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Introduction

L’accès à un logement stable, abordable et sécuritaire constitue un déterminant important de la santé et de l’intégration dans la communauté des personnes ayant un trouble mental (Kyle et Dunn, 2008 ; Newman, 2001), tout en demeurant un défi pour plusieurs d’entre elles, leurs proches et les intervenants qui les accompagnent. De nombreux types de logement et d’hébergement ont été proposés, expérimentés et mis en oeuvre pour les personnes ayant un trouble mental depuis l’amorce de la désinstitutionnalisation dans les années 1960. Felx et collaborateurs (2023) proposent de les regrouper en 3 modèles : le modèle traditionnel, le modèle de traitement résidentiel et le modèle de soutien au logement. Le premier, de moins en moins présent au Québec, constitue un milieu de vie alternatif pour les personnes présentant des besoins de soutien importants et qui ne peuvent vivre avec leurs proches, sans qu’une visée explicite de rétablissement ou de réadaptation ne soit proposée. Le deuxième modèle comprend un large éventail de ressources (p. ex. foyers de groupe ou logement transitoire lié à un organisme communautaire) où une approche de réadaptation est explicitement proposée et où il est attendu que la personne « progresse » vers un milieu de vie plus autonome. Le dernier modèle, celui du soutien au logement, consiste en une habitation autonome dans la communauté avec une offre de soutiens externes adaptée aux besoins. Au Québec, il est offert tout particulièrement aux personnes ayant un trouble mental en situation d’itinérance, sous les appellations « Logement d’abord » ou « Stabilisation résidentielle avec accompagnement » (gouvernement du Québec, 2021). Pour la majorité des personnes ayant un trouble mental n’ayant pas été en situation d’itinérance ni institutionnalisées sur une longue période, aucune étude empirique n’a montré la supériorité d’un modèle de logement par rapport à un autre (McPherson et al., 2018). Par ailleurs, il est important de souligner que plusieurs personnes ayant un trouble mental vivent dans leur propre logement, sans soutien lié à celui-ci, ou avec leurs proches. Au Québec, aucune donnée n’est disponible sur la proportion de personnes ayant un trouble mental vivant dans chacun des types de logement ou d’hébergement (Felx et al., 2023).

Malgré la diversité des approches de logement et d’hébergement proposées, les travaux des dernières années indiquent que les personnes ayant un trouble mental sont plus susceptibles que la population générale de vivre dans des logements de mauvaise qualité (Mental Health Commission of Canada, 2012), de se trouver en situation d’instabilité résidentielle ou d’itinérance (Folsom et al., 2005 ; Tulloch et al., 2010). Les études montrent également que la majorité des personnes ayant un trouble mental préfèrent vivre dans leur propre logement, avec ou sans soutien (Piat et al., 2008 ; Richter et Hoffmann, 2017) ; ces préférences pouvant se heurter aux recommandations des équipes cliniques (Rapisarda et al., 2020).

Les études sur la satisfaction, la stabilité et les préférences résidentielles des personnes avec un trouble mental incluent majoritairement des personnes ayant de longs parcours dans les services. Peu d’études ont porté spécifiquement sur les trajectoires résidentielles des jeunes en début de parcours dans les services, alors que leurs caractéristiques développementales sont susceptibles d’influencer l’ensemble des sphères de leur vie, y compris le logement (Klodnick et al., 2021 ; Roy et al., 2012). Des études européennes ont d’ailleurs montré que les utilisateurs de services psychiatriques plus jeunes vivaient plus souvent dans des milieux supervisés ou des situations d’instabilité résidentielle que ceux plus âgés (Schreiter et al., 2019 ; Tulloch et al., 2010), ce qui souligne la nécessité de s’intéresser à cette population dans une perspective d’adaptation des services résidentiels et de prévention de l’itinérance jeunesse. À cette fin, le modèle de stabilité en logement développé par Sylvestre, Ollenberg et Trainor (2009), et mobilisé dans le présent article, permet de comprendre les expériences en logement comme un processus dynamique, évoluant tout au long de la vie, et résultant de l’interaction entre 4 dimensions : celle de la personne cherchant à trouver et garder un lieu de vie, celle du lieu de vie avec ses caractéristiques physiques et sociales, celle des soutiens reçus en lien avec le logement, et celle, plus large, des facteurs systémiques influençant le logement (Sylvestre et al., 2009).

Le projet AMONT est une étude de cohorte longitudinale à devis mixte portant sur les trajectoires résidentielles au cours des 36 mois suivant un premier contact avec les services de psychiatrie au Québec (Roy et al., 2023). L’étude se déroule dans 7 sites cliniques : 4 à Montréal, 1 à Québec et 2 hors des grands centres urbains. Les objectifs du projet AMONT consistent à : 1) décrire la situation résidentielle, les trajectoires en logement et le risque d’instabilité résidentielle au moment d’un premier contact avec les services de psychiatrie, puis dans les 36 mois suivants ; 2) identifier des facteurs environnementaux, interpersonnels et individuels associés aux trajectoires résidentielles ; 3) explorer la situation résidentielle du point de vue des personnes utilisatrices de services ; (4) identifier, du point de vue des personnes utilisatrices, les facilitateurs et les obstacles à leur stabilité résidentielle. Ces 2 derniers objectifs, associés à un volet qualitatif, font l’objet du présent article.

Méthodes

Les détails de la méthodologie sont disponibles dans la version publiée du protocole (Roy et al., 2023). Un devis mixte séquentiel explicatif a été utilisé (Creswell et Plano Clark, 2007). Ainsi, lors de la première phase du projet, chaque participant répondait à un ensemble de questionnaires autorapportés et complétés par l’interviewer de recherche. Certains de ces questionnaires portaient sur la situation résidentielle actuelle et passée des participants, ce qui a permis de classifier l’échantillon en 3 groupes : logement stable (LS), logement instable (LI), et situation d’itinérance actuelle ou récente (SI). Par la suite, pour le volet qualitatif, des participants de chacun de ces 3 groupes ont été invités à participer aux entretiens individuels. Pour ce volet, un devis qualitatif descriptif a été utilisé pour répondre aux objectifs de recherche (Neergaard et al., 2009 ; Sandelowski, 2010). Cette approche qualitative vise à décrire l’expérience des personnes concernées de leur point de vue, en mettant de l’avant leur propre discours (Neergaard et al., 2009).

Participants

Pour l’ensemble de l’étude AMONT, les critères d’inclusion pour les participants étaient les suivants : 1) être âgé de 16 ans et plus ; 2) avoir reçu des services dans l’un des 7 sites cliniques, et ce, pendant au moins 3 jours (consécutifs ou non), au cours des 6 derniers mois ; 3) avoir reçu un premier diagnostic de trouble mental selon les critères du DSM-5 au cours des 6 derniers mois. Les participants incapables de participer à une entrevue de 60 minutes ou de s’exprimer en français ou en anglais ont été exclus. Le recrutement a été réalisé en collaboration avec un membre de l’équipe clinique de chacun des sites, qui déterminait l’éligibilité parmi les personnes suivies par leurs services et obtenait leur permission pour qu’un agent de recherche les contacte. Lors du premier contact, l’agent de recherche vérifiait l’éligibilité du participant, lui exposait le projet et recueillait son consentement, y compris sa permission pour être contacté de nouveau pour le volet qualitatif. L’échantillon qualitatif a été sélectionné de façon stratifiée (Maxwell, 2005) afin de recruter des participants dans les 3 groupes, selon leur situation résidentielle au moment de leur entrée en services (LI, LS, SI). Le recrutement de l’échantillon qualitatif s’est poursuivi jusqu’à l’obtention de la saturation des données (Fusch et Ness, 2015). Les données de tous les participants rencontrés ont été analysées et sont incluses dans les résultats.

Cueillette de données

Des entrevues individuelles semi-structurées ont été réalisées par un agent de recherche formé et expérimenté en cueillette de données qualitatives, dans les locaux des sites cliniques, à un moment convenu par la personne interviewée. Le guide d’entrevue, développé par l’équipe de recherche, comportait 4 sections basées sur les dimensions du modèle de la stabilité en logement de Sylvestre et al. (2009), soit la situation résidentielle actuelle de la personne, sa trajectoire résidentielle passée, l’impact perçu de sa situation résidentielle sur les autres dimensions de sa vie (p. ex. santé, relations sociales, activités quotidiennes) et enfin les facilitateurs et les obstacles à sa satisfaction et à sa stabilité résidentielle à court et long terme. Des notes d’observation ont été rédigées lors de chaque entrevue, afin d’en documenter le contexte, ainsi que les éléments non verbaux.

Analyse des données

Toutes les entrevues sauf une ont été enregistrées et transcrites intégralement. Dans un cas, le participant a refusé l’enregistrement, et l’agent de recherche a rédigé des notes détaillées pendant et après l’entrevue. Les transcriptions ont été importées dans le logiciel d’analyse de données qualitatives NVivo et ont fait l’objet d’une analyse thématique (Paillé et Mucchielli, 2016). La chercheuse principale a réalisé la majorité des étapes de l’analyse thématique, en collaboration avec une agente de recherche formée et expérimentée en analyse des données qualitatives. Les transcriptions ont d’abord été lues intégralement à plusieurs reprises et des mémos réflexifs ont été rédigés. Par la suite, une analyse ligne par ligne a permis de débuter le processus de repérage des thèmes liés aux objectifs de recherche. Les transcriptions ont été découpées en unités de sens pour lesquelles des thèmes ont été relevés. Lorsque ce processus a été appliqué à l’ensemble du corpus, les relations entre les thèmes ont été identifiées : répétitions, récurrences, contradictions et complémentarité. Cette étape a permis de dégager des contrastes et convergences entre les 3 groupes (LS, LI et SI). Par la suite, des regroupements thématiques ont été créés à partir des thèmes préliminaires. Ces regroupements ont été présentés à l’équipe de recherche afin de les soumettre à une discussion collective. Cette étape a permis de peaufiner les regroupements thématiques et les relations entre ceux-ci, et de les regrouper en 5 ensembles thématiques représentant l’ensemble du corpus.

Considérations éthiques

L’étude fut approuvée par le comité d’éthique de la recherche de l’Institut universitaire en santé mentale Douglas. La question du logement et, en particulier, des expériences d’instabilité résidentielle, pouvant constituer un objet de recherche sensible (Gagnon et al., 2019), une attention particulière a été accordée à la protection des droits, mais aussi au bien-être des participants de recherche. Les agents de recherche, formés à la pratique sensible aux traumas et expérimentés auprès de personnes en situation de vulnérabilité, s’attardaient lors des premiers contacts et de l’entretien par questionnaire, à développer un lien de confiance avec les personnes. Pour le volet qualitatif, ce lien était renforcé par l’attribution du même agent de recherche ayant réalisé les premières rencontres. Lorsque l’agent de recherche contactait la personne pour l’entretien qualitatif, les thématiques abordées lui étaient présentées afin de lui permettre de s’y préparer (Gagnon et al., 2019). Tous les participants ont fourni leur consentement écrit, libre et éclairé. Afin de protéger la vie privée des participants, un pseudonyme leur a été attribué et toute note permettant leur identification a été retirée des transcriptions, qui étaient par la suite conservées dans des fichiers protégés sur l’ordinateur de la chercheuse principale. Les enregistrements audios ont été détruits immédiatement après la transcription.

Résultats

Quatorze personnes ont participé aux entretiens, dont 6 hommes et 8 femmes. Cinq des personnes rencontrées se trouvaient au moment de l’entretien ou dans les 6 mois précédents en situation d’itinérance, 4 se trouvaient en situation de logement instable, et 5 en situation de logement stable. La majorité des personnes rencontrées (12/14) étaient de jeunes adultes entre 18 et 30 ans, alors que 2 participantes étaient âgées de plus de 40 ans. Les 5 ensembles thématiques identifiés lors de l’analyse sont présentés en détail ici.

1. Contact avec les services et transformations dans la sphère du logement

Au moment de l’entrevue, la majorité des participants, même ceux catégorisés comme stables, vivaient des transformations de leur situation résidentielle, en lien avec l’apparition ou l’exacerbation du trouble mental. Ces transformations prennent différentes formes selon que les participants soient en LS, LI ou SI. Dans ces 2 derniers cas, le contact avec les services s’accompagne pour plusieurs d’un changement de lieu de vie. Pour Nico (SI) et Mimi (LI), une première hospitalisation, respectivement en psychiatrie et en psychiatrie légale, a mené à la perte du logement, puisqu’ils n’ont pas payé leur loyer et qu’ils ont perdu le contact avec leur propriétaire. D’autres, comme Fred (LI) et Paul (SI), ont quitté un appartement, car les symptômes d’un trouble mental rendaient la cohabitation difficile : « J’suis parti de chez mon cousin, j’entendais quasiment des voix pis j’me sentais pas bien pis j’suis parti, heu, tout croche. » (Paul)

Pour les participants en LS, les transformations liées à la sphère du logement étaient plus subtiles, mais tout de même présentes et liées à une reconfiguration plus générale de leur quotidien : nécessité de recevoir du soutien à domicile pour compenser les difficultés fonctionnelles liées au trouble mental ou sentiment d’insécurité dans le logement ou dans le quartier. Pour Sylvie (LS), dont le conjoint atteint d’une maladie dégénérative a dû être relocalisé dans une résidence pendant qu’elle était hospitalisée en psychiatrie, les interventions psychologiques reçues à l’hôpital de jour l’ont amenée à réfléchir autrement sur la perspective d’habiter seule : « J’trouve que j’ai pas mal évolué, heu… t’sais, ça m’a fait grandir, dans le fond. Après ça, je me disais, regarde, c’est bien. Là, y’a personne qui dit : “Ben… qu’est-ce qu’on mange ?” “Qu’est-ce qu’on fait ?” Je lis quand je veux, je peux me coucher à l’heure que j’veux, t’sais. J’ai dit : “Dans le fond, là, t’es bien toute seule !” »

Les participants vivant de l’instabilité résidentielle y associent des conséquences négatives : perte des biens acquis dans un logement précédent, d’un animal, du réseau social ou de l’intimité, lorsque la nouvelle situation résidentielle est collective, par exemple dans une ressource communautaire d’hébergement. L’émergence du trouble mental peut également être associée à des difficultés dans d’autres sphères (arrêt des études ou du travail, implication judiciaire), entraînant à leur tour des pertes de revenu et de relations sociales. Pour plusieurs participants, l’effet combiné d’une situation financière précaire et d’un réseau social réduit diminue alors les voies de sortie possible hors de l’instabilité résidentielle. Maria (SI), dont le premier contact avec les services psychiatriques coïncide avec une perte d’emploi et une rupture amoureuse, n’a « pas vraiment d’adresse. Je suis en train de faire du couchsurfing, fait que… ouais. Chez des amis ou… genre du monde qui ont… qui me donnent deux, trois jours pour rester sur leur sofa. Jusqu’à ce que je trouve quelque chose de, de pas cher. Mais l’affaire, c’est qu’ils regardent le crédit, pis ils regardent des affaires de même, des références ». L’absence d’un logement stable peut contribuer à fragiliser davantage leur situation ; par exemple, Dominic rapporte s’être fait arrêter après avoir volé de la nourriture en guise de paiement pour pouvoir demeurer quelques jours chez des amis.

2. Des transformations qui s’inscrivent dans la continuité des parcours de vie

De façon générale, les participants associent les transformations récentes vécues dans la sphère du logement à leurs trajectoires résidentielles passées. Ainsi, pour Audrey (LI), Mimi (LI) et Dominic (SI), la situation résidentielle actuelle s’inscrit dans des parcours de vie déjà difficiles, caractérisés par l’adversité et l’instabilité. Ils ont été séparés de leur famille d’origine depuis l’enfance ou l’adolescence, de façon formelle lors d’un placement en centre jeunesse ou en famille d’accueil, ou de façon informelle par des déménagements fréquents chez des membres de la famille élargie. Pour eux, les mois précédant les contacts avec les services semblent être marqués par une accélération de l’instabilité, souvent en contexte de conflits répétés avec des personnes les hébergeant. Ces jeunes gens n’expriment pas d’attachement particulier à un logement, une ville ou un quartier ; les lieux habités semblent transitoires et servent d’abri plutôt que de chez soi. Par exemple, bien qu’Audrey souligne à grands traits les conditions matérielles difficiles de sa situation résidentielle actuelle « lots and lots of cockroaches, bed bugs that refuse to go away no matter how many times they’re exterminated, moths flying around », elle considère son appartement comme « just like any other place you live. I don’t know what really matters to me, it’s, I’m not that picky really ». Lorsque des trajectoires résidentielles futures sont évoquées, ces participants n’aspirent pas nécessairement à la stabilité et semblent attendre peu de leur logement.

Un deuxième type de parcours est celui des personnes dont l’émergence du trouble mental a marqué une coupure nette, parfois traumatique, dans l’ensemble de leur vie, y compris dans la sphère résidentielle. C’est le cas de Fred (LI), de Paul (SI), et Nico (SI), mais aussi de Julia (LS), dont la situation résidentielle s’est stabilisée au moment de l’entrevue, mais qui a vécu plusieurs déménagements lors de l’émergence d’un trouble psychotique couplé à une tentative de suicide. Ces expériences peuvent contribuer à fragiliser le réseau de soutien potentiel : « C’est que ma soeur elle… Si je refaisais une autre psychose, parce que c’est probablement une psychose qui m’a fait faire ce geste-là, ben elle voulait plus me reprendre chez elle. » (Julia, LS). Au moment de l’entrevue, ces participants se disent encore sous le choc de l’expérience des symptômes du trouble mental, des épisodes de soins, de même que de l’annonce du diagnostic.

En revanche, la majorité des participants en logement stable, comme Rose (LS), Sylvie (LS), Jeff (LS) et Manon (LS), rapportent avoir pu compter sur des ressources financières, matérielles et surtout sociales, avant les premiers contacts avec les services psychiatriques. Ce réseau de ressources, détaillé dans le prochain thème, a permis de préserver une certaine stabilité malgré le choc lié à l’émergence ou à l’exacerbation du trouble mental.

3. Le soutien social comme filet de protection

Tous les participants rencontrés associent leur situation résidentielle actuelle et future au soutien reçu de leur entourage. Ces soutiens varient considérablement en termes de quantité, de densité, d’intensité et de fiabilité. Un seul des participants rencontrés, hospitalisé volontairement en psychiatrie de façon prolongée en l’absence d’endroit où aller, vit un grand isolement à la suite d’un parcours d’immigration récente. Plusieurs participants bénéficient de soutien financier de leurs proches pour combler leurs besoins de base, ou de soutien pratique dans la recherche de logement ou la réalisation des activités quotidiennes (cuisine, ménage, emplettes). Toutefois, pour plusieurs, ce soutien est de nature temporaire ou tributaire de l’état de santé de leurs proches : « ils [amis] sont comme : “Ouais, tu peux rester jusqu’à que tu trouves une place”. Au fond. Ouais, ouais. Ils sont pas en train de me forcer, là, comme… “trouve une place, trouve une place”, mais comme… ils renforcent le, le, l’idée que “jusqu’à ce que tu trouves une place”. C’est pas permanent, c’est temporaire ». (Maria, SI). Aussi, comme on l’a vu précédemment, les soutiens offerts par les proches peuvent s’être érodés en réaction à l’épisode de trouble mental ou aux comportements dérangeants de la personne lors de cet épisode. C’est le cas en particulier lorsque le début du trouble mental a été accompagné de comportements agressifs ou d’une implication judiciaire : « Après la prison, y’a pu beaucoup de gens d’avant qui veut t’aider, c’est mal vu, t’sais » (Paul, SI). Ici, on observe une différence dans les soutiens offerts aux femmes et aux hommes ; ces derniers, dans l’échantillon recruté, étant plus susceptibles de rapporter une diminution marquée des soutiens offerts à la suite de l’épisode de trouble mental. Ainsi, plusieurs participantes, (Julie [LI], Manon [LS], Rose [LS], Sylvie [LS]) bénéficient de soutiens multiformes (pratiques, financiers, émotionnels) de la part de plusieurs membres de leur entourage vivant avec ou à proximité d’elles, favorisant leur satisfaction et leur stabilité résidentielles.

4. La satisfaction résidentielle tributaire de besoins en tension

Le thème de la satisfaction résidentielle est abordé par tous les participants, en lien avec les fonctions attendues de leur lieu de résidence. Différents besoins sont mis en opposition : besoin d’autonomie, mais aussi de bénéficier de soutien dans les activités de la vie quotidienne ; besoin d’intimité, mais aussi de socialisation ; besoin de s’ajuster à un budget serré, mais aussi de bénéficier de suffisamment d’espace et de confort pour réaliser des activités quotidiennes favorisant leur rétablissement. Pour les participants en SI, le logement est davantage associé à la protection, à la réponse aux besoins de base et à une stabilisation de sa santé mentale.

L’insatisfaction résidentielle apparaît lorsqu’une inadéquation se présente entre les caractéristiques (physiques, matérielles, géographiques, sociales) du logement ou du quartier et les besoins identifiés. Notons ici que tous les participants en LS identifient une adéquation entre les caractéristiques physiques du logement (espace disponible, qualité des structures et des équipements, luminosité, etc.) et leurs besoins, alors que ce n’est pas le cas pour la majorité (7/9) des autres participants, dont les conditions de vie sont plus précaires. C’est le cas de Fred (LI) : « L’endroit est pas cher. Mais c’est… c’est… c’est so-so, c’est sûr, comme habitation, là. Le bain est un peu écaillé… le frigo coule… mais à part ça… c’est juste mal isolé, comme endroit, on entend beaucoup. » Ces conditions matérielles difficiles et les contraintes financières amènent plusieurs participants à s’ennuyer dans leur logement ou gênent la réalisation des activités de la vie quotidienne. Des obstacles additionnels à la satisfaction résidentielle sont liés aux caractéristiques du quartier : expériences de discrimination liée au trouble mental et sentiment d’insécurité. Les participants mentionnent d’ailleurs l’importance accordée au choix du quartier dans le futur, en particulier la proximité des services de santé ou communautaires, des transports en commun et des espaces verts.

L’insatisfaction résidentielle peut également découler des caractéristiques sociales du logement, en particulier la cohabitation ou le voisinage immédiat avec des personnes ayant des comportements dérangeants (Audrey, Evan, Dominic, Julie, Paul) ou simplement la cohabitation avec un trop grand nombre de personnes (Maria, Julie). Par exemple, Dominic rapporte des interactions quotidiennes difficiles avec un voisin en maison de chambres : « Il est fatigant. Des fois, il me parle, il me dit : “T’es-tu là, là, t’es-tu là, là, aweille, répond-moi.” » Plusieurs des personnes rencontrées, en particulier les jeunes femmes, rapportent un grand désir d’habiter seules après le manque d’intimité vécu lors d’épisodes de soins ou d’hébergement collectif.

Le besoin de soutien dans les activités de la vie quotidienne est mis en opposition avec ceux liés à l’autonomie, à la liberté et à l’autodétermination. C’est particulièrement le cas dans le domaine financier et budgétaire. Plusieurs participants soulignent combien ils apprécient recevoir l’aide individualisée d’intervenants pour apprendre les rouages de la gestion et de la planification budgétaire : « Cause I have a hard time budgeting, so the staff there they can help you with that. So, I mean yeah, that is a good thing. » (Evan, SI)

Pour les participants qui vivent ou ont vécu dans une ressource d’hébergement, les règles et normes en place sont également mises en relation avec les besoins, en particulier ceux liés à la socialisation. Pour Dominic, l’inadéquation entre son besoin de passer du temps avec sa mère, et les normes de la ressource d’hébergement, ont conduit à son expulsion, après laquelle il a vécu l’itinérance de rue : « J’ai commencé à me sentir seul, fait que je passais plus de temps à l’extérieur que là-bas. Pis j’ai fini par me faire mettre dehors là-bas. Je suis resté une semaine avec ma mère. » Interviewer : « Pis c’est pourquoi que t’avais été mis dehors, le sais-tu ? » Dominic : « Y’avait des règles. Fallait appeler avant, pis on avait le droit à deux jours par semaine, mais moi, je suis resté une semaine à découcher. » Deux autres jeunes hommes (Fred et Evan) rapportent avoir été expulsés de milieu d’hébergement, l’un parce qu’il avait invité des amis à coucher, l’autre parce qu’il avait consommé du cannabis avec un groupe de jeunes de la ressource. En revanche, les 2 jeunes femmes vivant en ressources d’hébergement, si elles perçoivent certaines règles de façon négative, s’y conforment, car elles apprécient le soutien offert par l’équipe d’intervention.

5. Le logement comme reflet d’une identité adulte en construction

Tous les participants associent leur situation actuelle en logement et surtout, leurs préférences résidentielles pour l’avenir, au stade de la vie où ils se trouvent. C’est particulièrement le cas pour les jeunes adultes, qui composent la majorité de l’échantillon (12/14). Ainsi, plusieurs participants évoquent le désir d’avoir leur propre logement pour s’émanciper de leurs parents ou d’autres figures d’autorité (intervenants en santé mentale ou en protection de la jeunesse, membres de la famille élargie). Maria, qui se trouve en situation d’itinérance cachée, refuse de retourner vivre chez ses parents : « [Ma mère] a mis mes vêtements, genre la moitié, partie, aux poubelles. Les affaires que elle, elle aime pas, genre. Fait que tu vois, quand je dis du contrôle, ouain, c’est ça. Fait que je veux vraiment trouver une place pour moi, pis mettre des affaires là. Pour qu’elle arrête de fouiller dans mes affaires. » C’est également le cas de Fred (LI) et Paul (SI) : bien que leur situation actuelle soit précaire et ne leur convienne pas, ils la considèrent néanmoins préférable à un retour à leur famille d’origine ou à un milieu de vie supervisé. Plusieurs sont ambivalents à cet égard : s’ils reconnaissent avoir besoin de soutien dans certaines sphères de leur vie, ils sont réticents à recevoir une aide qui risque d’entraver leur autonomie et leur identité adulte : « Moi j’ai besoin de concret, j’ai besoin d’une bonne base solide dans le fond, mais je dois en même temps voler de mes propres ailes. » (Maria, SI). Dans certains cas, les expériences en logement et même l’instabilité résidentielle apparaissent comme une forme d’expérimentation qui permet au jeune adulte de mieux connaître ses préférences résidentielles, comme c’est le cas pour Fred (LI) : « Je voulais essayer que ce soit en colocation. Sauf que là, je me rends compte que je suis quelqu’un qui est plus du genre solitaire, qui aimerait ça avoir un appart tout seul à lui tout seul. »

Plusieurs participants en SI et LI manifestent de l’incertitude quant à leurs plans d’avenir, surtout en raison de ressources financières et sociales limitées, exprimant un besoin de soutien pour trouver un nouveau logement, que ce soit par des aides financières, la possibilité de bénéficier d’un appartement à prix modique ou d’une résidence étudiante, ou d’une intervention de leur équipe traitante pour améliorer leurs relations avec un proche pouvant les héberger.

Discussion

Les résultats illustrent la complexité de la question du logement pour les personnes ayant un trouble mental émergent. Les ressemblances frappantes, à plusieurs égards, entre les personnes en logement instable et celles en situation d’itinérance, permettent de saisir combien la situation résidentielle ne se limite pas au fait d’avoir un lieu physique à habiter (Kidd et Evans, 2011 ; Roy et Hurtubise, 2007). Les résultats obtenus montrent l’importance d’aborder la stabilité résidentielle de façon multidimensionnelle, dès le début de la prise en charge d’une personne recevant des services en psychiatrie, en considérant comment l’instabilité peut être vécue de façon positive (p. ex. quand Fred quitte un logement parce que ses préférences résidentielles se sont clarifiées) ou négative (p. ex. lorsque Paul est expulsé d’une ressource d’hébergement et se retrouve en situation d’itinérance). Ces résultats rejoignent les travaux théoriques et empiriques antérieurs menés dans la population générale et auprès des personnes ayant des troubles mentaux, qui distinguent les trajectoires d’instabilité « forcées » des trajectoires dites « induites » par un changement de stade de vie ou « adaptatives », en réponse à l’insatisfaction résidentielle (Clark et Onaka, 1983).

Pour plusieurs participants, les symptômes du trouble mental émergent, les comportements associés et les réponses des institutions de santé, de services sociaux et judiciaires sont associés de façon plus ou moins directe à l’instabilité résidentielle. Ces situations peuvent constituer une amorce de désaffiliation, notion centrale dans la conceptualisation de l’itinérance (gouvernement du Québec, 2014 ; Roy et Hurtubise, 2007), de même que des points tournants et facteurs de risque bien documentés dans les parcours vers l’itinérance (Nilsson et al., 2019). Les pertes encourues peuvent favoriser l’émergence et le maintien de conditions sociales et matérielles (isolement social, discrimination, judiciarisation) pouvant fragiliser davantage leur situation. Ces résultats sont préoccupants étant donné les conséquences bien documentées des conditions matérielles et sociales difficiles sur la santé et le bien-être des jeunes adultes, entre autres un taux élevé de troubles mentaux non traités et une mortalité précoce (Alegría et al., 2018 ; Barbic et al., 2018 ; Lévesque et Abdel-Baki, 2020 ; Pevalin et al., 2017).

Les résultats montrent qu’un facteur de protection important lors de cette période-clé est le soutien reçu de la part des proches, entre autres pour trouver et conserver un logement. Ce constat rejoint celui d’études antérieures réalisées auprès de populations ayant un trouble mental de longue date (voir la recension de Leickly et Townley, 2021). Dans notre échantillon, toutefois, plusieurs des participants bénéficiaient de soutiens restreints ou temporaires de leurs proches et ne connaissaient souvent pas de ressources ou de sources de soutien professionnel possibles pour améliorer leur situation résidentielle, probablement puisqu’ils en sont à leur premier épisode de soins. Ce manque de soutien opère de concert avec des ressources financières limitées, la difficulté pour plusieurs de gérer un budget serré de façon autonome et le manque de logement abordable dans leur communauté. Ces résultats expliquent pourquoi plusieurs participants, bien que vivant de l’insatisfaction résidentielle et souhaitant déménager, n’exprimaient pas de plans concrets à cet égard, en l’absence de possibilités résidentielles réellement satisfaisantes. Ce constat rejoint celui de l’étude de Tulloch et coll. (2010) qui a montré que, contrairement à ce qui se produit au sein de la population générale, la satisfaction résidentielle ne prédisait pas l’instabilité résidentielle chez les personnes ayant un trouble mental sévère.

Les résultats obtenus montrent également l’imbrication des enjeux développementaux propres à la jeunesse dans la sphère résidentielle. La plupart des participants se trouvaient dans le groupe dit de « l’âge adulte émergent » (Arnett, 2000), dans un contexte d’allongement de la jeunesse au sein des sociétés contemporaines (Galland, 2011). Cette période serait caractérisée par l’exploration et la consolidation identitaires, l’instabilité, en particulier dans les sphères professionnelles et résidentielles, et la centration sur soi (Arnett, 2004 ; Arnett et Mitra, 2020). Nos résultats montrent que l’exploration et la consolidation identitaires sont particulièrement saillantes dans les discours des jeunes rencontrés. Bien qu’ils se reconnaissent des besoins de soutien, plusieurs d’entre eux se distancient des sources d’aide potentielles (parents, intervenants, ressources d’hébergement) par désir de s’émanciper et d’affirmer leur autonomie. S’il s’agit de caractéristiques typiques de cet âge, les conséquences en sont particulièrement marquées pour ces jeunes et contribuent à leur désaffiliation. Ces résultats posent la question de la façon dont ces caractéristiques développementales sont comprises et accueillies au sein des milieux de soins et d’hébergement, ainsi que sur les meilleures façons de soutenir les proches composant avec de jeunes adultes aux besoins complexes.

Bien que cette dimension reste exploratoire, des différences émergent entre les expériences des hommes et des femmes au sein de notre échantillon. De façon générale, les femmes bénéficiaient de soutien plus constant de leurs proches, et s’intégraient plus aisément au sein des ressources communautaires d’hébergement. Ces constats complètent ceux de Kidd et collaborateurs (2013) qui ont exploré le rôle du genre en matière de logement et d’hébergement pour les personnes ayant un trouble mental, et constaté davantage de préjugés envers les hommes, les dépeignant comme plus violents, susceptibles de causer des dommages à un logement, et moins préoccupés par leurs conditions matérielles de vie que les femmes.

Implications pratiques et organisationnelles

Les résultats soulignent l’importance de passer de pratiques réactives à une approche de prévention de l’itinérance chez les personnes vivant un trouble mental émergent, en particulier chez les jeunes présentant des parcours d’adversité précoce, comme un passage en protection de la jeunesse. Sur le plan structurel, ces pratiques de prévention passent par la concertation des secteurs de la protection de la jeunesse, des services de santé mentale et des milieux scolaires et communautaires soutenant les jeunes vulnérables. Certains modèles de concertation ont déjà fait leurs preuves au Québec, en particulier le Réseau d’intervention de proximité auprès des jeunes de la rue (RIPAJ) (Morisseau-Guillot et al., 2020). Nos résultats indiquent l’importance d’une concertation réalisée le plus tôt possible dans les trajectoires des jeunes cumulant trouble mental émergent et parcours d’adversité, par exemple auprès d’adolescents en milieux fermés.

Comme les résultats de l’étude l’indiquent, certaines situations résidentielles peuvent d’emblée paraître adéquates, mais présenter des caractéristiques (normes, règles, type de cohabitation) susceptibles de ne pas correspondre aux besoins des jeunes (Guevara et al., 2019). Sur le plan des pratiques, cela implique le repérage des situations résidentielles précaires ou à risque chez les jeunes rencontrés dans les services psychiatriques. Sur le plan organisationnel, cela pose la question des options d’hébergement limitées pour répondre aux préférences et besoins des jeunes. En effet, plusieurs des ressources d’hébergement actuellement disponibles, particulièrement celles du réseau public de la santé et des services sociaux, ont été principalement conçues pour des personnes en perte d’autonomie (Larivière et al., 2020) et répondent souvent peu aux besoins d’autonomisation des jeunes. 

Les données sur l’importance du soutien social dans les trajectoires résidentielles impliquent d’abord de renforcer le travail auprès des familles, y compris par les pairs aidants famille (Briand et al., 2016). Une recension narrative des écrits sur les approches familiales en intervention précoce a permis d’identifier à la fois les pratiques prometteuses et les enjeux liés à leur mise en oeuvre au Québec (Morin et al., 2021). En parallèle, et compte tenu de la réticence de plusieurs des jeunes à s’engager auprès de figures d’autorité, ceux-ci pourraient être particulièrement susceptibles de bénéficier d’approches de soutien par les pairs intégrés aux équipes interdisciplinaires en santé mentale (Henwood et al., 2018), une approche démontrée prometteuse auprès des jeunes les plus désaffiliés (Kidd et al., 2018) et atteints de troubles psychotiques (Pires de Oliveira Padilha et al., 2023).

Les résultats de l’étude doivent être interprétés à la lumière de ses limites. Bien que la saturation des données ait été atteinte pour les objectifs de recherche, une prise en compte plus fine de certains marqueurs sociaux (parcours migratoire, origine culturelle, identité de genre et orientation sexuelle) aurait permis de mieux comprendre les parcours des participants. Des travaux de recherche futurs pourraient être menés auprès d’une plus grande diversité de participants pour mieux comprendre, selon une perspective intersectionnelle, les parcours de personnes vivant plusieurs formes de désavantage social.

Conclusion

À certains égards, les expériences et trajectoires résidentielles des nouveaux utilisateurs de services psychiatriques rejoignent celles que l’on retrouve dans les échantillons d’adultes ayant un trouble mental : centralité du soutien social (Leickly et Townley, 2021), possibilités résidentielles limitées par les contraintes financières et le marché locatif (Tulloch et al., 2012), importance du logement comme lieu de réponse aux besoins d’intimité, de sécurité, d’appartenance, de socialisation et d’expression de soi (Gonzalez et Andvig, 2015). Les résultats mettent toutefois en lumière l’imbrication des enjeux développementaux où le logement est aussi le reflet et lieu d’expérimentation d’une identité en construction et en consolidation. Cela pose la question de l’adaptation des pratiques cliniques à ces enjeux développementaux.