Article body

INTRODUCTION

L’Inde et le Sri Lanka sont deux pays appartenant au sous-continent indien. Nous nous intéressons à la communauté tamoule indienne et sri lankaise, représentant majoritairement l’immigration du monde indien dans le monde (Goreau-Ponceaud, 2008).

La migration fait référence au déplacement du lieu de vie d’individus. Celle des Tamouls indiens est ancienne ; les premières vagues de migrants remontent à 1956 et s’intensifient à partir de 1962. Lakshmi (2007) décrit ainsi que les Tamouls d’origine indienne, et venant pour la plupart des deux ex-comptoirs français de l’État du Tamil Nadu (Karikal et Pondichéry), ont majoritairement choisi de quitter leur pays pour la France en vue de poursuivre leurs études, de réaliser un regroupement familial ou un projet de mariage. Leur intégration en France, de par la colonisation, a ainsi été facilitée : en plus de retrouver en métropole une culture et une langue qui leur étaient déjà familières, des milliers d’Indiens arrivent en France en ayant déjà la nationalité française.

L’immigration tamoule sri lankaise, marquée en revanche par deux grandes vagues de migration (1970-1980, puis 1990-2000), est principalement en lien avec la guerre civile (1983-2009) qui a opposé de manière sanglante le gouvernement cinghalais aux Tigres tamouls (Guilmoto, 1991 ; Goreau-Ponceaud, 2011a), et qui est à l’origine de nombreuses séquelles psychologiques sous fond de tortures, de viols, de traumatismes, de perte subite et brutale à la fois de proches et d’une terre natale. Les Tamouls sri lankais sont contraints de fuir, de délaisser parfois leur identité : « le problème c’est tout simplement d’être tamoul » (Madavan, 2015) et de se construire avec ces pertes, ces séparations (Goreau-Ponceaud et Veyret, 2016) ou avec une identité paradoxale, « les femmes (tamoules) essayent de passer pour des Cinghalaises » (Madavan, 2015) pour survivre. Quand les Tamouls sri lankais parviennent à atteindre la France où ils s’y retrouvent (Goreau-Ponceaud, 2011a ; 2011b), ils n’ont aucune familiarité avec cette société d’accueil, ils ne parlent pas la langue française (Moliner 2009, Madavan, 2015).

Si elle est hétérogène (Madavan, 2013), la communauté tamoule est mue par le même destin et les mêmes dynamiques en situation migratoire et transculturelle en termes d’altérité et de métissage. La provenance en masse des Tamouls sri lankais en France réactive en effet des phénomènes identitaires au sein de la diaspora indienne (Goreau-Ponceaud, 2011c). En milieu traditionnel, l’individu tamoul appartient à une société hiérarchisée : là, il fait partie d’une famille étendue, une communauté, un groupe endogame appelé caste, et se définit à partir d’une langue maternelle, une religion ainsi qu’une localité d’origine (Meyer 2001). La migration choisie ou subie entraîne de manière indéniable le changement et la métamorphose et peut déterminer l’identité culturelle : dans leur société d’accueil française, ces Tamouls, qui tentent de recréer un repère familier auquel s’accrocher (bijouteries, épiceries, salons de coiffure et d’esthétique, habillements traditionnels, écoles tamoules, etc.), retrouvent des repères religieux et se côtoient, quelle que soit leur caste, quel que soit leur prestige, quelle que soit leur communauté d’appartenance. L’identité collective qui est en mouvement prime alors sur l’identité individuelle et des logiques identitaires se créent pour étayer l’expérience migratoire séparatrice qui s’avère ainsi moins traumatique, car elles permettent de faire face aux menaces identitaires (Goreau-Ponceaud, 2011b ; 2011c).

Moro (1994) a proposé le concept d’enfants exposés au risque transculturel : ses travaux ont mis en évidence une vulnérabilité psychologique spécifique des enfants de migrants à trois âges de la vie : les interactions précoces mère-enfant, le début des grands apprentissages scolaires entre six et huit ans ainsi que l’adolescence (Moro et coll., 2004). Notre étude propose de considérer l’âge adulte et les rituels de passage qui lui sont propres comme une période durant laquelle perdure cette vulnérabilité, car l’adulte enfant de migrants vit entre d’un côté une référence interne et de l’autre une référence externe (Baubet et Moro, 2009).

Nous explorons le sentiment d’appartenance de ces adultes au groupe culturel de leurs parents en situation transculturelle. Cela nous paraît pertinent d’autant plus que les codes véhiculés par le monde indien et la France sont différents et parfois opposés (Vijayaratnam et Moro, 2018). Dans ce contexte, nous interrogeons le positionnement identitaire des jeunes femmes tamoules nées en France entre leur filiation (la culture véhiculée par leurs origines et leurs parents) et leurs affiliations (la culture d’accueil de leurs parents et leur pays de naissance).

Quelles vont être les conséquences de cette transculturalité sur le positionnement identitaire des adultes enfants de migrants et leurs stratégies de négociations entre les deux mondes d’appartenance ? Ainsi, comment ces adultes enfants de migrants peuvent-ils se représenter non pas comme l’un ou l’autre, mais comme l’un et l’autre (Baubet et Moro, 2000) ?

MÉTHODOLOGIE

Quinze jeunes femmes tamoules (cinq Indiennes et dix Sri Lankaises) ont été recrutées entre 2015 et 2017 dans un environnement écologique, c’est-à-dire dans leur milieu de vie, en Île-de-France. Nous partons du postulat que les comportements observés au cours de l’étude sont le reflet des comportements qui se produisent dans la réalité, ce qui peut nous permettre de généraliser ces résultats. Les jeunes femmes ont en moyenne 23,6 ans (tranche d’âge entre 19 et 29 ans).

Des entrevues semi-structurées ont été conduites en prenant en considération la théorie d’Hermans (1992, 2001a, 2001b) qui développe le concept de self « dialogique ». Hermans se situe dans la continuité de James (1892) et de Mead (1934) et croit en la pluralité du Soi.

Les travaux de Lafromboise et coll. (1993) ou encore Mezzich et coll. (2009) sont beaucoup utilisés dans les études sur la biculturalité du fait de l’importance donnée à son impact sur l’identité, le comportement ou encore les croyances et les attitudes. La théorie d’Hermans permet, quant à elle, d’explorer, d’avoir une lecture intrapsychique en étudiant les différentes positions identitaires par lesquelles sont traversées les jeunes femmes pour se situer dans cette biculturalité. Pour ce faire, la méthode du Répertoire des Positions Personnelles (RPP), développé par Hermans et Hermans-Jansen, nous a permis de recueillir des informations sur l’organisation et la réorganisation identitaire des jeunes femmes tamoules en vue d’une meilleure prise en compte de la complexité et des contradictions dans l’organisation de l’identité. Cet outil, adapté par nos soins, se compose de 50 items « positions internes » (qui concernent les caractéristiques propres du sujet : p. ex. « je suis une femme », « une fille de migrants ») ainsi que 43 « positions externes » (personnes ou choses qui se situent dans l’environnement : p. ex. « ma mère », « ma culture »). Les participantes avaient la liberté de choisir autant de positions qu’elles souhaitaient pour se définir (positions internes) et pour indiquer quelles sont les entités qui jouent un rôle important dans leur vie (positions externes). Cet outil constituait ainsi un étayage important pour nous permettre d’explorer la façon dont ces jeunes femmes tamoules se racontaient.

Pour analyser nos résultats, nous nous appuyons sur la méthode de l’ethnopsychiatrie dont l’originalité réside dans le complémentarisme entre la psychanalyse et l’anthropologie (Devereux, 1972). Les rencontres ont d’abord été analysées de manière longitudinale (chaque entretien de manière particulière), puis de manière transversale (pour relever les différences et les nuances dans le vécu de chacune). Nous avons utilisé la méthode de l’Interpretative phenomenological analysis (IPA) dont l’objectif est la focalisation sur l’expérience du participant ainsi que sa compréhension, sa perception et son vécu du phénomène (Smith, Flowers et Larkin, 2009). Nous avons ainsi déterminé des thèmes et des métathèmes en fonction de leur pertinence et apparition dans les entretiens, et retenu ceux qui nous permettent de répondre à nos questionnements. Les résultats de ces entrevues montrent que les jeunes femmes tamoules nées en France possèdent un répertoire d’identités qui change constamment selon les situations. Ces identités sont en mouvement et résultent de l’interaction entre le moi du sujet et son environnement à la fois culturel, filial et social (Erikson, 1950). En contexte transculturel alors, les jeunes femmes tamoules explorent différents positionnements identitaires afin de s’engager et d’adhérer à ceux qui leur correspondent (Marcia, 1993, Cohen-Scali et Guichard, 2008).

RÉSULTATS

Les rencontres avec les jeunes femmes de notre échantillon, étayées de la passation du RPP, montrent à quel point leur identité est complexe et se nourrit constamment de leur filiation et leurs affiliations tout en étant ponctuée d’éléments plus hybrides. La rencontre avec ces jeunes femmes témoigne qu’en situation transculturelle, « Qui suis-je ? » est une question parfois difficile.

1. Une identité dynamique et évolutive

Si l’identité est principalement la grande affaire de l’adolescence, car elle se forme à partir du moment où cesse l’utilité de l’identification, Erikson (1978) considère que c’est un développement de toute une vie. Ainsi, à l’âge adulte, se définir a beaucoup questionné nos jeunes femmes tamoules. En moyenne, elles ont choisi 15,4 items sur 50 (entre 8 et 31 propositions) pour répondre à la question : « Quelles sont les propositions qui pourraient vous définir ? » (Positions internes.) Elles ont également choisi en moyenne 11,2 items (entre 6 et 23 items) pour répondre à la question : « Quelles personnes ou items jouent un rôle dans la construction de votre identité ? » (Positions externes.)

« Me définir c’est un peu compliqué en fait… j’ai du mal. Je me pose beaucoup de questions, je suis un peu perdue » (Deepika, 20 ans). « Qui je suis moi ? C’est une question que j’ai beaucoup creusée. J’ai un passé, une histoire, une culture » (Uma, 24 ans). « J’ai l’impression que je suis tout ! » (Deepika qui a choisi 31 items) « Il y a vraiment trop de choses qui comptent, c’est difficile de choisir » (Lavy qui a choisi 11 items).

Se questionner sur son identité renvoie au fait de se questionner sur son être en tant que jeune femme née en France, mais de parents venus d’ailleurs. Tout au long de leurs récits, les jeunes femmes se racontent sur deux registres différents. À l’image de ce contexte de vie singulier, elles oscillent entre des postures traditionnelles et d’autres, plus modernes.

Ainsi, l’identité doit être comprise dans une dynamique évolutive : c’est par l’individuel, le collectif, le social, le culturel que ces jeunes femmes tamoules nées en France donnent sens à leur être (Vinsonneau, 2002). Ceci rejoint l’idée d’Hermans (2001a, 2001b) qui considère l’identité comme « multivoisée », car différentes positions identitaires interagissent et dialoguent entre elles en fonction d’un contexte spécifique. Il y a ainsi sans cesse une organisation et une réorganisation du répertoire identitaire d’une personne (Hermans, 2003).

2. L’importance de l’« enveloppe culturelle » (Nathan, 1987)

Les enfants grandissent dans un berceau culturel fait de l’interaction avec leurs parents, leurs cultures, leurs pratiques et rituels, et il est indéniable que la migration implique un bouleversement du modèle familial. Nathan (1987) considère la culture comme une enveloppe indispensable à la construction et à l’équilibre psychique des individus, et permettant de protéger les humains contre la peur de la nouveauté. Quand nous les interrogeons au sujet de leur histoire familiale, presque toutes les jeunes femmes confient qu’elles connaissent les parcours migratoires de leurs parents. La plupart du temps, ceux-ci leur ont été transmis par les parents eux-mêmes qui utilisent cette expérience pour se valoriser aux yeux de leurs enfants face à une image parentale parfois bouleversée par de nouvelles affiliations et le déclassement social. Les jeunes femmes reconnaissent que faire grandir des enfants loin des repères familiaux et culturels ajoute aux difficultés pour leurs parents migrants, un contexte qui contribue à leur vulnérabilité.

La filiation a un rôle premier et se veut être infiniment structurante dans leur construction identitaire. Ce lien apparaît à travers un attachement aux parents et à leur histoire migratoire, mais aussi au décours de la manière complexe d’appartenir à un monde tamoul et à une identité collective. Dans les positions externes, la mère est choisie par l’ensemble des participantes comme marque de la filiation et de modèle identificatoire :

« C’est simple, ma mère je ne pourrais pas me passer d’elle » (Madhavi, 20 ans), « C’est ma mère, elle m’a tout apporté quoi » (Praveena, 29 ans).

Les participantes décrivent aussi les membres de leur famille comme étant leurs modèles, ceux qui vont les guider, les soutenir et renforcer leurs activités grâce à leur expertise et leurs outils culturels. Ainsi, cette figure maternelle est suivie de près par d’autres membres de la famille : le père (choisi 12 fois/15), les frères et soeurs (8/15), les grands-parents (4/15) : « ma grand-mère paternelle elle sert limite d’idole » (Lavy, 19 ans).

L’identité va se jouer dans l’écart et la différence du vécu vis-à-vis d’un modèle. La transmission de la filiation n’est pour autant pas tenue pour acquise. Elle participe à la définition d’une identité complexe et constitue une entité que les participantes s’approprient.

3. Un sentiment de « tamoulité » (Madavan, 2015)

La filiation ne renvoie pas seulement aux aînés, mais aussi plus généralement à la culture d’origine. Les récits montrent que les jeunes femmes tamoules surinvestissent leur culture d’origine et déplacent sur la culture d’accueil de leurs parents des projections négatives, hostiles, critiques héritées de l’amertume de l’expérience des parents. Il y a une forclusion identitaire (Marcia, 1993) qui se crée du fait de cette dette transgénérationnelle : l’identification aux modèles parentaux est fort exacerbée et constitue ainsi une manière de lutter contre l’étrangeté et le monde extérieur menaçants (Cohen-Scali et Guichard, 2008).

« Je suis née en France, mais j’ai l’impression que je suis tamoule avant tout. Pour moi, la France ce n’est qu’un pays d’accueil. Quand je pars en vacances en Inde, je suis super heureuse. À mon retour à Paris, je suis presque en dépression » (Lavy, 19 ans)

Ces jeunes femmes entretiennent des liens forts avec leur pays d’origine ; elles parlent et comprennent le tamoul ; elles sont soucieuses de respecter les traditions ; elles se plaisent à revêtir des habits traditionnels ; elles ont un cercle d’amis tamouls. Elles se racontent ainsi « tamoules », « femmes tamoules », « femmes sri lankaises/indiennes », « membres de la communauté tamoule », « membres de la communauté tamoule sri lankaise/indienne », des nuances qui témoignent d’un processus de polyphonie entre des voix identitaires qui alternent et se répondent.

Être une femme tamoule, appartenir à la communauté tamoule, être une femme indienne ou une femme sri lankaise, le choix est en effet ardu du fait de l’histoire politique de certains pays, du rapport aux traditions qu’entretiennent certaines femmes nées dans le pays d’accueil de leurs parents, et de l’importance du groupe culturel.

Pour Aarthi (23 ans), il n’y a pas de confusion à avoir : la proposition « je suis tamoule » qu’elle choisit renvoie à son statut filial, à son appartenance à cette communauté par ses parents et sa famille, mais aussi à la transmission de sa langue maternelle. Renuka (22 ans) choisit quant à elle « je suis tamoule » plutôt que « femme tamoule », car elle ne se dit pas traditionnelle. Très engagée dans la défense des Tamouls sri lankais persécutés par la guerre à la faveur desquels elle a créé une association, il lui est difficile de se définir comme simplement « Sri Lankaise ». Ainsi, nous remarquons que le contexte migratoire des parents a manifestement un impact sur le sentiment d’appartenance à une culture tamoule : les jeunes femmes nées en France manifestent un respect des traditions et valeurs culturelles et témoignent d’une volonté de s’affilier à une identité collective qui rassemble les Tamouls de tous horizons, et ce, d’autant plus qu’elles sont en situation transculturelle.

4. Des « enfants d’ici venus d’ailleurs » (Moro, 2002)

Les jeunes femmes se racontent tamoules. Pourtant, elles s’inscrivent aussi dans la diversité et se révèlent singulières, prises dans une réalité à la fois sociale et culturelle : difficile de ne pas prendre en compte l’importance de leurs affiliations françaises. Le contexte transculturel entraîne un fort attachement à une culture française qui fait partie de leur identité complexe, et qui constitue une autre partie d’elles :

« La France c’est le pays que je considère comme le mien, j’y suis née, j’y ai grandi » (Marie, 27 ans), « La langue française : c’est la première langue que je parle ; j’aurai deux langues maternelles en soi, le français et le tamoul » (Amel, 21 ans)

Plusieurs d’entre elles distinguent séparément les propositions qui renvoient à leur identité culturelle, à leurs affiliations françaises, à leur identité individuelle.

« J’ai fait trois groupes : le côté culturel sri lankais, le côté culturel français qui est totalement opposé, et puis enfin ma personnalité » (Praveena, 29 ans), « Si on dissocie, je mettrais la France et l’Inde de chaque côté » (Uma, 24 ans).

Cet extrait est significatif de la posture « être prise entre deux cultures ». Ces conflictualités et instabilités sont également constitutives de la multiplicité de l’identité de ces jeunes femmes tamoules qui négocient sans cesse leur positionnement identitaire. Celles-ci imposent la mise en place de stratégies pour s’accommoder et sortir de cette situation.

À l’âge adulte, plusieurs rituels de passage confrontent les adultes enfants de migrants à ce positionnement identitaire.

5. « Les noces de Parvati » (Vijayaratnam et coll., 2017) : stratégies identitaires ?

L’alliance constitue un bon moyen d’étudier le processus de métissage en situation transculturelle. Elle fait référence à un rituel de passage singulier à l’âge adulte, moment où se construisent des relations d’intimité et d’affiliations avec autrui fondées sur la sexualité. L’alliance est aussi un système de parenté créant une union entre les membres du couple et leurs familles respectives ; elle trouve sa justification dans leur descendance et a ainsi une ambition fondamentale : celle de structurer la lignée de l’individu en l’inscrivant dans sa filiation (Dollo et coll., 2017).

Les jeunes femmes tamoules héritent d’une tradition matrimoniale très ritualisée fondant le lien entre l’homme et la femme à travers les accords passés entre deux familles plutôt que deux individus. Cette pratique est plus connue sous le terme « mariage arrangé » (Vijayaratnam et coll., 2017). Dans les sociétés indiennes et sri lankaises, les alliances relèvent ainsi de stratégies endogames collectives où l’amour ne doit intervenir qu’après le mariage (Kakar, 2007). En France, cette norme et ces pressions (réelles ou fantasmées) déstabilisent les jeunes femmes rencontrées.

Se questionner sur le choix de son compagnon, c’est se questionner sur sa propre identité et son rapport aux autres : « Qui suis-je ? Comment faire lorsque je ne partage pas les mêmes référentiels que mes parents ? À qui est-ce que je corresponds ? »

« Je me définis amoureuse (rires) parce que voilà (rires) si j’en suis là, deux ans avec lui, je pense que c’est parce que je suis amoureuse (rires), j’aimerais pouvoir me marier avec lui après » (Marie, 27 ans). « Quand je me suis mise avec Léo, comme c’est un Français je me suis demandé si ça allait aller jusqu’au mariage. » (Deepika, 20 ans).

Il y a une manière particulière d’entrer en relation qui semble reposer sur une inhibition, une contrainte qui freine l’engagement sexuel ou amoureux. Parfois, ces réponses oscillent entre sentiments amoureux et contraintes culturelles, ce qui permet aux jeunes femmes tamoules de maintenir un lien avec la culture parentale ainsi que de fournir une réponse aux attentes des parents et aux pressions culturelles.

« Chez nous les filles quittent la maison qu’après le mariage » (Amel, 21 ans). « Je suis partie voir un voyant, car à 29 ans je suis pas mariée, c’est pas normal quoi » (Praveena, 29 ans).

Les voix identitaires s’alternent et se répondent, entraînant des va-et-vient entre différentes voix culturelles et personnelles et engendrant des repositionnements et réorganisations avec des voix dominantes et d’autres en perte de pouvoir en fonction des circonstances.

« Par moments, je me dis que je finirai seule, d’autre fois que je trouverai l’amour de la vie. Ce n’est pas évident » (Uma, 24 ans), « Mon copain, je sais qu’on n’est pas de la même caste. On vit notre relation dans la peur » (Renuka, 22 ans).

Il semble ainsi important pour ces jeunes femmes de maintenir cette identité culturelle tout en étant intégrée à la société d’accueil. Pour Madavan (2013), ce qui favorise le maintien de l’héritage culturel c’est la conscience d’appartenir à une communauté transnationale et d’entretenir le sentiment d’appartenir à un même ensemble. Ainsi, les jeunes femmes tamoules de la seconde génération usent de stratégies efficaces pour maintenir des liens sociaux, politiques, culturels, voire imaginaires, tout en ne vivant plus dans leur pays d’origine. C’est une manière pour elles de maintenir une conscience identitaire qui, si l’on se réfère à Madavan, les inscrit effectivement dans une communauté transnationale.

DISCUSSION

La rencontre avec les jeunes femmes tamoules de la seconde génération pose de manière claire la question de la filiation et des appartenances (Moro, 2002 ; Moro et coll., 2004). Un questionnement qui ressurgit à l’âge adulte et qui répond aux enjeux posés durant la période précédente, l’adolescence, lors de laquelle des études montrent que l’enfant de migrants est particulièrement vulnérable (Moro, 1994). Les jeunes femmes tamoules que nous avons rencontrées font fréquemment l’éloge des référents parentaux qui leur servent d’assises narcissiques sécurisantes dans la définition d’une identité adulte. Paradoxalement, elles remettent en question ces mêmes assises pour trouver leur propre place. Il s’agit d’une situation antinomique dans laquelle s’élaborent des stratégies et des positionnements entre le legs de l’histoire familiale et les différentes appartenances du milieu de vie.

La référence obligée à une communauté d’appartenance familiale, ethnique et traditionnelle prend une place centrale dans leurs confidences et leur recherche de positionnement. Le processus d’autonomisation qui permettrait de se représenter seules, distinctes des parents et de la culture d’origine est freiné par le référent obligé à l’identité collective du passé parental. Par l’importance qui est accordée à cette référence culturelle, il est possible d’entrevoir une recherche de contenance, de « pare-excitation » dont la fonction est de protéger le Moi (Freud, 1920). Ainsi tout comme le Moi-peau (Anzieu, 1985), l’identité culturelle vise à envelopper l’appareil psychique de ces jeunes femmes en situation transculturelle. Elle les protège des stimulations extérieures jusqu’à ce que leur Moi trouve un étayage suffisant pour s’individualiser dans un contexte où l’identité est dynamique et en constante définition (Goffman, 1973 ; Hermans, 2001a). Si elle pose question et déstabilise, cette recherche de surprotection filiale fait émerger un enjeu identitaire important : se reconnaître dans le groupe de pairs permet de sélectionner les expériences susceptibles d’accordage affectif (Stern, 1989) et de se voir transmettre des normes collectives, des manières d’être et de bénéficier d’une enveloppe psychique qui permet à l’enfant d’être en contact avec l’environnement externe.

Le dialogue entre les différentes voix identitaires montre que, pour autant, les jeunes femmes tamoules nées en France parviennent à constituer une enveloppe psychique séparée qui nécessite des remaniements avec la mise en place de nouveaux processus d’identification pour s’étayer certes sur le passé, mais aussi pour s’orienter vers le futur et s’ancrer dans ses appartenances. En effet, si les femmes rencontrées clament haut et fort appartenir à la communauté tamoule, elles se racontent aussi libres, ancrées dans leurs affiliations françaises qu’elles réaménagent du fait de leur singularité.

CONCLUSION

L’étude des affiliations des jeunes femmes tamoules rend compte de la multiplicité de leur construction identitaire. En effet, celles-ci mettent en place des repères identitaires en se référant à leur culture d’origine (Meyer, 2001) afin de ne pas perdre les liens qui les unissent à leur communauté parentèle surtout et plus largement à des degrés divers à la communauté tamoule et migrante (Madavan, 2011), une pratique en miroir à celle des migrants qui ont un lien plus fort aux coutumes et aux traditions sur leur terre d’accueil que lorsqu’ils habitaient leurs propres pays (Mehta, 1991).

Les jeunes femmes tamoules de la seconde génération cultivent leur tamoulité (Madavan, 2013) qui parfois apparaît comme une entité exotique attractive, parfois comme un obstacle à leur liberté, mais qui les inscrit invariablement dans un espace transnational. Il faut toutefois faire remarquer que pour la seconde génération, les traditions et coutumes ne se maintiennent que s’il y a réaménagement, négociation et transformation (Skandrani, 2011 ; Vijayaratnam et coll., 2017). Les jeunes femmes tamoules que nous avons rencontrées évoluent ainsi entre plusieurs référentiels et sont mues par des voix identitaires démultipliées et d’autant plus en mouvement du fait des nombreux mondes d’appartenance (Batory, 2010). Celles-ci dialoguent entre elles, s’alternent et se répondent, entraînant des va-et-vient entre différentes voix culturelles et personnelles et engendrant des repositionnements et réorganisations identitaires (Goreau-Ponceaud, 2011a).