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Retracer la croissance d’une idée ou d’un mouvement social offre un aperçu de notre façon de penser la santé et ses troubles. Dans notre société canadienne, l’acceptation sociale émerge comme un pilier fondamental de la coexistence harmonieuse. Ce concept transcende les frontières culturelles et linguistiques, offrant un terrain commun où les individus peuvent se sentir reconnus, valorisés et respectés. Au coeur de l’acceptation sociale se trouve l’empathie. Grossièrement, c’est se mettre à la place des autres, à comprendre leurs expériences et leurs perspectives, même lorsqu’elles diffèrent des nôtres. Elle est remise en cause à maintes reprises comme au Québec en matière environnementale avec l’implantation d’une usine de batteries ou d’implantation d’éoliennes, ou encore comme à Vancouver avec les usagers de drogues et les sans-abris. L’éducation joue un rôle crucial dans la promotion de l’acceptation sociale. Ainsi, en intégrant des programmes axés sur la sensibilisation interculturelle et la lutte contre la discrimination, les écoles peuvent former les jeunes à devenir des citoyens du monde conscients et respectueux.
Dans le domaine de la santé mentale, l’acceptation sociale est plus qu’un simple concept ; elle peut devenir un catalyseur de guérison et de transformation. Lorsque nous parlons d’acceptation sociale en psychiatrie, nous évoquons la reconnaissance et le respect des individus vivant avec des troubles mentaux, ainsi que la promotion d’un environnement où ils sont pleinement intégrés et soutenus. Tout cela épouse d’ailleurs depuis des décennies la ligne éditoriale de notre revue.
L’une des pierres angulaires de l’acceptation sociale en santé mentale est la lutte contre la stigmatisation. Trop souvent, les personnes aux prises avec des troubles mentaux sont confrontées à des préjugés et à des discriminations qui peuvent entraver leur rétablissement et leur bien-être. L’acceptation sociale vise à briser ces barrières en promouvant la compréhension, l’empathie et le soutien envers ceux qui luttent contre des problèmes de santé mentale.
L’acceptation sociale en santé mentale ne se limite pas aux individus eux-mêmes, mais s’étend également à leurs familles, amis, voisins, commerçants, écoliers et communautés. En favorisant un soutien social fort et en encourageant l’inclusion, nous pouvons créer un réseau de soutien solide qui aide les personnes vivant avec des troubles mentaux à surmonter les défis et à prospérer. Cependant, pour que ce soutien social puisse se réaliser, il faut éviter de commettre des erreurs comme d’installer par exemple un établissement de soins ou d’hébergement dans un lieu, sans tenir compte de l’environnement immédiat, du quartier. Les conséquences de telles erreurs sont telles que la stigmatisation et l’antipathie se développent malgré toute la bonne volonté des personnes impliquées en santé mentale ou addiction. Pour illustrer ce dilemme, j’ai choisi un cas concret à Montréal.
Cela fait 35 ans que je vis dans l’arrondissement du Sud-Ouest, plus précisément à Saint-Henri et la Petite-Bourgogne. C’est un secteur qui s’est amélioré de façon exemplaire pour une ville comme Montréal. Dans le passé, le coin ne jouissait pas d’une bonne réputation. Il y avait les légendes du crime organisé autour du clan des frères Dubois, les délits et crimes fréquents à tel point que lorsque j’étais encore étudiant cela enrichissait la moquerie de mes jeunes collègues. J’ai continué à y habiter même si j’y ai changé plusieurs fois d’adresse. En revanche, l’endroit a développé des très belles ressources communautaires et des garderies exemplaires ont pris forme à côté de centres de formation, de francisation et d’alphabétisation. Le jazz a inscrit son nom sur les fresques murales et les lieux culturels. Les parcs sont devenus bien entretenus et conviviaux et le sport possible à tout moment en bénéficiant d’espaces merveilleux. La communauté a aussi travaillé fort pour faire de Saint-Henri et la Petite-Bourgogne une destination touristique, culturelle, inclusive, multiethnique et commerciale dynamique recherchée tout en conservant des logements sociaux dont certains sont encore en rénovation. Le canal Lachine qui borde le quartier est un vecteur de bien-être et de paix pour les promeneurs et les rameurs. L’amour de nos enfants et de nos petits-enfants y a trouvé un terroir rempli de parcs avec glissades, jeux de plein air, et autres jets d’eau où tout le monde semble s’épanouir. Y compris quand on fait ses courses au marché Atwater ou à la sortie de l’école Victor-Rousselot envahie par les rires d’enfants, en face de ce même marché[1]. Ainsi, toute personne qui aime les enfants, incluant les pédiatres, les anthropologues, ou les ministres a pu se réjouir de cette réussite.
Et puis un jour, le ciel s’est assombri. La construction au sein de la Maison Benoit Labre d’un centre d’injection et d’inhalation supervisé de drogue (CIS) adjacent à un parc de jeux d’enfants, en face d’une école primaire et du marché Atwater, réputé pour ses étalages de citrouilles à l’automne et pour ses sapins de Noël, est devenu l’objet d’un vif débat. La Maison Benoit Labre est un organisme à but non lucratif oeuvrant depuis des décennies auprès de personnes vulnérables. Je connais cet organisme, car il offre des services de première ligne, dont un centre de jour, des repas, du dépannage alimentaire, des douches, un service d’infirmerie et des ateliers de prévention. Et pour le psychiatre que je suis, c’est le genre de ressource qui habituellement nous aide beaucoup au quotidien pour notre clientèle. Mais que diable : qui a choisi un tel emplacement ?
Comme psychiatre, je me suis spécialisé dans les problématiques de psychose. J’ai étudié en tant que chercheur les comorbidités avec les troubles liés à l’usage de drogues. J’ai rebaptisé le Département universitaire de psychiatrie de l’Université de Montréal lorsque j’en étais le directeur en Département de psychiatrie et d’addictologie. Je côtoie chaque jour les patients qui prennent des drogues comme le speed, le crack ou le fentanyl, même lorsqu’ils sont hospitalisés dans nos unités de réadaptation, car jusqu’au sein des hôpitaux ils ne sont pas plus épargnés par le marché des vendeurs illégaux. J’ai compris les petits bienfaits des modèles comme ceux de la réduction des méfaits comparés aux méthodes coercitives et visant l’abstinence. Je sais ce que c’est qu’un patient intoxiqué qui devient catatonique, qui se tord le tronc ou croise complètement ses bras verrouillés et qui crie en répondant à ses voix ou qui défèque sur le trottoir ou qui tombe endormi au point où il ne se réveillera jamais. Je sais aussi qu’il y a une stigmatisation envers les usagers de drogues, envers les patients en santé mentale ou les personnes en situation d’itinérance. Et c’est justement pour toutes ces raisons que je milite afin qu’on ne fasse pas n’importe quoi dans nos rapports entre la société et les ressources-soins qu’on propose et qu’on veut utiliser en prêchant l’harmonie et la cohérence. Nous devrions être sensibles aux craintes et questionnements des citoyens vivant dans ce secteur méritant et résilient de Saint-Henri et la Petite-Bourgogne. Dans cette situation que nous prenons comme exemple, j’ai cru comprendre qu’une demande avait pourtant été envoyée au directeur national de santé publique et que les étapes d’approbation auprès du ministère et du fédéral pour ce CIS avaient été franchies. J’ai vu aussi passer une pétition de près 5 000 citoyens de Saint-Henri et la Petite-Bourgogne exprimant une réticence et une autre localisation. Ce bâtiment devant lequel je suis passé en sortant du restaurant Greenspot, historique pour son fameux sandwich à la viande fumée, est censé comprendre 36 logements destinés à accueillir des personnes vulnérables pendant au moins un an. L’organisme affirme pouvoir offrir ses services 24 h/24. En théorie, le projet mise sur l’autonomie et la prise de pouvoir des personnes sur leurs conditions de vie, et offre un environnement où chacun est considéré avec dignité et respect. J’ai déjà entendu cela, car j’ai travaillé comme psychiatre à Vancouver où j’ai côtoyé l’urgence de St Paul hospital et supervisé des résidents en psychiatrie sur Downtown Eastside qui est devenu une vitrine de l’enfer. À ce sujet, j’invite tout le monde à regarder le film Love in the time of fentanyl. Ce film est une observation intime au-delà de la stigmatisation des utilisateurs de drogues injectables, révélant le courage de ceux qui font face à une terrible tragédie dans un quartier souvent considéré comme le point central de la crise des surdoses[2]. Lorsque que le nombre de décès par surdose à Vancouver atteignit un niveau record, l’Overdose Prevention Society (OPS) ouvrit ses portes : un site d’injection sécuritaire et « renégat » employant principalement des consommateurs et ex-consommateurs de drogues, et où son personnel et ses bénévoles sauvent aujourd’hui des vies et donnent de l’espoir à une communauté profondément marginalisée tandis que la crise des surdoses fait rage. Je connais bien le psychiatre aussi qui y travaille, et il m’a mis en garde contre l’ouverture de ce genre de ressource ailleurs que dans ce type même de quartier, et de le faire loin des écoles. Il y a en effet eu une tentative dans un quartier plus résidentiel de Vancouver et cela a été un échec. Cela avait renforcé le rejet et le mépris vis-à-vis des usagers de drogues. De plus au Québec il semble, bien que ce sera sans doute transitoire, que les surdoses soient plus liées au speed qu’aux opioïdes, à la différence de la Côte Ouest. Les stimulants comme le crack, la cocaïne et le crystal meth, sont les substances psychoactives les plus populaires et les plus meurtrières au Québec selon une excellente analyse des dossiers du coroner effectuée par Le Devoir[3]. La distribution de pipes pour inhaler du crack et du crystal meth est exponentielle au cours des dernières années dans Montréal. Il faut aussi s’attendre à ce que les usagers se mettent à consommer des mélanges de speed, de benzodiazépines qui sont des médicaments anxiolytiques et de fentanyl, et qu’ils ne sont pas malheureusement toujours conscients de ce qu’ils vont ingérer. Les comportements sont alors encore plus difficiles à prévoir. Un CIS en Ontario a ainsi été mis sous tutelle dans le quartier Leslieville en raison de désordres, de crimes et délits commis à son chevet. Ce centre avait fait l’objet d’une attention particulière lorsqu’une passante fût tuée par balle à proximité[4]. Des données probantes sur les emplacements de 39 CIS au Canada sont disponibles également grâce au travail intéressant de la professeure en criminologie Côté-Lussier (2023)[5]. Son constat est que pour les autres sites, il y a une distance de 600 m au moins les séparant d’une école. Il y aurait un risque que l’implantation d’un CIS à proximité d’une école primaire ait un impact délétère sur la santé, le bien-être, et la réussite scolaire des enfants.
En se basant sur une approche écologique en santé publique, on enseigne dans nos universités que les caractéristiques de l’environnement social et physique de l’individu peuvent avoir des conséquences majeures sur la santé. Ainsi, les caractéristiques de l’environnement local et la perception des parents quant à la sécurité du quartier contribuent à expliquer les comportements des jeunes liés à la santé.
En théorie, l’acceptation sociale en santé mentale implique également la création d’environnements inclusifs où les individus se sentent en sécurité pour exprimer leurs émotions et leurs besoins. Cela peut se traduire par des politiques et des pratiques qui favorisent l’accessibilité des services de santé mentale, ainsi que par des campagnes de sensibilisation visant à éduquer le public sur les troubles mentaux et à promouvoir la bienveillance. Aujourd’hui, on peut se demander si la mitoyenneté avec une école de quartier est un bon lieu pour générer de telles campagnes.
Enfin, il est crucial de reconnaître que l’acceptation sociale en santé mentale est un processus continu et évolutif. Bien que des progrès aient été réalisés, il reste énormément à faire pour créer des sociétés véritablement inclusives et bienveillantes. Cependant, en travaillant ensemble pour combattre la stigmatisation, promouvoir l’inclusion et soutenir le rétablissement, nous pouvons faire de l’acceptation sociale une réalité pour tous ceux qui vivent avec des troubles mentaux. Et dans ce cheminement, nous construisons des communautés plus fortes, plus solidaires et plus résilientes pour tous. C’est ce que l’on réalise par exemple avec Les Impatients à Montréal désormais en réseau partout en province[6]. Néanmoins, il est crucial de tenir compte justement des ingrédients qui font que l’acceptation sociale soit facilitée. Je ne suis pas sûr que l’installation d’un site d’inhalation ou d’injection adjacent à un parc de jeux pour les enfants et d’une école primaire soit le meilleur ingrédient pour cette acceptation[7],[8],[9].
Malgré les confirmations que ce sera un site surveillé 24 h sur 24 h, on pourrait presque affirmer que c’est un ingrédient pour l’inacceptation sociale[10].
Appendices
Notes
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Cet éditorial s’inscrit bien entendu dans les débats classiques sur les « pas dans ma cour » avec les défauts habituels interpellant la liberté de s’installer là où sont les besoins qui est un principe fondamental auquel tiennent les organismes (Gaudreau, 2005). Il précise cependant qu’il s’agit surtout d’un débat sur « pas dans ma cour de récréation ». La revue Santé mentale au Québec veut retrouver, comme à son origine, un rôle dynamique et sans complexe de plateforme de discussion. Elle ouvre à cet égard également une possibilité de soumission de Lettres à l’éditeur ouvertes à tous.
Gaudreau, P. (2005). Faire face au « pas dans ma cour ». Nouvelles pratiques sociales, 17(2), 160-165.