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Introduction

La littérature sur la consommation de substances psychoactives (SPA) et la criminalité s’intéresse principalement à la commission de délits (Marinha Nunes et Sani, 2013). Elle s’intéresse toutefois moins aux risques d’être victime d’un acte criminel (aussi appelé victimisation) des personnes présentant un problème de consommation/dépendance aux SPA ou encore aux impacts possibles de la victimisation sur la consommation de SPA. Malgré ceci, la littérature indique clairement que la consommation de SPA augmente les risques de victimisation (Bryan et coll., 2016 ; de Wall et coll., 2017 ; Lo et coll., 2008 ; O’Hare, et coll., 2010 ; Resnick et coll., 2007 ; Stevens et coll., 2007). Cette augmentation peut s’observer à 2 niveaux soit en raison des effets de la consommation qui peut altérer le jugement et la prise de décision des consommateurs les rendant ainsi plus vulnérables à subir différents actes criminels (de Wall et coll., 2017 ; Marinha Nunes et Sani, 2013), soit en raison des lieux et des contextes où se font habituellement l’achat et la consommation des SPA (principalement les SPA illicites) (Brochu et coll., 2016 ; Maria-Rios et Morrow, 2020 ; Marinha Nunes et Sani, 2013 ; Seear et Fraser, 2014 ; Stevens et coll., 2007 ; Temple et Freeman, 2011).

Outre les motifs pouvant expliquer la victimisation à laquelle peuvent faire face les personnes consommant des SPA, des études indiquent un lien étroit entre la présence d’un état de stress post-traumatique et la consommation de SPA qui, à ce moment, peut être utilisée comme stratégie d’adaptation par les personnes ayant été victimes d’un acte criminel (Angelone et coll., 2018 ; Wekerle et Wall, 2002). Il existe également un lien entre la présence de victimisation à l’enfance et à l’âge adulte et la consommation de SPA (Grudman et coll., 2018 ; Lo et coll., 2008). Ceci pourrait possiblement expliquer, du moins en partie, pourquoi la victimisation est particulièrement présente chez les personnes qui consultent dans les centres publics d’intervention spécialisée en dépendance. En effet, selon une étude de Stevens et coll. (2007) menée en Europe, près de la moitié des personnes en traitement pour un problème de consommation de SPA ont vécu au cours de la dernière année au moins un épisode de victimisation contre la personne (48 %) ou un épisode dans lequel la violence était impliquée (42 %). Bien qu’à notre connaissance aucune donnée similaire ne soit disponible pour la province de Québec (Canada), les données provenant de l’évaluation initiale des adultes consultant pour un problème de consommation/dépendance aux SPA au Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de la Capitale-Nationale (CIUSSS de la Capitale-Nationale) indiquent que 76 % ont vécu au moins un type d’abus au cours de leur vie. Plus spécifiquement, 68 % ont été victimes d’abus psychologique, 48 % d’abus physiques et 33 % d’abus sexuels ; les femmes étant surreprésentées dans chacune de ces catégories d’abus (Ferland et coll., 2016).

Toutefois, que la consommation soit impliquée dans la victimisation ou qu’elle soit consécutive à celle-ci, il demeure qu’une forte proportion des personnes qui recherchent de l’aide pour un problème de consommation/dépendance ont déjà été victimes. Sachant que les impacts de la présence d’un acte criminel dans la vie d’une personne peuvent influencer sa consommation et le cours de l’intervention (ministère de la Santé et des Services sociaux, 2018), il apparaît important que les cliniciens travaillant auprès de ces personnes soient attentifs à la présence de victimisation au cours de leur vie afin de bien les aider. L’objectif de ce projet est de documenter les difficultés et les défis rencontrés par les cliniciens en dépendance dans le cadre de leurs interventions auprès des personnes ayant déjà été victimes d’actes criminels et de présenter des pistes de solution pour mieux intervenir avec ces personnes et favoriser leur rétablissement.

Méthode

Participants

L’ensemble des participants provient de 2 centres publics d’intervention spécialisée en dépendance situés dans 2 régions administratives différentes. Au total 32 cliniciens de ces centres dont l’âge varie de 28 à 65 ans (M = 43,8 ans ; ÉT = 11,2 ans) ont participé au projet (23 femmes et 9 hommes). Les cliniciens ont des formations variées dont les principales sont le travail social (38,7 %) et la psychologie (25,8 %). On retrouve également des éducateurs spécialisés (12,9 %), des psychoéducateurs (9,7 %), des infirmiers (9,7 %) et des criminologues (3,2 %). Il est à noter que les cliniciens rencontrés travaillent en moyenne depuis 14,5 ans (ÉT = 10,3 ans) au sein du centre public d’intervention spécialisée en dépendance qui les emploie et que 75 % sont membres d’un ordre professionnel. Le tableau 1 présente un bref portrait des participants.

Procédure

Ce projet constitue un des 3 volets d’un projet de recherche plus large ciblant les services offerts aux victimes d’actes criminels ayant des problèmes de consommation/dépendance aux SPA. Les 2 autres volets de ce projet ont été menés auprès d’intervenants travaillant auprès des victimes d’actes criminels ayant ou non un problème de consommation/dépendance aux SPA et auprès de personnes ayant un problème de consommation/dépendance aux SPA qui ont été victimes d’actes criminels.

Tableau 1

Description des cliniciens participants

Description des cliniciens participants

Note : Tous les noms utilisés sont des noms fictifs

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Le présent volet mené auprès des cliniciens en dépendance leur a été présenté lors de rencontres d’équipe. À la suite de ces rencontres, les cliniciens intéressés communiquaient par courriel ou téléphone avec l’équipe de recherche afin de prévoir un moment pour les rencontrer. Leur participation prenait la forme d’une entrevue semi-structurée individuelle d’environ 60 minutes. Les rencontres ont toutes eu lieu au bureau des cliniciens pendant leurs heures de travail. Les entrevues ont été menées par un assistant de recherche préalablement formé pour mener ce type d’entrevue. Les premières entrevues ont été écoutées en équipe (l’assistant et 2 chercheurs) afin de peaufiner le canevas et les techniques d’entrevue. Toutes les entrevues ont été enregistrées en format audionumérique puis retranscrites sous forme de verbatim afin d’être importées dans N’Vivo en vue de l’analyse qualitative.

Instruments

Questionnaire sociodémographique : ce questionnaire a été conçu par l’équipe de recherche afin de documenter le genre, l’âge, la formation et l’expérience des cliniciens.

Canevas d’entrevue : celui-ci a été conçu par l’équipe de recherche pour répondre à l’objectif du projet. Il se divise en 4 parties. La première explore la perception des cliniciens en dépendance concernant la victimisation vécue par les personnes demandant des services dans un centre public d’intervention spécialisée en dépendance ainsi que les relations perçues entre la consommation de SPA et la victimisation. La seconde partie s’intéresse aux aspects cliniques concernant la prise en compte de la victimisation dans l’intervention en dépendance. Les 2 dernières parties portent quant à elles sur les perceptions des cliniciens en dépendance concernant la collaboration entre ces derniers et les cliniciens en victimisation et les améliorations à apporter dans l’intervention. Il est à noter que l’ensemble du canevas d’entrevue s’intéresse à la perception des cliniciens en dépendance.

Définition des actes criminels : la conceptualisation des actes criminels devait être circonscrite afin que tous les cliniciens utilisent les mêmes référents. Ainsi une liste descriptive des actes criminels dont devaient tenir compte les cliniciens tout au long de l’entrevue leur a été remise avant de débuter l’entrevue. Ces actes criminels sont : les voies de fait, l’enlèvement ou la séquestration, les infractions à caractère sexuel, les tentatives de meurtre, les menaces, le harcèlement ou l’intimidation, le vol, la fraude, le vol qualifié, l’introduction par effraction, l’incendie criminel, le délit de fuite et la violence conjugale[1] qui peut regrouper plusieurs types d’actes criminels.

Éthique

Le projet a été soumis au Comité d’éthique de la recherche d’un des 2 centres publics d’intervention spécialisée en dépendance participant selon le processus multicentrique mis en place par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec. Le projet porte le numéro MP-2018-243.

Analyses qualitatives

L’analyse qualitative des entrevues a été faite selon la méthode de thématisation en continu qui permet d’identifier, d’analyser, d’extraire et d’obtenir une liste complète des thèmes présents dans les entrevues (Paillé et Mucchielli, 2016). Celle-ci a été faite en collaboration entre les chercheurs et 2 assistants de recherche en respectant les 6 étapes mises de l’avant par Braun et Clarke (2006) pour faire une analyse thématique : 1) familiarisation avec les données par l’intermédiaire de la lecture et de la relecture des entrevues (assistants de recherche + 1 chercheur) ; 2) premier encodage des caractéristiques intéressantes (assistants de recherche + 1 chercheur) ; 3) attribution de noms de thèmes aux regroupements de codes (assistants de recherche + 2 chercheurs) ; 4) raffinement des thèmes via une relecture des extraits sélectionnés pour chaque thème et mise en relation de ceux-ci avec l’ensemble des données (assistants de recherche + 2 chercheurs) ; 5) raffinement des thèmes pour en réduire le nombre tout en conservant la signification (assistants de recherche + 2 chercheurs) ; 6) production du rapport d’analyse (chercheurs).

Il est à noter que les assistants de recherche travaillant à la codification des entrevues ont reçu une formation à l’utilisation du logiciel N’Vivo de même qu’à l’analyse thématique. L’ensemble du processus d’analyse a été fait par consensus entre les assistants de recherche et les chercheurs. Il a débuté une fois que toutes les entrevues ont été complétées.

Résultats

Cette section est structurée en 4 parties distinctes qui permettent de répondre à l’objectif général du projet. Ces 4 parties sont : 1) Perception des cliniciens quant au portrait des personnes consultant dans un centre public d’intervention spécialisée en dépendance ; 2) Perception des cliniciens en dépendance concernant les interactions possibles entre la consommation de SPA et la victimisation ; 3) Enjeux de l’intervention en dépendance auprès de la clientèle ayant été victime d’actes criminels tels que perçus par les cliniciens en dépendance ; 4) Pistes d’amélioration des services spécialisés en dépendance pour les personnes présentant un problème de consommation/dépendance et ayant été victimes d’un acte criminel. Il est important de rappeler que les résultats rapportent la perception des cliniciens en dépendance rencontrés dans le cadre de ce projet. Des noms fictifs sont utilisés pour référer aux cliniciens dont les extraits sont présentés.

Perception des cliniciens quant au portrait des personnes consultant dans un centre public d’intervention spécialisé en dépendance

Les cliniciens rencontrés mentionnent avoir plusieurs personnes dans leur charge de cas qui ont révélé avoir déjà été victimes d’un acte criminel. Pour certaines il s’agit d’un acte criminel qui a perduré, par exemple harcèlement ou violence conjugale. Pour d’autres il s’agit plutôt d’un acte criminel ponctuel (p. ex. voies de fait), ou encore de plusieurs actes criminels ponctuels sans liens entre eux. Finalement, certaines personnes ont un parcours de vie marqué d’actes criminels ponctuels et d’actes criminels vécus au long cours. Le harcèlement/intimidation, les infractions à caractère sexuel, les voies de fait, les menaces et la violence conjugale sont fréquemment vécues par les personnes rencontrées par les cliniciens en dépendance interrogés. Même si ces actes criminels sont les plus mentionnés, les cliniciens précisent que les personnes qu’ils rencontrent sont victimes d’une grande diversité d’actes criminels.

« Il y a eu plusieurs épisodes, puis souvent de différentes natures. Comme je disais, violence familiale, violence conjugale, de la violence verbale des fois au travers, avec des conjoints. »

Louise

Les conséquences de l’acte criminel vécu sont également diversifiées. Outre la consommation de SPA dont il sera question plus loin, les personnes consultant pour un problème de consommation/dépendance qui ont été victimes d’actes criminels ressentent de la honte et de la culpabilité envers ces actes. Certains développent une hypervigilance qui les amène à éprouver des troubles du sommeil, alors que d’autres présentent des difficultés relationnelles ou une diminution de l’estime de soi. Dans certains cas, les cliniciens observent la présence de pensées suicidaires et des tentatives de suicide parmi les personnes ayant été victimes d’un acte criminel.

« Au niveau des abus sexuels, j’ai deux filles en tête. Dans leur tête elles ne sont pas victimes : elles sont responsables pour différentes raisons : “J’étais dans le party, je n’ai pas été capable de me défendre, c’est moi, c’est de ma faute.” »

Madeleine

Perception des cliniciens en dépendance concernant les interactions possibles entre la consommation de SPA et la victimisation

Selon les cliniciens, le lien entre la consommation de SPA et la victimisation n’est pas toujours direct. Dans certaines situations, la consommation de SPA peut augmenter les risques qu’une personne soit victime d’un acte criminel alors que dans d’autres situations, c’est plutôt le milieu et le mode de vie associés à la consommation de SPA illégales qui augmentent le risque de victimisation. De plus, lorsque la consommation de SPA arrive après l’acte criminel, celle-ci est alors utilisée comme mécanisme d’adaptation pour affronter ou pallier les conséquences (souvent psychologiques) de la victimisation. Dans ces circonstances, la consommation permet à la personne de s’apaiser, d’oublier l’acte criminel vécu, de mieux gérer les conséquences, d’être plus fonctionnelle, de survivre, de se couper de ses émotions ou encore de se sentir mieux avec elle-même.

« Ces gens-là ont peu de moyens de “dealer” avec, de faire avec. Donc ils vont prendre la consommation comme béquille, comme support d’adaptation. »

Audrey

Le développement d’une dépendance aux SPA n’est pas toujours l’issue de la consommation à la suite d’un acte criminel. Outre la présence d’une dépendance aux SPA, les cliniciens observent des modèles de consommation variés. En effet, pour certains consommateurs, la consommation de SPA augmente après l’acte criminel sans pour autant devenir problématique, alors que certaines personnes abstinentes au moment de l’acte criminel rechutent après celui-ci.

« C’est ça, consommation sous contrôle, pas de problématique. Puis elle a vécu un acte criminel. Puis par la suite arrêt de travail, décompensée, augmentation de la consommation. »

Audrey

Enjeux de l’intervention en dépendance auprès de la clientèle ayant été victime d’actes criminels tels que perçus par les cliniciens en dépendance

Les analyses ont permis de mettre en évidence 3 grandes catégories d’enjeux qui touchent l’intervention ou le travail des cliniciens en dépendance.

a) Enjeux liés à l’intervention

Selon les cliniciens rencontrés, les personnes ayant un problème de consommation de SPA ont beaucoup de difficultés à obtenir des services pour les victimes d’actes criminels et des services psychologiques plus spécialisés, par exemple pour traiter un stress post-traumatique développé à la suite d’un acte criminel. Les problèmes d’accès semblent principalement reliés à la longueur des listes d’attente pour recevoir ces services, de même qu’à l’obligation de s’engager à ne pas consommer au cours du processus d’intervention. Comme les personnes qui consultent dans un centre public d’intervention spécialisée en dépendance présentent généralement un profil sévère de consommation, elles ont de la difficulté à maintenir une abstinence suffisamment longue pour qu’une place soit disponible pour des services psychologiques plus spécialisés.

Les cliniciens mentionnent aussi que leur spécialisation en dépendance et le mandat de leur centre d’intervention les amènent à se concentrer sur la consommation/dépendance des personnes plutôt que sur les problématiques associées ou sous-jacentes. De plus, comme la personne se présente au centre public d’intervention spécialisée en dépendance pour travailler son problème de consommation/dépendance aux SPA, dans bien des cas elle n’abordera pas d’emblée les actes criminels dont elle a été victime dans le passé ni les conséquences de ceux-ci sur sa consommation ou sur d’autres aspects de sa vie. Le dévoilement des actes criminels se produit souvent une fois le processus d’intervention bien amorcé.

« C’était souvent parce qu’il y avait un travail qui devait être fait puis on ne pouvait pas le faire dans le cadre de notre emploi à nous [en dépendance]. On voyait qu’il y avait beaucoup d’impacts de l’événement au niveau personnel… au niveau sécurité. Ça amenait d’autres problématiques que nous on ne pouvait pas commencer à travailler. »

Madeleine

Les cliniciens rencontrés indiquent également que certaines personnes ne perçoivent pas la teneur « criminelle » des actes qu’elles ont vécus. Elles ont plutôt tendance à les considérer comme « normaux » avec comme conséquence une impossibilité à réaliser l’impact de la victimisation sur leur consommation. Il est alors difficile pour le clinicien d’élaborer un plan d’intervention qui tient compte de l’ensemble de la problématique puisqu’il ne dispose pas de tous les éléments nécessaires pour bien comprendre le portrait clinique de la personne.

b) Enjeux liés au champ d’expertise des cliniciens

Certains cliniciens mentionnent avoir de la difficulté à déterminer jusqu’où ils doivent aller cliniquement dans l’écoute et l’utilisation des informations rapportées par la personne dans le récit des actes criminels qu’elle a vécus. Doivent-ils prendre le récit tel que raconté et demeurer en surface pour ne pas activer des affects négatifs ou, au contraire, doivent-ils avoir tous les détails pour pouvoir bien aider la personne ? Quand doivent-ils référer vers un service plus spécifique et quand doivent-ils poursuivre le travail ? La frontière à ne pas franchir semble différer d’un clinicien à l’autre selon son sentiment de compétence, son expérience et selon les différentes formations qu’il a pu suivre au cours de sa carrière.

« Quand est-ce qu’on fait quelque chose ? Quand est-ce qu’on ne fait rien ? Est-ce qu’on réactive quelque chose ? La personne nous affirme avoir été “victime d’un acte”. Mais elle ne rapporte pas de conséquences actuelles. Est-ce qu’on réactive ça ? »

Julie

De plus, une partie des cliniciens en dépendance rencontrés se sentent peu outillés pour répondre aux besoins des personnes ayant vécu une victimisation. Ils ont en effet indiqué ne pas avoir reçu de formation pour venir en aide aux victimes d’actes criminels et, par conséquent, mentionnent ne pas être préparés à entendre les histoires de sévices. Bien qu’ils demeurent accueillants et utilisent leurs compétences cliniques, certains mentionnent avoir des reviviscences des histoires de sévices racontées par les personnes qui les consultent.

« On est démuni. Tu sais, je travaille la dépendance. Mais, en même temps, on ne peut pas dire à la personne : “Ne me parle pas de ça. Moi je travaille juste ton problème de consommation.” Je ne peux pas faire ça. Je ne peux pas compartimenter ça. C’est ça qui est difficile. Comme clinicien il faut être prêt à entendre ces sévices épouvantables. »

Cathy

c) Enjeux liés au processus de référence vers les organismes venant en aide aux victimes d’actes criminels

Les cliniciens en dépendance mentionnent que les personnes qu’ils rencontrent se confient difficilement sur les actes criminels dont elles ont été victimes. Un bon lien de confiance est habituellement nécessaire pour que la personne s’ouvre sur sa victimisation. C’est sans doute pourquoi les cliniciens ont de la difficulté à orienter la personne vers un autre clinicien ou une autre ressource qu’il ne connaît pas et avec lequel elle devra reprendre son histoire du début. Outre le lien de confiance qui restreint les références, les cliniciens indiquent également mal connaître les différents organismes venant en aide aux victimes d’actes criminels vers lesquels ils pourraient référer les personnes ayant été victimes. Conséquemment, les références sont parfois difficiles et, dans bien des cas, elles se font entre cliniciens qui se connaissent plutôt qu’en suivant une trajectoire précise entre les établissements.

La collaboration interétablissement et le travail conjoint peuvent également être complexes à mettre en place, même lorsque ceux-ci sont nécessaires. Ceci semble s’expliquer par l’absence d’une trajectoire unique pour accéder aux différentes ressources communautaires, et il est parfois difficile pour les cliniciens en dépendance de s’y retrouver.

« Souvent je vais dire [à l’usager] : “Tu pourrais avoir un traitement. Ils ont des approches spécifiques à ce type de problématique.” Puis on n’a pas de trajectoire, pas de procédure spécifique si on veut référer une personne qui est victime d’actes criminels. »

Josée

En dernier lieu, les cliniciens mentionnent que le mécanisme pour avoir accès aux indemnisations dispensées par le service québécois d’indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC)[2] est particulièrement difficile à franchir pour des personnes qui ont un problème de consommation/dépendance. Comme la consommation sert souvent à « survivre » aux événements traumatisants, devoir raconter à nouveau les événements vécus et se replonger dans ses souvenirs douloureux en amène plus d’un à renoncer à faire une demande d’indemnisation.

« C’est très, très, très compliqué. C’est plein d’étapes qui en finissent plus. Pour le client, il faut qu’il explique tout de façon précise… Puis, il faut qu’il repasse une entrevue au téléphone. Il faut qu’il ait un papier du médecin qui diagnostique le post-trauma… C’est compliqué. »

Cathy

Pistes d’amélioration des services spécialisés en dépendance pour les personnes présentant un problème de consommation/dépendance aux SPA et ayant été victimes d’actes criminels

Bien qu’ils aient soulevé des difficultés au plan clinique, les cliniciens en dépendance ont également suggéré des pistes qui permettraient d’améliorer le travail clinique auprès des personnes présentant un problème de consommation/dépendance aux SPA et ayant une victimisation. Parmi ces pistes de solution, il apparaît des plus importants pour les cliniciens en dépendance de mieux connaître les organismes venant en aide aux victimes d’actes criminels. En connaissant mieux le mandat et les trajectoires de services (mécanismes d’accès, portes d’entrée, processus de référence) de ces organismes, ils croient qu’ils seraient plus en mesure de référer leur clientèle vers la ressource la plus appropriée à ses besoins. Certains mentionnent également que la formalisation du processus de référence serait un atout. Il apparaît également important pour les cliniciens en dépendance de pouvoir avoir accès à une personne-ressource dans chaque organisme afin de faciliter le transfert des usagers.

« Ce serait bien d’avoir une personne de référence. Parce que quand j’appelle pour avoir des informations je passe par la même place que tout le monde. »

Morgane

Les cliniciens en dépendance croient aussi que la victimisation devrait avoir une plus grande place dans les réunions cliniques des services spécialisés en dépendance afin de sensibiliser l’ensemble des cliniciens à cette réalité très présente chez la clientèle. Ils accordent également une grande importance à l’amélioration de leurs connaissances sur les approches cliniques à utiliser dans le travail clinique avec les personnes victimes d’actes criminels afin de favoriser leur rétablissement.

« Je ne pense pas que tout le monde est bien formé. On fait quoi avec quelqu’un qui est hypervigilant, puis on fait quoi avec quelqu’un qui dissocie. Ce n’est pas quelque chose qu’on vit chaque semaine. Ce n’est pas facile à gérer dans un contexte comme ici. »

Lauraine

Discussion

Ce projet avait pour objectif principal de documenter les difficultés et les défis rencontrés par les cliniciens en dépendance dans le cadre de leurs interventions auprès des personnes ayant déjà été victimes d’actes criminels, et de présenter des pistes de solution pour mieux intervenir avec ces personnes et favoriser leur rétablissement. Quatre résultats principaux ressortent des analyses qualitatives effectuées. Ainsi, tout comme l’indique la littérature, les cliniciens en dépendance font 2 constats par rapport à la consommation de SPA et la victimisation. D’une part, quand la consommation est présente avant que les actes criminels ne surviennent, celle-ci contribue à augmenter la vulnérabilité des consommateurs à subir des actes criminels (Bryan et coll., 2016 ; de Wall et coll., 2017 ; Lo et coll., 2008 ; O’Hare, et coll., 2010 ; Resnick et coll., 2007 ; Stevens et coll., 2007). D’autre part, quand les actes criminels surviennent avant la consommation, cette dernière peut alors être utilisée comme stratégie d’adaptation pour faire face aux conséquences associées à ces actes criminels (Angelone et coll., 2018 ; Oshri et coll., 2017 ; Wekerle et Wall, 2002). Toutefois, que la consommation ait débuté avant ou après l’acte criminel, les discussions avec les cliniciens en dépendance mettent en évidence la complexité de l’intervention auprès des personnes ayant des problèmes de consommation/dépendance qui ont été victimes d’actes criminels.

Les cliniciens soulèvent plusieurs aspects qui peuvent affecter la qualité de leur travail auprès des personnes ayant un problème de consommation/dépendance et ayant été victimes d’actes criminels. Certains de ces éléments relèvent davantage de la structure des services (comment sont donnés les services dans les centres publics d’intervention spécialisée en dépendance) alors que d’autres relèvent de la formation et de l’expertise des cliniciens. Du côté de la structure des services, le mandat de l’établissement qui est de traiter le problème de consommation/dépendance amène des motifs de consultation spécifiques à cette problématique. Ceci a souvent comme conséquence de centrer l’intervention sur la consommation et de passer sous silence la présence d’actes criminels dans la vie de la personne, ou encore que la présence de ces actes soit abordée seulement une fois qu’un très bon lien de confiance soit établit. En effet, tel que l’ont observé l’équipe de Arthur (2013) et les cliniciens rencontrés dans ce projet, dans bien des cas la personne qui consulte a besoin de se sentir en confiance pour parler des actes criminels qu’elle a vécus. Comme l’alliance thérapeutique se crée lentement au fil des rencontres, il peut arriver que la personne parle des actes criminels vécus seulement après quelques semaines ou quelques mois de suivi. Bien que le travail clinique fait jusqu’à la divulgation de l’acte criminel soit pertinent, il est alors fait sans que le clinicien ait en main tous les éléments pour aider la personne puisque ce dernier ne peut travailler l’influence des actes criminels sur la consommation.

Outre la connaissance des actes criminels vécus et l’importance du lien de confiance, les conséquences psychologiques des actes criminels (p. ex. état de stress post-traumatique) peuvent également influencer l’intervention puisque celles-ci peuvent augmenter les risques d’abandon prématuré du traitement et avoir un impact sur son pronostic (Chauvet et coll., 2015). Il est donc important que les cliniciens qui traitent les problèmes de consommation/dépendance aux SPA soient en mesure d’identifier ce qui appartient à la consommation/dépendance et ce qui appartient à la victimisation pour bien aider leur clientèle (Arthur et coll., 2013). Pour ce faire, les cliniciens doivent être attentifs à la possible présence de victimisation chez leurs usagers. Toutefois, même lorsqu’ils soupçonnent celle-ci, ils admettent avoir de la difficulté à déterminer le niveau de détail qu’ils doivent recueillir pour comprendre le lien entre l’acte criminel vécu et la consommation, et comment cet acte criminel devrait être pris en compte dans l’intervention en dépendance. De telles connaissances sont d’autant plus importantes que des questions trop hâtives sur les actes criminels vécus peuvent amener l’abandon de certains usagers (Arthur et coll., 2013).

Afin de pallier cette difficulté, il semble qu’une approche de type trauma–informed care, appelée « soins sensibles aux traumatismes » en français, soit une avenue gagnante pour l’intervention en dépendance (Centre canadien de lutte contre les toxicomanies, 2014) puisque celle-ci ne requiert pas que la personne parle des actes criminels qu’elle a vécus. Elle place plutôt l’emphase de l’intervention sur le besoin de la personne de se sentir physiquement et émotionnellement en sécurité tout en travaillant sur ses forces et ses compétences (Donaldson et coll., 2018). Malgré ceci, il demeure important que le clinicien soit en mesure de reconnaître les signes et symptômes de la présence de victimisation, qu’il soit confortable de questionner le lien pouvant exister entre l’acte criminel vécu et la consommation (Angelone et coll., 2018 ; Galvani, 2006 ; Oshri et coll., 2017 ; Wekerle et Wall, 2002) et qu’il se concentre sur les conséquences actuelles de l’acte criminel, et ce, peu importe depuis combien de temps celui-ci a été vécu.

Par ailleurs, le clinicien en dépendance doit pouvoir conserver sa spécialité. Pour ce faire, il doit pouvoir référer ses usagers vers des services d’aide aux victimes d’actes criminels lorsque cela est nécessaire, ou encore pouvoir travailler conjointement avec ces derniers lorsque requis. Ainsi, même si le Plan d’action interministériel en dépendance 2018-2028 du ministère de la Santé et des services sociaux du Québec (2018) indique clairement que les services doivent être adaptés à ce que vivent les personnes, au moment d’écrire ces lignes il semble que toutes les mesures ne soient pas encore mises en place pour faciliter les références et le travail conjoint. Malgré plusieurs efforts, des améliorations doivent encore être apportées pour favoriser un traitement intégré plutôt qu’en parallèle ou en séquence.

Forces et limites

La principale force de ce projet est d’avoir permis la rencontre de cliniciens en dépendance qui travaillent directement avec les personnes consultant pour des problèmes de consommation/dépendance aux SPA. Ainsi, les propos rapportés dans cet article reflètent leur expérience d’intervention et leurs préoccupations envers cette clientèle en réel besoin. Il y a tout lieu de croire que les besoins de formation et les modifications à apporter pour faciliter les références vers des cliniciens spécialisés en victimologie pourraient s’appliquer à d’autres milieux que les centres publics d’intervention spécialisée en dépendance. Par ailleurs, bien que le nombre de participants soit relativement élevé pour une étude qualitative et que la saturation empirique ait été atteinte, il est important de noter que seulement 2 régions administratives sont représentées ici. Il pourrait donc être adéquat de rencontrer des cliniciens en dépendance sur l’ensemble du territoire québécois pour assurer une représentativité de la diversité des réalités régionales et des enjeux propres à chacune. De plus, tous les cliniciens rencontrés travaillent dans un centre public d’intervention spécialisée en dépendance alors que d’autres types d’organisation offrent également des services en dépendance au Québec. Encore une fois, il serait pertinent de rencontrer des cliniciens d’organismes communautaires ou travaillant dans des centres d’intervention privés pour recueillir leur point de vue.

Conclusion

Le présent projet permet de rendre compte de la réalité de l’intervention en dépendance dans des centres publics d’intervention spécialisée en dépendance et de mieux comprendre la complexité de l’intervention en dépendance lorsque les problèmes de consommation/dépendance aux SPA sont associés à la présence de victimisation. Les résultats issus des entretiens avec des cliniciens en dépendance permettent de mettre en lumière qu’une approche d’intervention sensible aux traumatismes pourrait être une avenue gagnante pour l’intervention en dépendance (Centre canadien de lutte contre les toxicomanies, 2014), considérant la forte prévalence d’actes criminels chez les personnes consultant pour un problème de consommation/dépendance aux SPA (Donaldson et coll., 2018 ; Stevens et coll., 2007, María-Ríos et Morrow, 2020). Les 2 autres volets de ce projet permettront de rendre compte du point de vue des cliniciens spécialisés dans le travail auprès des victimes d’actes criminels, de même que du point de vue de personnes ayant un problème de consommation/dépendance aux SPA qui ont été victimes d’actes criminels afin de mieux comprendre les interrelations entre la victimisation et les problèmes de consommation/dépendance, de même que les besoins d’intervention sur ces deux aspects.