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Quelques différences élémentaires

Il est notoirement difficile, voire impossible, de définir la religion et il est presque aussi difficile de définir la métaphysique. Presque aussi difficile parce que la tradition de la métaphysique est généralement mieux circonscrite que l’ensemble des manifestations de ce que l’on peut appeler le « religieux ». Nous savons avec assez de certitude que la métaphysique est née chez les Grecs – chez qui exactement, cela est moins évident, mais ses principaux promoteurs sont connus : Parménide, Héraclite, Anaxagore, Socrate et certainement Platon et Aristote –, donc entre le VIe et le IVe siècle avant Jésus-Christ, et que cette pensée métaphysique, qui s’est exprimée dans des textes fondateurs, a marqué une large part de notre tradition scientifique. Il reste, comme on le rappelle très, voire trop souvent aujourd’hui, que cette pensée ne s’est jamais appelée « métaphysique » chez les Grecs[1], chez lesquels elle n’aurait pas non plus été dominante, ni universellement reconnue : Aristote aurait lui-même critiqué la métaphysique de la théorie des idées de Platon, et justement parce qu’elle était « métaphysique », et sa propre métaphysique, sit venia verbo, ne semble pas avoir été directement reprise par les grandes écoles de l’hellénisme, sceptique, épicurienne[2] et stoïcienne.

Néanmoins, nous connaissons assez bien les principaux représentants et tournants de cette tradition métaphysique, de l’Antiquité à nos jours, à laquelle j’ai consacré une introduction en 2004[3]. Nous savons aussi ce que fut et ce qu’est la métaphysique, à savoir un effort intellectuel de comprendre la réalité dans son ensemble, le plus souvent à partir de son ou de ses premiers principes[4]. C’est en tout cas de cette manière qu’Aristote définit la « philosophie première » dans sa Métaphysique, c’est-à-dire comme la « science des premières causes et des principes » (981 b 28-29). L’histoire de la métaphysique est un peu l’histoire des différentes conceptions que l’on a pu se faire des premières causes et des premiers principes qui nous permettent de comprendre l’être dans son ensemble. Ce que nous appelons « métaphysique » s’est donc appelé « philosophie première » chez Aristote et a été pratiqué par Platon, dans sa « dialectique », quand il a voulu rendre compte de l’ordre et de la beauté du monde en remontant aux idées qui lui servaient de fondement. C’est la raison pour laquelle je ne suis pas impressionné par les relectures récentes, comme celle de Jean-Luc Marion[5], qui voient dans la métaphysique une « doctrine tardive », voire moderne, qui ne serait apparue qu’avec Duns Scot ou Suarez et leur projet d’une science de l’étant. On succombe alors à un fétichisme des syntagmes, selon lequel la chose (l’effort métaphysique) n’existerait pas là où manquerait le mot (celui de « métaphysique »), et on passe sous silence les philosophies carrément métaphysiques de Platon, Aristote, Plotin, Augustin et celles du monde islamique (Avicenne, Averroès) qui ont tant influencé le renouveau de la métaphysique dans la scolastique, dans ce que certains ont appelé la « seconde naissance de la métaphysique »[6].

Pour ce qui est de la religion, les choses sont beaucoup moins claires, parce que des religions, cela se rencontre sous plusieurs formes, très différentes, dans plusieurs cultures et à toutes les époques de l’histoire humaine. Ses premières formes connues ne sont pas non plus textuelles, mais archéologiques : nous ne connaissons ses manifestations que par des traces dont il faut reconstruire le sens et l’intention, sans succomber à ce que nous savons de l’évolution ultérieure des religions. Il est donc infiniment plus ardu de définir la religion que de définir la métaphysique pour laquelle nous avons des textes, des définitions et une tradition plus ou moins continue. Il reste qu’il est possible de les distinguer, même si cela est aujourd’hui devenu beaucoup plus difficile (j’y reviendrai), en raison de ce que j’appellerai la fusion des horizons de la religion et de la métaphysique.

J’aimerais d’abord souligner, ou rappeler, de manière un peu thétique, les différences, qu’il peut être important de faire entre la religion et la métaphysique :

1. Outre le fait que l’on distingue ici un mot latin d’un terme « grec » (ce qui est une différence en soi), la première différence est que la religion est certainement beaucoup plus ancienne que la métaphysique : si celle-ci est née chez les Grecs autour du 5e ou 4e siècle avant notre ère et nous est connue par des textes qui disent eux-mêmes ce que veut être une pensée métaphysique, la religion remonterait selon Robert Bellah à l’ère paléolithique et ne nous est pas connue par des textes dans lesquels ses pratiquants nous auraient dit ce qu’elle signifiait. Plus ancienne, la religion aurait elle-même contribué à l’émergence, à « l’âge axial » (dont parlent beaucoup les plus grands théoriciens contemporains de la religion comme Bellah, Jürgen Habermas et Charles Taylor[7]), d’une pensée métaphysique chez les Grecs, dont la vocation aurait été plus théorique et conceptuelle, pavant ainsi la voie à la science elle-même. Ce serait un beau sujet que de se pencher sur la manière dont la religion grecque – et l’âge axial plus généralement –, avec sa conception rationnelle de l’ordre du monde et des dieux, a favorisé l’émergence d’une pensée métaphysique, plus rationnelle et plus abstraite, chez les Grecs, sujet sur lequel il y a déjà de belles études[8].

2. La deuxième différence est que la religion est, en un sens, plus universelle que la métaphysique, ce qui est un peu ironique, car la métaphysique s’est souvent comprise comme une science de l’universel, du katholou (on pensera à Métaphysique, E, 1 d’Aristote). Je veux seulement dire par là que la religion, comme le souligne justement Hegel dans ses Leçons sur la philosophie de la religion, se retrouve dans toutes les cultures et à toutes les époques, alors que la métaphysique n’est apparue que chez les Grecs et leurs héritiers (lesquels ont à peu près toujours été conscients de leur dette envers les Grecs, alors qu’il est impossible de trouver une seule origine historique à la religion). La religion, dit Hegel, est le « dimanche de la vie », et cette position, la religion l’aurait eue chez tous les peuples et tous les hommes[9]. Cette universalité explique sans doute aussi pourquoi la religion intéresse plus de monde que la métaphysique, encore aujourd’hui. Alors que des millions, non, des milliards de fidèles liront et entendront tous les vendredis, les samedis, les dimanches et lors de leurs grandes fêtes, des extraits de leurs écritures saintes, on ne peut pas dire que les ouvrages classiques de la métaphysique, ceux de Platon, Aristote, Plotin, Augustin, Avicenne, Averroès, Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant et Hegel suscitent un engouement aussi universel. Ils sont aussi d’un abord plus ardu (même pour les philosophes).

3. La troisième différence est que la métaphysique incarne avant tout un effort intellectuel, conceptuel et théorique qui est le plus souvent argumentatif (comme tous les mots se terminant en -ikè en grec, la metaphysikè vient qualifier une science, epistèmè, ou un art, technè, comme c’est le cas de la physikè epistèmè, la science physique, ou l’hiatrikè technè, l’art médical), alors que la religion n’est pas qu’une affaire théorique, voire pas du tout. La métaphysique s’est toujours comprise comme une « science », « recherchée » peut-être[10], alors que cela n’a à peu près jamais été le cas de la religion, même si on la compare et la confronte souvent aujourd’hui à la « science » : on ne compte plus les collectifs intitulés « Religion and Science » ou « Science vs. Religion », et c’est surtout parce que notre époque vénère ( !) beaucoup la science. J’ai alors toujours le sentiment que « la » religion se trouve alors cooptée par la science et forcée à parler sa langue (c’est l’une des formes de l’hégémonie de la science moderne sur tous les esprits), alors qu’elle est plus ancienne que toute science et qu’elle perd peut-être de sa spécificité dans cette assimilation, dont je pense qu’elle a tout à voir avec la fusion des horizons de la religion et de la science dont nous reparlerons bientôt. Pour l’heure, je retiens simplement le distinguo que la religion, historiquement, ne s’est jamais présentée comme une science (ou très rarement, car il y a le cas spécial et récent de la scientologie) et que ses textes fondateurs, quand il y en a, ne sont pas des écrits scientifiques, mais des récits qui proposent des préceptes de vie et de sagesse, racontent des histoires et regorgent de mythes et de symboles.

4. La quatrième différence est qu’il n’y a pas vraiment en métaphysique de textes sacrés, du moins universellement reconnus. Il y a assurément des écrits « classiques » de la pensée métaphysique, nous les connaissons tous, mais ce ne sont pas des livres inspirés et dont l’autorité serait incontestable. Or, il y a des écritures saintes dans le judaïsme, le christianisme, l’islam, l’Église de Jésus-Christ des Saints des derniers jours (l’église mormone), etc. Certes, certains philosophes ont pu penser que certains textes de la métaphysique étaient presque sacrés (des néoplatoniciens ont certainement pensé que les textes de Platon l’étaient), mais en général tous les écrits des grands métaphysiciens sont considérés comme des textes argumentatifs, faillibles et rédigés par des humains en chair et en os.

5. La cinquième différence est qu’il n’y a pas de culte, ni de rite en métaphysique. Bien qu’il y ait quelques exceptions, il n’y a pas non plus de prières en métaphysique (nous savons qu’Augustin et Thomas en ont composé, et le début de la Méditation troisième de Descartes ressemble à une oraison), alors qu’il y en a, sauf erreur, dans toutes les religions. La seule pratique en métaphysique est théorique (il y a certainement des ponts entre la prière contemplative, l’oraison, et la contemplation théorique, ou l’époptie, dans laquelle culminerait la métaphysique, du moins pour certains). Comme il n’y a pas de culte, il n’y a pas non plus, en métaphysique, de clergé ni d’institutions chargées de l’organisation du rite : il n’y a pas de rabbins, d’imans, de prêtres, ni de sacrifices, ni de cérémonies (hormis, à la rigueur, des colloques ou des commémorations, avec leurs formes rituelles, et des spécialistes de certaines questions).

6. La sixième et dernière différence que j’aimerais souligner (il y en aurait d’autres, mais il faut s’avoir s’arrêter) est que l’affectivité joue probablement un rôle plus important en religion qu’en métaphysique. La religion ne d’adresse pas uniquement à l’entendement, elle s’adresse au coeur, aux tripes et on y adhère d’une manière qui n’est pas qu’intellectuelle et qui a beaucoup à voir avec l’affectivité et la descendance[11]. Historiquement, l’ethnie a souvent joué un grand rôle dans la constitution des religions (on est juif parce que l’on a eu une mère juive, mormon parce que nos parents l’étaient, etc.), alors qu’elle n’a, en principe, aucune importance pour la métaphysique. J’ajouterai, dans la foulée (pour ne pas en faire une septième différence), que la religion est, en règle générale, une affaire plus communautaire que la métaphysique. Il est certes possible de prier seul et de penser avec d’autres, mais la religion se pratique généralement avec d’autres et la métaphysique est une aventure plus solitaire (monos pros monon, disait Plotin, « seul devant l’unique »).

Si la métaphysique et la religion sont si différentes – l’une est davantage une science (« recherchée » en tout cas), de type conceptuel et argumentatif, et l’autre relève davantage du coeur et de la pratique (qui a aussi plus d’adeptes que toute métaphysique) –, pourquoi alors parler d’une fusion d’horizons entre les deux ?

C’est qu’il y eut – historiquement, conceptuellement et même dans la conception que les religions (et dans certains cas la métaphysique) se font d’elles-mêmes – une fusion entre l’univers ancien, « archaïque », du religieux et l’effort théorique de la pensée métaphysique, de sorte que religion et métaphysique sont devenues difficiles à distinguer.

L’image que l’on se fait aujourd’hui de la religion témoigne de cette fusion d’horizons de la métaphysique et de la religion qui plonge ses racines dans une fusion historique plus ancienne. Je commencerai par dire quelques mots de la fusion contemporaine.

La fusion contemporaine des horizons de la religion et de la métaphysique

J’ai dit plus haut qu’il était presque impossible de définir la religion ou qu’elle était en tout cas plus difficile à circonscrire que la métaphysique. En fait, cela n’est pas vrai pour tout le monde. Si on demandait au commun des mortels de définir aujourd’hui la religion – qu’il en ait une ou non, ou pense ne pas en avoir –, il ou elle répondrait qu’elle consiste généralement en « une foi en un Dieu transcendant ». Cette croyance en une réalité transcendante ou spirituelle est souvent le critère, d’ordre « épistémique », servant à départager les croyants, ou les religieux, de ceux qui ne le seraient pas, qu’ils soient agnostiques ou athées (deux négations – a-thée et a-gnostique – définissent alors les non-croyants). Et les athées et les croyants semblent souvent se reconnaître dans une définition aussi élémentaire, ce qui est peut-être la seule unanimité entre eux.

Ce qui me frappe toujours, c’est que cette conception, banale et assez généralement admise, de la religion est puissamment métaphysique. Cette conception reconnaît deux grands pôles à la religion, à la relation qu’est la religion : 1) un pôle subjectif ancré dans une attitude épistémique que l’on appelle la foi ou la croyance (si on a une religion, on est « croyant », et si on n’en a pas, on ne l’est pas), et cette croyance a un objet, 2) un pôle que l’on pourrait dire « objectif » : elle croit en une réalité transcendante ou spirituelle que l’on appelle souvent « Dieu » (au singulier ou au pluriel, réalité qui est parfois diffusément conçue comme une « puissance supérieure »).

Si cette conception de la religion est pour nous banale, elle ne va pas de soi dans l’histoire des religions. Cela est surtout vrai de la notion de croyance pour désigner le rapport au divin. Nous savons, par exemple, que les Grecs n’ont à peu près jamais réfléchi leur rapport aux divins comme un rapport de croyance. Le rapport au divin y est plus rituel, civique et communautaire. Or, le christianisme, plus particulièrement dans les lettres de saint Paul, accorde une importance inouïe à la « foi » (pistis), par laquelle nous serions même sauvés. Sauf erreur, c’est l’une des grandes originalités du christianisme et on peut dire que l’ascendant historique du christianisme n’a pas peu contribué à la diffusion d’une conception qui voit dans la croyance ou la foi le socle de la religion, socle assurément devenu fragile aujourd’hui en raison de l’hégémonie du savoir scientifique sur toutes les formes de vérité.

L’une des façons de le confirmer est de considérer la conception que Platon se fait de la pistis, notamment dans le texte classique de République VI. La pistis n’y désigne pas du tout le rapport au divin, ni même à des réalités spirituelles (c’est par l’epistèmè, la science, et le noûs, l’intellection, que nous aurions accès à de telles réalités selon Platon), elle désigne pour lui la « certitude sensible », suivant la traduction brillante d’Yvon Lafrance[12], qui nous fait croire que les réalités sensibles sont des réalités dernières. Cette conception est diamétralement opposée à la nôtre : alors que la pistis de Platon (la deuxième forme d’opinion, doxa, après l’eikasia, laquelle ne s’intéresse qu’aux simulacres et que je suis tenté de traduire, avec une petite visée actuelle, par l’addiction aux images) ne porte que sur des réalités sensibles, la foi ou la pistis pour nous ne porte justement pas sur des réalités sensibles, elle est justement la foi qu’il y a autre chose que le sensible.

La notion grecque de pistis a à l’évidence subi une transformation radicale, une métamorphose totale, entre Platon et saint Paul pour désigner chez ce dernier le sésame de notre salut et un état de notre esprit tourné vers une réalité transcendante. Ce qui a été déterminant, du moins pour le monde grec[13], c’est l’idée que la pistis implique une conviction qui s’apparente à la confiance : pisteuô, en grec, c’est se fier, avoir confiance, en un ami par exemple[14]. Dans l’orientation que lui donne saint Paul, la pistis est un « se fier » à Dieu, donc à ce que Platon eût appelé une réalité non sensible. Pour Paul, l’initiative de cette confiance ne vient cependant pas de nous : elle n’est pas un « acte subjectif », puisque cette foi serait un don de Dieu (Ep 2,8 : theou dôron), idée que l’on oublie souvent quand on fait aujourd’hui de la foi un « pari », un « saut » ou une décision de l’intellect, voire son sacrifice (car le sacrificium intellectus présuppose toujours une décision éclairée de l’intellect renonçant à lui-même). Cette conception de la foi comme d’un theou dôron explique d’ailleurs pourquoi saint Paul a pu soutenir qu’elle incarnait le gage de notre salut : si la foi n’était qu’une opinion humaine (doxa ou pistis), on comprendrait mal en vertu de quelle logique elle nous sauverait : pourquoi serions-nous sauvés par nos petites opinions ? Ce n’est que si elle provient d’ailleurs que la foi apporte une « autre clarté », si on peut faire ici écho à Hölderlin[15]. La promotion par Paul de la notion de pistis peut certainement être comprise à partir de l’héritage des écoles de l’hellénisme qui soutiennent que le bonheur et dès lors notre salut dépendent d’un retournement ou d’un état de notre âme. La pistis évoque aussi une disposition de l’âme tournée vers Dieu. À la différence des philosophes grecs toutefois, Paul y voit toujours une action de Dieu. Il n’en demeure pas moins que le christianisme de Paul reprend une notion métaphysique forte quand il met l’accent, tout l’accent, sur la pistis.

Cela est certainement vrai de son objet, Dieu, pensé comme une réalité transcendante, éternelle et spirituelle (noèton), là-haut quelque part dans un lieu qui n’est pas un lieu. Il n’est pas faux de dire que cette conception du divin comme d’une réalité spirituelle et transcendante vient aussi du platonisme, même si nous savons que cette réalité transcendante est pour Platon celle des idées et que pour lui, c’est par la connaissance et la science (epistèmè) que nous y avons accès, certainement pas par la pistis (ce sera l’un des arguments des néoplatoniciens, comme Porphyre dans son Adversus Christianos). Cette fusion du platonisme et du religieux est certainement à l’origine de la déclaration célèbre de Nietzsche, dans la préface à Par-delà le bien et le mal, selon laquelle le christianisme ne serait qu’un « platonisme pour le peuple ». C’était sans doute pour lui une expression de dérision, mais il a aussi mis le doigt sur une fusion historique qui marquerait durablement la postérité.

Cet héritage platonicien, dans la conception que l’on se fait des deux grands pôles de la religion, la pistis et la transcendance, nous aide à comprendre quand et de quelle manière se produisit la fusion historique entre la religion (chrétienne, en l’occurrence) et la métaphysique. Elle s’est accomplie, au plus tard, dans la patristique quand les penseurs de la doctrine chrétienne se sont efforcés de comprendre les vérités de leur foi en s’inspirant de la conceptualité du platonisme[16] qui était alors la philosophie dominante parce qu’elle était celle qui proposait la vision d’ensemble (« métaphysique ») la plus rationnelle de la réalité : elle comprenait la totalité de ce qui est comme l’émanation d’un premier principe pour nous ineffable, mais regorgeant de bonté et avec laquelle nous pourrions nous unir, union qui formerait même le telos de notre existence et le plus grand bonheur que nous puissions espérer.

Même si certains textes de Paul paraissent hostiles à la philosophie (pensons par exemple au verset de 1 Corinthiens 3,19 selon lequel « Dieu a frappé de folie la sagesse du monde », hè gar sophia tou kosmou toutou môria para tô theô estin), les Pères ont souvent préféré suivre le premier verset de l’évangile de Jean, qui disait qu’au commencement était le logos : cela voulait dire qu’au commencement, et même « dans » le commencement (en archè), il y avait un principe de raison auquel notre modeste raison était à même de comprendre quelque chose[17]. Cela les a incités à embrasser la philosophie rationnelle des Grecs, du moins en son noyau métaphysique, et à développer une conception hautement intellectualisée du principe divin et de la doctrine de la foi elle-même, qui s’est déclinée, en une foisonnante dogmatique, dans des articles et des proclamations doctrinales dont on pouvait rendre raison.

La fusion historique des horizons de la religion et de la métaphysique est donc un legs du (néo)platonisme et de la religion qui devenait alors dominante dans le monde gréco-romain, le christianisme. Une fusion des horizons analogue se renouvellerait spontanément dans le monde de l’islam, bien sûr sans la médiation de la patristique.

Peut-on et doit-on mettre en question cette fusion historique (et contemporaine) de la religion et de la métaphysique ?

C’est la dernière question que j’aurai l’occasion d’effleurer ici. Est-ce que cette fusion est heureuse ou malheureuse ? Doit-elle être surmontée ? Peut-elle l’être ? Laisse-t-elle de côté des aspects essentiels de la religion qui seraient étrangers à la métaphysique ?

C’est une question sur laquelle les avis sont certainement partagés. On ne compte plus les théologies « post-métaphysiques ». Il est certainement impossible, dans le cadre d’un modeste article, d’aborder en détail toutes les contestations de cette fusion et je devrai me contenter ici, pour faire ressortir les enjeux de la discussion de fond, d’un aperçu sommaire. Pourquoi certains jugent-ils que cette fusion fut catastrophique ? D’après ce que je peux voir, il y a deux ordres de raison au jugement sévère que l’on porte sur cette fusion, historique et contemporaine, de la religion et de la métaphysique :

1. Pour les uns, cette mise en métaphysique de la religion aurait entraîné une dénaturation des religions qui auraient été ainsi amputées de plusieurs de leurs dimensions essentielles. C’est la thèse de l’hellénisation fatale de religions comme le judaïsme, le christianisme et l’islam. Pour les adeptes de cette conception, la tâche essentielle serait de « détruire » les strates de cette hellénisation pour remonter à une religion originelle, à un Urchristentum par exemple, antérieur à cette mise en métaphysique. À tous ceux qui se consacrent à cette tâche, je ne puis que souhaiter « bonne chance » parce que je serais bien surpris que l’on puisse remonter à une religion originelle qui soit exempte de tout élément de métaphysique. Le grand mérite, herméneutique, de cette hellénisation me semble, en effet, avoir été de traduire cette religion originelle en une langue universellement compréhensible. De même, nous ne pouvons « retrouver » une telle religion originelle, ou quelque « Urchristentum », qu’en le traduisant, à notre tour, dans une langue que nous puissions comprendre. Autrement dit, il est difficile de surmonter l’hellénisation – la « traduction-transposition » du kérygme dans une langue intelligible – sans en proposer une nouvelle.

2. Pour les autres, c’est « la métaphysique » dans son ensemble qui serait l’ennemie jurée ou un gros mot. La métaphysique se trouve alors associée à un « régime de pensée » qui aurait été dominant (mais où et quand au juste ?) dans notre histoire et qui aurait, entre autres, conduit à l’hégémonie d’une pensée objectivante ou hostile à la sensibilité (souvent les deux). C’est une critique de la métaphysique, souvent assimilée à quelque forme de « violence » ou d’exclusivisme, que l’on peut retrouver chez des penseurs influents comme Heidegger, Derrida, Vattimo et beaucoup d’autres qui sont convaincus que la métaphysique incarnerait un égarement de la pensée. D’où leur espoir de développer une pensée non-métaphysique, non-rationnelle ou post-métaphysique qui nous apporterait enfin le salut et nous renseignerait enfin sur l’ordre véritable des choses qui aurait échappé à tout le monde sauf eux. Ils espèrent un nouveau commencement, un tournant radical de notre histoire. Je leur souhaite aussi bonne chance parce que je pense qu’un nouveau commencement est bien invraisemblable et qu’il ne peut être envisagé qu’au nom d’une autre métaphysique. Chose certaine, si c’est la pensée rationnelle dans son ensemble que l’on souhaite dépasser, j’espère que l’on nous fournira de bonnes raisons de le faire et que l’on ne se contentera pas d’affirmer que « la raison est l’ennemie la plus acharnée de la pensée » (c’est la dernière phrase, célèbre, de l’essai de Heidegger « Le mot de Nietzsche ‘Dieu est mort’ » dans ses Chemins qui ne mènent nulle part).

Mon sentiment sur cette question, chaudement débattue, est que s’il est vrai que la mise en métaphysique de la religion paraît oublier certains éléments importants de la religion, y compris les différences essentielles entre la métaphysique et la religion qui ont été rappelées plus haut, la fusion des horizons de la métaphysique et de la religion est un legs historique aujourd’hui indépassable et que cette fusion est au final heureuse puisqu’elle aide à penser la religion elle-même et ce qui constitue la force de la pensée métaphysique. Leur solidarité resterait donc essentielle pour notre temps, en mal de religion et de métaphysique, parce qu’inféodée à une métaphysique nominaliste qui rend la relation religieuse à toutes fins utiles injustifiable rationnellement[18].

Un mot d’abord sur ce qui a peut-être été « perdu » ou « oublié » dans la fusion de la religion et de la métaphysique. Il m’apparaît incontestable que la fusion de la métaphysique et de la religion a certainement entraîné une intellectualisation de la religion, laquelle est devenue, au fil des siècles et plus particulièrement dans certaines traditions, une affaire trop cérébrale. Cette intellectualisation s’est largement accompagnée d’une dévalorisation de la ritualité qui caractérise la plupart des religions historiques[19]. L’ancrage de la religion dans des communautés incarnées et charnelles, pour reprendre une idée chère à Richard Kearney et quelques autres, a alors été perdu de vue[20]. Comme cela a été rappelé plus haut, la métaphysique n’accorde pas beaucoup de place, traditionnellement, à la ritualité et à l’affectivité, même si on trouve chez Platon, et un bon nombre de mystiques, une puissante métaphysique de l’amour, de l’erôs, qui nous amène à nous dépasser et qui constitue le tremplin le plus humain vers la transcendance.

Ces critiques – de l’intellectualisation, de la dé-ritualisation, de la désincarnation – ne m’apparaissent pas injustifiées, mais je ne suis pas sûr qu’elles constituent une base suffisante pour mettre en question la fusion historique de la métaphysique et de la religion. D’une part, ce qu’elles critiquent, ce n’est jamais la métaphysique comme telle (laquelle existe toujours sous plusieurs formes), mais une métaphysique particulière, une métaphysique désincarnée, prétendument hostile à la sensibilité ou trop objectivante (comme c’est le cas chez Heidegger ou Derrida, par exemple). D’autre part, je vois mal comment ces critiques de « la » métaphysique peuvent elles-mêmes se passer de toute métaphysique si elles veulent continuer à parler de religion, du divin, de la transcendance, du « tout autre » et de l’accès à une réalité non sensible.

Je pense plutôt que la métaphysique et la religion ont conclu, de proche en proche, une alliance historique qu’il serait funeste de vouloir dissoudre parce que les deux nous aident à comprendre deux réalités différentes qui s’éclairent réciproquement, celle, plus intellectuelle, de la métaphysique et celle, plus affective, de la religion justement. La métaphysique nous aide d’abord à comprendre la religion parce qu’elle lui fournit, depuis l’âge axial, les éléments conceptuels qui lui permettent de comprendre ce qu’elle est et pourquoi elle se pratique, même quand il s’agit de comprendre des actions rituelles pour lesquels la métaphysique n’a pas de réel équivalent : le rite est un culte rendu à un Dieu ou un ordre supérieur qui comporte un sens dont il est possible de rendre raison. Pour sa part, la religion nous aide à comprendre l’élan et même la passion qui sont à la source de l’effort métaphysique. La métaphysique est l’effort vigilant de la raison humaine pour comprendre la réalité dans son ensemble à partir de ses raisons. Cela présuppose qu’il y a un ordre du monde que notre raison peut pénétrer. Avant d’être porté au concept, par les grands philosophes, cette idée d’un ordre du monde a été préfigurée par les religions. Cela est particulièrement évident de la religion grecque dans le sillage de laquelle sont nées les premières métaphysiques, théoriques et conceptuelles, celles de Platon et Aristote. La religion grecque des dieux olympiens, gouvernés par la sagesse et la justice d’un Dieu unique, Zeus, a prédisposé les penseurs grecs à comprendre qu’il y avait une beauté, une bonté, une intelligence, une finalité et une justice à l’ordre du monde qui ne pouvaient avoir qu’une cause transcendante. Si le culte célèbre et honore cet ordre, cette beauté et ce sens des choses, la métaphysique le porte à la pensée.

Conclusion : un horizon à l’existence humaine

Un mot enfin sur la notion d’horizon évoquée dans l’idée (gadamérienne) d’une fusion des horizons de la religion et de la métaphysique. Ce qui fonde à mes yeux la solidarité et l’actualité de la religion et de la métaphysique, c’est qu’elles offrent toutes deux un horizon à l’aventure humaine, sans lequel elle serait une affaire bien triste et même une passion inutile (Sartre). Grâce à la religion et sa mise en métaphysique, l’expérience humaine a un horizon devant elle, un horizon qui implique une ampleur de vue et un avenir. C’est ainsi que leur fusion heureuse forme la megalè elpis (Phédon, 114 c), la grande espérance, de la raison humaine et qu’il serait bien triste de vouloir s’en passer au nom d’une liberté abstraite de la raison humaine qui semble bien aléatoire si elle n’a plus de répondant dans un logos du monde que la religion célèbre depuis toujours et que la métaphysique s’efforce de penser.