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Ainsi Musil approche-t-il l’idée de Dieu. Non qu’il se pose la question « peut-on ne pas croire ? ». Mais avec l’acuité et la causticité habituelles de sa considération du monde, il relève que nous n’abordons pas ce problème « épistémologiquement vierges ». Musil ne se situe pas dans une perspective platonicienne de réminiscence, il relève simplement le fait qu’il est difficile, voire impossible, de n’avoir jamais entendu parler de Dieu. Il énonce d’ailleurs les trois modes par lesquels le commandement divin nous parviendrait : la tradition, la raison, l’intuition[1], et il s’interroge sur ce qui motive notre adhésion, sur le fait que nous n’échappons pas à cette hypothèse, à cette conviction d’une alternative, d’un complément ou d’une extension de la réalité.

Sa démarche est d’autant plus remarquable que Musil est au départ un scientifique, un tenant de la connaissance objective ; un de ceux qui, tel Laplace questionné par Napoléon sur son système du monde qui excluait Dieu, lui répondit « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ». Mais justement, d’un côté Musil se situe du côté « machien »[2] de la démarche scientifique, qui revendique la combinaison des sciences humaines et des sciences exactes, tandis que, d’un autre côté, toujours dans la ligne de la critique machienne de la causalité, Dieu n’apparaîtra jamais comme l’hypothèse nécessaire à la création du monde, la première cause…

Si bien que la relation « métaphysique et religion » chez Musil pourrait se transposer en une relation « physique et mystique », – encore que ces deux termes demandent à recevoir des descriptions proprement musiliennes –, et s’entendre selon ce que Musil appelle une religiosité apologético-ironique[3].

L’ironique

Nul d’entre nous, même s’il n’a pas été au catéchisme, même s’il vit en dehors des sacrements de l’église, des pratiques du temple, de la synagogue, de la mosquée etc…, ne peut prétendre n’avoir jamais entendu parler de Dieu ou du divin ou de puissances spirituelles absolues omniscientes et omnipotentes… C’est donc le cas pour Musil, natif de la très catholique Autriche. Et Dieu sait (?) qu’il n’épargne pas ses sarcasmes aux croyants. Ce sont d’abord les élèves d’une institution religieuse qui font des acrobaties sur la balustrade de l’église pendant le service ; puis vient l’appréciation de « la relation des adultes « croyants » avec le ciel » en termes économiques. Brièvement, pour Musil, en matière de religion révélée, à ses yeux, il s’agit toujours « d’équilibrer ses comptes spirituels »[4]. Ainsi en va-t-il de la nymphomane Bonadea qui « vit la moitié illégitime de sa vie en veuve » afin de « compenser le naufrage périodique de sa personne civilisée dans les vicissitudes de la matière opaque »[5] ; à l’instar de ces fidèles qui « rachètent » les écarts de leur semaine dans l’heure hebdomadaire de la messe. Dans tous les cas, c’est comme « connaître quelqu’un de bien placé là-haut », « un parent riche au ciel »[6], de la même façon que l’on peut compter sur un banquier ou un policier amis pour laisser passer respectivement un découvert ou un PV de stationnement. Et pour décrire l’idéalisme partagé de la pulpeuse Diotime et de l‘affairiste Arnheim, idéalisme tiré de Maeterlinck, et qui maintient les deux amoureux dans la chasteté, Musil mentionne leur commun « sentiment du divin qui se déplace entre eux avec l’aisance d’un patineur »[7]… Musil dénonce la religiosité ordinaire, celle qui remplit « le vide de l’âme », et qui est conçue de telle sorte que le « croyant » retombe toujours sur ses pieds du fait que « toutes les religions avaient prévu dans l’explication de la vie qu’elles offraient aux hommes un reste irrationnel incalculable, qu’elles nommaient l’impénétrabilité des desseins de Dieu ; si le mortel n’aboutissait pas à un calcul exact, il n’avait qu’à se rappeler ce reste, et son esprit pouvait se frotter les mains avec satisfaction »[8].

La critique de Musil n’épargne pas le « théologico-politique ». À ses yeux, tel l’hymne national, les cantiques religieux que l’on entonne en choeur et à gorge déployée, ont pour fonction de faire admettre ce qu’on ne comprend pas, et même l’inacceptable. Tandis que le dogme religieux « rationalise » toute aspiration à une alternative à la réalité. L’Église lui apparaît comme « la ruine de l’autre état[9] qui ne connaît aucune vérité. Elle le remplace par le dogme »[10]. Le catholicisme organise la vie en commun par le truchement d’une « moyenne palpable »[11]. L’Église, ses rites et ses règles sont surtout un instrument de la domination sociale.

Enfin, il reprend les critiques nietzschéennes (dans la Généalogie de la morale) qui font du Dieu chrétien la création d’une mauvaise conscience, et il ne voit dans le « credo ut intelligam » qu’un « crédit à la production »…

Une chose doit être claire : dans ces moqueries, Musil ne condamne nullement le catholicisme en particulier, la religion en général. Il regrette surtout que « la religion ait oublié ses fondements »[12]. Il revendique une « théologie laïque », une théologie pour incroyants. Il y a même une certaine tendresse dans sa comparaison des croyants avec un troupeau de moutons rencontrés dans les environs de Rome : « ils avaient de longues figures et les crânes gracieux des martyrs. Leurs chaussettes, leurs capuchons noirs avec le pelage blanc, rappelaient les sectes de Frères de la mort et des Fanatiques (…). Les nuages du ciel recommençaient dans les boucles de leur toison blanche. Ce sont de très anciennes bêtes catholiques, de religieux compagnons de l’homme. »[13] Ce qu’il fustige, ce sont certains traitements du rapport des hommes avec ce qui les dépasse, qu’on le nomme divin, surnaturel, irréel, ce que Kant et Hermann Broch nommaient « le besoin métaphysique », que Broch tentera d’assouvir dans les mathématiques et la quête de « la grandeur inconnue », tandis que l’élève Törless s’attachera aux nombres imaginaires.

Musil n’affirme-t-il pas en 1920 (il a 40 ans) : « mystique et rationalité sont les deux pôles de notre époque »[14] . Certes, son ironie frappe encore :

et « l’intuition mystique » : « ce devenir-vivant subit d’une pensée, cette refonte rapide comme l’éclair d’un grand complexe sentimental (rendue sensible de la façon la plus impressionnante dans la transformation de Saul en Paul) par elle de sorte que tout d’un coup on se comprend soi-même et le monde autrement : c’est la connaissance intuitive au sens mystique. »[15]

et la métaphysique : « pour compenser ces pertes intérieures il faut sans cesse de nouveaux renforts de sentiments : c’est la métaphysique conçue comme acte d’anoblissement et spéculation héraldique accrochant aux étoiles la dépouille morte de l’expérience ».[16] Le ciel apparaît ainsi comme le reflet de nos désirs terrestres. »[17]

Il n’en demeure pas moins qu’il a été un lecteur de Maeterlinck, lequel écrit dans son recueil sur La mort : « fût-elle fondée sur des milliers de faits, une religion qui amoindrit le Dieu que conçoit ma pensée la plus haute ne saurait subjuguer ma conscience »[18]. Maeterlinck dont Musil cite dans son journal l’affirmation suivante : « l’extase est le commencement de la découverte complète de notre être »[19]. Musil est également un lecteur d’Emerson, soucieux de lier religion et rationalisme, lecteur aussi des Confessions extatiques de Buber, de Maître Eckhart[20], et il soutient que les « mystiques » ont fécondé à partir du ciel la pensée allemande[21] à laquelle il dit appartenir (je suis une puce allemande). Il précise : « Maeterlinck, Emerson, Nietzsche, en partie Épicure, les Stoïciens, les mystiques, en faisant abstraction du transcendant, mais également Dilthey, Taine, la recherche historique, nomothétique, appartiennent au cercle de l’essai. Là réside la branche humaine de la religion[22]. »

Comme Agathe dans l’Homme sans qualités , il a cherché – en vain – chez les « mystiques » des réponses sur le sens de la vie et la structure de la réalité, toujours en quête du « spectral dans ce qui arrive », mais il est demeuré comme hanté par la certitude d’un ailleurs,  « le sentiment de l’irréel dans le réel », cet « autre état » déjà évoqué, auquel attenterait la religion dogmatique et dont il donne cette autre description : « il existe un état de l’homme qui est radicalement opposé à celui de la connaissance, du calcul, de l’activité finalisée, de l’estimation, de l’exercice de possessions, du désir, ainsi qu’à l’angoisse primaire. Il est difficile à qualifier. Je me contenterai de l’appeler « autre état »[23]. » Par cet autre état auquel les catholiques préfèrent les certitudes de la révélation, Musil affirme la radicalité de l’alternative, incarnée dans l’homme sans qualités. Ulrich laissé dans la séparation en lui-même et d’avec le monde, après l’échec de son union avec sa soeur épouse et alter ego, ira se chercher dans l’extase de la guerre, – puisque c’est ainsi que se vit la mystique – : séparation d’avec le monde réel, pratique, et extase de l’unité avec l’être ou l’intelligible. Car selon Musil (avec Maeterlinck), le passage de la religion à la métaphysique se vit dans « le bonheur de l’extase ».

L’apologétique

Ce que Musil rejette, c’est l’économie du salut, le caractère compensatoire de la révélation, de même qu’une métaphysique issue de la certitude de l’être. L’étude de la physique d’Ernst Mach l’a affranchi et de la causalité et du préjugé substantialiste. Il n’y a pas de substances, le moi-même est affirmé « insauvable » : il n’y a que des relations fonctionnelles qui produisent une réalité toujours mouvante et reformée – fût-ce dans les mêmes « moules à cake », selon les mêmes modèles, comme Musil en est convaincu : « Si la science peut déterminer quelles sont les possibilités auxquelles on pourrait songer qui sont réalisées dans la nature, elle a appris à accepter l’idée qu’il y a et qu’il y aura probablement toujours encore d’autres possibilités[24]. » Cette indétermination fondamentale concerne également la création : cela s’entend dès les premières pages de l’HSQ : « Dieu a créé le monde en pensant qu’il pourrait tout aussi bien être différent[25]. »

Musil s’affranchit de la nécessité naturelle comme de la perfection de la création – c’est le crédit municipal qui assure l’entretien de la forêt, donc sa magnificence, lâche Ulrich à Diotime émerveillée devant les beautés de la nature. Cela ne signifie nullement qu’il devienne athée ou agnostique. Le sentiment du divin demeure, que Musil envisage selon une démarche qui n’est pas sans évoquer celle de Levinas dans l’avant-propos de Dieu qui vient à l’idée. Quand il s’agit de penser l’idée de Dieu autrement que par la traduction de l’inconnu dans le connu (par la transposition céleste de nos aspirations terrestres comme nous l’avons vu),

nous pensons que l’on peut et que l’on doit rechercher – par-delà cette apparente négativité de l’idée de l’Infini – les horizons oubliés de sa signification abstraite ; qu’il faut ramener le retournement de la téléologie de l’acte de conscience en pensée dés-intéressée, aux conditions et aux circonstances non fortuites de son signifier dans l’homme dont l’humanité est peut-être, la remise en cause de la bonne conscience de l’être qui persévère dans l’être : qu’il convient de reconstituer les décors indispensables de la ‘mise en scène’ de ce retournement phénoménologique de l’idée de l’infini[26].

Ce que je retiens de Levinas, c’est cette notion de décor, de mise en scène de l’expérience humaine du divin : sur quelle scène, dans quel théâtre l’idée de l’infini, l’idée de Dieu surgit-elle en nous ? La réponse de Musil est ce qu’on appelle « le théâtre des opération », la guerre.

La guerre

Musil a vécu en tant que soldat la Première guerre mondiale. Il l’évoque à plusieurs reprises comme « expérience religieuse : « il faut comprendre l’expérience religieuse à travers celle de la guerre et non l’inverse »[27]. Musil énumère les caractéristiques « guerrières » de l’expérience religieuse : « l’aspect irrationnel, non raisonnable de la guerre. L’éclatement du problème de l’existence. L’extase de l’altruisme. » Il évoque également « l’ivresse de la mort qui rend proche de Dieu »[28]. Le décor, la mise en scène sont décrits plus précisément dans les Oeuvres pré-posthumes[29]. Le champ de bataille avec ses phénomènes inexplicables, bruits insolites, projectiles surgis d’origines invisibles, blessures corporelles génératrices de douleurs inconnues, font l’effet de manifestations surnaturelles, divines, « pour des types dont rien n’était plus éloigné que de telles considérations et qui étaient là debout, sans s’en douter, comme un groupe de disciples dans l’attente de la Révélation ». Si bien que le narrateur, lui-même atteint, confie : « si quelqu’un m’avait dit à ce moment que Dieu m’était entré dans le corps, je n’aurais pas ri. Je ne l’aurais pas davantage cru. Je n’aurais même pas cru en garder le moindre éclat. » Musil a déjà décrit cet « événement essentiel » de sa vie dans ses cahiers le 22 septembre 1915. Il y revient dans les Proses éparses où un soldat raconte sa blessure :

Et le souvenir me revient que je… sans en rien savoir. J’avais été complètement ravi, dérobé à moi-même. Mais mon coeur battait régulièrement, paisiblement, à coups réguliers, comme une corneille vole dans le ciel du soir. Je ne pouvais avoir eu peur un fragment de seconde. Et à la fin de ces quelques instants, il y avait dans mon corps une représentation nouvelle, qu’il n’avait jamais abritée auparavant : Dieu ou était-ce l’astrologie ?[30]

Une fois encore, Musil ne peut s’empêcher de jouer les rabat-foi. Mais ce qui ressort de sa mise en scène c’est que Dieu, le divin, fait effectivement pour lui l’objet d’une « relation expérimentale », vécue, corporelle malgré un amoindrissement de la conscience, d’une expérience qui outrepasse les expériences ordinaires : la foi intervient après le savoir. C’est la conviction qu’il expose à la fin de L’Homme sans qualités : « l’esprit humain n’a obtenu de succès tangible que du jour où il s’est écarté du chemin de Dieu ». Pourtant l’idée qui le visitait lui disait :

et si ce refus du divin était justement l’itinéraire d’aujourd’hui vers Dieu ? Chaque époque a eu dans ce sens l’itinéraire approprié à ses plus grandes forces spirituelles. Notre destin, le destin d’une époque d’expérience intelligente et entreprenante, ne serait-il pas dès lors de nier les rêves, les légendes et les notions trop subtiles pour la simple raison qu’arrivés au sommet de l’exploration et de la découverte, nous nous retournerons vers Lui et inaugurerons avec Lui de nouvelles relations expérimentales[31].

Ce qu’il résume dans son journal : « le chemin de la foi ne s’ouvre qu’à partir du moment où quelque chose existe au-delà de toute thèse scientifique objective »[32]. Cela le conduit à ce qu’il appelle d’un oxymore.

Théologie laïque

Musil l’a répété, il fait une « théologie laïque ». Son roman L’homme sans qualité est « un livre religieux sous les présupposés de l’incroyant », comme le rappelle Jacques Bouveresse dans son étude sur L’homme probable[33]. Le même commentateur décrit ainsi la religiosité selon Musil : « elle s’exprime d’abord dans le respect de ce que l’on ne sait pas et la volonté de le traiter avec sérieux »[34]. C’est-à-dire que Musil, critique de toute religion inscrite dans une sorte de donnant-donnant, et dans la conviction de la récompense, prend à la différence de ses contemporains, une position radicale qui le rapproche du saint Paul des épîtres.

Romains 8,24-25  sur la vie de l’esprit :

… nous-mêmes qui possédons les prémices de l’esprit, nous gémissons nous aussi dans l’attente de la rédemption de notre corps. Car notre salut est objet d’espérance ; et voir ce qu’on espère, ce n’est plus l’espérer : ce qu’on voit, comment pourrait-on l’espérer encore ? Mais espérer ce que nous ne voyons pas, c’est l’attendre avec constance. 

Hébreux, 11,1-2 sur la foi exemplaire des ancêtres :

… or la foi est la garantie des biens que l’on espère, la preuve des réalités qu’on ne voit pas.

Foin des alléchantes représentations d’un paradis mérité des méritants : la foi est la foi, et Musil complète : « la foi ne doit pas être vieille d’une heure »[35]. Il reproche à l’Église d’avoir réduit, nivelé, oublié « cet énorme réservoir de valeurs encore inentamé de sa non-raison »[36], coupant ainsi l’accès à un « mode inconnu d’être homme ».

Musil fait preuve de la même radicalité en ce qui concerne la métaphysique, laquelle, de même que la religion a représenté son idéal, a réifié ses idéaux. Dans son essai sur « Le spirituel, le modernisme, le métaphysique », il regrette :

… de quelque manière que l’on s’y prenne, dès que l’on franchit les limites que la science s’est imposées, le butin que l’on retire pour la connaissance est maigre ; et toutes les métaphysiques sont mauvaises, parce qu’elles font de l’entendement un mauvais usage. Elles imposent à son ambition la tache contraire à sa nature, d’affirmer l’Au-delà réel au lieu de commencer (pour un goût plus exigeant) par le rendre simplement ‘possible’[37].

En somme, Musil met religion et métaphysique dans le même panier onto-théologique. Comme l’écrit Jean Grondin dans son introduction à cette discipline[38], « la pensée métaphysique dès lors qu’elle se met à traiter de l’être dans son ensemble le fait toujours en vue d’en assurer le principe d’ordre divin ou théologique », ce que Musil appelle « la vieille solution métaphysique »[39]. Nietzsche l’affirmait dans Ecce homo, ce n’est pas le doute qui rend fou mais la certitude.

Or, précisément, Musil nous propose un retour à la santé mentale en acceptant la confrontation avec le mouvant, l’insaisissable, l’irréel :

tout aboutit à se soumettre à la réalité. Mais la physionomie de cette réalité change de façon démoniaque, car la réalité est une création spirituelle et ces expressions changeantes ne sont pas autre chose que le reflet du vertige intérieur qui saisit l’âme d’une humanité qui ne porte plus en elle les forces spirituelles nécessaires à la création[40].

Non que Musil s’en remette à une ‘alternative utopique’ selon la définition adornienne de l’art, ou qu’il s’expose à la critique wittgensteinienne du possible comme ce coffret d’où l’on tire la réalité du collier… Il s’en tient à l’analyse bergsonienne. Ou plus simplement à l’approche de Maeterlinck pour lequel « l’énigme suffit, heureux l’oiseau qui n’a pas besoin d’illusion pour voir que le spectacle est grand »[41]. Ou comme dirait Wittgenstein : « ce n’est pas comment est le monde qui est le mystique, mais qu’il soit ! »[42].

Selon Musil, ce que nous servent la connaissance, la philosophie (et sa métaphysique), et la religion, c’est un monde moyen, univoque, catégorisé, inapte à composer raison et sentiment, à comprendre le ratioïde, à supporter l’inconnu dans le connu, alors même que nous ne l’approchons que sur le mode de la comparaison, de la parabole (Gleichnis). Sa construction sur « la matière solide de la réalité et de la vérité »[43] (dans les sciences dites exactes) en même temps qu’elle rassure l’humanité, lui bouche l’horizon, lui interdit la création, l’espérance non pas dans un au-delà figuré, mais d’une alternative au réel, le possible en tant que tel. Mais sur ce point, Musil s’éloigne de Paul qui écrit aux Hébreux (He 11,3) : « Par la foi, nous comprenons que les mondes ont été formés par une parole de Dieu, de sorte que ce que l’on voit provient de ce qui n’est pas apparent. » Pas de foi pour comprendre selon Musil, pour qui autant l’on peut monter du monde à Dieu, autant l’on ne saurait l’en déduire. Certes pour lui, – comme il l’expose par le truchement de l’homme sans qualités – « la croyance a toujours été liée à la science », et

par le mot croyance (…) il n’entendait pas cette volonté étiolée de science que nous connaissons, cette ignorance crédule, que bien plutôt un pressentiment chargé de science, quelque chose qui n’est ni la science, ni l’imagination, mais pas davantage la croyance, quelque chose d’autre qui se dérobe précisément à ces concepts. L’erreur commise a consisté dans la transformation du pressentiment que l’on vit en une croyance que l’on ne vit pas[44].

Jacques Bouveresse traduit : « la vie d’une humanité engagée dans la recherche de la croyance, (…) et acceptant d’orienter tous ses efforts dans cette direction pour une période qui pourrait aussi bien durer dix que cent ou mille ans est précisément ce qu’Ulrich appelle ‘la vraie vie expérimentale’ »[45]. Musil propose au non-croyant des relations dites expérimentales avec un au-delà suggéré par l’énigme du monde et qui, à la différence des méta-physiques traditionnelles, n’a rien de permanent, mais correspond (éthiquement, pratiquement en fin de compte), à sa tâche, au sens de sa vie comme quête. Il n’y est nullement question de rédemption, d’effacement des fautes ou du moi, de pureté de l’être, de vie éternelle ou d’immortalité de l’âme. Pas davantage de cette expérience illuminée où tout devient compréhensible, le monde et soi-même. En effet Musil s’en tient à la conviction aussi formulée par Schelling, que « si la foi pouvait être prouvée et démontrée, elle ne serait plus la foi »[46]. Cela se traduit chez lui par l’idée que toute action commence par un credo (qui est audace, tentative, création, mais pas compréhension, plutôt saut dans l’inconnu), et simultanément, le pressentiment d’un au-delà possible, d’un monde sans nécessité.

Si bien que Musil/Ulrich/le démoniaque/l’antéchrist (ce sont là les diverses appellations envisagées pour l’homme sans qualités) pourrait être l’annonciateur de la métaphysique de l’avenir ainsi décrite par Frédéric Nef :

ce livre montre que la question de la métaphysique, en son centre qui est l’ontologie, n’est pas l’être comme le voudrait une étymologie rapide, mais un réseau de concepts : le possible, l’essence, l’objet, l’événement (…). Si ce livre a un but ultime, il est de passer d’une mystique de l’être (selon Habermas) (…) à une ontologie de l’essence et de la possibilité[47].

En fin de parcours, Nef affirme avoir rompu avec « la mystique de l’être » pour relever des « filiations secrètes et plus fondamentales, notamment en ce qui concerne la nature du possible et la possibilité d’un particulier dénué de toute propriété »[48]. Musil commence, lui, son opus magnum (Der Mann ohne Eigenschaften, « Eigenschaft » signifiant « qualité » ou « propriété ») par la revendication d’un sens du possible (propre à ce caractère), qu’il décrit comme « la faculté de penser tout ce qui pourrait être ‘aussi bien’, et de ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas ». Certes, les hommes du possible, qui vivent dans le subjonctif, l’imagination, passent en général pour des rêveurs qu’il s’agit de corriger. Mais selon Musil, « le possible ne comprend pas seulement les rêves des neurasthéniques, mais aussi des desseins encore en sommeil. Un événement et une vérité possibles ne sont pas égaux à un événement réel moins la valeur de « réalité », mais contiennent, selon leurs partisans du moins, quelque chose de très divin, un feu, une envolée, une volonté de bâtir, une utopie consciente qui, loin de redouter la réalité, la traite simplement comme une tâche et une invention perpétuelles. »[49]