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1. Troubles de spectre autistique et suicidalité : définitions et observations cliniques

1.1 Des descriptions cliniques aux classifications internationales

En 1943, dans un article princeps, le psychiatre Leo Kanner décrivait des enfants verbaux et non verbaux, avec des comportements d’indifférence sociale et affective, des stéréotypies verbales et motrices, et des particularités sensorielles. À la même époque, le pédiatre autrichien Hans Asperger faisait état de comportements semblables chez des adolescents verbaux avec un potentiel intellectuel normal ou de haut niveau (Lenoir, 2007). Après plusieurs décennies et après moult débats, l’autisme infantile faisait son entrée en 1980 dans la catégorie nosologique des troubles envahissants du développement (TED) du DSM. Simultanément à cette publication, les travaux de Wing réactualisaient la distinction clinique du syndrome d’Asperger parmi les troubles autistiques. Le DSMV introduit actuellement la notion de spectre autistique, rendant compte de l’aspect dimensionnel du concept. On parle de troubles du spectre de l’autisme (TSA), dont la description clinique sera modulée par des variables comme le niveau de langage atteint, l’âge, les capacités cognitives, et les capacités de socialisation. La prévalence actuelle des TSA varie considérablement selon la méthodologie de mesure utilisée. Par exemple au Canada, la prévalence des diverses formes de TSA se situe entre 6 et 13 enfants sur 1000, soit une fréquence aussi importante que la schizophrénie chez l’adulte.

Si les TSA sont tous caractérisés par des altérations ou des manifestations atypiques dans quatre domaines de compétence (la socialisation, la communication, la variété des comportements et des intérêts, le jeu et l’imagination), ils se situent au plan cognitif sur un continuum allant de la déficience intellectuelle à la douance. Dans cet article, on parlera de TED (ou avec déficience intellectuelle (DI) et de TED sans déficience intellectuelle (SDI) dont le syndrome d’Asperger et l’autisme dit de haut niveau de fonctionnement.

En lien avec ces dimensions, les particularités affectives et émotionnelles des patients avec un TED vont influer sur leurs capacités adaptatives, notamment dans la gestion des habiletés sociales et dans les capacités de coping face à un événement anxiogène (changement par exemple). En effet, un haut niveau de stress, d’anxiété ou de dépression est très fréquent dans cette population (Ghiaziuddin et al., 1998, 2002) avec des émotions labiles et des capacités de résolution de problème souvent dysfonctionnelles (Petrides et al., 2011). La vulnérabilité sociale et adaptative des patients avec un TED, notamment un TED sans déficience intellectuelle, a été bien décrite chez l’adolescent et l’adulte jeune. Par contre, peu de travaux ont abordé celui des conduites suicidaires dans cette population.

Bien que le terme « suicidalité » soit un terme générique et imprécis qui englobe plusieurs types de comportements cliniquement observables chez des patients suicidaires ou suicidants, ce vocable regroupe les pensées suicidaires, les idéations suicidaires, les tentatives de suicide et le suicide accompli. Ces réalités cliniques différentes se rapportent à un même spectre comportemental. Le processus suicidaire correspond à un schéma dynamique bien circonscrit sur les dimensions émotion/cognition/comportement, allant de la douleur morale, aux idées suicidaires, et aboutissant au passage à l’acte suicidaire. Ce processus est classiquement déclenché par des facteurs de stress, et est modulé par des facteurs de vulnérabilité qui peuvent être d’ordre affectif ou cognitif (Jollant et Courtet, 2010). La réalité clinique des comportements suicidaires pourra alors affecter les patients dont la trajectoire développementale est déjà complexe, notamment dans des périodes maturatives sensibles comme l’adolescence.

Dans cet article, nous décrirons les conduites suicidaires chez les adolescents et jeunes adultes présentant un TED essentiellement sans déficience intellectuelle. Ensuite, nous aborderons les facteurs de risque reconnus dans cette population. Des propositions méthodologiques pour l’étude des comportements suicidaires seront enfin proposées.

1.2 Définition et observations cliniques

Le sujet de la suicidalité chez les sujets de cette analyse est abordé par les experts internationaux sur le mode d’observations ou de réflexions cliniques qui font référence à leur pratique (Fitzgerald, 2007). Par exemple, en 1991, Tantam avançait « Several of the case of depression were severe and associated with suicidal ideas in Asperger Syndrom… », en faisant référence à « the man who threw himself into the Thames because the government refuses to abolish british summer time ». Pour Gillberg (2002) « Suicidal thoughts are very common in Asperger’s syndrom » et « from about the time of puberty, suicidal acts become quite frequent ». Ghiaziuddin (2005) précisait « Suicidal attempts are no run common in person’s with Asperger syndrom and autism. However, little systematic research has been done » (cité par Fitzgerald, 2007). Effectivement, le sujet de la suicidalité dans ces troubles n’a jamais fait l’objet de recherche clinique, contrairement aux travaux entrepris dans d’autres troubles neurodéveloppementaux comme la schizophrénie. La littérature internationale se limite ainsi à des descriptions cliniques ou des études écologiques (Raja et al., 2011 ; Mikami et al., 2009 ; Spencer et al., 2011).

Dans une étude rétrospective qui a duré un an, Hardan et Sahl (1999) ont trouvé que 20 % des patients avec un trouble du développement hospitalisés dans leur unité, soit 47 sur 233 avaient une histoire présente ou passée de tentative de suicide, de menaces ou d’idéations suicidaires. Ces patients étaient âgés de 4 à 18 ans, avec des niveaux intellectuels variables. Le trouble oppositionnel, le TDAH, les troubles dépressifs, le Trouble Stress Post-traumatique spécifiées étaient les comorbidités les plus fréquemment retrouvées à l’axe I du DSM IV chez ces patients avec des conduites suicidaires. En revanche, un seul sujet sur les 47 présentait un trouble psychotique. Les conduites suicidaires étaient significativement plus élevées chez les patients TED avec une DI légère, en comparaison aux autres groupes de patients, notamment ceux avec un retard mental sévère ou profond, un retard mental non spécifié ou un trouble autistique. Parmi les symptômes observés dans le groupe de patients avec conduites suicidaires l’impulsivité était mentionnée, de même que les difficultés de concentration, l’hyperactivité, la tristesse, l’agressivité et les troubles du sommeil. La pendaison était la méthode de suicide la plus fréquemment utilisée. Les auteurs concluent à l’importance d’une évaluation de la suicidalité chez les patients avec TED, particulièrement lorsque des symptômes de dépression sont identifiés. La déficience intellectuelle sévère et le handicap social dans les troubles autistiques étaient considérés par les auteurs comme des facteurs de protection pour le passage à l’acte suicidaire. Cependant, comme les troubles autistiques et la DI sévère étaient cliniquement confondus ici, cela renforçait l’idée que les conduites suicidaires ne concerneraient pas les patients autistes.

Ainsi, en complément à l’idée répandue et imprécise selon laquelle les troubles autistiques seraient protecteurs vis-à-vis du suicide et des comportements suicidaires, il s’agit de préciser à quel sous-groupe symptomatique de TED s’adresse cette remarque. Dans les études citées ci-dessus, les diagnostics de sous-groupes cliniques de patients étaient constitués selon l’expérience et l’impression cliniques, sans utilisation des outils diagnostiques standardisés habituels (ADOS, ADI).

Quelques études cliniques sur la suicidalité des patients avec TED ont récemment été réalisées dans des services d’urgence ou des services de crise accueillant des patients suicidants ou suicidaires. Par exemple, dans un groupe de 26 patients adultes avec TED verbaux sans déficience intellectuelle ou avec déficience légère, dont les motifs d’hospitalisation ont été répertoriés durant 15 ans dans un service de soins intensifs psychiatriques, Raja et al. (2011) ont rapporté des conduites suicidaires (suicide, tentative de suicide, idéations suicidaires, automutilations graves) dans 12 cas. Les idéations suicidaires étaient les symptômes les plus fréquemment observés et 4 patients avaient fait une tentative de suicide. Dans l’échantillon total, 8 patients présentaient un syndrome d’Asperger. La description sémiologique des comorbidités psychiatriques indiquait que la plupart des patients TED avec des conduites ou des idéations suicidaires présentaient des symptômes psychotiques : idées de référence, symptômes interprétatifs avec thèmes de persécution, thèmes délirants mégalomaniaques ou mystiques. Le mécanisme délirant prévalent s’avérait être l’hallucination auditive. Dans une étude antérieure, Mikami et al. (2009) avaient montré que, chez 94 adolescents ayant fait une tentative de suicide, 12 patients (soit 12.8 % de l’échantillon) avaient un diagnostic de TED. Parmi les méthodes de suicide utilisées, la pendaison, la défenestration et l’étouffement étaient mentionnés. Alors que la comorbidité psychiatrique la plus fréquemment retrouvée était le trouble de l’adaptation, le facteur anxiogène leplus souvent rapporté était le harcèlement scolaire.

Spencer et al. (2011) ont publié récemment l’histoire d’un patient de 44 ans, admis à l’unité d’urgence psychiatrique pour une tentative de suicide avec des idéations suicidaires actives dans un contexte dépressif. L’évaluation psychiatrique initiale avait conclu à un trouble de l’adaptation avec humeur dépressive, associé à un trouble de personnalité du cluster B. Traité durant environ un an en psychiatrie pour une dépression majeure et un trouble du contrôle des impulsions avec de l’halopéridol, de la quétiapine et une psychothérapie de soutien, la poursuite de l’évaluation psychiatrique a permis de repérer les particularités du développement, des anomalies du langage et des interactions sociales, des stéréotypies, un maniérisme, des intérêts restreints, avec un niveau intellectuel normal. Le diagnostic de syndrome d’Asperger a alors été porté, ce qui a conduit à mettre en place une prise en charge adaptée et spécifique.

Ce cas clinique illustre la difficulté à faire un diagnostic de syndrome d’Asperger dans les services d’urgence de psychiatrie adulte, et la méconnaissance de ce diagnostic, notamment en psychiatrie adulte. Par exemple, dans la consultation spécialisée pour patients adultes jeunes avec un TED SDI à l’hôpital Rivière des Prairies, en moins d’une année, 26 patients sur 66 ont présenté des idées suicidaires actives de façon récurrente, ont programmé un passage à l’acte suicidaire, ou ont fait une tentative de suicide (Abadie, données personnelles). En faveur de ces constatations et à titre d’illustration, l’analyse qualitative du discours des patients avec un TED, inscrits dans les réseaux sociaux francophones sur Internet (blogs par exemple) a permis de classer par ordre d’importance les thèmes abordés par les internautes TSA (Abadie et Mesfata-Fessy, 2011). Le thème de la qualité de vie et des comorbidités (entre autres anxiété, suicide, dépression, et tentatives de suicide) représente un des thèmes de discussion les plus abordés par les internautes, après celui du diagnostic. La question du suicide est alors clairement abordée par les patients dans leurs discussions.

Les conduites suicidaires des patients avec un TSA sans déficience intellectuelle sont donc rapportées en clinique psychiatrique tant en consultation que dans les services d’urgence. Cette problématique est probablement sous-estimée en clinique quotidienne. Malheureusement, il n’existe pas d’études épidémiologiques rigoureusement bien conduites sur la fréquence des phénomènes suicidaires dans cette population.

2. Conduites suicidaires chez les adolescents et adultes jeunes avec TED : facteurs prédisposants ?

Afin de répondre à la question des facteurs de risque suicidaire chez les adolescents et jeunes adultes TED sans déficience intellectuelle, nous abordons les facteurs de risque potentiels chez l’individu, sa famille, et ceux de l’environnement. Le modèle qui prévaut est celui de stress-diathèse qui stipule que les événements traumatiques peuvent déclencher une réaction dépressive ou suicidaire chez des sujets qui présentent une fragilité psychologique, notamment associée à un trouble psychiatrique (Caillard et Chastang, 2010c).

2.1 Facteurs de risque individuels

2.1.1 Comorbidités psychiatriques : cas particulier de la dépression

Les troubles dépressifs isolés, réactionnels ou appartenant à une dépression récurrente ou à un trouble bipolaire, comportent intrinsèquement le risque suicidaire dans leur évolution clinique. Les sujets cliniquement déprimés auraient un risque de décès par suicide multiplié par 20 par rapport à la population générale (Caillard et Chastang, 2010a).

Chez des patients adultes avec un TED sans déficience intellectuelle, l’anxiété et les troubles de l’humeur sont les comorbidités psychiatriques les plus fréquemment retrouvées (Hofvander et al., 2009), avec une fréquence d’environ 50 % pour ces comorbidités dans les cohortes étudiées. Il faut signaler que les études sur les troubles de l’humeur endogènes (e.x. trouble bipolaire, unipolaire, dépression récurrente) chez ces patients sont quantitativement très limitées.

Lugnegard et al. (2011) ont montré que chez 54 jeunes adultes de 27 ans en moyenne, présentant un syndrome d’Asperger, 70 % des sujets avaient expérimenté au moins un épisode dépressif, 50 % présentaient des épisodes dépressifs récurrents et 50 % présentaient un trouble anxieux. Sterling et al. (2008) ont tenté de préciser les caractéristiques individuelles associées aux symptômes dépressifs dans une population de jeunes avec un TED SDI âgés de 18 à 44 ans ; ils ont étudié la sévérité des symptômes autistiques, le niveau cognitif et les comorbidités psychiatriques de patients déprimés. Les patients TED déprimés avaient moins de difficultés sociales, un plus haut niveau cognitif, présentaient une fréquence importante de symptômes anxieux et obsessionnels en comparaison à des patients TED non déprimés. À la lumière de ces résultats, les auteurs avancent l’hypothèse que plus les patients ont un haut niveau cognitif et de meilleures habiletés sociales, plus ils prennent conscience de leur situation sociale et de leur différence vis-à-vis des pairs. La perception d’une dissonance entre soi et les autres serait alors associée à une plus grande vulnérabilité dépressive chez ces individus, confrontés à une adaptation stressante permanente vis-à-vis des défis sociaux qu’ils s’imposent ou qui sont imposés par autrui. D’autres travaux (Ozonoff et al., 2002) ont montré que des patients, enfants, adolescents ou adultes jeunes, avec un syndrome d’Asperger, mais qui manifestaient un intérêt dans les relations sociales, n’expérimentaient pas les habiletés nécessaires pour obtenir des succès sociaux, ce qui majorait leur découragement et leur tristesse. Il faut toutefois noter certaines limitations aux études ci-dessus. Celles-ci étaient réalisées auprès de patients évalués en centre spécialisé, ce qui constitue un biais de recrutement. De plus, ces deux études diffèrent méthodologiquement (taille des échantillons, âge des patients, critères diagnostiques de dépression, critères d’inclusion et d’exclusion des patients).

2.1.2 Présentation clinique de la dépression dans les TED

Dans une revue de littérature qui fait état de la présentation clinique de la dépression dans l’autisme et le syndrome d’Asperger (15 cas cliniques publiés entre 1981 et 2000), Stewart et al. (2006) ont rapporté les principaux symptômes cliniques décrits dans les cases reports.

L’humeur dépressive était le symptôme le plus fréquemment décrit en association avecl’autisme ou le syndrome d’Asperger. Dans un seul des cas rapportés, l’humeur dépressive était décrite par le patient lui-même. Dans tous les autres cas, l’humeur était décrite par des tiers (le plus souvent des parents), qui se basaient sur une expression faciale triste ou des modifications comportementales comme des pleurs fréquents et/ou une augmentation de l’irritabilité. Dans un cas clinique, le patient rapportait des pensées suicidaires et dans un autre, il avait été hospitalisé pour une tentative de suicide. Parmi les divers symptômes présentés, les auteurs indiquaient la perte des activités habituelles et également celle des intérêts restreints. Une altération des activités instinctuelles (appétit, sommeil) était très fréquemment rapportée dans la majorité des situations cliniques, de même qu’une détérioration du fonctionnement adaptatif et de l’autonomie. Par contre, les auteurs de cette revue clinique soulignaient l’existence fréquente d’une confusion entre le retrait social et les anomalies du langage, souvent observés dans l’autisme ou le syndrome d’Asperger, et la fatigue ou le ralentissement psychomoteur de la dépression. D’autres symptômes, moins fréquemment publiés, étaient retrouvés comme les automutilations et les agressions.

Les mêmes auteurs ont souligné l’absence d’échelles spécifiques pour l’évaluation de la dépression dans l’autisme ou le syndrome d’Asperger (que ce soit des échelles d’auto ou d’hétéro-évaluation). Deux des échelles les plus fréquemment utilisées pour évaluer la sévérité de la dépression étaient l’échelle d’hétéroévaluation de dépression de Hamilton (HDRS) et l’échelle d’auto-évaluation de dépression de Beck (BDI), sans que ces outils aient été adaptés aux patients avec un TED.

2.1.3 Autres comorbidités psychiatriques

Bien que l’association des troubles anxieux ou de la dimension anxieuse sur les diverses formes de suicidalité soit discutable, leur contribution comme facteur aggravant ou précipitant de la plupart des pathologies suicidogènes est constamment retrouvée, tous âges confondus (Abadie et Boulenger, 2009 ; Caillard et Chastang, 2010b). Dans le processus suicidaire, l’anxiété participe de plus à la survenue des idéations suicidaires qui, ultérieurement, pourront évoluer vers les conduites suicidaires. Les adolescents avec un TSA ont un risque important de présenter de l’anxiété, une labilité émotionnelle, ou un trouble anxieux constitué. Dans une méta-analyse récente, Van Steensel et al. (2011) ont rapporté qu’environ 40 % des enfants et adolescents présentaient des niveaux d’anxiété cliniquement significatifs, ou au moins un trouble anxieux. À l’exception du trouble panique, la fréquence des troubles anxieux spécifiques chez les enfants avec un TSA se révèle deux fois plus élevée que chez des enfants avec un développement normal. Dans le travail de Van Steel et al. (2011), le quotient intellectuel (QI) avait un effet modéré mais substantiel sur l’anxiété : un QI élevé en moyenne était associé avec une prévalence plus importante de trouble obsessionnel compulsif ou de trouble anxiété de séparation. Finalement, les résultats des études sur l’association entre le niveau intellectuel et la catégorie de trouble anxieux ou sur celle entre la catégorie de TSA et la catégorie de trouble anxieux s’avèrent contradictoires. Les troubles anxieux, lorsqu’ils sont isolés, peuvent augmenter le risque d’idéations suicidaires et de tentatives de suicide mais probablement pas celui de la mortalité par suicide. Ils joueraient par contre un rôle aggravant dans les cas d’association à la dépression. Les crises aiguës d’angoisse (ou attaques de panique) pourraient favoriser dans ce cas, un passage à l’acte impulsif (Abadie et Boulenger, 2012).

Selon une autre perspective clinique, Skokauskas et Gallagher (2010) ont évalué que la fréquence de survenue de la schizophrénie et/ou de troubles psychotiques pouvait varier entre 0 et 6 % selon les publications dans les populations de patients adolescents ou adultes avec un TSA. La réalité de survenue de symptômes psychotiques dans cette population n’est pas négligeable, et il faut rappeler que le risque suicidaire est estimé à 5 % sur la vie entière pour la schizophrénie, avec un risque particulièrement élevé dans les phases précoces de la maladie. Des études cliniques prenant en compte les dimensions dépressives et les symptômes psychotiques, comme dans les dépressions délirantes, n’ont malheureusement jamais été réalisées chez des patients avec un TSA.

2.1.4 Facteurs de risque individuels et personnalité

Il n’y a pas d’études sur les traits de personnalité chez les sujets avec un syndrome d’Asperger, et sur leur poids pronostique dans la survenue des conduites suicidaires chez les patients TSA sans déficience intellectuelle. Cet aspect mérite d’être abordé car il peut « colorer » la description clinique. Ozonoff et al. (2005) ont montré l’intérêt clinique du Minnesota Multiphasic Personality Inventory (MMPI) pour l’évaluation des traits de personnalité chez ces patients. Les sous-échelles atteignant un seuil pathologique reflètent l’isolement social, les difficultés interpersonnelles, l’humeur dépressive et les difficultés d’ajustement. Soderstrom et al. (2002), en utilisant le Temperament and Character Inventory (TCI) de Cloninger, ont obtenu des profils de personnalité chez des sujets Asperger qui indiquent des « personnalités anxieuses avec des difficultés d’ajustement dans le domaine des interactions sociales et l’auto-contrôle ». Ces difficultés d’ajustement ont déjà été évoquées antérieurement, et soulignent les difficultés à la résolution des problèmes interpersonnels.

Avec le MMPI, Blackshaw et al (2001) ont également montré l’importance des items de persécution en comparaison aux cas contrôles.

L’impulsivité est par ailleurs une dimension qui est retrouvée fréquemment chez les patients avec un syndrome d’Asperger dans les études sur les traits de personnalité. Cette dimension clinique est classiquement associée à des comorbidités comme le TDAH ou le syndrome de Gilles de la Tourette dans les TSA.

2.2 Facteurs de risque familiaux

La fréquence des troubles de l’humeur et de troubles anxieux est manifestement plus élevée dans les familles d’enfants avec autisme que dans la population générale. Ils le sont aussi dans les familles d’enfants avec un autre trouble du développement comme le syndrome de Down (Piven et Palmer, 1999). Pour la majorité des parents avec une histoire de trouble affectif, les études ont rapporté que la période de survenue de ces troubles est évaluée comme antérieure à la naissance d’un enfant diagnostiqué avec un TSA. De plus, la survenue de trouble dépressif majeur dans la famille semble complètement indépendante du phénotype de TSA présenté. Ainsi, les Troubles de l’humeur ont été évoqués par certains comme facteur de risque génétique pour l’autisme (Mazefsky et al., 2008).

Par contre, il n’y a encore eu aucune étude sur les conduites suicidaires observées dans les familles d’enfant ou d’adolescents avec un TED. Une revue de littérature systématique n’a d’ailleurs pas permis de retrouver de publications sur le sujet.

3. Conduites suicidaires chez les adolescents et adultes jeunes avec un TED : facteurs précipitants et contributifs ?

La question de l’interaction entre l’individu et son environnement est complexe. Les événements de vie peuvent être des déclencheurs récents des gestes suicidaires. Ils peuvent aussi être survenus précocement dans la construction de l’individu et de sa personnalité. En contre-partie, la relation de causalité processuelle entre les différents facteurs de risque et la suicidalité n’a jamais été étudiée chez les adolescents avec un TED SDI.

3.1 L’intimidation : un événement déclenchant ou contributif ?

La notion d’intimidation et de victimisation est fréquemment évoquée dans la littérature traitant des jeunes avec un syndrome d’Asperger. Hofvander et al. (2009) estiment que ce problème est retrouvé entre 65 et 95 % des groupes de patients Asperger.

Alors que tout enfant ou adolescent peut être victime de harcèlement et de victimisation pouvant conduire à des conséquences tragiques, un certain nombre de facteurs de risque ont été décrits. Une humeur instable avec une estime de soi défaillante, un haut niveau d’anxiété et de timidité avec des capacités d’adaptation émotionnelle et sociale limitées, une absence d’amis intimes à l’école, une famille surprotectrice ou au contraire conflictuelle, l’appartenance à une minorité ethnique ou raciale, un handicap physique, des besoins éducatifs particuliers sont des facteurs qui augmentent le risque d’être victime de harcèlement moral ou physique. Les jeunes patients psychiatriques représentent alors une population « à risque » de victimisation. L’exclusion par les pairs pourrait à l’inverse aggraver un état anxieux ou un état dépressif, et diminuer l’estime de soi. Bejerot et Mortberg (2009) ont montré que les traits de personnalité autistiques évalués chez des patients adultes avec un TOC, ou une phobie sociale étaient significativement associés à la fréquence des expériences d’intimidation vécues. Shtayermman (2007) ont également souligné le haut niveau de victimisation physique et relationnelle vécu par des adolescents et des jeunes adultes avec un syndrome d’Asperger. Dans leur petit échantillon de sujets (10 sujets étudiés), plus de 50 % présentaient des idéations suicidaires actives. Or, ces idées suicidaires étaient corrélées positivement à l’intensité des symptômes dépressifs. Ces constatations soulignent le poids de la « marginalisation » scolaire et ses répercussions sur la santé mentale chez les adolescents TSA.

3.2 Les difficultés d’intégration socio-professionnelle : des événements contributifs ?

Plus que la population adolescente générale, les adolescents avec un syndrome d’Asperger vivent des expériences sociales négatives. Il est admis que ces expériences négatives augmentent les réactions de stress en diminuant l’estime de soi chez ces personnes émotionnellement fragiles (Howlin, 2003), et en conduisant à une majoration des symptômes de dépression (Frith, 2004). Les personnes avec un syndrome d’Asperger sont reconnues pour vivre des difficultés sévères dans le domaine des relations interpersonnelles, se distinguant par leur originalité, leur choix d’activités non conformiste et par des fréquents changements d’emploi (Klin et al, 2007). La perception d’être différent des membres d’un groupe pourrait être associé à la survenue de symptômes dépressifs chez des jeunes de 10 à 16 ans avec un syndrome d’Asperger (Hedley et Young, 2006). Mais il semblerait également qu’un grand sentiment de solitude avec des relations d’amitiés non satisfaisantes, sur le plan de l’intimité et de la sécurité, soit ressenti par des pré-adolescents de 8 à 14 ans en comparaison à des jeunes neurotypiques (Bauminger et Kasari, 2000). Par rapport à des adolescents diabétiques et à des adolescents neurotypiques contrôles, les scores de qualité de vie mesurés chez ceux avec un TSA de haut niveau de fonctionnement étaient plus bas dans les domaines de l’amitié, des loisirs, des relations sexuelles et affectives dans l’étude de Cottenceau et al. (2012). Par contre, les relations avec les professeurs et les parents étaient vécues comme satisfaisantes par les adolescents avec TSA. Ces résultats vont dans le sens de ceux publiés par Kamp-Becker et al. (2010) qui indiquent des scores de qualité de vie dans les domaines « santé physique », « santé psychologique », « relations sociales » et « environnement » inférieurs à ceux des sujets contrôles sains. Les scores de qualité de vie étaient également corrélés positivement aux scores d’habiletés dans la vie quotidienne.

Dans une perspective thérapeutique, la grande difficulté à établir des relations amicales de qualité satisfaisante chez les adolescents avec un syndrome d’Asperger, suggère directement la difficulté à considérer celles-ci comme facteur de protection potentiel en cas d’idéations suicidaire actives. Ainsi, une qualité de vie basse renforcerait la vulnérabilité « suicidaire » des adolescents et jeunes adultes avec un TED.

4. Conduites suicidaires chez les adolescents et adultes jeunes avec un TED SDI : problèmes, questions, perspectives et conclusion

Bien que les conduites suicidaires affectent les adolescents et jeunes adultes avec un syndrome d’Asperger ou un TED sans déficience intellectuelle, celles-ci semblent nettement sous-estimées (Raja et al., 2001). Des études épidémiologiques bien conduites, distinguant idéations suicidaires et idées de mort, tentatives de suicide et suicide accompli, mériteraient d’être menées dans cette population afin de préciser la phénoménologie et la clinique du processus suicidaire. Alors que les idées suicidaires pourraient être associées à la charge anxieuse ou émotionnelle, le passage à l’acte pourrait hypothétiquement être associé à la dépression. La prise en charge psychothérapique de l’anxiété et de la dépression s’avère ainsi une intervention de premier plan pour le soin de ces patients (Simard et Chrétien, données personnelles), notamment grâce aux approches cognitives et comportementales, en association à la pharmacothérapie antidépressive ou antipsychotique. L’Aripiprazole s’avère par exemple être une médication intéressante dans le traitement de l’irritabilité chez les patients TSA (Curran, 2011).

Le développement et la généralisation des outils diagnostiques standardisés et la meilleure connaissance du diagnostic de syndrome d’Asperger et des TSA permettent à l’heure actuelle d’identifier au mieux des sous-groupes homogènes de patients. Des études longitudinales permettraient d’explorer les facteurs de risque des conduites suicidaires, comme les abus de substance, l’orientation sexuelle, les ruptures affectives et certains facteurs précipitants spécifiques à ces patients (perte d’intérêts restreints surinvestis, changements minimes de l’environnement).

Outre le manque d’études sur les conduites suicidaires chez les adolescents et adultes jeunes verbaux avec un TED SDI, l’évaluation des phénomènes suicidaires est compliquée dans cette population par l’absence d’outils d’évaluation adaptés pour la dépression. En effet, les outils classiques utilisés pour évaluer les idéations suicidaires ou la gravité de l’humeur dépressive (par exemple BDI, HAD, l’échelle de désespoir de Beck, l’échelle d’idéation suicidaire) consistent en majorité en des autoévaluations qui peuvent paraître quelques fois inappropriées chez ces patients, dont l’insight et l’expression des émotions ressenties est complexe. A ces difficultés se rajoutent les particularités de langage et/ou de compréhension des échelles (Simard, réflexion personnelle). Cet écueil pourrait être contourné grâce à l’utilisation d’hétéroévaluations et à l’aide d’informateurs et/ou d’aidants « au remplissage » des échelles ; il a été démontré que les questionnaires d’autoévaluation associés aux échelles remplies par les cliniciens sont efficaces pour l’évaluation des idées suicidaires (Desseilles et al., 2011).

Enfin, il s’agira d’explorer les particularités cognitives et cliniques des patients adolescents ou adultes qui présentent des passages à l’acte suicidaire en comparaison à ceux souffrant d’idéations suicidaires, mais sans passage à l’acte.