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Ὁ λόγος γὰρ ὁ τοῦ σταυροῦ τοῖς μὲν ἀπολλυμένοις μωρία ἐστίν,
τοῖς δὲ σῳζομένοις ἡμῖν δύναμις θεοῦ ἐστιν.

1 Co 1,18

ἡμεῖς δὲ κηρύσσομεν Χριστὸν ἐσταυρωμένον,
Ἰουδαίοις μὲν σκάνδαλον ἔθνεσιν δὲ μωρίαν,

1 Co 1,23

1. Quelle religion, quelle métaphysique ?

Quelle religion et quelle métaphysique se sont rencontrées ? Répondre à cette question en apparence aussi simple s’avère peut-être moins évident que ce qu’on saurait supposer. Car si la rencontre entre philosophie et religion remonte déjà à l’époque de la philosophie grecque où, pour la première fois, une sorte de « philosophie de la religion » s’est ébauchée[1], cela n’est pas certain pour ce qui concerne la rencontre entre métaphysique et religion. En effet, alors qu’il est sûr que la métaphysique a rencontré la théologie et, surtout, la théologie rationnelle en tant que metaphysica specialis, il reste toujours à confirmer quelles sont les formes que la rencontre entre métaphysique et religion a assumées. Et si l’on part du présupposé que la métaphysique est le nom d’une discipline philosophique spécifique et non la philosophie tout court, et si surtout on assume que cette discipline s’est spécialement développée dans la pensée occidentale – exception faite pour la transmission des textes aristotéliciens dans le monde arabe médiéval –, il faut alors admettre qu’au moins jusqu’à Hegel, la rencontre entre métaphysique et religion a été plutôt la rencontre entre métaphysique et christianisme. En fait, c’est bien celui-ci qui a dialogué d’abord avec le platonisme et le néoplatonisme, ensuite avec l’aristotélisme. Et bien que l’histoire du platonisme, du néoplatonisme et de l’aristotélisme se soit déroulée et se déroule aussi sans la religion, la rencontre de ces trois courants avec la religion, et tout spécialement avec la religion chrétienne, a caractérisé l’histoire de la philosophie occidentale.

Sans vouloir résumer cette histoire, d’ailleurs très connue, ces pages se concentreront sur ce que métaphysique et religion se sont donné et peuvent encore se donner l’une à l’autre. Ce qui ne revient pas à dire que « métaphysique et religion » doivent se donner quelque chose dont l’une ou l’autre seraient dépourvues. Au contraire, mon avis est qu’elles sont parfaitement autonomes et que c’est cette autonomie qu’il faut maintenir afin qu’elles puissent à nouveau se rencontrer. Cela dit, dans le but d’exposer la Wiederholung de cette rencontre, il faut pourtant choisir un point de départ que métaphysique et religion partagent. Or, ce point de départ, quoique contestable comme tout point de départ, est cet événement inaugural du christianisme que l’on nomme « incarnation » – désignation qui convient aussi bien à la religion chrétienne qu’à toute assomption de la chair à propos de laquelle la philosophie et la métaphysique s’interrogent, pour ainsi dire, « hors religion ». Par conséquent, le propos de ces pages sera de comprendre ce que cet événement a inauguré pour tous (et non seulement pour les croyants et les croyantes) dans la philosophie en général et dans la métaphysique en particulier.

On sait déjà que la religion chrétienne a donné à la philosophie la réflexion sur la personne et la relation interpersonnelle – ce qu’elle a fait en élaborant l’héritage platonicien et néoplatonicien et sa réflexion sur la question de l’un et du multiple ; en outre, elle lui a ouvert les voies de la réflexion sur l’amour, entendu comme agapè/charitas ; enfin, elle lui a fourni l’apport d’une réflexion sur le corps et la chair[2]. Mais tout cela représente un don à la philosophie dans son ensemble et pas seulement à la métaphysique. Ce qui nous reconduit à notre point de départ et donc à cette rencontre entre métaphysique et religion sur laquelle nous aimerions réfléchir ici.

2. Folie et scandale : le Logos renversé

Βλέπετε μή τις ὑμᾶς ἔσται ὁ συλαγωγῶν διὰ τῆς φιλοσοφίας καὶ κενῆς ἀπάτης κατὰ τὴν παράδοσιν τῶν ἀνθρώπων κατὰ τὰ στοιχεῖα τοῦ κόσμου καὶ οὐ κατὰ Χριστόν : « Prenez garde à ceux qui veulent faire de vous leur proie par une philosophie vide et trompeuse, fondée sur la tradition des hommes, sur les forces qui régissent le monde, et non pas sur le Christ », écrivait Paul aux Colossiens (2,8). Le mot grec que saint Paul utilise est ἀπάτη, fraude. La philosophie serait donc duperie et fraude, tandis que le Christ conduit à la vérité. Simplement, de quelle vérité s’agit-il ? Il s’agit d’une vérité que le Logos philosophique n’est pas susceptible d’instituer et de fonder en recourant aux outils dont il dispose, à savoir la logique et le raisonnement.

Ce nouveau Logos est annoncé dans la première lettre aux Corinthiens et il s’agit du Logos de la croix (λόγος τοῦ σταυροῦ), un Logos qu’on propose de qualifier de « renversé » parce que si le Logos de la philosophie, en s’appuyant sur des principes tenus par celle-ci comme incontestables, crée et fonde des raisonnements bien ordonnés et réglés, ce nouveau Logos est au contraire μωρία, folie – cette moria dont Érasme de Rotterdam tissera l’éloge[3]. Pourtant, au moment même où ce Logos s’annonce, une contradiction fait aussi son apparition, une contradiction qui gît dans la folie elle-même. Folie, en effet, est aussi la sottise qui s’ensuit du fait que le sel du monde perd sa nature et, pour ainsi dire, ne fait pas ce qu’il doit faire, à savoir rendre savoureux et sapide, comme on lit en Matthieu 5,13 et Luc 14,34 : Καλὸν οὖν τὸ ἅλας· ἐὰν δὲ καὶ τὸ ἅλας μωρανθῇ, ἐν τίνι ἀρτυθήσεται, « Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel devient fade, avec quoi l’assaisonnera-t-on ? ». Le verbe grec utilisé dans ces passages est μωραίνω, devenir insipide, fade, et il s’agit du verbe auquel correspond le substantif μωρία, « folie ». Un paradoxe insoluble ou une contradiction irréductible gît alors dans la folie découlant du λόγος τοῦ σταυροῦ : d’un côté, saint Paul invite à la μωρία, folie, et donc à être fous devant les hommes et sages devant Dieu ; de l’autre, le Christ exhorte ses disciples à ne pas devenir fades. Or loin d’être une impasse, cette contradiction est exactement ce que la religion chrétienne apporte à la philosophie et à la pensée avant même de la procurer aux croyants et croyantes. Une contradiction et un paradoxe qui, avant l’événement de l’incarnation, étaient méconnus et refusés.

Méconnus, d’abord. En effet, quand Aristote, en Physique VI, 9, introduit ces paradoxes connus comme « les paradoxes de Zénon », il n’utilise pas le mot paradoxon, mais le verbe παραλογίζομαι qui signifie « raisonner avec fausseté », ou encore inverser le raisonnement. Un autre paradoxe célèbre, celui de Ménon, le confirme, car Socrate dit que ce raisonnement est plutôt une « aporie ».

Refusés, ensuite. Il est même inutile de rappeler le rôle central qu’Aristote a assigné au principe qui estime dépourvues de toute valeur et vérité les propositions contradictoires, un principe que le Logos métaphysique pose au fondement du savoir et que nous connaissons comme le « principe de non-contradiction » : « Il est impossible qu’un même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps et sous le même rapport à une même chose », écrit le Stagirite dans Métaphysique, Livre Gamma, 1005 b 19-20, en recevant dans sa philosophie ce principe qui d’abord a transité par Platon et Parménide.

Dans le cas du λόγος τοῦ σταυροῦ, nous sommes face à une contradiction qui n’est pas un raisonnement faux. Au contraire, il s’agit d’un raisonnement vrai quoique renversé par rapport à celui que normalement l’on tient pour correct. Il s’agit d’un raisonnement renversé parce qu’il ne découle pas d’un principe créé par le Logos ; il s’agit plutôt d’un Logos qui se reçoit d’ailleurs, d’un événement – en ce cas l’événement de l’incarnation et de la croix. Il s’agit de nouveau d’un Logos renversé parce qu’il « reconnaît » et « admet » finalement l’existence d’un paradoxe et d’une contradiction qui, avant l’événement de l’incarnation et de la croix, étaient, l’un inconnu, l’autre refusée. Enfin, il s’agit d’un Logos renversé parce qu’il est capax de la folie qui, n’étant pas le délire, se manifeste finalement à travers un événement imprévu inaugurant la tension irréductible gisant dans une contradiction d’abord inouïe – la contradiction du « deux dans l’un ».

En effet, en se donnant, l’événement inaugural de la religion chrétienne montre, d’une part, que la μωρία est une véritable voie de la connaissance et ouvre la possibilité d’un savoir « autre » que celui du Logos de la non-contradiction ; d’autre part, cet événement, à « ceux qui en ont connu la vérité », impose de μή μωρανθῇ, c’est-à-dire de ne pas devenir fades, car en ce cas le savoir ne serait plus savoureux – et, donc, il ne serait plus « savoir ». Voici alors la contradiction qu’instaure l’événement inaugural de la religion chrétienne : la μωρία est le véritable savoir que pourtant il faut préserver d’elle-même, c’est-à-dire de son lien sémantique au verbe μωραίνω. Mais il y a plus, car cette μωρία est aussi le Logos du scandale, selon ce que saint Paul nous apprend. Il est Logos d’un scandale qui est contradiction irréductible parce que, si, d’un côté, skandalon désigne en grec la pierre sur laquelle on trébuche, il exprime aussi par ailleurs l’âme même du christianisme. Personne ne l’a compris mieux que Kierkegaard.

Dans L’école du christianisme, il écrit que l’Homme-Dieu est un signe de contradiction, c’est-à-dire un signe qui, « dans son composé, implique une contradiction »[4]. La caractéristique de cette contradiction est d’être insoluble et, par conséquent, de représenter une sorte de pierre d’achoppement pour la pensée. La raison en est vite formulée : l’Homme-Dieu est signe de contradiction parce qu’« il révèle les pensées des coeurs »[5]. Tandis que le Logos de non-contradiction ne révèle pas les pensées des coeurs, le Logos renversé de la contradiction le fait parce que, quand on est face à une contradiction, on est aussi obligé de choisir : « La contradiction pose un choix, écrit Kierkegaard, et tandis que l’homme choisit et dans ce qu’il choisit, il se révèle lui-même[6]. » Or c’est cette contradiction qui est bel et bien à l’origine du scandale authentique et insoluble. Car si l’on résout le scandale, ou si l’on résout la contradiction, le christianisme lui-même est annulé parce qu’« il est devenu quelque chose de léger et de superficiel qui ne blesse ni ne guérit profondément ; il est devenu l’invention mensongère de la pure compassion humaine oublieuse de la différence qualitative infinie qui sépare Dieu de l’homme »[7]. Bref, il a perdu sa chair, son sol, car, on l’a dit, skandalon, désigne en grec la pierre d’achoppement sur laquelle on trébuche mais qui, en même temps, montre que nous avons besoin du sol pour vivre et, donc, aussi pour penser et philosopher.

Une religion, donc, le christianisme, a donné à la pensée la folie et le scandale de la contradiction. Et si la contradiction en tant que principe entre en métaphysique comme impossibilité logique[8], par et grâce à la religion elle entre en philosophie comme possibilité de fait. Ce qui ne revient aucunement à dire que toute réflexion concernant le principe de non-contradiction soit désormais à abandonner, au contraire : à côté de ce principe on en découvre un autre qui est son envers – une contradiction irréductible que la religion donne à la philosophie par son événement fondateur. Cet événement est irréductible non seulement parce qu’il est advenu, mais encore parce que, en advenant, il conduit et même oblige la philosophie à admettre que tantôt la contradiction, tantôt le scandale, sont un paradoxe insoluble parce qu’ils sont irréductibles. Et pourtant, qu’est-ce que signifie « irréductible » et comment le discerne-t-on ? Et surtout pourquoi le scandale, et non seulement la contradiction, est-il « irréductible » ?

Le scandale est irréductible parce qu’étant la pierre d’achoppement sur laquelle on trébuche, au moment même où elle nous fait trébucher, elle nous rend aussi conscients que, pour être et penser, nous avons besoin du « sol rugueux » qui nous permet de marcher. Une plaque de verglas ne nous ouvrirait pas cette possibilité, dirait-on en empruntant les mots de Wittgenstein[9], car afin de bouger et de marcher nous avons besoin d’un « sol rugueux » sur lequel on peut aussi trébucher. Par conséquent, la pierre sur laquelle on échoue, le skandalon, au moment même où elle nous fait trébucher, nous montre aussi que nous trébuchons parce que nous sommes sur un sol auquel nous ne saurions jamais renoncer, celui-ci étant la condition de possibilité de toute action. L’irréductible est donc ce à quoi on ne peut pas renoncer – et donc il est « non-renonçable ». Pourtant, ce n’est là que l’un des traits qui le caractérise, car même si nous trébuchons sur une pierre, nous pouvons aussi décider de ne lui prêter aucune attention et, finalement, de l’ignorer. La décision d’accueillir ou de refuser l’irréductible revient à notre liberté et c’est parce qu’il nous demande ce choix que le scandale, signe de contradiction, révèle les pensées de nos coeurs[10]. Le scandale, autrement dit, représente une provocation pour notre liberté parce que, face à tout « irréductible indépassable », puisqu’on ne peut pas y renoncer, le refus demeure à jamais une option possible.

Voilà donc le sens de l’irréductible – et de la contradiction absolue – qu’à mon avis la religion donne à la philosophie. L’irréductible se caractérise en tant que « non-renonçable » parce que si nous y renoncions, le sol même sur lequel nous marchons, bougeons et philosophons s’effondrerait en faisant s’effondrer ces mêmes « actes ». Pourtant, ce « non-renonçable » ne nous exempte pas de nous décider face à l’option de l’accepter ou de le refuser, car nous pouvons choisir librement de l’ignorer. En d’autres termes, l’irréductible sollicite notre liberté et pour cette raison il est en même temps « non-renonçable » et pourtant refusable. Mais il y a plus. Cet irréductible, que l’événement inaugural du christianisme découvre, ne concerne pas ce seul événement, il concerne tout aspect de la réalité – car même la vie – « non-renonçable » pour chacun d’entre nous parce que personne ne serait hic et nunc sans être vivant – peut être refusée. Par conséquent, la pensée se trouve toujours face à la reconnaissance de ce à quoi elle ne peut pas renoncer (l’être, l’ego, Dieu, le monde, la Vie, etc.) aussi bien que face à l’adhésion ou au refus que cet irréductible « non-renonçable » exige de nous.

À cela, néanmoins, on pourrait adresser au moins une objection. Car si la religion chrétienne donne à la philosophie ce qu’on vient de dire, vaut-il encore la peine de distinguer entre philosophie et métaphysique ? Et pourquoi ne pas abandonner la métaphysique, si ce que la religion donne, elle le donne à toute la pensée ?

3. La métaphysique – epistèmè zètoumenè

On ne l’abandonnera pas parce que la métaphysique, ainsi qu’Aristote nous l’a appris, « n’est pas » et donc il est impossible d’abandonner « ce qui n’est pas ». Nous pouvons certes abandonner des figures de la métaphysique qui, à un moment donné, ont coïncidé avec la philosophie elle-même (par exemple la scolastique, la Schulmetaphysik moderne culminant dans la philosophie de Wolff et de Leibniz, soit la métaphysique ainsi que la philosophie analytique l’entend). Quoique différentes, rien n’empêche qu’on appelle « métaphysique » chacune de ces formulations. Et pourtant, pourquoi des figures si différentes méritent-elles à juste titre ce nom ? À mon avis, elles le méritent à cause du début même de l’histoire de la métaphysique et donc de la définition célèbre qu’Aristote en a donnée dans le premier des livres appelés meta ta physica, à savoir  epistèmè zètoumenè [11] – une formule heureuse que Leibniz lui-même utilisera dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain[12].

Epistèmè zètoumenè est une expression qui pourrait être traduite, selon le sens du verbe grec ζητεω, par « science qui est recherchée, analysée, interrogée », ou par « science à laquelle on aspire, qui est désirée ou qui est demandée parce qu’elle nous manque ». Zètoumenè, la forme du moyen passif du verbe ζητεω, signale également que cette science non seulement est recherchée et désirée, mais qu’elle désire elle-même puisqu’elle est à la recherche de soi. Or, ce désir de soi que la métaphysique éprouve vis-à-vis d’elle-même s’exprime dans son même exercice de dépassement – ou bien, dans l’exercice par lequel elle pousse la pensée au-delà d’elle-même. Et comme la métaphysique est mouvement de dépassement, elle ne se réduit pas à ses formulations, mais elle est un questionnement qui sans cesse invite « à dépasser » les questions déjà acquises et, ce faisant, elle rouvre un chemin. Un dépassement qu’achève – telle est notre hypothèse – le Logos renversé par l’événement de l’incarnation.

Ce Logos renversé, en effet, met en oeuvre le dépassement d’un Logos imposant à lui-même ses limites, de même que le skandalon est le dépassement de l’idée de monde entendu comme totalité des phénomènes que la pensée est susceptible de saisir sans trébucher sur des pierres d’achoppement. Ces deux dépassements se donnent en métaphysique grâce à ce que l’événement inaugural de la religion lui a donné. Et se donnant, ils ne se donnent pas que pour les seuls croyants qui ont reconnu cet événement. Ils se donnent pour tous, pour tout le monde. Or cette universalité du « pour tous » ou « pour tout le monde » est ce que la métaphysique donne à la religion quand les deux se rencontrent.

Si cela n’était pas le cas, ce qui se donne grâce à un événement fondateur de la religion ne serait valable que dans les seules limites de cette religion et pour les personnes qui croient. La métaphysique, au contraire, en accueillant en soi ce que la religion lui donne et à partir de quoi elle recommence l’inépuisable dépassement d’elle-même, au moment même où elle met en oeuvre ce nouveau dépassement, intègre les nouveaux motifs qu’elle reçoit de la religion, en les introduisant parmi les thèmes qui la caractérisaient déjà et en le faisant par une sorte de mouvement en spirale, où ce qui précède peut s’ouvrir à ce qui suit. La contradiction, par exemple, d’abord refoulée à la faveur de la non-contradiction, devient ensuite possibilité ouverte sans que pourtant la non-contradiction soit méprisée ou abandonnée.

C’est donc par ce mouvement en spirale que la métaphysique universalise ce qu’elle reçoit du mouvement inaugural de la religion. Une universalisation dont le « banc d’essai » privilégié est une question incontestablement universelle – le temps.

4. Le temps et la spirale

Rien ne nous empêche de concevoir le dépassement métaphysique en tant que dépassement prenant la forme d’un mouvement en spirale – ce mouvement par lequel la métaphysique universalise les motifs qui lui viennent de la religion en les incluant dans sa propre histoire et donc les rendant disponibles à tous. Par ce mouvement, elle ouvre aussi une nouvelle perspective sur le temps, ce qu’il faut maintenant confirmer.

Avant d’y procéder, il convient de souligner que la figure de la spirale n’est pas une nouveauté en philosophie. On sait que c’est en ce sens que le mouvement de l’Aufhebung hegelienne a été conçu, à savoir comme mouvement où se trouvent reprises les figures constituant chacun des moments de l’Esprit. Dans le cas hégélien, toutefois, il s’agit du mouvement de l’Esprit et non du mouvement du temps. Or, à mon avis, la spirale représente aussi une figure adéquate en rapport avec le temps parce qu’elle donne à penser le mouvement (en spirale) du temps en tant que déclenché par un événement[13]. Sans doute celui qui a le mieux compris que le temps est ainsi déclenché par un événement fut-il William Shakespeare qui, dans Hamlet, fait s’exclamer au Prince du Danemark : « Time is out of joint »[14]. Certes, Hamlet s’exclame ainsi après avoir vu à la manière d’un revenant son père lui révélant que Claudio, son oncle, a voulu son meurtre. Cependant, que le temps soit « out of joint » reste vrai pour tout vivant, car cette formule suggestive n’exprime pas seulement une tension vers l’avant ou l’attente d’un futur, ou encore du retour de ce qui fut déjà – comme dans une conception circulaire du temps. Que le temps soit « out of joint » signifie que son seul « point de repère » est son renouvellement incessant autour de l’événement qui, après l’avoir fait commencer, ne cesse de le transformer.

Cela dit, il ne sera pas difficile de saisir le lien entre temps et religions, étant donné que toute religion se caractérise par un ou plusieurs événements fondateurs et originaires à partir desquels le temps se déploie. Toutefois, comme ce parcours a été entamé par la religion chrétienne, on s’en tiendra à celle-ci, quoiqu’une réflexion interculturelle et interreligieuse serait possible et même souhaitée. Concernant le christianisme, il faut signaler que le temps inauguré dans cette religion se donne par un double déploiement à spirale qui s’origine depuis deux événements divers et pourtant entrelacés : l’événement de l’incarnation du Christ et l’événement de la croix – celui-ci étant l’événement de l’amour librement donné afin de racheter et de sauver, ou afin de donner sens et vie à tout ce qui est, et d’abord au temps lui-même. Si, dans le premier événement, le temps se déploie autour de l’incarnation en tant qu’événement par lequel Dieu croise la destinée du monde, dans le second événement (et donc dans la deuxième spirale qu’il inaugure, une spirale pourtant liée à la première sans laquelle elle ne serait pas possible), s’inaugure la temporalité du Dieu qui, ayant croisé le monde, l’aime librement afin qu’il ait la vie pour toujours et à jamais. C’est ainsi qu’advient le temps racheté et sauvé, c’est-à-dire le temps qui, étant surabondance de vie donnée à tous, est tel – c’est-à-dire temps racheté et sauvé – pour toutes et tous, non seulement pour les croyants et les croyantes. Le salut est pour tous, tout demande à être sauvé et la spirale est la forme que le temps racheté assume dès maintenant en se déployant tout autour de la croix – événement d’amour et liberté. Comment est-il possible néanmoins qu’un double événement se déploie comme une spirale ? À mon avis, celle-ci est la spécificité que le temps assume lorsqu’il est conçu à partir de la spirale, car en ce cas nous sommes autorisés à penser le « deux dans l’un », de même que nous l’avons vu à propos de la contradiction irréductible.

À la différence du temps linéaire qui trace une vision du temps se développant par succession, ou du temps circulaire fondé sur la répétition, le temps à spirale est pluridimensionnel. En effet, son déploiement peut se diriger en plusieurs directions et la spirale peut être considérée de droite à gauche ou vice versa, de haut en bas ou vice versa. En outre, comme la spirale se caractérise par le déploiement de son point initial, le temps qu’on conçoit à partir de cette figure se caractérisera par le déploiement des événements de l’incarnation du Christ et de la croix que ce dernier accepte librement – un déploiement qui, pourtant, est susceptible aussi de manifester le sens de ces événements. En effet, on ne reconnaît que cette incarnation soit un événement inaugurant le temps racheté et sauvé que lorsque le moment initial se déploie par les différentes spires de la spirale – ces spires ou hélices n’étant rien de moins que les événements consécutifs du premier événement fondateur, l’incarnation. Par conséquent, seul ce déploiement, en se développant, montre le sens du commencement – et donc de l’événement inaugural. Il en révèle le sens en montrant que le but ou la finalité de cet événement n’est pas l’assomption de la chair en tant que telle, mais qu’il introduit dans le temps un « hors-temps », et donc qu’il inaugure dans le temps ce qui n’appartient pas au temps, à savoir sa qualité sotériologique – la possibilité que le temps soit racheté, rédimé, donc sauvé. En effet, le déploiement de l’événement de l’incarnation (événement qui inaugure la religion chrétienne) ne se borne pas à se déployer. En se déployant l’incarnation révèle au temps et dans le temps cette possibilité que le temps en tant que tel ne possède pas, c’est-à-dire la possibilité du salut. Cette possibilité s’ouvre dans le temps à travers des modalités concrètes, dans le cas de l’incarnation chrétienne dont les évangiles sont la narration, à travers l’amitié partagée par des hommes et femmes d’abord étrangers et qui ensuite deviennent une petite communauté ; encore, elle s’ouvre à travers des sentences concernant tout aspect de l’existence personnelle – « Que servirait-il à quelqu’un de gagner le monde entier, s’il perdait son âme ? Ou, que donnerait un homme en échange de son âme ? (Mt 16,26) – ou par l’énoncé d’une règle politique valable pour tous – « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mc 12,16). Enfin, l’existence du Christ s’ouvre jusqu’au scandale de l’amour des ennemis ou jusqu’à la proclamation de la beauté régénératrice des oeuvres de miséricorde – comme dans le récit du « Bon Samaritain » (Lc 10,30-35).

Il s’agit de « modalités concrètes » qui n’ont pas de valeur que pour les seuls croyants. Au contraire, elles annoncent un sens et une valeur que l’incarnation du Christ inaugure pour tous et qui peut aussi être partagée par d’autres religions et sagesses. En effet, en manifestant l’universalité de l’événement de l’incarnation, ces « modalités concrètes » ont aussi inauguré une façon nouvelle de vivre ensemble, en distinguant (on l’a déjà dit) « ce qui appartient au pouvoir et ce qui appartient à Dieu » ; elles ont encore inauguré un regard sur l’être humain centré sur ce qu’il est et non sur ce qu’il possède. Pour ces raisons, le temps que l’événement de l’incarnation chrétienne inaugure est un temps racheté pour tous, et il l’est parce que le temps de tous (non seulement le temps des chrétiens), retrouve ainsi son sens, sa dignité et sa finalité ultime. De plus, à la différence du temps cyclique qui répète le passé et du temps linéaire constamment tendu vers l’avenir, ce temps est « out of joint » dans le « temps présent ». Kierkegaard nous permet, encore une fois, de le comprendre.

En effet, l’instant kierkegaardien est par excellence « out of joint », il est l’éternel (hors du temps) qui se donne dans le temps, et c’est pour cette raison que, selon Kierkegaard, à travers l’instant temps et éternité se touchent. Dans Miettes philosophiques, le philosophe écrit que l’instant est bref et éphémère, comme le sont tous les instants. L’instant, encore, passe et « il est passé l’instant suivant, et pourtant, il est décisif et plein d’éternité. Un tel instant doit être spécial ; nous l’appellerons : plénitude du temps[15]. » L’instant est donc le temps qui ne se donne que lorsqu’il « se présente » et qui passe pour devenir immédiatement absent. En passant, cependant, un événement instantané (de même que d’ailleurs le sont toute origine et toute naissance) peut continuer à « être présent » dans le présent – en mettant ainsi le temps « out of joint ».

Ce présent qui passe et qui se donne grâce au déploiement d’un événement initial confirme la conception à spirale du temps. Il s’agit d’un mouvement en spirale parce que l’événement inaugural – après qu’il se soit donné et qui, donc, par cela même soit devenu « absent » – « se présente » en engendrant des spirales nouvelles et donc en faisant que le présent puisse à nouveau être ce qu’il est – « présent ». Or, le fait qu’il puisse « être présent » ne découle pas d’un déploiement linéaire : le temps présent, en plus d’être possible grâce au passé qui fut lui-même présent, au fur et à mesure qu’il se déploie, fait que l’événement inaugural assume des caractéristiques qu’au début il ne manifestait pas. Dans le cas de l’événement inaugural de la religion chrétienne, on découvre que l’événement initial de l’incarnation déploie le temps afin d’en manifester progressivement sa valeur et son sens. Or, cette valeur et ce sens annoncent que le temps possède une valeur pour tout le monde, que le temps de chacun et chacune a un sens et mérite qu’on en reconnaisse la valeur. Le temps est donc racheté pour tout vivant parce qu’en lui rien n’est perdu à jamais et parce que tout événement qui précède est repris dans la spire de la spirale qui s’ajoute aux précédentes et par lesquelles l’événement inaugural se déploie.

5. Le double élargissement

À la spirale du temps que l’événement religieux inaugure, la métaphysique comme mouvement de dépassement offre donc la figure du mouvement en spirale qui, puisqu’il vaut pour tous, est universel. En concluant ce parcours par lequel on a tenté d’articuler une rencontre possible de la religion et de la métaphysique, on cherchera à confirmer la figure de la spirale par un dernier motif, présent chez les Pères Cappadociens et spécialement chez Grégoire de Nysse lorsqu’il parle de l’incarnation – l’événement à l’origine de ces réflexions et sur lequel on voudrait maintenant les conclure. Selon le cappadocien, l’incarnation est le point autour duquel la spirale du temps se déroule et autour duquel la vie dans la chair se charge d’un infini autrement impossible – avec son ouverture à tous. Et ce mouvement en spirale est la forme que l’incarnation donne à la pensée et que celle-ci ignorait avant que ce mouvement ne se donnât. Cela constitue l’un des motifs centraux de l’ouvrage du Nysséen, l’epectasis.

Le mouvement de l’epectasis, le mouvement de l’être humain vers Dieu, représente la caractéristique du déploiement et du progrès infini de l’esprit de toute personne en quête de vérité. Or ce progrès n’est pas une ligne droite se prolongeant à l’infini, mais, au contraire, il s’agit d’une spirale s’intensifiant, dont l’action est comparable à celle d’un ressort. Quand les spires de celui-ci sont pressées, il devient tout simplement une figure plate ; quand on les relâche, elles s’allongent en dégageant de l’énergie. De même, le progrès de l’esprit est un processus de renouvellement et d’énergie, toujours exposé au risque de se réduire à une figure plate et pourtant toujours « capable » de se relancer dans l’aventure de nouvelles connaissances. Par conséquent, le désir de connaître à jamais inachevé et qui pousse à monter vers l’infini, dessine un mouvement en spirale qui s’intensifie en tendant toujours vers le haut. Ce faisant, il témoigne du fait que le fini (désir) est transpercé par l’infini qui sans cesse, en trace l’ascension par des cercles infinis et à jamais nouveaux dont la chair fait l’épreuve.

Certes, cette lecture risque d’ignorer le souci théologique et dogmatique qui pourtant était l’âme du parcours du Nysséen. Mais il nous permet aussi de conclure sur l’entrelacs entre chair infinie et chair finie, que l’événement inaugural du christianisme rend possible pour toute chair, car l’événement que la métaphysique comme mouvement de dépassement reçoit de l’Incarnation annonce que toute recherche humaine et finie est « capable » de se nourrir de la chair infinie :

Ce qui de temps en temps est compris est toujours plus grand, et pourtant il ne délimite pas l’objet qu’il cherche, mais la limite de ce qui a été trouvé est le début de la découverte de réalités encore plus élevées pour ceux qui montent. Et celui qui monte ne s’arrête jamais, car il change d’un commencement à l’autre, et le commencement des réalités qui deviennent de plus en plus grandes ne se termine pas en soi, car le désir de ceux qui montent ne s’arrête jamais aux réalités qui sont connues, mais l’âme s’élève, poussée par un désir plus grand, vers un désir encore plus grand, et continue sans cesse vers l’infini à travers des réalités toujours plus élevées[16].

C’est ce « commencer » incessant que l’événement originaire de l’incarnation rend possible pour tous et toutes en élargissant l’existence, de commencement en commencement, selon des commencements qui conviennent à la chair finie parce qu’ils sont infinis – et non finis. Ces commencements que la religion donne au dépassement caractérisant la métaphysique et que la métaphysique, par son souci d’universalité redonne, à son tour, à la pensée.