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L’éthique, cette vieille discipline de la conduite sociale, devient de nos jours l’une des frontières les plus avancées et les plus périlleuses de la conscience humaine. La vénérable profession de la médecine, dont les premiers « serments » remontent à la plus haute antiquité, a dû revoir ses règles au fil de l’histoire. Ainsi, au siècle dernier, après l’horreur des expériences pseudo-scientifiques sur des prisonniers et des gens « anormaux », une mise à jour s’imposait. Les règles qui en sont sorties gouvernent encore la recherche et les essais cliniques. Rendue désormais aux portes de la vie, la médecine affronte d’autres problèmes moraux, et l’éthique médicale donc, des dilemmes plus complexes. Un autre milieu aux scandales retentissants, celui des affaires, connaît également une laborieuse adaptation de ses règles de « gouvernance ». De même, l’environnement écologique ou le traitement des animaux posent des questions éthiques qui retiennent de plus en plus l’attention du public.
Paradoxalement, les « médecines de l’âme » restent le plus souvent dans l’ombre. Pourtant, psychiatrie, psychologie, psychanalyse, travail social et, plus récemment, neuropsychologie, soulèvent des questions et comportent des enjeux plus spectaculaires peut-être. À preuve : la discrète mise au point de composés visant à reconstruire la mémoire, sinon la conscience, des personnes souffrant d’accès post-traumatiques récurrents. Outil de manipulation massive ou percée thérapeutique ? On est loin, certes, des lavages de cerveaux à la mode en milieu militaire au siècle dernier, et dont un projet, financé par la CIA américaine, avait secoué un institut de l’Université McGill. Mais si les moyens d’aujourd’hui sont plus raffinés et davantage respectueux des personnes, le traitement des malaises psychosociaux n’échappe pas pour autant aux dilemmes que l’éthique doit discerner et, si possible, trancher.
Le présent numéro de Santé mentale au Québec n’a pas l’ambition de dresser un panorama des questions qui se posent et des travaux qui sont menés sur l’éthique des sciences de la personnalité et de l’intimité humaines. Il ne vise pas, non plus, à faire l’évaluation des codes de déontologie en vigueur dans les professions de la santé ou du travail social. Encore moins y trouvera-t-on une critique du système de santé, de la place qu’il fait à la santé mentale ou du financement inadéquat qui y sévirait aux dépens des patients. Les réflexions des auteurs qui y signent les articles indiquent toutefois des repères et ouvrent des horizons propres à enrichir la pensée dans ce domaine et à en pousser plus loin les exigences.
Ainsi, les milieux préoccupés de santé mentale ont pris la limite des droits conquis de haute lutte par les patients psychiatriques. Ils savent que ces droits risquent d’être bafoués ou ignorés faute de services mieux pourvus pour en assurer le respect. Avec raison, les professionnels aux prises avec ces difficultés seront portés à réclamer des changements aux politiques en place et aux pratiques institutionnelles. Or, certains patients sont plus populaires que d’autres. La majorité des citoyens appuiera la recherche sur les cellules souches, par exemple, car ses résultats peuvent rendre aux vieilles personnes l’usage de leurs facultés. La recherche sur l’alcoolisme, la violence ou la toxicomanie trouve moins d’appui. À cet égard, l’anecdote du père Gilabert Jofré, citée par J. Arboleda-Florez et D. N. Weisstub, est un avertissement d’actualité. Gare au havre physique ou psychique qu’on réclamera pour ces marginaux, s’ils risquent d’y être emmurés.
Parmi les droits acquis par les patients, celui de décider d’accepter ou non un traitement rompt avec le paternalisme traditionnel voulant que le professionnel sache mieux que le patient ce dont il soufre et quel traitement est le plus approprié à son état. S’il est vrai qu’un nombre grandissant de personnes s’improvisent thérapeutes de leur propre condition, et que toute une industrie lucrative les y encourage, il ne fait aucun doute, par contre, que bien des gens sont démunis tant pour évaluer un diagnostic que pour juger d’un traitement. Dans ce contexte, quelles règles de conduite éthique doit-on suivre devant une personne en état de vulnérabilité ? La question est d’autant plus délicate qu’elle suppose, pour y répondre, des valeurs qui ne sont pas nécessairement communes au patient (ou à ses proches) et à l’intervenant qui en a la charge.
Par contre, les rapports entre les professionnels de la santé et les institutions qui déterminent les politiques et les services sont différents. Là où le malade est impuissant devant l’administration ou le gouvernement, les groupes professionnels détiennent un pouvoir non négligeable d’influence et même de contestation. Le dilemme éthique qu’ils rencontrent à cet égard tient à la confidentialité des cas qu’ils pourraient citer en exemple pour mieux sensibiliser le public et les autorités. Des pamphlets célèbres comme Les fous crient au secours ont connu un grand succès de presse. Plusieurs décennies après, on peut toutefois se demander quels résultats durables un tel émoi a obtenus quant à l’attitude du public ou des autorités envers ces malades et leur statut. La « citoyenneté responsable » proposée par P.-L. Bossé, P. Morin et N. Dallaire ouvre la porte aux interventions publiques des professionnels. Ce progrès est certainement souhaitable ; il posera cependant un défi supplémentaire : composer avec l’éthique des médias est une entreprise plus ardue qu’il n’y paraît.
Les autorités et le grand public ne sont pas les seules instances dont dépende la santé des individus et des collectivités. Malgré l’individualisme qui prévaut dans la société de consommation, le recours systématique à la société et à l’État en cas de problème réel ou appréhendé est pourtant très répandu. Il en découle chez les individus une aliénation accrue envers les services publics, une plus grande vulnérabilité aux entreprises de soins commercialisés, et une réticence à prendre sa part de responsabilité dans la prévention et la solution de ses problèmes. Le « parcours analytique » décrit par L. Pepin et le « savoir sur soi » illustré par B. Colombel, textes qui mettent en lumière la responsabilité du patient dans le redressement de sa condition, ne devraient pas intéresser les seuls gens de la psychanalyse. Un plus large enjeu de santé est en cause, dont les autres professions pourraient avantageusement prendre conscience sans doute.
Si l’éthique est d’abord affaire de conscience personnelle, elle est aussi affaire collective et institutionnelle. Aussi l’idée se répand qu’il importe non seulement de mettre en place des instruments de conseil et d’évaluation, mais de favoriser la discussion en groupe des cas plus problématiques qui se posent dans la pratique quotidienne. Les études et les formations disponibles dans les universités et les corps professionnels aident, certes, à développer une culture de l’éthique, mais des situations plus complexes ou des cas inédits obligent à pousser plus loin le développement des principes. L’expérience de l’Hôpital Douglas, présentée par C. Zacchia et J. Tremblay, trace ici un parcours exemplaire, tant pour le personnel que pour une institution.
La supervision du travail clinique en santé mentale est un autre lieu d’étude et de formation, qui contribue à l’évolution de l’éthique mais qui pose également ses propres exigences déontologiques. Elle n’est pas une invention récente, ainsi que le rappelle M. Poirier, dans sa réflexion sur les enjeux de « la supervision externe d’équipe ». Cet examen rappelle l’importance clinique d’un tel lieu d’apprentissage, où les problèmes tant des patients que des cliniciens eux-mêmes sont pris en considération. Cette formule n’est pas de tout repos. Elle suppose qu’on respecte tout en la débordant l’autonomie professionnelle de chacun, qu’on surmonte les tensions propres à toute dynamique de groupe et qu’on compose avec un superviseur, lui-même interpellé par sa propre expérience.
Bref, la matière soumise à la réflexion et les aspects traités dans ce numéro sur l’éthique ne manquent pas. On s’y concentre surtout sur les rapports entre cliniciens et patients tout en ouvrant des perspectives sur la responsabilité sociale et politique des gens de la santé mentale. D’autres questions se posent qui n’y sont pas abordées, non qu’elles soient moins importantes, mais parce que l’éthique ne devient une préoccupation qu’avec l’émergence de situations plus clairement problématiques. Déjà certains autres sujets d’inquiétude filtrent dans les médias. Qu’il suffise de mentionner, par exemple, l’impact du stress au travail, la part de sociétés publiques dans l’aggravation des dépendances pathologiques, le rôle des « psychologues de la consommation », la participation aux interrogatoires de détenus politiques, sans parler de l’attitude des professionnels de la santé envers le marché envahissant du médicament et d’autres produits commerciaux.
Tout en remerciant les auteurs qui ont collaboré au présent numéro sur l’éthique, Santé mentale au Québec souhaite que le chantier d’idées qu’il inaugure aujourd’hui reste ouvert et s’élargisse aux autres expériences et préoccupations des personnes et des organismes engagés dans ce domaine.