Abstracts
Résumé
Cette étude démontre que les cinq échelles de maltraitance des versions longue et courte du CTQ sont valides et utilisables avec la population francophone. Elle montre aussi que la négligence émotionnelle est la forme de maltraitance la plus fréquente dans notre échantillon de la population générale, alors que la négligence physique est celle qui est la moins fréquente. Les prévalences d’abus physique, d’abus émotionnel et d’abus sexuel de notre échantillon de convenance correspondent grosso modo aux taux généralement obtenus auprès d’échantillons non cliniques. Enfin, les femmes présentent une plus forte co-occurrence des différentes formes de maltraitance que les hommes, impliquant tout particulièrement l’abus sexuel.
Abstract
This study demonstrates that the five maltreatment scales in the long and short versions of the CTQ are valid and usable with French-speaking populations. It also shows emotional neglect to be the most common form of maltreatment in its general population sample, and physical neglect to be the least common. Physical, emotional and sexual abuse prevalences in the convenience sample roughly correspond to the rates generally obtained in non-clinical samples. Finally, women in the sample display greater co-occurrence of different forms of maltreatment, especially involving sexual abuse, than men.
Resumen
Este estudio demuestra que las cinco escalas de maltrato de las versiones larga y corta del CTQ son válidas e utilizables con la población francófona. También muestra que la negligencia emocional es la forma de maltrato más frecuente en nuestra muestra de población general, mientras que la negligencia física es la menos frecuente. Las prevalencias del abuso físico, el abuso emocional y el abuso sexual de nuestra muestra conveniente corresponden grosso modo a las tasas que generalmente se obtienen de las muestras no clínicas. Por último, las mujeres presentan una mayor co-ocurrencia de las diferentes formas de maltrato, que implican particularmente el abuso sexual, que los hombres.
Resumo
Este estudo demonstra que as cinco escalas de maus tratos das versões longa e curta do Centro de Toxicologia do Quebec (CTQ) são válidas e utilizáveis com a população francófona. Ela demonstra também que a negligência emocional é a forma de mau trato mais freqüente em nossa amostragem da população geral, enquanto que a negligência física é a menos freqüente. As prevalências de abusos físicos, abusos emocionais e abusos sexuais de nossa amostragem de conveniência correspondem, em geral, às taxas geralmente obtidas com amostragens não clínicas. Finalmente, as mulheres apresentam uma mais forte ocorrência simultânea de diferentes formas de maus tratos que os homens, implicando, principalmente, o abuso sexual.
Article body
De plus en plus de chercheurs sont intéressés à comprendre les mécanismes de transmission intergénérationnelle de divers problèmes d’adaptation sociale tels la toxicomanie, la dépression, les troubles de comportement, la violence conjugale et la maltraitance à l’égard des enfants. L’un des déterminants essentiels à explorer est l’impact de l’histoire de maltraitance durant l’enfance et l’adolescence des sujets. Malheureusement, il existe peu de questionnaires bien validés sur l’histoire de maltraitance, cette dernière étant généralement évaluée lors d’une entrevue clinique ou par quelques items dans un questionnaire général. Notre principal objectif consiste à présenter les résultats de la validation du CTQ, un questionnaire auto-rapporté qui permet d’évaluer cinq différentes formes de maltraitance, soit les deux formes les plus étudiées à ce jour (l’abus physique et l’abus sexuel), mais aussi deux formes de mauvais traitements psychologiques (l’abus émotionnel et la négligence émotionnelle), ainsi que la négligence physique.
Nous avons au Québec, tout comme au Canada, très peu d’information sur la prévalence des différentes formes de maltraitance vécues par les enfants, surtout concernant l’ampleur des mauvais traitements psychologiques et de la négligence physique. Les études souvent réalisées dans les services de protection de l’enfant nous donnent des informations sur l’incidence de maltraitance qui sous-estiment l’ampleur du phénomène puisqu’on y retrouve que les cas portés à l’attention des autorités, par exemple par la police, les hôpitaux, les écoles, les garderies, les centres communautaires et les lieux de loisirs. La majorité des estimés disponibles sur la prévalence de la violence familiale proviennent d’enquêtes populationnelles qui s’adressent essentiellement aux parents. Par exemple, l’approche utilisée par Santé Québec a été d’interroger les mères de familles ayant au moins un enfant âgé de 0 à 17 ans sur les conduites maltraitantes exerçées par tous les adultes de la maison envers leurs jeunes au cours de la dernière année (Jetté et al., 2001). Mais, selon plusieurs chercheurs (Peters et al., 1986), le meilleur estimé de la prévalence de maltraitance durant l’enfance/adolescence proviendrait de l’histoire personnelle rapportée par les adultes d’un échantillon représentatif de la population. Compte tenu des impacts potentiels aux plans personnel et légal, il semblerait d’ailleurs qu’il soit plus facile pour quelqu’un de rapporter une situation passée que de décrire une situation qui sévit actuellement (Gould et al., 1994). Toutefois, les recherches qui ont questionné les adolescents et les adultes sur leur propre histoire de maltraitance ont jusqu’à maintenant surtout porté sur des populations étudiantes (collégiale ou universitaire) ou cliniques (Brown et al., 1998). Notre second objectif est donc de présenter la prévalence et la co-occurrence des différentes formes de maltraitance dans un échantillon de convenance provenant de la population générale.
Méthodologie
Sujets
Les travaux de recherche de notre équipe portant sur l’exploration des relations entre l’histoire de maltraitance et le comportement parental, nous avons décidé de ne sélectionner pour cette étude que les sujets âgés entre 14 et 44 ans, soit la période la plus probable pour avoir des enfants. Notre intention était de recruter autant d’hommes que de femmes, et ce, dans des proportions similaires à celles de la population générale en ce qui concerne l’âge, soit 17 % de 14-19 ans, 46 % de 20-34 ans et 37 % de 35-44 ans. La sélection des sujets dans la population générale n’a pas été réalisée au hasard. Par contre, quarante organismes ont été sélectionnés au hasard à partir de divers répertoires ainsi que le bottin téléphonique de la ville de Montréal. Suite à un appel téléphonique, trente et un (31) d’entre eux ont accepté que notre stagiaire en techniques d’enquête et sondage (du CEGEP de Rosemont) fasse la distribution du CTQ au personnel de 1 école primaire, de 2 écoles secondaires et de 4 collèges, aux étudiants de 9 écoles pour adultes, aux membres de 4 centres pour femmes, de 1 comité d’assistés sociaux, de 3 centres de loisirs, de 4 comités de parents, de 2 cafés rencontre et de 1 centre de recherche. Au total, 394 sujets âgés entre 14 et 44 ans ont répondu au CTQ sur un total de 1033 questionnaires distribués (soit 38 %). Soixante et onze pour cent (71 % : n = 280) sont de sexe féminin et réparties dans les trois catégories d’âge dans les mêmes proportions que dans la population générale. Les 114 sujets de sexe masculin se répartissent dans les proportions suivantes : 23,7 % de 14-19 ans, 50,8 % de 20-34 ans, et 15,5 % de 35-44 ans, ce qui indique essentiellement un sous-échantillonnage des 35-44 ans.
Cet échantillon de 394 sujets est caractérisé par un âge moyen de 28,69 ans (E.T. = 8,67) et une scolarité moyenne de 13,20 ans (E.T. = 2,97). Vingt-neuf pour cent (29,4 %) n’ont pas complété leur secondaire alors que 27,8 % l’ont complété, 21,3 % ont terminé des études collégiales et 21,5 % ont obtenu un diplôme universitaire ou plus. Soixante-quatre pourcent (64 %) des sujets de l’échantillon ont dit que leur principale occupation est d’être aux études. Le revenu personnel annuel brut se répartit de la manière suivante : 40,2 % gagnent moins de 10 000∈$, 36,6 % de 10,000 $ à 24 999 $, 17,6 % de 25 000 $ à 39 999 $, et 5,6 % gagnent 40 000 $ et plus. Finalement, 15 % sont d’une origine culturelle autre que nord-américaine, et 40 % ont au moins un enfant à charge.
Le CTQ, un questionnaire rétrospectif sur l’histoire de maltraitance
Le CTQ (Childhood Trauma Questionnaire) est un questionnaire développé par Bernstein et al. (1994) qui comprend 70 items avec une échelle de type Likert en cinq choix de réponse (de 1 = « jamais vrai » à 5 = « très souvent vrai »). Il a été élaboré à partir d’une revue détaillée de la documentation sur la maltraitance et à partir aussi de l’expérience d’une entrevue structurée, le Childhood Trauma Interview, développée par les mêmes auteurs. Les analyses de Bernstein et al. (1994) auprès d’un échantillon de 286 patients ayant un problème de dépendance à l’alcool ou à la drogue ont d’abord permis de dégager quatre facteurs, soit l’abus physique et émotionnel, la négligence émotionnelle, la négligence physique et l’abus sexuel. Par la suite, Bernstein et al. (1997) ont validé le CTQ avec une population de 398 patients adolescents psychiatrisés âgés de 12 à 17 ans. Cette étude a permis de séparer l’abus émotionnel de l’abus physique et de mettre ainsi en évidence la présence de cinq facteurs qui expliquent 55 % de la variance totale. L’annexe 1 présente chacun des items. L’abus émotionnel renvoie à des attaques verbales concernant la valeur de l’enfant en tant que personne ou son sentiment de bien-être ainsi qu’à tout comportement humiliant, abaissant ou menaçant dirigé vers l’enfant par une personne plus âgée. L’abus physique renvoie à des attaques physiques dirigées vers l’enfant par une personne plus âgée, attaques impliquant des blessures ou un risque de blessure. L’abus sexuel se rapporte à des contacts ou à des comportements de nature sexuelle entre un enfant et une personne plus âgée ; le fait de contraindre explicitement l’enfant est un élément fréquent mais non essentiel de ce type d’abus. La négligence émotionnelle réfère à des situations où les personnes qui prennent soin de l’enfant ne répondent pas adéquatement à ses besoins psychologiques et affectifs de base, notamment l’amour, l’encouragement, le sentiment d’appartenance et le support. La négligence physique réfère à des situations où les personnes qui prennent soin de l’enfant ne répondent pas adéquatement à ses besoins physiques, incluant le fait de nourrir, d’abriter, de superviser et de veiller à la santé et à la sécurité de l’enfant.
Les recherches antérieures ont démontré la validité des instruments rétrospectifs pour rapporter l’histoire d’abus et de négligence (Bifulco et al., 1997 ; Spieker et al., 1996).
Validation de la version française du CTQ
Une analyse factorielle forçée à cinq facteurs (par composantes principales avec rotation varimax) a été effectuée sur l’échantillon des 394 sujets. Présentant les résultats de cette analyse, le tableau 1 montre que les cinq facteurs identifiés préalablement par Bernstein et al. (1997) expliquent aussi 55 % de la variance totale de notre échantillon.
La traduction en français du CTQ n’a posé problème que pour un seul item, soit l’item 63 « someone molested me » traduit par « j’ai été maltraité » qui s’est retrouvé avec les items d’abus physique lors de l’analyse factorielle, contrairement à la version originale qui le considérait comme un item d’abus sexuel. Le terme « molester » renvoie en français à de l’abus physique, alors que, selon le dictionnaire en anglais (le Webster), le terme peut tout aussi bien faire référence à l’une ou l’autre des deux formes d’abus, et donc porter à confusion.
La consistance interne des échelles, évaluée par les alphas de Cronbach, est excellente et varie entre 0,79 et 0,94 (voir Tableau 2). La stabilité temporelle des échelles évaluée auprès de 12 sujets avec la corrélation de Pearson entre deux passations du questionnaire à trois semaines d’intervalle est aussi excellente et varie entre 0,76 et 0,96 (voir Tableau 2). Ces échelles sont par contre fortement intercorrélées (voir Tableau 3).
En plus de l’analyse factorielle, la validité de construit a été vérifiée par des tests d’hypothèses. Il était attendu d’obtenir des corrélations significatives entre les échelles de maltraitance et des indicateurs de fonctionnement familial. Pour évaluer le fonctionnement familial, nous avons utilisé le SFI (Self-Report Family Inventory : Beavers et al., 1990). Le SFI est un questionnaire permettant d’évaluer les perceptions des membres de la famille à l’égard de cinq aspects du fonctionnement familial actuel : la santé émotive, la présence de conflits, la cohésion, le leadership et l’expression des émotions. Les qualités psychométriques de l’instrument sont reconnues comme étant acceptables. Dans la présente étude, les coefficients de consistance interne sont tous acceptables (de 0,74 à 0,94), à l’exception de l’échelle « leadership » qui en raison de son faible alpha de Cronbach (0,21) a été exclue des analyses. De fait, comme attendu, les cinq échelles de maltraitance sont corrélées significativement aux échelles du SFI, c’est-à-dire négativement à la santé familiale, à la cohésion familiale, à l’expression des émotions, et positivement aux conflits familiaux (r de Pearson variant entre 0,35 et 0,82 ; p < 0,001). En d’autres mots, plus les sujets ont rapporté une histoire de maltraitance, plus leur fonctionnement familial est problématique, c’est-à-dire caractérisé par des conflits, une faible expression positive des émotions, et des problèmes de santé et de cohésion.
Finalement, cinq experts de la maltraitance (professeurs et chercheurs) ont spécifié pour chacun des items le score à partir duquel ils considèrent qu’il y a un risque de maltraitance. L’annexe 1 présente le point de coupure moyen de chacun des items. Les points de coupure que nous avons utilisés pour déterminer la présence d’une histoire de maltraitance est, pour chacune des cinq échelles, la moyenne des scores (entre 1 et 5) des juges-experts arrondie à l’unité la plus près. Le tableau 2 présente le point de coupure moyen de chacune des cinq échelles.
Bernstein et Fink (1998) ont aussi développé et validé une version courte du CTQ (28 items) où l’on retrouve une échelle de déni (3 items) et cinq échelles à 5 items chacune. Ces auteurs l’ont validé auprès de 378 sujets abuseurs de drogues, 396 patients adolescents psychiatrisés et 899 membres d’une assurance médicale collective. Le tableau 4 présente les données psychométriques (alpha, test-retest), le contenu des échelles et le point de coupure moyen de chacune des 5 échelles que nous avons obtenu avec notre échantillon de 394 sujets. La consistance interne des échelles, évaluée par les alphas de Cronbach, est excellente et varie entre 0,68 et 0,91. La stabilité temporelle est aussi excellente, variant entre 0,73 et 0,94.
Prévalence d’histoire d’abus et de négligence
Bien que le revenu et la scolarité soient intercorrélés (r = 0,32 ; p < 0,001), aucune de ces deux variables n’est corrélée significativement aux échelles de maltraitance du CTQ confirmant ainsi les résultats de Spieker et al. (1996) quant à l’absence de relation entre le statut socio-économique et l’histoire d’abus physique et d’abus sexuel.
Quatre conclusions majeures ressortent des résultats présentés au tableau 5. D’abord, la négligence émotionnelle est la forme de maltraitance la plus fréquemment rapportée : environ 30 % des femmes et des hommes âgés entre 14 et 44 ans rapportent avoir vécu de la négligence émotionnelle. Deuxièmement, la négligence physique est la forme de maltraitance la moins fréquente : environ 3 % des femmes et des hommes rapportent avoir vécu de la négligence physique durant leur enfance/adolescence. Troisièmement, la prévalence chez les femmes ayant vécu l’abus sexuel est significativement supérieure à celle des hommes (x2 = 4,87, dl = 1, p < 0,05) : presque 20 % des femmes ont subi de l’abus sexuel durant leur développement comparativement à 8 % des hommes. Finalement, comparativement aux adultes, très peu de 14 à 19 ans rapportent avoir vécu une forme ou une autre de maltraitance, exception faite de la négligence émotionnelle chez les hommes de 14-19 ans.
Co-occurrence des formes de maltraitance
Parmi les femmes qui ont subi au moins une forme de maltraitance durant leur enfance/adolescence, la négligence émotionnelle se retrouve dans 74,3 % des cas, l’abus sexuel dans 49,8 % des cas, l’abus physique et l’abus émotionnel dans environ le tiers des cas, et finalement la négligence physique dans 7 % des cas (Tableau 6). Parmi les hommes qui ont subi au moins une forme de maltraitance, presque la majorité d’entre eux (94,5 %) rapportent de la négligence émotionnelle. L’abus sexuel, l’abus physique et l’abus émotionnel sont respectivement rapportés dans environ le quart des cas, et finalement la négligence physique dans 10 % des cas (voir colonne de droite du tableau 6).
Le tableau 6 permet aussi de constater une plus forte co-occurrence des différentes formes de maltraitance chez les femmes comparativement aux hommes. Les femmes rapportent plus souvent que les hommes une co-occurrence à quatre formes de maltraitance, la négligence émotionnelle étant associée aux trois formes d’abus. Chez les femmes, deux formes de maltraitance sont plus souvent vues comme étant non associées à d’autres formes de maltraitance, soit la négligence émotionnelle et l’abus sexuel. Parmi les femmes qui ont vécu de la négligence émotionnelle, 42 % (30,9/74,3 : voir Tableau 6) n’ont subi que cette forme de maltraitance. Parmi celles qui ont vécu de l’abus sexuel, 29 % (14,5/49,8 : voir Tableau 6) des femmes n’ont subi aucune autre forme de maltraitance. Chez les hommes qui ont vécu de la négligence émotionnelle, 62 % (59,0/94,5 : voir Tableau 6) d’entre eux n’ont subi aucune autre forme de maltraitance. De plus, la négligence émotionnelle est plus souvent associée simultanément à l’abus physique et à l’abus émotionnel (Tableau 6). À noter enfin que la négligence physique n’est jamais observée seule sans co-occurrence avec d’autres formes de maltraitance, ni chez les femmes ni chez les hommes.
Discussion
Cette étude a d’abord montré que les versions longue et courte du CTQ sont valides et utilisables avec la population francophone. Elle a ensuite permis de démontrer que la négligence émotionnelle est la forme de maltraitance la plus fréquente dans notre échantillon de la population générale, alors que la négligence physique est celle qui est la moins fréquente. De plus, l’abus physique et l’abus émotionnel se sont avérés avoir des prévalences similaires.
Chez les femmes âgées entre 20 et 44 ans de notre échantillon, la négligence émotionnelle (35 %) est respectivement 2,1 et 2,6 fois plus fréquente que l’abus physique et l’abus émotionnel, et ces deux dernières formes de maltraitance sont respectivement 4,8 et 3,9 fois plus fréquentes que la négligence physique (3 %). Chez ces femmes adultes, l’abus sexuel (23 %) est un peu plus fréquent que l’abus physique (16 %) et l’abus émotionnel (13 %), alors que chez les hommes adultes de 20-44 ans ces fréquences sont fort voisines (9 à12 %). Il est à noter que 11,4 % des femmes interrogées lors de l’enquête Santé Québec ont rapporté avoir vécu souvent ou très souvent de l’abus émotionnel (menacée, humiliée ou ridiculisée par ses parents) durant leur enfance et 14 % des femmes ont dit avoir reçu souvent ou très souvent la fessée (Clément et al., 2000).
Les prévalences d’abus physique, d’abus émotionnel et d’abus sexuel de notre échantillon de convenance correspondent grosso modo aux taux généralement obtenus auprès d’échantillons non cliniques. Les études effectuées aux États-Unis auprès de populations étudiantes universitaires et de populations cliniques ont obtenu une prévalence d’abus physique variant entre 15 et 28 % chez les femmes et de 7 % chez les hommes (voir Gould et al., 1994). La prévalence d’histoire d’abus physique que nous avons obtenue chez les femmes adultes (16 %) est à la limite inférieure de cette variation, mais celle des hommes adultes (12 %) est supérieure au 7 %. Par contre, notre prévalence d’abus physique chez les adultes (15 %) est similaire à celle obtenue (18 %) par Melchart et Parker (1997), et notre prévalence d’abus émotionnel (13 %) est nettement inférieure à celle de ces auteurs (24 %).
Les études sur les adultes qui rapportent l’abus sexuel subi durant leur enfance ont mis en évidence une prévalence variant de 2 à 62 % chez les femmes et de 3 à 16 % chez les hommes (voir MacMillan et al., 1997). Cependant, la revue de la littérature faite par Finkelhor (1994) sur les études rétrospectives effectuées dans différents pays auprès d’échantillons non cliniques a montré que la prévalence d’histoire d’abus sexuel tourne le plus souvent autour de 20 % chez les femmes et entre 3 et 11 % chez les hommes. Utilisant les critères de juges-experts pour déterminer la maltraitance, nos résultats sur la prévalence de l’abus sexuel (23 % des femmes adultes et 9 % des hommes adultes) confirment ces tendances, bien que 13,8 % d’hommes ayant une histoire d’abus sexuel est probablement un taux trop élevé pour la tranche des 35-44 ans.
Nos résultats ont montré que le groupe des 14-19 ans rapportent très peu de maltraitance au cours de leur enfance/adolescence : par exemple, la prévalence d’abus physique est de 2 % chez les filles et de 0 % chez les garçons et la prévalence d’abus sexuel est de 4 % chez les filles et chez les garçons. Malheureusement, il n’existe aucune documentation sur les prévalences différentielles en fonction de la catégorie d’âge des répondants qui permettrait de comparer nos résultats (MacMillan et al., 1997). Selon Amaya-Jackson et al. (2000), les chercheurs qui ont posé des questions (leur nombre variant de une à sept) à des jeunes de 14-17 ans sur leur histoire de maltraitance rapportent des prévalences d’abus physique variant entre 14 et 31 % chez les filles et entre 12 et 25 % chez les garçons (3 études). Quant aux prévalences d’abus sexuel, elles varient de 6 à 32 % chez les filles et de 1 à 8 % chez les garçons (5 études : voir Amaya-Jackson et al., 2000). Nous avons donc obtenu avec les 14-19 ans de la population générale de plus faibles prévalences de maltraitance avec un instrument qui comporte davantage de questions pour chaque forme de maltraitance (exception faite de l’abus sexuel). Nous ne pouvons expliquer nos résultats par un biais échantillonnal puisque nous avons obtenu avec le CTQ des résultats similaires (prévalences variant entre 0 et 6 %) dans une autre recherche avec un groupe de 113 filles âgées entre 15 et 18 ans (X = 16,37, E.T. = 0,75) recrutées dans des classes de secondaires 4 et 5 (article en préparation). Une autre explication pourrait être la banalisation de comportements par des adolescents qui en sont peut-être encore victimes. Selon plusieurs auteurs, les enfants abusés auraient tendance à croire que l’utilisation de la punition physique est normale et méritée (Bower et Knutson, 1996). Compte tenu que les questions du CTQ concernent principalement des comportements précis tel « frapper » plutôt que des termes plus interprétables tels « maltraiter, abuser ou négliger », on ne peut dire que les faibles prévalences de maltraitance sont dues à un manque de prise de conscience de ce qu’est la maltraitance. D’ailleurs, les chercheurs ont obtenu des prévalences supérieures aux nôtres auprès d’adolescents du même âge, et ce souvent avec des questions portant directement sur le fait d’avoir été maltraité ou non. Par contre, l’hypothèse de banalisation, c’est-à-dire la supposée tendance des adolescents maltraités à considérer ces comportements comme étant « normaux », pourrait s’expliquer par l’utilisation dans le CTQ d’une échelle relative (« souvent vrai ») plutôt qu’une échelle absolue (ex. : 2 fois/semaine).
Nous avons à l’heure actuelle peu d’information sur la co-occurrence des différentes formes de maltraitance. Grâce aux points de coupure établis par les juges-experts, il nous a été possible de présenter la co-occurrence entre cinq formes de maltraitance. Gould et al. (1994) ont rapporté une prévalence de 22 % pour la co-occurrence des trois formes d’abus (sexuel, physique et émotionnel) dans des populations cliniques, alors que nous avons obtenu 6 % chez les femmes adultes 20-44 ans de notre échantillon de convenance.
Cet échantillon de sujets tout venant a aussi mis en évidence une prévalence élevée de négligence émotionnelle sans autre forme de maltraitance, et ce tout particulièrement chez les hommes. De plus, la négligence émotionnelle, l’abus physique et l’abus émotionnel constituent ensemble la principale co-occurrence chez les hommes, alors que chez les femmes s’ajoute l’abus sexuel à ces trois formes de maltraitance. D’autres études auprès de la population générale devront être effectuées pour vérifier les tendances mises de l’avant par cette étude exploratoire, en utilisant autant que possible des échantillons représentatifs de la population. Par certaines de ses caractéristiques (revenu faible, scolarité élevée, 64 % aux études) notre échantillon de convenance se rapproche des échantillons de population étudiante universitaire, alors que par d’autres (âge moyen élevé, 40 % ont un enfant à charge) il s’apparente davantage à un échantillon de la population générale d’adultes. Nos résultats concernant les hommes sont plus problématiques compte tenu de leur nombre restreint, tout particulièrement dans deux tranches d’âge, les 14-19 ans et les 35-44 ans. Un échantillon plus représentatif des hommes aurait probablement révélé des prévalences différentes de ce que nous avons obtenu. D’autres études devront être réalisées afin de combler cette lacune, et aussi afin de comprendre les faibles prévalences obtenues avec les adolescent(e)s (14-19 ans).
Appendices
Annexe
Annexe 1
Liste des items du CTQ
N.B. Le chiffre entre parenthèses correspond au point de coupure des experts (après le recodage lorsque le score factoriel des items est négatif : voir tableau 1).
Il y avait quelqu’un dans ma famille à qui je pouvais confier mes problèmes. (3)
J’étais critiqué(e) par les membres de ma famille. (4)
J’ai manqué de nourriture. (3)
Les membres de ma famille avaient confiance en moi et m’encourageaient dans mes projets. (1)
J’ai été frappé(e) et/ou battu(e) par quelqu’un de ma famille. (3)
J’ai dû subvenir à mes propres besoins car il n’y avait personne d’autre pour le faire. (3)
Il y avait beaucoup de disputes et de batailles entre les membres de ma famille. (4)
J’ai vécu en foyer de groupe et/ou en famille d’accueil. (4)
Il y avait quelqu’un pour prendre soin de moi et me protéger. (2)
Il y avait une personne autre qu’un membre de ma famille (un professeur ou un voisin) qui était comme un parent pour moi.
Un membre de ma famille hurlait ou criait après moi. (3)
J’ai vu ma mère ou l’un de mes frères ou soeurs se faire frapper ou battre. (3)
Il y avait quelqu’un qui voyait à mon départ pour l’école si je n’étais pas malade.
Les membres de ma famille me traitaient de « stupide », « paresseux (se) » ou « laid(e) ». (4)
J’ai traîné dans les rues dès l’adolescence ou même plus jeune. (4)
Il y avait un membre de ma famille que j’admirais et à qui je voulais ressembler. (3)
Mes parents étaient trop ivres ou drogués pour prendre soin des enfants. (3)
J’ai rarement eu l’amour et l’attention dont j’avais besoin. (3)
Les membres de ma famille ont eu des ennuis avec les policiers.
Il y a eu un membre de ma famille qui m’a aidé à avoir une bonne estime de moi. (3)
J’ai dû me protéger contre un membre de ma famille en me battant, me cachant ou me sauvant. (2)
Il y avait quelqu’un dans ma famille qui désirait me voir réussir. (2)
J’ai dû porter des vêtements sales. (4)
J’ai vécu dans plusieurs familles (famille élargie ou famille d’accueil). (4)
Je croyais qu’un de mes frères ou qu’une de mes soeurs était maltraité(e).
Je me sentais aimé(e). (3)
Les ami(e) s que je fréquentais étaient comme ma « vraie famille ».
Mon père (beau-père) était rarement présent à la maison.
Mes parents nous traitaient tous également. (3)
J’ai eu le sentiment que mes parents n’avaient pas désiré ma naissance. (3)
J’ai été frappé(e) par un membre de ma famille à un point tel que j’ai dû consulter un médecin ou être hospitalisé(e). (2)
Il y avait un membre de ma famille qui voyait à ce que je sois hors de danger. (2)
J’ai été battu(e) par les membres de ma famille au point d’en avoir des bleus ou des marques. (2)
J’ai fait partie d’un « gang ».
Les punitions que j’ai reçues me semblaient justes.
J’ai eu des relations sexuelles avec un adulte ou quelqu’un de beaucoup plus vieux que moi (au moins 5 ans de plus que moi). (2)
Il y avait quelqu’un de plus âgé que moi (un professeur ou un parent) qui m’a servi de modèle positif. (3)
J’ai été battu(e) avec une ceinture, un bâton ou une corde (ou tout autre objet dur). (2)
Il n’y avait rien que j’aurais voulu changer dans ma famille.
Les membres de ma famille se soûlaient et/ou se droguaient.
Il y avait beaucoup d’entraide entre les membres de ma famille. (3)
Mes parents se sont séparés et/ou divorcés.
Mes parents me disaient des choses blessantes et/ou insultantes. (3)
Je me croyais abusé(e) physiquement.
Mes parents essayaient de me tenir éloigné(e) des gens pouvant avoir une mauvaise influence. (3)
Il y avait un adulte ou toute autre personne responsable à la maison lorsque j’y étais.
J’ai été battu(e) au point qu’un professeur, un voisin ou un médecin s’en soit aperçu. (2)
Il y avait un membre de ma famille qui semblait perdre le contrôle de lui-même.
Les membres de ma famille m’encourageaient à poursuivre mes études. (2)
Je passais du temps à l’extérieur de la maison sans que personne ne sache où j’étais. (4)
Les punitions que j’ai reçues me semblaient cruelles. (3)
Je sentais qu’il y avait un membre de ma famille qui me haïssait. (3)
Les membres de ma famille étaient proches les uns des autres. (4)
Quelqu’un a tenté de me faire des attouchements sexuels ou tenté de m’amener à poser de tels gestes. (2)
J’ai été bousculé(e) par les membres de ma famille.
Il y avait assez de nourriture pour chacun. (3)
Les membres de ma famille avaient tous certaines tâches à accomplir.
Un membre de ma famille me menaçait de blessures ou de mentir sur mon compte afin que j’aie des contacts sexuels avec lui/elle. (2)
J’ai grandi dans un entourage idéal.
J’avais peur d’être blessé(e) par un membre de ma famille. (3)
Quelqu’un a essayé de me faire poser des gestes sexuels ou de me faire voir des choses sexuelles. (2)
Il y avait quelqu’un de ma famille qui croyait en moi. (3)
J’ai été maltraité(e). (3)
Je croyais être abusé(e) émotionnellement. (3)
Les membres de ma famille ne semblaient pas savoir ou se foutaient de ce que je faisais. (3)
Il y avait quelqu’un pour m’amener consulter un médecin lorsque nécessaire. (2)
J’avais la meilleure famille au monde.
Les membres de ma famille avaient des secrets dont je ne pouvais parler à personne. (3)
Je croyais être abusé(e) sexuellement. (3)
Ma famille était source de force et de support. (3)
Remersiements
Nous tenons à remercier Marie-Ève Clément et Sonia Hélie pour leurs commentaires pertinents.
Note
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Toute correspondance doit être adressée à Daniel Paquette, chercheur à l’IRDS, 1001 de Maisonneuve Est, 7e étage, Montréal, Canada, H2L 4R5. Courriel : dpaquette@mtl.centresjeunesse.qc.ca. Ce projet fait partie de la programmation du GRAVE.
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