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L’ampleur de la violence conjugale et la gravité de ses conséquences sont de mieux en mieux documentées par les enquêtes de population. L’enquête sur la violence envers les femmes de Statistique Canada (1993) montre que 29 % des Canadiennes et 25 % des Québécoises vivant, ou ayant déjà vécu en couple, ont subi au moins un acte de violence physique ou sexuelle de la part d’un conjoint ou d’un ex-conjoint à un moment ou l’autre de leur vie (Rodgers, 1994). Lors de son Enquête sociale et de santé de 1998, Santé Québec a réalisé une étude exploratoire à partir d’un échantillon de 2120 femmes âgées de 18 ans et plus, vivant en couple hétérosexuel et se distribuant de façon aléatoire dans la population québécoise. Au cours de l’année précédant l’enquête, 6 % des personnes interrogées ont vécu de la violence physique de la part de leur conjoint, 7 % de la violence sexuelle et 66 % de la violence verbale/symbolique (Rinfret-Raynor et al., 2004). Par ailleurs, l’enquête sociale générale de 1999 révèle que 8 % de femmes et 7 % d’hommes ont déclaré avoir été victimes de violence de la part de leur conjoint au cours des cinq dernières années (Statistique Canada, 2001). Malgré des taux similaires, l’Enquête révèle que la violence envers la conjointe est deux fois plus chronique (10 événements ou plus), quatre fois plus sévère et a des conséquences trois fois plus dommageables que celle exercée à l’égard du conjoint.

Un grand nombre d’études concernant la violence conjugale insistent sur ses effets dévastateurs, que ce soit sur la santé physique et mentale des femmes, sur les enfants qui sont exposés à cette violence, de même que sur l’ensemble de la famille et de la société (Rinfret-Raynor et al., 1996). Selon l’Enquête sociale et de santé de 1998 réalisée au Québec, 13 % des victimes de violence physique rapportent avoir été blessées lors des agressions, 14 % mentionnent avoir craint pour leur vie et 18 % soulignent avoir été obligées d’interrompre leurs activités quotidiennes au cours de la dernière année (Rinfret-Raynor et al., 2004). Ces conséquences sont aussi confirmées dans d’autres enquêtes de population, par exemple en Suède (Hensing et Alexanderson, 2000) et en Suisse (Gillioz et al., 1997). De plus, les résultats de l’Enquête sociale et de santé de 1998 réalisée par Santé Québec montrent que les conjointes victimes de violence sexuelle ou physique ont vécu de la colère et de la frustration (35 %), de la tristesse (32 %), de la douleur et des malaises (17 %), une perte d’estime de soi (13 %) ainsi que de la dépression et de l’angoisse (9 %). D’ailleurs, la colère, la frustration et la tristesse sont des conséquences qui reviennent souvent dans le discours des femmes victimes de conduites verbales ou symboliques à caractère violent (près de 31 %) et de celles ayant subi des conduites humiliantes ou de contrôle (25 %) (Rinfret-Raynor et al., 2004).

D’autre part, les données de l’Enquête sociale et de santé de 1998 (Riou et al., 2003) permettent d’établir un lien entre le niveau de détresse psychologique des conjoints et leurs comportements de violence sexuelle et physique rapportés par leur conjointe. Plus précisément, on observe une proportion plus grande de victimes de violence sexuelle (11 %) et de violence physique (10 %) chez les femmes dont le conjoint se classe au niveau le plus élevé de l’indice de détresse psychologique, que chez les femmes dont le conjoint se classe au niveau bas à moyen de cet indice (5 % pour la violence sexuelle et 3,8 % pour la violence physique). Les résultats de l’enquête indiquent aussi une plus grande proportion de victimes de violence physique chez les femmes dont le conjoint consomme de l’alcool et des drogues (13 %) que chez celles dont le conjoint consomme de l’alcool seulement (3,6 %), ou dont le conjoint ne consomme pas (3,1 %). Les résultats de l’étude longitudinale de Dunedin (Nouvelle-Zélande) vont dans le même sens (Moffitt et Caspi, 1999). De fait, 88 % des agresseurs masculins souffraient d’un ou de plusieurs troubles mentaux tels que définis par le DSM-III-R.

Les conséquences de la violence conjugale chez les victimes et la détresse psychologique vécue par certains conjoints violents poussent plusieurs d’entre eux à emprunter la voie des services sociaux et de santé.

Les données de l’Enquête sociale et de santé de 1998 (Riou et al., 2003) révèlent que la police a été mise au courant des agressions physiques subies par 10 % des conjointes. De plus, 10 % des victimes de violence physique ont déclaré avoir fait appel à un CLSC, 4 % à une maison d’hébergement et 3 % à une clinique médicale. Enfin, 15 % en ont parlé à un intervenant social, 11 % à un médecin et 7 % à un avocat. Ces pourcentages sont relativement peu élevés, mais lorsqu’ils sont comparés à ceux retrouvés chez les femmes qui ne vivent pas de violence conjugale, ils les dépassent significativement.

L’utilisation des services par les conjoints violents est, par ailleurs, moins bien documentée que celle des femmes victimes. Les conjoints violents sont cependant très souvent orientés vers différents secteurs d’intervention, sans qu’eux-mêmes ne considèrent que leur situation soit problématique ou même dangereuse. Ainsi, plusieurs conjoints violents abandonnent la démarche de recherche d’aide ou encore ne l’initient pas, car ils ne reconnaissent pas leur besoin de services en cette matière.

Peu d’études évaluatives portent sur la perception qu’a la clientèle de l’aide apportée par les intervenantes et les intervenants, et sur l’impact de celle-ci quant à la cessation de la violence et au cheminement des personnes qui ont recours aux services. De plus, lorsque ce sujet est abordé dans les études, il est traité davantage à partir du point de vue des femmes violentées que de celui des conjoints violents et concerne l’utilisation d’une ressource en particulier. Enfin, très peu d’efforts ont été consacrés à l’exploration du recours à diverses ressources pour faire face à la violence conjugale, de même qu’à l’étude de la concertation entre les ressources.

À cet effet, une étude intéressante portant sur la concomitance des problèmes en toxicomanie et en violence conjugale permet de soulever certains obstacles à la concertation entre des ressources dispensatrices de services en violence conjugale et des milieux octroyant des services en toxicomanie (Brown et al., 1999). Parmi les obstacles à la coordination, notons la compétition reliée au financement et à l’attribution des ressources ; les croyances et les attitudes du personnel des programmes de traitement en toxicomanie relativement à la violence conjugale ; les qualifications, la formation et l’expérience du personnel en violence conjugale eu égard à la concomitance entre ces deux problématiques et des visions philosophiques différentes selon l’organisme fréquenté.

Objectifs

Les données présentées dans cet article proviennent d’une recherche qui vise à connaître les points de vue de femmes victimes de violence conjugale, et d’hommes exerçant des comportements violents [2] envers leur conjointe en contact avec diverses ressources. Leurs points de vue portent sur 1) les interventions effectuées auprès d’eux, 2) l’impact des interventions sur la violence et sur eux et 3) les liens entre les ressources utilisées.

Méthodologie

L’étude est de nature exploratoire et représente une démarche de construction du discours des répondantes et des répondants par rapport aux services utilisés et aux liens entre ces services. La réalisation de cette étude est donc guidée par une épistémologie de type constructiviste.

Description de l’échantillon

La technique d’échantillonnage non aléatoire employée aux fins des analyses est celle de l’échantillon intentionnel (Deslauriers, 1991) ou théorique (Glaser et Strauss, 1967). La démarche propre à cette sorte de recrutement est qualifiée de choix raisonné parce qu’il s’agit de privilégier des cas typiques par rapport aux objectifs de la recherche (Mayer et Ouellet, 1991). Il vise aussi à produire le maximum d’informations par la composition de cas qui, par rapport aux critères de sélection, se différencient et représentent les divers aspects d’un problème à l’étude (saturation de l’échantillon).

Ainsi, les participants de la présente étude sont sélectionnés tout d’abord parce qu’ils sont des victimes ou des auteurs de violence conjugale. Ils sont ensuite retenus parce qu’ils ont eu recours volontairement ou non à au moins deux ressources formelles durant l’année précédant la cueillette d’informations. Le choix d’au moins deux ressources formelles reposent sur l’idée que la personne interrogée est alors apte à fournir des éléments sur les liens inter organisationnels. La condition d’avoir utilisé les services durant l’année précédant la cueillette d’informations s’appuie sur le caractère récent du recours, afin d’obtenir des données sur la coordination des services subséquente à l’entrée en vigueur de la Politique interministérielle d’intervention en matière de violence conjugale (Gouvernement du Québec, 1995). La période d’échantillonnage se passant entre décembre 1998 et mars 2000 offre ainsi un aperçu de l’organisation des services trois à quatre années après le lancement de cette politique de collaboration intersectorielle.

Des considérations budgétaires inhérentes à la réalisation de la recherche ont restreint l’analyse qualitative des résultats à 36 participants, soit 18 femmes subissant la violence d’un conjoint et 18 hommes exerçant de la violence envers une conjointe. Ils sont issus de couples distincts afin de maximiser la sécurité des femmes qui prodiguent l’information. Ils sont recrutés avec la collaboration des milieux institutionnels et communautaires susceptibles d’intervenir auprès de ces clientèles, et ce, dans les régions de Montréal et de Québec. La diversité des organismes impliqués et des territoires touchés révèle une préoccupation d’hétérogénéité des données informationnelles.

Les femmes et les hommes qui ont accepté volontairement de participer à cette recherche ont des profils socio démographiques assez différents. Au moment où elles sont interviewées, les femmes de l’échantillon sont en moyenne âgées de 34 ans, elles ont un revenu annuel moyen de 13 995 $ [3] et la majorité (15 sur 18) ont la garde d’au moins un enfant dont l’âge est inférieur à cinq ans pour 10 d’entre elles. Malgré le fait que 9 répondantes ont terminé des études post-secondaires, seulement une femme possède un emploi. De plus, la majorité d’entre elles (17 sur 18) ne vivent pas avec un conjoint. Enfin, il est important de mentionner que 12 femmes rapportaient avoir subi de la violence physique, quatre de la violence sexuelle et 11 mentionnaient que leurs enfants avaient été violentés par le conjoint. Les répondantes ont été recrutées en maison d’hébergement (n = 9), en Centre de femmes (n = 2), en CLSC (n = 6) et dans une cour de justice (n = 1).

Pour leur part, les hommes interrogés sont âgés en moyenne de 41 ans, ont un revenu annuel moyen de 28 294 $ et 10 d’entre eux ont la garde d’au moins un enfant, celui-ci étant d’âge préscolaire chez cinq pères. De plus, 13 hommes disent avoir agressé physiquement par leur conjointe et 10 indiquent avoir exercé du contrôle envers celle-ci. La plupart des hommes (14 sur 18) ont été recrutés dans des organismes d’aide aux conjoints violents auprès desquels ils consultaient ; quelques-uns ont été recrutés en CLSC (n = 1), en maison de transition (n = 1) et en centre de désintoxication (n = 2).

Collecte et analyse des données

La collecte de données a été réalisée par le biais d’entrevues qualitatives conduites à l’aide d’un guide d’entrevue dont les thèmes étaient délimités par les objectifs de l’étude. L’analyse de contenu porte sur la nature des points de vue recueillis plutôt que sur leur fréquence afin de dégager la diversité des perceptions des participants-es sur les thèmes proposés. Pour procéder à ce type d’analyse, l’agente de recherche a transcrit intégralement les enregistrements audio de chacune des entrevues portant sur les événements ponctuant le parcours des utilisateurs des services durant l’année qui a précédé la cueillette d’informations. Les transcriptions, effectuées au moyen d’un logiciel de traitement de textes, ont ensuite été importées dans le logiciel pour l’analyse des données qualitatives, NUD*IST (Non numerical Unstructured Data Indexing Searching and Theory-building), version 4 (Qualitative Solutions and Research, 1997). Ces étapes préparent la démarche d’analyse de contenu qui est effectuée suivant les procédures systématisées par l’Écuyer (1990) : 1) lectures préliminaires et établissement d’une liste d’énoncés ; 2) choix et définition des unités de classification ; 3) processus de catégorisation et de classification ; 4) quantification et traitement statistique ; 5) description scientifique comprenant l’analyse quantitative et l’analyse qualitative ; et 6) interprétation des résultats. Les trois dernières étapes portent sur l’analyse des données comme telle, alors que les trois premières traitent des opérations requises pour y arriver. Ce type d’analyse a permis non seulement de répondre aux objectifs, mais a aussi donné naissance à la création de nouvelles catégories de traitement de l’information, telle que la trajectoire des femmes et des hommes dans le processus d’utilisation des services.

Afin de valider les résultats de l’étude, les données de cette analyse ont été soumises à la discussion d’une équipe intersectorielle et multidisciplinaire de chercheurs-es et d’intervenants-es provenant de milieux institutionnels et communautaires autonomes oeuvrant auprès des victimes et des auteurs de violence conjugale.

Thèmes abordés

Cette recherche dresse le portrait des utilisateurs de services en matière de violence conjugale à l’aide des points de vue recueillis chez certains d’entre eux, soit des femmes victimes de violence conjugale et des hommes ayant commis des comportements violents à l’égard de leur conjointe. Le terme « points de vue » des femmes et des hommes réfère ainsi à leur perception des réalités sur lesquelles ils ont été consultés dans le cadre de cette étude, et les termes « ressources » ou « services » sont utilisés indifféremment pour indiquer les organismes institutionnels ou communautaires de divers secteurs pouvant intervenir dans des situations de violence conjugale : santé et services sociaux, justice et sécurité publique.

La trajectoire d’utilisation des services, premier thème discuté dans les résultats, réfère au parcours personnel des femmes et des hommes à travers les différents services utilisés durant la dernière année, du plus ancien au plus récent.

Le rôle des interventions, second thème traité dans la section des résultats, fait référence à la nature des interventions dont les utilisateurs font l’objet. Diverses formes d’aide peuvent ainsi être procurées aux femmes et aux hommes qui utilisent des services en violence conjugale. Les principales sont : l’aide instrumentale, les conseils, le soutien, l’encouragement, la compréhension, l’évaluation, l’information, l’hébergement, la protection, l’écoute, l’empowerment, la déculpabilisation, les références, la valorisation, l’aide à se responsabiliser, la limite, la validation et l’apaisement.

L’impact de ces interventions réfère au changement personnel qu’elles ont permis aux femmes et aux hommes de réaliser dans leur vie, que ce soit au plan émotionnel, cognitif ou intellectuel.

Le dernier thème présenté dans la section des résultats, la coordination des services, réfère à la manière dont les interventions s’opèrent les unes par rapport aux autres. Ce concept comprend tout contenu qui porte sur la coordination des interventions et qui est rapporté par les participants-es.

Résultats

Utilisation des services

Les organismes dispensateurs de services sociaux les plus fréquentés par les femmes sont le CLSC et la maison d’hébergement (89 %). Les services de sécurité publique et de justice, tels que la police et la cour civile ou criminelle, sont aussi requis pour la presque totalité des femmes (94 %). Le centre hospitalier et les centres de services à la jeunesse (33 %), tels que les Centres jeunesse ou la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), le Centre d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC) et l’Indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC) (28 %) et le Centre des femmes (17 %) forment aussi un regroupement d’organismes fréquentés par les participantes, mais en moins grand nombre.

En corollaire avec les taux de fréquentation des organismes, les intervenants les plus consultés par les femmes ont été par ordre d’importance, un avocat (100 %), un policier (89 %), un travailleur social (83 %), un juge (50 %), un enquêteur (39 %), un médecin (39 %), un psychologue (33 %), un psychothérapeute (22 %) et un infirmier (22 %).

Les ressources du réseau de la santé et des services sociaux les plus utilisées par les hommes sont par ordre d’importance, l’organisme d’aide aux conjoints violents (89 %) et le CLSC (56 %). Quant aux organismes du réseau de la justice les plus fréquentés, ce sont les services de police (61 %) et la cour criminelle ou civile (50 %). L’organisme d’aide aux alcooliques et aux toxicomanes (39 %) ainsi que le centre hospitalier (33 %) sont des ressources un peu moins sollicitées par les conjoints violents. Les intervenants les plus consultés par les hommes dans le réseau de la santé sont par ordre d’importance : le psychologue (78 %), le psychiatre (39 %), le travailleur social (28 %) et le médecin (22 %). Dans le réseau de justice, les répondants ont recours davantage aux policiers (61 %), aux avocats (61 %) et au juge (50 %).

Trajectoire d’utilisation des services

La trajectoire, effectuée par les répondants durant l’année qui a précédé l’entrevue de recherche avec chacun d’eux, montre que les femmes ont consulté en moyenne 10 ressources et 23 intervenants alors que les hommes ont reçu les services d’en moyenne 5 ressources et de 12 intervenants.

L’organisme auprès duquel 11 femmes se sont tout d’abord dirigées dans leur trajectoire d’utilisation des services d’aide ou alors, y ont très tôt été aiguillonnées, est le CLSC. Pour deux femmes, il s’est retrouvé vers la fin de leur trajectoire après qu’elles aient rencontré les policiers ou consulté l’hôpital. Trois femmes ont consulté au CLSC en milieu de parcours.

La majorité des femmes (n = 16) ont aussi eu recours aux services d’une maison d’hébergement. Le CLSC a été la principale voie d’entrée à la maison d’hébergement pour cinq participantes. Les autres ressources conduisant à l’utilisation des services de la maison d’hébergement ont été SOS Violence conjugale, les policiers et une travailleuse sociale de l’hôpital. La maison d’hébergement a référé les répondantes à divers organismes.

Parallèlement à la demande d’aide faite par les femmes dans les divers organismes du réseau de la santé et des services sociaux, des demandes d’aide ont été adressées aux policiers (n = 17). Ainsi, neuf répondantes indiquent que les policiers se sont rendus à leur domicile suite à un épisode de violence conjugale pour lequel elles ont porté plainte. Une femme mentionne que le policier a dû porter plainte pour elle et trois autres expliquent avoir été convaincues de porter plainte aux autorités judiciaires, soit par des intervenantes de la maison d’hébergement ou par un travailleur social qui exerce à la DPJ. Quatre femmes mentionnent la présence de policiers tout au long de leur parcours.

En ce qui concerne les hommes, le CLSC a fait partie de leur trajectoire d’utilisation des services chez 10 d’entre eux. Cinq y ont eu recours au début de leur trajectoire alors que pour trois autres, il arrive en bout de ligne. Chez deux hommes, les policiers ont été présents tout au long de leur trajectoire. Il est intéressant de constater que la majorité de ces hommes (6 sur 8) ont été dirigés par le CLSC vers des références pertinentes à leur problématique, soit l’organisme pour conjoints violents ou des professionnels en santé mentale.

Ainsi, l’organisme pour conjoints violents a été fréquenté par une majorité d’hommes (n = 16), la plupart (n = 13) y étant référés par une ressource. Les ressources qui les ont guidés vers cet organisme ont été le CLSC (dépliant ou intervenant), le Centre de prévention du suicide, un centre de désintoxication, un avocat et un psychologue.

Plusieurs hommes (n = 11) ont fait l’objet d’une intervention policière conséquemment aux comportements violents qu’ils avaient commis à l’endroit de leur conjointe. Deux hommes rapportent que les policiers se sont présentés au domicile du couple, mais leur conjointe a refusé de porter plainte et six mentionnent qu’ils ont été détenus afin de comparaître en cour criminelle le lendemain.

Rôle des interventions et appréciation de leurs effets sur les usagers

Selon les témoignages de huit répondantes, le CLSC a joué un rôle de premier ordre au plan de l’intervention préventive en les référant vers d’autres services. Une répondante reconnaît la spécificité du CLSC dans son mandat de références à d’autres organismes en précisant le rôle de guide dans les ressources. Une autre mentionne que le CLSC lui a permis de rencontrer une personne-clé (une infirmière) l’aidant à prendre conscience qu’elle n’était pas la cause de la violence de son conjoint. Cette intervenante l’a aussi soutenue dans la décision de mettre fin à cette violence. Une femme, par contre, s’est plainte des délais d’attente au CLSC.

En ce qui concerne le discours de 14 répondantes sur la maison d’hébergement, plusieurs d’entre elles (n = 9) mentionnent que l’expertise de cette ressource a joué un rôle central dans la compréhension des effets de la violence conjugale sur leur vie émotionnelle, dans la connaissance des différents services appropriés à leur situation ainsi que dans l’analyse structurelle des iniquités sociales. Ces différents services leur ont aussi permis de se prémunir de la violence dans leur vie, de se solidariser avec d’autres femmes ayant subi la même situation, de se renforcer moralement et de s’estimer davantage, cette estime passant par l’affirmation et le respect de soi-même.

Parce que j’apprends de plus en plus à me respecter moi. C’est sûr que là, je suis passée à un autre extrême. Je vais dire qu’avant ça, j’étais comme un tapis : je me laissais manger la laine sur le dos, je comprenais tellement ou j’acceptais, j’excusais. Je suis très indulgente, je suis très généreuse, je suis très patiente. Ce sont des belles qualités, mais à l’extrême, ça me nuit. Puis, maintenant, je suis à l’autre extrême. Même dans les choses, dans les petites niaiseries, ça passe plus, c’est non. J’apprends à dire non, puis à être bien avec le non que je vais… On grandit beaucoup. (Répondante 11)

Quatre femmes ont parlé à la DPJ. Trois participantes mentionnent qu’en les dirigeant vers les ressources appropriées et en leur assurant une protection ainsi qu’à leur-s enfant-s et ce, en affichant une attitude impartiale et délicate, les intervenants de cet organisme leur ont porté assistance dans leur rôle de mère.

La DPJ a été super correct aussi avec moi. Ils m’ont jamais menacée de m’enlever mes enfants, parce qu’ils savent que je suis une bonne mère. […] Je me suis sentie vraiment appuyée ce coup-ci. […] Ça a été de très bons agents. […] Vraiment diplomates, puis ils forçaient rien, puis… J’ai senti un appui. […] J’ai appelé, puis je leur ai dit comment j’étais contente d’eux autres, […]. Parce que la DPJ, ça veut pas toujours dire méchant là, ils veulent enlever tes enfants là. Même si c’est pas un beau nom, tu sais. Mais moi en tous cas ça m’a aidée la dernière fois. […] C’est la première fois que j’ai tant de services. […] (Répondante 01)

Par contre, une participante mentionne avoir perdu ses enfants pendant 7 mois, un intervenant ne reconnaissant pas la problématique de la violence conjugale dans la famille.

En ce qui concerne l’intervention policière, l’avis des femmes semble partagé. Ainsi, parmi les six répondantes qui soulignent la sécurité et le soutien que leur a procurés ce type d’intervention, deux d’entre elles rapportent aussi les effets négatifs de celle-ci. Ainsi, une répondante révèle que l’enquêteur l’a supportée dans sa décision de porter plainte contre son conjoint. Néanmoins, elle a dû vivre une semaine avec ce dernier en sachant qu’un mandat d’arrestation serait émis contre lui. Une autre mentionne que les policiers lui ont assuré une protection par leur présence lui permettant ainsi de récupérer ses effets personnels. Elle déplore cependant que la présence d’agents féminins auprès de son conjoint a fait augmenter l’agressivité de ce dernier.

Pour huit hommes, le CLSC leur a permis de trouver de l’information portant sur des organismes d’aide aux conjoints violents et un suivi psychologique en parallèle avec la fréquentation de l’organisme d’aide aux conjoints violents.

Des 15 hommes qui parlent du rôle des organismes d’aide aux conjoints violents, lesquels arrivent vers la fin de la trajectoire d’utilisation des services considérée dans cette étude, 10 mentionnent que les organismes d’aide aux conjoints violents leur ont permis de conscientiser les effets de la violence sur leur conjointe et leurs enfants et de prendre leurs responsabilités relativement à cette violence.

Prendre conscience. Le mot conscience est très, très, très important, comprendre ce que ça veut dire conscience. Ben oui, je suis conscient de… Puis prendre conscience de, et dire : « ah oui, je sais, je sais… » Et de prendre conscience de vivre et de voir et de regarder. C’est deux choses complètement différentes. Et je viens, après 38 ans, de prendre conscience de toute l’agressivité que j’avais en dedans, de toutes les écoeuranteries que j’ai faites. (Répondant 18)

Plusieurs d’entre eux (n = 11) soulignent aussi combien l’organisme leur est venu en aide dans le développement de stratégies comportementales visant l’amélioration de leur capacité à contrôler leur agressivité (communication plus grande, compromis plus nombreux, meilleure capacité d’écoute).

Là-dessus, il faut que je prenne des « breaks » de quinze minutes, il faut que je fasse des « time out » si j’en ai des besoins, si je viens trop agressif. Parce que moi, mes affaires, ça va bouleverser. Elle peut me dire quelque chose, ça peut être la renverse que je vais prendre, puis la pression va monter, puis c’est là qu’il faut que je prenne un « time out ». (Répondant 10)

En ce qui concerne l’intervention policière, deux hommes allèguent qu’elle n’a pas procuré l’effet escompté sur leurs comportements violents. L’un mentionne être retourné chez sa conjointe malgré l’interdiction de contact qui lui avait été imposée lors de son arrestation et l’autre dit s’être fait arrêter de nouveau : « Si ça l’a un impact […] Comme si ça m’aurait arrêté un petit peu ? Je ne penserais pas parce que je me suis fait arrêter une deuxième fois, ça fait que… » (Répondant 15)

Coordination des services

À la lumière de ces résultats, il est pertinent de s’interroger sur les liens élaborés entre eux par les différents organismes. Six des 18 femmes participant à l’étude mentionnent que la coordination est présente entre les différents organismes qu’elles ont consultés pour recevoir de l’aide. Une d’elles souligne la collaboration entre les organismes du réseau de la santé et des services sociaux et ceux du système judiciaire, et précise que les objectifs visés par ces ressources sont dirigés vers les mêmes préoccupations et ce, même si chacun possède une spécialité bien distincte.

Puis, pour pas me faire refaire la même affaire et me mélanger encore plus que je l’étais, ils ont communiqué ensemble et au lieu de me faire voyager au CLSC ou peu importe, ils ont décidé que j’allais plutôt m’entretenir avec mon intervenante (de la maison d’hébergement). […] Puis il y a aussi le procureur de la couronne, il avait l’aide de l’agent de probation. Eux autres aussi ont communiqué beaucoup ensemble avec la maison d’hébergement. […] Puis, le travailleur social aussi de l’école de mon fils, le plus jeune, aussi avait contact avec la travailleuse sociale (du CLSC) parce que mes enfants ont quand même eu des réactions à tout ça. (Répondante 06)

Une participante confirme ce point de vue et ajoute que la communication qui existe entre le personnel des différentes ressources leur assure une bonne cohésion entre eux, ce qui facilite le travail en équipe et le partage d’une vision commune. À ce propos, une autre femme souligne que cette communication se fait dans la cohérence et la complémentarité.

Un gros 8 [à l’échelle de cohérence des services]. C’est que la première démarche que tu fais, c’est à la police que tu vas parce qu’il s’agit de faire arrêter le conjoint. Et, en tout cas, je sais que lui, l’enquêteur, à maintes reprises au début, m’a conseillée : « Vas te chercher de l’aide, vas au CLSC. » Lui m’a recommandé beaucoup le CLSC. Ensuite, le CAVAC… Quand j’ai reçu la plainte écrite, le Palais de justice envoie de la documentation sur le CAVAC, elle m’avait expliqué c’était quoi. Et puis, c’est ça… Je trouve qu’ils vont tous dans le même sens. […] Moi je trouve que c’est tout correct en tous cas. Je n’ai que des bonnes choses à dire de l’ensemble pour la dernière plainte que j’ai portée. (Répondante 16)

Deux participantes ont des avis partagés concernant la coordination des organismes où elles se sont adressées afin d’obtenir des services en matière de violence conjugale. Une d’entre elles note un lien entre la maison des naissances et le CLSC et entre celui-ci et la maison d’hébergement, alors qu’elle déplore un manque de concertation entre les instances policières et les autres organismes.

Ça dépend, je pense que le CLSC avec la sage-femme, ça travaille très bien. Et après, le CLSC avec la maison d’hébergement, oui, oui. Le policier, je pense, comme ce n’est par très, très, ça ne fait pas beaucoup. Mais je pense que le CLSC, la maison des naissances, la maison d’hébergement, oui, oui, oui ! (Répondante 29).

Quatre répondantes rapportent des lacunes dans la coordination des diverses ressources qu’elles ont consultées. Trois d’entre elles affirment qu’il y avait un manque de communication entre les personnes travaillant dans les divers organismes ; une d’elles expliquant avoir dû provoquer l’échange d’informations entre les ressources afin d’obtenir une aide plus efficace, l’autre détaillant ses comportements proactifs pour rechercher l’aide dont elle avait besoin.

La moitié des répondants environ (n = 6) perçoivent eux aussi un fil conducteur entre les différents organismes consultés en matière de violence conjugale. Trois participants sont d’avis que les professionnels-les des diverses ressources ont fait preuve d’une bonne coordination, leur permettant d’être orientés rapidement vers celle qui convenait à leur besoin.

Quatre répondants sur 18 constatent des lacunes dans la coordination des services offerts en matière de violence conjugale par les divers organismes qu’ils ont consultés. Deux d’entre eux soulignent le manque de cohésion dans les ressources, l’un d’eux précisant que cette limite a caractérisé les conseils prodigués par le psychologue et ceux donnés par la thérapeute de couple qui n’ont fait aucune mention des organismes spécialisés pour aider les conjoints violents.

La première que j’ai fait avec un psychologue tout seul, ça m’a rien donné, ça a été inutile, même qu’il m’a jamais suggéré : Moi, je te verrais plus aller à Choc. Pourquoi il ne me l’a pas dit, j’en ai aucune idée. L’autre thérapeute pour les couples, me l’aurait-il suggéré ?, ou bien ils veulent se garder des clients parce qu’ils font de l’argent, en fin de compte ? C’est quoi qu’il fait, s’il te dirige pas vers le bon service ? (Répondant 12)

Un homme souligne le manque de communication entre les instances policières et le CLSC. Un autre répondant rapporte que pour qu’il y ait présence d’un lien entre les dispensateurs de services, il doit l’instaurer.

Discussion

Selon ce qu’on peut constater à la lumière des résultats, les femmes ont consulté plusieurs organismes afin d’obtenir les services appropriés à leurs besoins spécifiques. Ce mode réciproque de consultation leur permet de recevoir davantage d’aide et de bénéficier d’une aide plus diversifiée (Cantin et al., 1994). Les répondantes font ainsi appel aux policiers simultanément à leur demande d’aide dans un ou plusieurs organismes du réseau de la santé et des services sociaux, que ce soit le CLSC, la maison d’hébergement et/ou la DPJ, qu’elles fréquentent aussi souvent de façon concomitante. Ces résultats vont dans le même sens que ceux trouvés par Cantin et al. (1994) qui montrent que les femmes qui font appel aux policiers sont plus nombreuses à avoir recours à un ou des services sociaux (46 %) que celles qui ne signalent pas les actes violents à la police (17 %).

Les hommes orientent leur recherche de services vers l’organisme qui leur convient le mieux et ce, le plus directement possible ; leur parcours à travers les différentes ressources est plutôt linéaire et séquentielle. Ainsi, à la différence des femmes qui semblent profiter pour combler leurs besoins de la particularité de chaque organisme dans les services qu’il offre, les hommes semblent avoir une propension à rechercher, le plus rapidement possible, l’organisme qui répondra entièrement à l’ensemble de leurs besoins et attentes.

Il semble que le rôle du CLSC a été déterminant dans l’identification de la violence conjugale et dans le recadrage de la responsabilité vers le conjoint violent, cet organisme a ainsi servi de guide pour orienter les démarches des participantes vers des ressources plus spécialisées en violence conjugale. Bilodeau (1994) souligne que l’avis du professionnel de la santé peut avoir un impact sur la cessation de la violence, lorsque cet avis contribue à clarifier les responsabilités liées à la violence en imputant au conjoint la responsabilité de celle-ci.

Il semble ainsi que la maison d’hébergement arrive en milieu de parcours dans la trajectoire des femmes, mais elle devient rapidement le pivot autour duquel gravitent les autres services. Le travail des intervenantes en maison d’hébergement a plu à l’ensemble des participantes. Entre autres interventions, elles disent aussi avoir profité de l’éclairage concernant les effets de la violence conjugale sur leur vie ainsi que l’analyse structurelle des iniquités sociales. L’élément crucial du séjour en maison d’hébergement est non seulement, comme le note Bilodeau (1994) : « la prise de conscience de ce qu’elles sont, du rapport à leur conjoint et à la violence », mais aussi et surtout la mise en relation de cette compréhension phénoménologique de leur situation de violence conjugale avec celle d’autres femmes qui subissent la même violence. Souvent, de cette empathie mutuelle de leur souffrance naît un sentiment de contrôle sur leur vie et sur les prises collectives de décisions. Damant et al. (2001) parlent d’empowerment en termes de modèle de rappropriation du pouvoir individuel et collectif, sans lequel il ne peut y avoir de véritables changements personnels et sociaux.

Les intervenants-es des ressources consultées par les femmes en matière de violence conjugale ont peu référé celles-ci à la Direction de la Protection de la Jeunesse. Cette constatation peut être liée au mandat spécifique de protection des enfants que doit rencontrer la DPJ, ou au fait que celle-ci soit souvent perçue par le parent comme une ressource à éviter plutôt qu’à rechercher.

L’endroit et la méthode de recrutement sont causes de biais possibles. Étant donné que la plupart des femmes et des hommes ont été recrutés par l’intermédiaire de ressources spécialisées en violence conjugale (maisons d’hébergement et organismes pour conjoints violents), il est possible que les participants de l’étude aient parlé davantage de ces organismes parce qu’ils leur ont procuré une aide au quotidien répondant de façon spécifique à leurs besoins individuels et sociaux en matière de violence conjugale. D’autant plus, qu’ils ont accepté volontiers de parler de la violence conjugale dans leur vie, à titre de victimes ou d’auteurs de cette violence, traduisant une sensibilisation plus grande à la problématique, laquelle a très bien pu se développer au contact de ces organismes spécialisés.

Ceci étant dit, les participants, même s’ils étaient peu nombreux, ont donné beaucoup de matériel d’analyse qualitative et ce, à propos de l’ensemble des organismes subséquemment abordés dans cet article. Cependant, du fait de leur petit nombre, il est impossible de généraliser les résultats de cette étude. Des tendances peuvent néanmoins émerger des données et amener des pistes de réflexion aux intervenants et aux chercheurs.

Conclusion

Les répondants, mais surtout les répondantes, consultent un grand nombre d’intervenants qui proviennent d’un nombre non moins négligeable de ressources. Cependant, il ne faut pas s’y méprendre ; la lourdeur de leurs démarches ne vient pas tant du nombre d’organismes fréquentés ou de la trajectoire effectuée à travers ces institutions, mais plutôt d’un manque de coordination intra sectoriel et intersectoriel entre les professionnels de ces ressources.

Une méthode formelle et systématique de partage d’informations, de connaissances, de réflexions sur les clients et de tâches à effectuer auprès d’eux aurait avantage à être développée et instituée par des intervenants plus spécialisés en violence conjugale. Il serait plus avantageux pour la clientèle que ceux-ci proviennent d’organismes différents offrant des services en cette matière, qu’ils appartiennent au réseau de la santé et des services sociaux ou au système de justice.

Un des modèles de coordination défini par Thompson (1967), soit le mode collectif où le client est desservi simultanément par le personnel de plusieurs organisations qui développent ensemble des plans d’intervention et systématiquement des tâches partagées, propose un idéal, mais un idéal auquel il est nécessaire de tendre. Les coûts en efforts et en disponibilité seront importants au départ, mais l’énergie investie allégera le travail des intervenants, leur donnera plus de temps pour répondre aux besoins de leur clientèle et assurera des services, qui, par ailleurs, ont été généralement très appréciés d’eux, mais qui seront encore plus personnalisés et efficaces.