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Introduction

Le système de santé est reconnu depuis longtemps comme étant un déterminant important de la santé des populations1. Néanmoins, comprendre comment optimiser l’organisation du système de santé tout en faisant face à de nombreuses pressions et contraintes, demeure un défi fondamental pour les acteurs de la santé. Dans plusieurs pays, les systèmes de santé subissent actuellement des transformations majeures afin de s’adapter aux nouvelles réalités de nos sociétés, telles que le vieillissement de la population et la prévalence élevée des maladies chroniques, la plus grande spécialisation et la fragmentation des soins et l’escalade des coûts de santé2. Une des solutions proposées pour faire face à ces défis est de renforcer les soins primaires car les pays ayant des systèmes de soins primaires plus établis ont de meilleurs résultats au niveau de la santé des populations et ce, à moindres coûts3,4.

Une autre solution proposée est de mieux intégrer les soins à travers les différents programmes et lignes de services5. Par leur nature même, les soins primaires dépendent d’une bonne intégration des services de santé. Les objectifs poursuivis par les soins primaires tels que la globalité et la continuité des soins ne peuvent se réaliser sans la collaboration entre de nombreux prestataires de soins. Dans les dernières décennies, de nombreux efforts ont ainsi été effectués afin de promouvoir une meilleure intégration des services dans le contexte des soins primaires, notamment dans le domaine de la santé mentale6. En effet, des études épidémiologiques démontrent qu’environ 30 % des patients dans les soins primaires ont au moins un trouble mental7, 8. Parmi les troubles mentaux les plus courants, on retrouve les troubles dépressifs et anxieux ainsi que les troubles d’utilisation des substances9, 10, 11. Ces troubles imposent un fardeau énorme sur les individus, leurs proches et la société. Il est donc essentiel que les soins primaires jouent un rôle de premier plan dans l’amélioration de la santé mentale des populations. Les arguments en faveur d’une meilleure intégration des services de santé mentale dans les soins primaires sont maintenant bien connus et sont résumés dans le tableau 1.

Tableau 1

Raisons pour intégrer les soins de santé mentale dans les soins primaires

Raisons pour intégrer les soins de santé mentale dans les soins primaires
Référence : WHO & WONCA, 2008

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Bien que l’idée de « soins intégrés » soit attrayante, sa mise en oeuvre à grande échelle demeure un défi majeur. Néanmoins, plusieurs modèles de soins de santé mentale intégrés ont émergé au cours des années – y compris des modèles de soins axés sur la colocation12, de consultation-liaison13, et des soins de collaboration14, 15 – et de nombreuses leçons peuvent être tirées des expériences en lien avec leur implantation. L’objectif du présent article est donc de synthétiser et comparer les initiatives significatives relatives à l’intégration des services de santé mentale aux soins primaires et de résumer les leçons clés tirées de ces initiatives qui sont pertinentes pour les efforts d’intégration en santé mentale au Québec.

Méthodes

Devis

Nous présentons une revue narrative de la littérature basée sur un cadre conceptuel qui intègre plusieurs dimensions du concept des soins intégrés. La méthode de synthèse narrative est utile pour résumer des sujets larges et divers, en s’appuyant sur les théories existantes et sur les perspectives et les expertises des auteurs16, 17. Ces revues explorent l’hétérogénéité de façon descriptive plutôt que statistique18.

Cadre conceptuel

Inspirés par des travaux récents dans le domaine des soins intégrés5, 19, nous définissions les soins de santé mentale primaires intégrés comme un ensemble cohérent d’activités cliniques, professionnelles, organisationnelles, systémiques et fonctionnelles visant à créer un meilleur arrimage entre les services de santé mentale et les soins primaires afin d’améliorer la performance du système de santé et la santé et le bien-être de la population.

Selon le cadre conceptuel de Valentijn et coll.19 , les activités d’intégration des soins se regroupent dans cinq domaines et opèrent à différents niveaux du système de santé. L’intégration clinique se produit au niveau micro et fait référence à la coordination des soins pour les patients dans un seul processus à travers le temps et à travers différents types de professionnels et milieux de soins. L’intégration clinique est favorisée par l’adoption d’outils de dépistage ou d’évaluation communs, les plans d’intervention partagés, la gestion de cas, la formalisation des systèmes de référence, les services de coordination, etc. L’intégration professionnelle et organisationnelle se déroule au niveau méso du système de santé. L’intégration professionnelle englobe les activités de communication, de collaboration et d’apprentissage entre professionnels et comprend des stratégies telles que les discussions de cas ou rencontres d’équipes interdisciplinaires, la colocation des professionnels, les services de coordination-consultation, la formation interprofessionnelle, etc. L’intégration organisationnelle renvoie aux relations formelles et informelles entre les organisations qui fournissent des services aux populations données. Ces relations couvrent le continuum des activités liées à la communication, la coordination, la collaboration et l’intégration (ex. : fusions). Au niveau macro, l’intégration systémique assure une cohérence des politiques, des lois et des incitatifs à travers les différents programmes et lignes de services. Les stratégies spécifiques de ce domaine comprennent la planification et la gouvernance partagée des initiatives d’intégration, les politiques ou les orientations qui facilitent l’intégration, etc. Finalement, l’intégration fonctionnelle se produit à travers les trois niveaux du système de santé et facilite la cohérence entre ces niveaux. Les stratégies d’intégration fonctionnelles visent à soutenir l’opérationnalisation des initiatives d’intégration par le biais de nouvelles approches de gestion des finances, de l’information, et de la qualité de soins.

Sélection et analyses des initiatives

Le processus de sélection des initiatives visant l’intégration des services de santé mentale aux soins primaires a compris trois étapes. Premièrement, une liste initiale de 59 initiatives a été établie à partir de revues existantes de la littérature20, 21, 22, 23 et de recherches structurées dans Pubmed. Les concepts clés utilisés pour la recherche dans Pubmed étaient « santé mentale » (ex. : mental health, psychiatric, behavioral), « soins primaires » (ex. : primary care, primary health care, general practice), et « intégration » (ex. : integrated care, coordination of care, collaborative care). Ensuite, d’autres articles et rapports en lien avec ces initiatives ont été trouvés dans les références des articles et en faisant des recherches par noms d’auteurs et par noms de projets dans Pubmed et Google. Des 59 initiatives, 35 ont été examinées en profondeur, car elles fournissaient plus de détails sur leurs caractéristiques et rapportaient un minimum de données probantes sur leurs mises en oeuvre et résultats. Finalement, l’analyse a été limitée aux initiatives à grande échelle impliquant un grand nombre de sites cliniques (>10) ou de prestataires de soins primaires, étant donné que celles-ci étaient plus susceptibles d’avoir été menées dans de multiples contextes et d’offrir un plus grand potentiel en termes d’amélioration de la santé des populations. Ce processus a abouti à la sélection de 20 initiatives, qui ont été décrites dans 153 articles et rapports (une liste de références clés pour chaque initiative est disponible en annexe). Une synthèse narrative de ces documents a donc été réalisée, guidée par notre cadre conceptuel.

Résultats

Description des initiatives

Les 20 initiatives et leurs caractéristiques principales sont décrites dans les tableaux 2 et 3. Trois initiatives ont ciblé la santé mentale des jeunes (initiatives 1-3), 14 principalement les adultes (ou des patients de tous les groupes d’âge, initiatives 4-17) et trois les aînés (initiatives 18-20). La majorité des initiatives ont été menées aux États-Unis, mais des initiatives importantes ont également eu lieu au Royaume-Uni, en Irlande, en Australie et aux Pays-Bas. Ces initiatives ont impliqué des dizaines et parfois même des centaines de cliniques de soins primaires, touchant ainsi plusieurs millions de personnes utilisatrices de services de santé mentale.

Sur les 20 initiatives, 11 ont visé l’implantation de modèles de soins de collaboration pour les troubles mentaux dans les soins primaires (initiatives 5, 7, 9, 10, 12-16, 18 et 20), trois ont porté principalement sur la colocation des professionnels de la santé mentale dans les soins primaires (initiatives 8, 11 et 19), trois initiatives ciblant les jeunes décrivent la création d’équipes ou de centres de santé mentale multidisciplinaires qui fournissent des soins et des services de sensibilisation aux communautés (le modèle « moyeu et rayons », initiatives 1-3), deux ont créé les conditions pour l’émergence d’une diversité de projets de soins intégrés menés par les cliniques communautaires (initiatives 4 et 6), et une initiative était liée à la fusion d’organisations de santé mentale et des soins primaires (initiative 17).

Bien que les 20 initiatives aient été menées dans divers contextes, plusieurs d’entre elles partagent des stratégies d’intégration similaires. Les stratégies d’intégration clinique ont souvent été adoptées, notamment l’utilisation des outils de dépistage ou d’évaluation communs (15 initiatives) et la mise en place de systèmes de référence formalisés (11 initiatives). La stratégie la plus adoptée, surtout par les initiatives ciblant les adultes et les aînés, a été la gestion de cas (17 initiatives). En particulier, l’initiative IMPACT a été citée comme ayant été très influente dans la façon dont la gestion de cas a été déployée. Les gestionnaires de cas IMPACT sont localisés dans les cliniques de soins primaires et aident à fournir des soins basés sur des données probantes pour la dépression chez les aînés. Ils effectuent l’évaluation des besoins en santé mentale, ils renseignent les patients sur la dépression et sur les options de traitements et ils les encouragent à devenir des partenaires actifs dans leurs soins. Ils participent également à l’élaboration d’un plan de traitement et contribuent à la gestion des médicaments ou offrent de 6 à 8 séances de psychothérapie axée sur la résolution de problèmes. Les gestionnaires de cas suivent la réponse des patients au traitement pendant 12 mois, après quoi ils aident les patients à élaborer un plan de prévention des rechutes. Le suivi systématique des symptômes dépressifs et l’accent mis sur la prévention des rechutes ont été identifiés comme deux des principales raisons pour laquelle l’impact positif de l’intervention IMPACT a été soutenu au fil du temps24. Finalement, les gestionnaires de cas ont un rôle crucial dans le maintien de relations de collaboration positives entre les membres de l’équipe de soins primaires et les psychiatres IMPACT qui agissent en tant que répondants pour ces équipes.

Tableau 2

Description des initiatives de soins de santé mentale primaires intégrés

Description des initiatives de soins de santé mentale primaires intégrés

1. ANX = Troubles anxieux, BP = Trouble bipolaire, DEP = Dépression, DP = Détresse psychologique, PSY = Troubles psychotiques, SUB = Troubles de substances, TC = Troubles de comportements, TDAH = Trouble du déficit de l’attention

2. SM = Santé mentale, SP = Soins primaires

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Tableau 3

Domaines et stratégies d’intégration des initiatives

Domaines et stratégies d’intégration des initiatives

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Au-delà de l’intégration clinique, des initiatives ont également adopté plusieurs stratégies d’intégration professionnelle. Les stratégies les plus communes étaient la colocation des professionnelles de SM en soins primaires (i.e. espaces de travail partagés, 14 initiatives) et l’accès aux services de consultation spécialisée en santé mentale (12 initiatives). Ces stratégies sont reconnues comme étant les bases pour les soins de collaboration en santé mentale. Les stratégies d’intégration fonctionnelle, et surtout les activités de gestion de l’information, ont également été au coeur de la plupart des initiatives. Les technologies avaient un rôle central dans 17 initiatives, soit pour soutenir le suivi des patients et les résultats de l’initiative (les initiatives de IAPT et de Washtenaw sont de bons exemples) ou pour améliorer la communication et la coordination entre les professionnels impliqués dans les soins intégrés (en s’appuyant notamment sur des dossiers électroniques médicaux performants comme ceux de Group Health Cooperative, de Kaiser Permanente et du Veterans Health Administration). Les stratégies en lien avec la gestion des aspects financiers des initiatives ont été moins décrites dans la littérature ; cependant, ces stratégies sont souvent perçues comme étant cruciales par les auteurs des articles. En effet, les investissements pour soutenir l’intégration, le partage des budgets et des ressources, et l’élimination des obstacles pour le remboursement adéquat des coûts de services étaient généralement des précurseurs de l’implantation d’autres stratégies d’intégration cliniques ou professionnelles. Lorsque ces questions financières n’avaient pas été abordées d’avance (comme ce fut généralement le cas pour des initiatives axées sur la recherche comme dans les initiatives 5 et 18-20), la pérennité des initiatives était menacée dès que les sources initiales de financement avaient été épuisées.

Dans l’ensemble, les stratégies d’intégration organisationnelle et systémique des initiatives sont également moins bien décrites par rapport aux autres stratégies d’intégration (à l’exception de la planification conjointe, aucune de ces stratégies n’a été repérée dans plus de 7 initiatives). Il est clair cependant que la formation de comités directeurs ou de coalitions multipartites pour assurer une planification et gouvernance partagée des initiatives a été considérée comme une étape clé dans la majorité des initiatives et surtout celles qui sont plus récentes.

Impacts des initiatives

Dans l’ensemble, les 20 initiatives d’intégration ont produit une gamme d’impacts positifs au niveau de l’accessibilité et la qualité des soins, les expériences de soins, les coûts de services et les résultats de santé.

Dix-huit (18) initiatives ont rapporté des impacts positifs des services intégrés sur l’accessibilité ou la qualité des soins. En ce qui concerne l’accès aux soins, 9 sur 9 initiatives (1, 3, 7, 8, 11, 12, 16, 17 et 19) ont signalé une augmentation du nombre de personnes qui ont reçu des services de santé mentale dans les soins primaires alors que dans trois de ces initiatives (Cherokee Health Systems, Intermountain Health, et Veterans Health Administration) une plus faible utilisation des services d’urgence ou de santé mentale spécialisée a également été notée. Dans le même ordre d’idées, 13 sur 13 initiatives (1, 3, 4, 7, 9, 10-13, 15, et 18-20) ont rapporté divers impacts positifs des services intégrés sur la qualité des soins, notamment sur la détection et l’adéquation des traitements des troubles mentaux ainsi que sur la coordination et la collaboration entre les professionnels.

Huit (8) initiatives (1, 3, 5, 9, 10, 12, 16 et 18) ont évalué l’impact des services intégrés sur les expériences de soins des patients et des professionnels. Dans toutes ces initiatives, il y avait une plus grande satisfaction à l’égard des soins intégrés comparativement aux soins usuels. Les impacts financiers des initiatives ont également été étudiés dans 10 initiatives (1, 4, 5, 7, 8, 10-12, 16 et 18). Dans six de ces initiatives (5, 8, 10, 12, 16, 18), les services intégrés ont été associés à une réduction significative des coûts des services. Deux initiatives ont signalé des coûts légèrement plus élevés pour les soins intégrés par rapport aux soins habituels (Advancing Care Together, CALM), mais au moins dans le cas de CALM (une initiative sur les soins de collaboration pour les troubles anxieux) des auteurs ont conclu que le rapport coût-bénéfice restait très positif25.

Enfin, des impacts positifs de l’intégration sur la santé des patients (ex. : symptômes, qualité de vie) ont été démontrés dans 15 sur 16 initiatives. Certaines initiatives (Health Group Cooperative, CALM, IMPACT) ont montré que ces effets positifs pourraient être maintenus sur de longues périodes (ex. : 24 mois), mais dans d’autres cas (CADET, l’initiative Dépression aux Pays-Bas) des effets positifs de l’intégration ont diminué au fil du temps. Dans l’initiative DIAMOND dans le Minnesota, des améliorations importantes observées dans les processus de soins pour la dépression n’ont pas eu d’impacts positifs sur la santé mentale des patients, possiblement en raison de difficultés au niveau de l’implantation de l’initiative et un manque de fidélité à ses composantes clés26.

L’implantation des initiatives

Les enjeux reliés à la mise en oeuvre des soins intégrés ont souvent un rôle déterminant dans le succès ou l’échec des initiatives. Dans tous les cas, de nombreux obstacles menaçaient la viabilité et la diffusion des initiatives d’intégration. Les obstacles les plus courants étaient :

  • La résistance et les attitudes négatives envers le changement ;

  • Les différences de culture entre les soins primaires et les services de santé mentale ;

  • Les préoccupations concernant les coûts d’implantation des soins intégrés ou la facturation des actes médicaux en lien avec les soins intégrés ;

  • Les technologies de l’information qui ne supportent pas l’intégration ;

  • Les problèmes de recrutement et de rétention du personnel ainsi que le manque d’accès aux spécialistes en santé mentale ;

  • Les difficultés à appliquer des modèles spécifiques de soins intégrés aux contextes locaux.

Pourtant, malgré ces obstacles, plusieurs initiatives ont réussi à transformer les services de santé mentale dans leurs milieux en plus d’améliorer les résultats cliniques. L’analyse des initiatives suggère que des mesures prises pour bien préparer et déployer les initiatives et assurer leur pérennité à long terme peuvent grandement faciliter le processus d’implantation.

Les projets récents visant à intégrer les soins de santé mentale pour les jeunes dans les soins primaires constituent de bons exemples de la façon dont une préparation efficace des initiatives peut contribuer à leur succès. Dans les initiatives 1 à 3 (Headspace, Headstrong et MCPAP), des efforts importants ont été réalisés pour : 1) documenter l’existence d’un problème quant aux services de santé mentale pour les jeunes ; 2) créer des coalitions d’acteurs intéressés à trouver des solutions ; 3) échanger avec les intervenants de santé dans les communautés et écouter leurs préoccupations ; 4) sensibiliser la population aux nouveaux services intégrés pour les jeunes. Dans le cas de l’initiative MCPAP, des activités de marketing et d’engagement des intervenants des soins primaires lors des conférences médicales ont été particulièrement importantes pour aider à surmonter les réactions négatives au programme lorsqu’il a été introduit pour la première fois. Pour leur part, les initiatives Headspace et Headstrong se distinguent par leur implication de manière significative d’utilisateurs de services dans la planification et la diffusion de ces initiatives. Chaque initiative comporte des comités composés de jeunes ayant des troubles mentaux qui s’assurent que les services de ces initiatives sont adaptés aux jeunes et renforcent leur pouvoir sur les décisions de santé qui les concernent. Par conséquent, les services de ces initiatives sont desservis dans des lieux spécifiquement conçus pour plaire aux jeunes, et ils attirent des jeunes plus vulnérables que ceux qui consultent dans les milieux médicaux traditionnels. De telles mesures préparatoires peuvent prendre du temps, mais elles aident les dirigeants des initiatives à éviter des difficultés et des retards lors de l’implantation et du maintien de leurs projets.

Pour ce qui est du déploiement des initiatives, des mesures prises pour assurer une intégration fonctionnelle des services de santé mentale aux soins primaires semblent essentielles pour l’implantation réussie des initiatives. Aux États-Unis et dans d’autres pays, plusieurs pratiques cliniques en lien avec les soins de collaboration ou les soins intégrés ne sont pas couvertes par les régimes d’assurance-santé, rendant ainsi difficile le remboursement des cliniciens. Le manque de financement dédié à l’intégration et les systèmes de remboursement inadéquats créent des barrières financières pour les cliniques de soins primaires qui sont souvent déjà aux prises avec des pénuries de ressources. Dans certaines initiatives, comme celles des Pays-Bas et DIAMOND, des liens avec les gouvernements et les compagnies d’assurance ont été établis pour éliminer les barrières financières et ainsi faciliter l’offre de services en santé mentale plus intégrés. Dans la même veine, les technologies de l’information telles que les dossiers médicaux électroniques, les registres et la télé-santé sont des outils précieux pour soutenir l’intégration des services, mais ils représentent des obstacles importants lorsqu’ils sont incompatibles avec les soins intégrés. Pour les initiatives menées par Intermountain Health et Kaiser Permanente, leurs outils Web et systèmes de dossiers médicaux permettent aux intervenants d’aller au-delà du suivi de l’utilisation des services et d’améliorer la communication, la coordination et la collaboration entre les professionnels.

L’accès à un accompagnement soutenu par des experts en application des connaissances a également été évoqué comme un élément important pour le déploiement efficace des initiatives. À travers les initiatives cet accompagnement a pris de nombreuses formes : le développement de nouvelles formations professionnelles, la diffusion des meilleures pratiques et de guides pour l’implantation, l’élaboration des indicateurs de performance et des normes de pratique, et l’accompagnement dans la création de collaborations et de coalitions. L’accompagnement a parfois été fourni par des chercheurs (ex. : Kaiser Permanente) ou, dans d’autres cas, par des branches spécifiques au sein d’une organisation de santé (ex. : Veterans Health Administration, Intermountain Health). Le soutien par de plus grands centres d’excellence a également été observé, tels que l’Institute for Clinical Systems Improvement pour l’initiative DIAMOND, le National Institute for Health and Care Excellence pour l’initiative IAPT en Angleterre, le California Mental Health Services Authority pour le projet IBH et le ORYGEN National Centre for Excellence in Youth Mental pour l’initiative Headspace en Australie. De nombreux auteurs témoignent que sans les expertises et ressources considérables de ces centres externes, la diffusion à grande échelle de projets d’intégration en santé mentale n’aurait pas été possible27, 28, 29.

Finalement, l’analyse des initiatives démontre qu’une réflexion sur les mesures nécessaires pour assurer une pérennité des initiatives est également essentielle lorsque le but est d’améliorer la santé des populations par le biais d’une diffusion à grande échelle des soins intégrés. Cette réflexion peut porter sur les ingrédients actifs et non modifiables d’une initiative ainsi que sur ceux qui peuvent être changés afin de favoriser une implantation adaptée dans une diversité de milieux cliniques ou géographiques. L’implantation des équipes interdisciplinaires Jigsaw dans l’initiative de Headstrong pour la santé mentale des jeunes offre un bon exemple d’une initiative qui tient compte de ce besoin à la fois pour des principes directeurs et de la souplesse lors de l’implantation. Les dirigeants de Headstrong ont identifié plusieurs principes qui guident l’offre de services par ces nouvelles équipes (ex. : l’engagement des jeunes, l’intervention précoce, le renforcement de la résilience, la réduction de la stigmatisation), mais il est permis à chaque équipe de refléter les caractères uniques de leurs communautés. Il est important de noter qu’un autre facteur qui facilite grandement la pérennité des initiatives est la mise en place de sources de financement stable à travers lesquelles les soins intégrés peuvent être financés à long terme. Par exemple, en 2004, les électeurs de la Californie ont adopté une loi qui impose une taxe aux personnes ayant les plus hauts revenus afin de financer exclusivement les services de santé mentale. La loi a créé un fonds de plus d’un milliard de dollars par an pour soutenir l’implantation et le maintien de services communautaires en santé mentale, y compris des soins de santé mentale primaires intégrés à travers la Californie.

Leçons pour le Québec

Au cours de cette dernière décennie, le Québec a mené un certain nombre d’initiatives pour favoriser une plus grande intégration des soins de santé mentale dans les soins primaires. Le plan d’action en santé mentale (PASM) 2005-2010 a notamment introduit plusieurs mesures en ce sens, telles que la création des équipes de santé mentale de première ligne, les guichets d’accès pour l’évaluation et la coordination des soins aux patients et la fonction des psychiatres répondants qui s’engagent avec des intervenants de soins primaires selon un modèle de coordination-consultation. Des évaluations récentes ont cependant démontré que la plupart des mesures d’intégration proposées par ces réformes n’ont pas été pleinement implantées et que l’accessibilité et la qualité des services restent inadéquates dans de nombreuses régions de la province30, 31, 32, 33. Quelles leçons peuvent donc être tirées des expériences extérieures qui sont particulièrement pertinentes pour le Québec ?

Premièrement, les orientations récentes en matière de santé mentale au Québec ont créé des conditions favorables à la diffusion à grande échelle des soins de collaboration en santé mentale dans les soins primaires. Cependant, un élément clé des modèles de soins de collaboration a été lent à émerger dans la province, à savoir l’adoption de la gestion de cas. Actuellement, les gestionnaires de cas en santé mentale se retrouvent principalement dans les équipes de suivi intensif dans le milieu et du soutien d’intensité variable. Ces derniers offrent typiquement du soutien diversifié et un accompagnement intensif et soutenu à un petit groupe de patients atteints de troubles mentaux graves. Dans le contexte des soins primaires, les gestionnaires de cas rencontrent un plus grand nombre de patients et leur rôle vise à assurer la continuité des services, la participation active des patients dans leurs soins et surtout la communication entre les différents membres de l’équipe traitante. Bien que certaines activités liées à la gestion de cas soient couramment pratiquées au sein des équipes de santé mentale de première ligne (ex. : l’évaluation, la psychothérapie), peu d’intervenants de ces équipes intègrent d’autres activités typiques des modèles de gestion de cas des initiatives d’IMPACT ou de Group Health Cooperative (ex. : le soutien à l’autogestion, le suivi systématique des patients). De même, alors qu’un nombre croissant de groupes de médecine familiale (GMF) offre des services de gestion de cas pour les maladies chroniques34, 35, cette tendance ne semble pas présente pour les troubles mentaux courants. Les impacts des initiatives indiquent un besoin au Québec pour un plus grand accès à des intervenants avec la fonction de gestionnaire de cas qui peuvent partager les soins avec les médecins et éduquer les patients sur leurs problèmes de santé mentale, les encourager à s’impliquer plus activement à leurs soins, faciliter leurs liens avec différents professionnels et services dans leur communauté, et assurer un suivi régulier afin de favoriser leur rétablissement. Certains auteurs suggèrent que les infirmières sont bien placées pour contribuer à une plus grande prise en charge des troubles mentaux dans les soins primaires étant donné leur présence significative dans ces milieux cliniques et les clarifications récentes concernant la place de la santé mentale dans leur champ d’exercice professionnel36. Ceci est très cohérent avec les résultats de cette synthèse, car les infirmières étaient les professionnels les plus souvent interpellés par la fonction de gestionnaire de cas à travers les 20 initiatives qui ont été analysées. Cependant, d’autres modèles innovants peuvent également être explorés. Dans le cadre de l’initiative de Intermountain Health, par exemple, les cliniques de soins primaires avaient établi un partenariat avec une association nationale pour la santé mentale afin de donner accès à leurs patients à du soutien par les pairs (comprenant par exemple un service de psychoéducation, du soutien à l’autogestion et de l’aide pour naviguer dans le système de santé) qui ressemblait à plusieurs égards aux services normalement offerts par des gestionnaires de cas professionnels. Étant donné la présence au Québec de leaders en ce qui a trait au soutien par les pairs, le potentiel existe pour que des collaborations innovatrices similaires puissent être établis entre des acteurs en soins primaires et des organismes communautaires québécois en santé mentale.

Deuxièmement, l’implantation du PASM 2005-2010 témoigne de l’importance de considérer les enjeux de l’intégration fonctionnelle avant le déploiement à grande échelle d’autres stratégies d’intégration. Par exemple, bien que la fonction de psychiatre répondant ait été créée en 2005, elle n’a été appliquée officiellement dans la pratique qu’en 2010 en raison des négociations avec la Fédération des médecins spécialistes sur les modalités de rémunération37. Maintenant, avec l’arrivée du nouveau PASM 2015-2020, il est essentiel de considérer les nouveaux défis d’intégration fonctionnelle en lien avec sa mise en oeuvre. Deux défis interreliés semblent particulièrement pertinents, à savoir le développement d’indicateurs permettant de suivre la performance et la qualité des services intégrés et la diffusion des technologies de l’information qui soutiennent l’intégration des soins. L’enquête internationale récente du Commonwealth Fund démontre clairement que les médecins du Québec éprouvent des retards importants dans l’évaluation de leur performance comparée à des cibles de performance ainsi que dans leur utilisation des dossiers médicaux électroniques (Commissaire à la santé et au bien-être, 2015). Notre analyse des 20 initiatives suggère que ces défis pourraient représenter des freins importants au déploiement optimal des stratégies d’intégration nommées dans le dernier PASM.

Enfin, conformément aux initiatives dans d’autres juridictions, le PASM 2015-2020 a souligné la nécessité de créer une culture d’amélioration continue de la qualité dans le système de santé mentale et de fournir un accompagnement pour soutenir le renforcement des soins de santé mentale primaires. L’analyse des 20 initiatives démontre clairement que la mise en oeuvre des services intégrés est un processus complexe impliquant souvent la création de nouvelles relations entre les organisations et l’adoption de nouveaux rôles pour les intervenants en soins primaires, les psychiatres et autres intervenants en santé mentale, et même les patients et leurs proches38, 39. Au Québec, le Centre national d’excellence en santé mentale (CNESM) a un rôle important à jouer dans la gestion de ces changements, car il est l’organisme responsable de la diffusion des meilleures pratiques en matière de santé mentale et de l’établissement de normes de pratique pour les soins de santé mentale primaires. Cependant, le CNESM est une jeune organisation et ses ressources sont encore limitées en comparaison avec celles investies dans d’autres centres d’excellence aux États-Unis ou en Angleterre. Compte tenu de l’ampleur du changement recherchée par le nouveau PASM, il reste à voir si les cliniques de soins primaires à travers la province recevront l’accompagnement dont elles ont besoin de la part des établissements du réseau de la santé qui sont responsables des arrimages avec son réseau local de services pour mettre pleinement en oeuvre la vision des soins de santé mentale primaires intégrés proposée par le ministère de la Santé.

Limites et forces de l’étude

Quelques limites de notre synthèse doivent être notées. Premièrement, notre revue n’était pas de nature systématique et n’avait pas pour but d’identifier ou de comparer toutes les initiatives en matière d’intégration des soins de santé mentale dans les soins primaires. Toutefois, les recherches structurées effectuées dans Pubmed, l’identification de revues systématiques antérieures et l’utilisation d’autres stratégies de recherche nous ont permis d’identifier un nombre important d’initiatives à grande échelle dont les caractéristiques, les résultats et les enjeux de mise en oeuvre étaient bien décrits. Cependant, une recherche initiale plus complète utilisant plusieurs bases de données nous aurait peut-être permis d’identifier davantage d’initiatives et de limiter les biais de sélection potentiels. Deuxièmement, conformément à l’approche de synthèse narrative, notre analyse était plus qualitative et subjective qu’une revue systématique traditionnelle. Néanmoins, une des forces de notre synthèse a été notre utilisation d’un cadre conceptuel solide qui a guidé l’extraction des données et l’analyse des stratégies d’intégration et des enjeux d’implantation.

Conclusion

Cette revue narrative visait à décrire et à comparer les grandes initiatives internationales pour intégrer les soins de santé mentale dans les soins primaires et à résumer les leçons qui pourraient influer sur les activités d’intégration en cours au Québec. Contrairement aux synthèses précédentes sur ce sujet, notre synthèse ne considère pas uniquement les initiatives d’intégration au sein d’un seul pays et porte sur l’ensemble des caractéristiques, résultats et enjeux d’implantation de ces initiatives. Notre synthèse est également l’une des seules synthèses avec une analyse guidée par un cadre conceptuel lié au concept des soins intégrés.

Un constat principal de la synthèse est que la mise en oeuvre réussie des soins intégrés est un processus complexe comportant diverses stratégies, mais peut aussi être un processus structurant qui promet des bénéfices importants pour le système de santé et la population. Les 20 initiatives sélectionnées ont effectivement conduit à des transformations majeures dans les services de santé mentale et, dans la plupart des cas, ont amené des améliorations importantes à la santé mentale de plusieurs milliers de personnes. En étant ouvert à de telles expériences, le Québec peut continuer sa progression vers un système de santé mentale plus intégré, performant et centré sur les besoins de la population.