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Certains présupposés sur lesquels repose l’ouvrage et certaines limites sont présentés en introduction : seules les sept lettres généralement reconnues comme authentiquement pauliniennes sont considérées dans la présente monographie (1 Th, 1-2 Co, Ga, Ph, Rm, Phm), de sorte que certaines épîtres de la tradition paulinienne, généralement reconnues pour contenir une « haute christologie », comme Colossiens, sont exclues. Ce livre est destiné à des lecteurs déjà familiers avec les lettres de Paul et il ne contient pas les éléments habituellement présents dans la littérature spécialisée. Certes, le but est de répondre à la question posée en sous-titre de l’ouvrage, relative à la croyance de Paul en la divinité du Christ, mais, pour ce faire, un pas de recul est réalisé afin d’enchâsser cette question dans une vision plus large de la christologie paulinienne. Ainsi, ce n’est qu’à l’avant-dernier chapitre qu’une réponse sera apportée à la question.

Le premier chapitre, intitulé « La révélation du Fils de Dieu : fondement de la christologie paulinienne », est assez bref (8 p.). Lémonon survole les principaux textes où Paul fait état de ses lettres de noblesse juives ou de sa disposition antagoniste face à l’Église naissante avant sa rencontre du Christ et comment celle-ci a transformé son parcours et sa foi (Ga 1,11-17 ; Ph 3,5-9 ; 1 Co 15,8-10). L’incapacité d’accepter un Messie crucifié et humilié explique la posture d’abord violente de Paul face aux partisans de Jésus. En Ga 3,10-14, Paul rend compte de sa nouvelle compréhension du Christ : la croix, qui était signe de malédiction, est en fait une bénédiction pour toutes les nations, puisque Christ libère ainsi les humains des impératifs de la loi.

L’humanité de Jésus représente le thème du deuxième chapitre. Dans les lettres de Paul, rares sont les références aux paroles ou aux actions de Jésus dans sa condition terrestre. Cela n’implique pas, toutefois, un désintérêt de sa part pour cette question. Au contraire, l’insistance sur le « Christ crucifié » et la christologie adamique démontre l’attachement de l’apôtre à l’existence incarnée du Christ. La représentation du Christ comme « nouvel Adam » sert à mettre en relief les biens que celui-ci apporte à l’ensemble de l’humanité.

Les principales représentations des biens apportés par la mort salvifique du Christ sont ensuite considérées en deux temps : le champ lexical associé à la justification d’une part, et le vocabulaire à propos du rachat, de la libération et la réconciliation d’autre part. Les lettres aux Galates, aux Romains et aux Philippiens sont successivement abordées sous l’angle de la justification. Pour Lémonon, la modalité de la justification n’est pas tant à mettre en rapport avec l’adhésion croyante à l’oeuvre du Christ (la foi en Jésus Christ), mais surtout avec la confiance et l’obéissance du Christ face au projet du Père (la foi de Jésus Christ). C’est dire que l’adhésion de foi à l’oeuvre du Christ n’est pas aussi déterminante que la fidélité du Christ au projet de son Père et sa parfaite obéissance qui rendent possible le don du changement de statut des êtres humains aux yeux de Dieu. D’autres façons de rendre compte des bienfaits apportés par le Christ sont également considérées, telles que les images du rachat, de la réconciliation et la libération. Ce sont là des termes apparentés à la justification, mais qui expriment d’autres aspects du nouveau rapport à Dieu établi par Jésus.

Le chapitre quatre, qui représente le tiers des dimensions de chacun des deux suivants[1], touche à la place de la résurrection dans la pensée de Paul, un élément du mystère pascal qui est indissociable de la crucifixion. Trois familles d’images sont employées par les premiers chrétiens pour rendre compte de cet événement : le changement de position (éveil, relèvement), l’exaltation et le vocabulaire relatif à la vie. Toujours, dans la tradition chrétienne, c’est Dieu le Père qui relève le Fils ; le Fils ne se relève pas lui-même d’entre les morts. Une attention particulière est donnée à la confession de foi qui se trouve en 1 Co 15,3b-5. Lémonon rend compte des indices de détection d’une tradition prépaulinienne et de la fonction axiomatique que joue la proclamation dans l’Église primitive, qui faisait bloc quant à l’affirmation de celle-ci. Le schéma de prédication auquel fait référence 1 Th 1,9-10 et la formule prépaulinienne à laquelle fait écho 1 Th 4,14 sont également étudiés. Plusieurs passages en 1 Co, 1 Th, mais aussi en Rm, démontrent le lien intrinsèque entre la résurrection du Christ et celle des croyants, une vérité devant être rappelée à cause de différents soucis en rapport avec la résurrection générale dans l’Église de Corinthe et de Thessalonique.

Le cinquième chapitre décrit un axiome important de la pensée paulinienne : comment la solidarité du Christ avec l’humanité ouvre-t-elle vers l’universel ? Par son parcours de vie, sa mort et sa résurrection, le Christ crée de nouvelles relations entre tous les humains. Jusqu’à la fin du 20e siècle, une théologie de la substitution a été déployée pour rendre compte du salut rendu possible par le Christ. Celle-ci est de plus en plus éclipsée au profit d’une perspective axée sur la solidarité, avec l’idée sous-jacente de représentation. Lémonon revient sur la christologie adamique, surtout présente en 1 Co et Rm, mais aussi sous forme d’allusion dans l’hymne de Ph 2,6-11. 1 Co 15,21-22 et Rm 5,12-21 déploient un raisonnement similaire : une analogie antithétique entre le Christ et Adam sert à mettre en relief la vie offerte à tous par celui-ci, en contraste avec la mort venue par celui-là. En 1 Co 15,42-49, la comparaison Christ-Adam revient, mais pour illustrer, à l’aide de Gn 1,26-27 et 2,7 – dans un raisonnement apparenté à Philon d’Alexandrie – « deux modèles sources » de corps : l’un psychique (animal) et l’autre spirituel (p. 80). Alors que le Christ a principalement limité son activité prophétique au peuple d’Israël (Paul le désigne comme le « serviteur des circoncis » en Romains), la résurrection inaugure un temps nouveau permettant un mouvement centrifuge des apôtres vers les nations et la proclamation de l’Évangile à celles-ci. L’Église devient alors un lieu de communion entre les humains, leur permettant de transcender leurs différences sur le plan ethnique, du statut social ou du genre entre autres. L’universel christique repose sur la volonté du Dieu un, qui justifie Juifs et nations de la même manière ainsi que sur le parallèle antithétique entre Adam et le Christ. L’appartenance au Christ devient alors un nouveau dénominateur commun entre tous, ce qui permet le dépassement des divisions humaines et sociales.

« Christ est-il Dieu ? », voilà, à l’avant-dernier chapitre, la question de la page couverture du petit livre. Ce sixième chapitre se divise en deux sections. La première examine le rapport entre Jésus et le Dieu d’Israël. Un seul texte paulinien attribue explicitement le titre theos (Dieu) au Christ : Rm 9,5. Puisque Paul n’accorde jamais à Jésus le titre theos ailleurs, certains spécialistes interprètent ce passage de manière à désigner Dieu le Père comme l’objet de la doxologie. Lémonon, quant à lui, soutient que le contexte, la construction de la phrase et la lecture du passage par les Pères de l’Église supportent plutôt une doxologie en rapport avec le Christ. Il faut ainsi rendre le grec : « eux [les Israélites] de qui est le Christ selon la chair, lui qui est au-dessus de tout, Dieu béni éternellement. Amen » (Rm 9,4b-5). Le rapport du Christ au Père est toujours caractérisé chez Paul par un lien de dépendance et d’obéissance : la confession de foi dont rend compte 1 Co 8,6 exprime bien la logique paulinienne selon laquelle tout provient de Dieu et tout s’opère par Jésus Christ qui vise à amener tous et tout à un retour vers le Père. Les titres « Seigneur » (170 emplois) et « Fils » (15 emplois) sont ensuite examinés. La façon d’appliquer à Jésus des textes de l’AT faisant référence au « Seigneur » témoigne de la croyance chez Paul en la divinité de Jésus Christ. Alors que, chez les prophètes, le « jour du Seigneur » désignait un moment d’intervention du Dieu d’Israël pour le jugement des nations et la libération de son peuple, chez Paul, cette expression fait référence à la parousie du Seigneur Jésus Christ, un moment où celui-ci incarnera les mêmes fonctions de juge et de libérateur.

La deuxième section du chapitre six se penche sur la relation entre le Christ et l’Esprit. L’épître aux Galates témoigne de l’initiative de Dieu en faveur du monde par l’entremise d’un double envoi : celui de son Fils et de son Esprit. La reconnaissance de la seigneurie de Jésus se réalise grâce à l’oeuvre de l’Esprit. Ce dernier suscite la conviction que « Jésus est Seigneur » de même qu’un sentiment d’appartenance au Christ et une condition nouvelle protégeant les croyants d’un style de vie animé par la chair et de ses conséquences. Une souplesse sur le plan du langage s’observe chez l’apôtre : il désigne parfois l’Esprit comme étant celui de Dieu, d’autres fois comme celui du Christ. C’est d’ailleurs et le Fils de Dieu et l’Esprit de Dieu qui assurent la cohésion de l’Église. Enfin, l’Esprit donne le sens plénier des Écritures et de la tradition d’Israël : la gloire de Dieu qui était perceptible de façon partielle dans l’Ancien Testament est maintenant rendue accessible en continu grâce à l’Esprit du Christ qui demeure dans les croyants et les transforme continuellement (2 Co 3).

Comme le demande la nature même du thème, l’eschatologie paulinienne représente le dernier sujet abordé, au chapitre sept. Les premières lettres de Paul témoignent d’un changement concernant l’imminence de la fin des temps. 1 Th et 1 Co laissent paraître une anticipation quant à l’expérience personnelle de la parousie chez Paul et les croyants de sa génération. Dans les lettres subséquentes, telles que Ph et 2 Co, l’apôtre met plutôt en avant l’espérance de la communion avec le Christ dès le moment de la mort. Comme mentionné au chapitre précédent, Paul apporte une nouvelle signification à l’expression « jour du Seigneur » (p. 126, 154). Alors qu’elle renvoyait dans l’A.T. au Dieu d’Israël, elle fait maintenant référence au jour de la glorieuse manifestation du Seigneur Jésus. À l’instar des représentations des prophètes (Am, Is, So, Jl, Jr, etc.), ce jour comprend à la fois un jugement « contre les nations au bénéfice de son peuple » et un renouvellement cosmique (p. 155). Il est intéressant de constater, à partir de sa traduction de 1 Co 15,22-28, que Lémonon décrit le sort de tous les ennemis du Christ comme l’anéantissement et la disparition (p. 159). Les partisans du Christ sont appelés à être irréprochables pour ce jour, c’est-à-dire à avoir un comportement cohérent par rapport à leur foi. Cette oeuvre, qui dépasse les capacités humaines, est rendue possible « par notre Seigneur Jésus Christ ».

Une première annexe concernant l’absence de l’expression « Fils de l’homme » chez Paul se trouve après la conclusion. Lémonon soutient que Paul connaissait cette expression propre à l’apocalyptique juive, mais qu’il s’abstient de l’utiliser, puisqu’elle est reliée à celle-ci, difficile à saisir pour beaucoup de ses auditeurs d’origine gréco-romaine, et qu’elle ne sert pas son propos sur la résurrection. Une deuxième annexe rend compte brièvement des raisons pour lesquelles Paul n’associe pas le Christ à la figure intermédiaire de la Sagesse en 1 Co.

En bref, Le Christ de Paul est une bonne introduction à la christologie paulinienne dans son ensemble. Le tout est bien écrit et succinct. Lémonon prend soin de respecter et de décrire le contexte littéraire immédiat des données glanées pour chaque sous-thème. Les formulaires prépauliniens sont mis en valeur lors de l’analyse des textes, ce qui représentent bien les centres de gravité de la théologie de Paul et les axiomes du christianisme primitif. Si le lecteur cherche un développement étayé sur la divinité du Christ, il ne s’agit pas de la ressource idéale cependant, quoique pertinente tout de même. Somme toute, ce livre propose d’aborder les principaux aspects de la christologie dans les lettres authentiquement pauliniennes, et représente une bonne vue d’ensemble sur la question, de l’expérience fondatrice qui a changé le regard de Paul sur Jésus jusqu’à la représentation du Seigneur de gloire qui vient établir son Royaume à la fin des temps.