie : il s’agit d’une formation d’un an avec stages à Saint-Jean-de-Dieu (Stip, 2015a).

En 1952, le docteur Loignon devient le nouveau surintendant médical de l’Institution et ce jusqu’en 1964. Sous sa gouverne, Saint-Jean-de-Dieu est divisé en 4 unités selon les entités cliniques : 1) les psychoses organiques comme la démence sénile, la paralysie et l’épilepsie ; 2) les psychoses fonctionnelles comme la maniaco-dépression, la schizophrénie et la paranoïa ; 3) les névroses comme l’hystérie, la dépression, la neurasthénie ; 4) les autres entités comme l’arriération mentale, la délinquance, l’alcoolisme (Héritage, 1975). En 1954, le personnel se compose de 358 religieuses, 35 médecins et 4 internes. S’ajoutent les auxiliaires du personnel médical, soit 81 infirmières, 164 infirmiers ou gardiens, 184 gardiennes ou auxiliaires pour 518 pensionnaires privés et 5356 patientes et patients publics (IUSMM, abrégé, 1954).

Au même moment, le premier Diagnosis and Statistical Manual (DSM, 1952) est publié par l’American Psychiatric Association (Grob, 1991). Alliant les théories psychogéniques et organogéniques, ce manuel détaille une nosologie unifiée qui sera rapidement adoptée par toutes les institutions psychiatriques, surtout nord-américaines, au cours des années suivantes. Il faut également souligner que cette période est désormais, grâce aux avancées de la psychopharmacologie, qualifiée de révolution psychiatrique. Le lithium (1949), la chlorpromazine (1952), les inhibiteurs de la monoamine oxydase (IMAO) et tricycliques (1956-57), les benzodiazépines (1957) et l’halopéridol (1958) sont fortuitement découverts et feront de la psychiatrie cette science médicale à laquelle elle aspirait (Missa, 2006 ; Duffin, 2010 ; Stip, 2002 ; Stip, 2015b). Ces médicaments contribuèrent grandement à « désencombrer » Saint-Jean-de-Dieu. Bref, c’est au milieu du 20e siècle que la psychiatrie devient une spécialité médicale au sens où on l’entend aujourd’hui, et ce, même si les critères diagnostics sont culturellement situés (Guillemain, 2018).

Alors que le 19e siècle a été l’époque de la mise en place du système asilaire, l’après-guerre est celle de la transformation de l’asile en hôpital qui entend bien, cette fois-ci, traiter les malades mentaux. Si les psychiatres prônaient un internement hâtif des personnes qui présentaient des symptômes mineurs pour mieux les traiter au tournant du 20e siècle (Perreault, 2009), les années 1950 voient non seulement la mise en place de programmes de prévention, mais aussi de cliniques externes. Au lieu de se cantonner entre les murs de l’asile, la psychiatrie, aidée par les nouvelles spécialités du social et du psychologique, sort de l’institution (et le patient et la patiente avec lui), qui plus est d’une institution qui évoque désormais les craintes et qui alimente les mythes. Comme le rappellent les psychiatres en poste à Saint-Jean-de-Dieu dans un mémoire publié en 1960 pour la Commission d’étude des hôpitaux psychiatriques, certaines personnes « voient dans l’hôpital psychiatrique une sorte d’enfer et croient fermement à tous les bobards que l’on raconte sur les monstruosités qui s’y trouveraient et les supposés mauvais traitements que subiraient les malades » (IUSMM, mémoire, 1960). Ils rappellent aussi, en même temps, que le rôle de l’hôpital psychiatrique est d’autant plus important que, selon eux, la société accepte de moins en moins sa part de responsabilité face aux maladies mentales. À ce propos, le docteur Bordeleau, surintendant à Saint-Jean-de-Dieu de 1968 à 1971, rappelle que c’est

« la société qui demande qu’on enferme le malade mental sans se préoccuper continuellement de l’évolution de l’institution qu’elle a réclamée à cette fin. […] Quoique l’hôpital psychiatrique représente pour la société une sorte de honteuse néoformation et lui cause ainsi une profonde blessure narcissique, il est évident que nous sommes incapables de nous en passer et que nous devons l’utiliser dans les meilleures conditions possibles (Bordeleau, 1970) ».

Au moment où le rapport Bédard de 1962[5] sonne le glas du vieux concept d’asile où on enferme les gens, l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu est déjà devenu une institution médicale moderne en regard des critères médicaux de l’époque, malgré de nombreuses critiques (IUSMM, mémoire, 1960 ; Klein et coll., 2018). Avec la modernisation et la biologisation de la classification des maladies mentales (Missa, 2006), les révisions du DSM II et la publication du DSM III en 1980, les nouveaux traitements pharmacologiques, et les professions psy en plein essor avec la démocratisation des universités, une nouvelle génération de psychiatres s’apprête à prendre en main l’Institution qui appartient toujours aux Soeurs de la Providence. Ce sera chose faite en 1974 lorsque le docteur Lazure deviendra le directeur de l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu rebaptisé pour la circonstance Louis-H.-Lafontaine.

Conclusion

« On les enferme tous ensemble dans les lieux où le temps cesse, où rien ne se passe sauf ce qui a déjà eu lieu ailleurs et dont ils s’obstinent à témoigner, haussant la voix au milieu des insensés qui la haussent de même pour se faire entendre et se trouvent à se couvrir les uns les autres. […] [Bientôt] le témoignage des fous aura perdu son sens, preuve qu’on ne les a pas enfermés pour rien et qu’ils étaient vraiment fous. »

Jacques Ferron, 1971. Les roses sauvages

De l’hérédité à la lésion, du dégénéré au malade, de l’asile à l’hôpital psychiatrique, la psychiatrie a été en redéfinition au cours des 100 premières années d’existence de Saint-Jean-de-Dieu. Par une volonté de reconnaissance professionnelle aidée par les connaissances nouvelles sur les causes et les traitements, les psychiatres ont tenté de remonter en amont pour diminuer la prévalence des maladies mentales. Si certains individus sont prédisposés au développement d’une maladie mentale, comme le laissent entendre les médecins, celle-ci n’a pas nécessairement à se développer. Souvenons-nous de la politique d’internement hâtif de la fin du 19e siècle. L’idée de prévenir l’aliénation mentale était au coeur de cette loi. Mais, parce qu’elle intervenait à l’intérieur des murs de l’asile, la conséquence n’a été que d’augmenter encore plus une population déjà trop importante.

Au lieu de chercher à prévenir les troubles mentaux à l’intérieur des murs, les psychiatres sortent de l’asile et investissent le domaine public, et ce, depuis les années 1930. Leur rôle n’est plus seulement de gérer et de traiter les individus jugés malades, mais il dépasse désormais le cadre institutionnel dans le but de soigner une société, elle aussi, malade. Mais tant la psychiatrie à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’hôpital psychiatrique appelle à une critique des conceptions de la notion même de folie, d’une folie qui trace les contours d’une géographie sociale qui obéit à des valeurs précises. Il ne s’agit plus seulement de soulager la société des individus qui entrent en conflit avec elle au sein d’une institution avec des barreaux, mais plutôt de prôner une responsabilisation de tout un chacun à l’égard de leur propre santé mentale.