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Jean-Emmanuel Garreau est prêtre du diocèse de Tours et il enseigne, à l’Institut catholique de Paris, la christologie et les grandes figures de la pensée contemporaine au sein du christianisme.
Dans sa Préface, composée spécialement pour cette traduction française, le cardinal allemand Walter Kasper, né en 1933, se montre d’accord avec le titre donné à cet ouvrage, titre qui prend en compte une « idée fondamentale, la philosophie moderne de la liberté » et où la liberté est comprise « comme l’amour qui se donne ».
Kasper reconnaît que le titre du livre résume bien sa pensée d’ensemble comme théologien. Il explique que l’amour évoqué par ce titre est celui de l’amour chrétien, « un abaissement, une kénose pour rencontrer Dieu dans les blessures, les détresses, les questions et les angoisses des autres » ; il s’agit d’une « théologie de la miséricorde » dont « le pape François a repris des aspects importants dans sa prédication » (p. 13). Kasper avait d’ailleurs publié un livre là-dessus, dont la traduction française (de 2015) s’intitule La miséricorde. Notion fondamentale de l’Évangile, clé de la vie chrétienne. Le cardinal mentionne également les noms de penseurs et de saints des XIXe et XXe siècles qui l’ont influencé.
Dans son Introduction, Garreau nous apprend que l’intention principale de son ouvrage a été de mettre en lumière, chez Kasper, « les fondements de son herméneutique et la dynamique de sa trajectoire théologique », qui restent assez souvent méconnus, pour trois raisons : les sources de Kasper, qui remontent à l’école de Tübingen et à la philosophie tardive de Schelling ; l’abondance de ses articles et livres ; le renouvellement constant de sa théologie, qui rend impossible d’y trouver un système théologique. Garreau présente alors son livre comme trois axes de lecture : « le rapport entre théologie et ontologie sur la base d’une réflexion sur la liberté, le fondement christologique, la perspective sotériologique ». Le premier axe se déploie aux chapitres I-III, le deuxième axe au chapitre IV, et le troisième axe au chapitre V.
Signalons tout d’abord brièvement ce qu’il apprit du philosophe allemand Schelling, et plus précisément sur sa lecture attentive des ouvrages du Schelling deuxième manière, dite « philosophie tardive » (Spätphilosophie), que Kasper exposa dans sa thèse d’habilitation (1965). Ce qu’il découvrit chez Schelling est une forme de pensée (Denkform) qui met l’accent sur une métaphysique ouverte à l’histoire, sur la liberté souveraine de Dieu et sur sa révélation. Ce philosophe allemand pense, en effet, la réalité « à partir de l’Absolu, qui se manifeste de lui-même dans l’histoire » (p. 146). Très bien, mais s’il faut partir de l’Absolu, c’est-à-dire d’en-haut, comment Kasper peut-il écrire : « le point de départ de la christologie est la phénoménologie de la foi au Christ », ce qui paraît signifier partir d’en bas (p. 257) ? Bien sûr, on peut alterner les deux mouvements ; encore faut-il expliquer de quelle manière ils se complètent – ce que Kasper ne fait pas.
Kasper a le mérite d’affronter les questions soulevées par la pensée moderne et, en particulier, par l’athéisme. En conséquence, à l’instar de bien d’autres théologiens des années 1960, tels Bernard Lonergan, Marie-Dominique Chenu, Hans Urs von Balthasar et Joseph Ratzinger, Kasper se montre, avec raison, insatisfait de la néoscolastique. On peut toutefois se demander s’il distingue suffisamment cette dernière de la scolastique du Moyen Âge et s’il comprend certains aspects importants de cette dernière. À propos de la « tentative de renouer avec la tradition de la grande scolastique du Moyen Âge », il écrit, en effet : « On ne peut pas dénier toute grandeur à cette tentative ; à long terme cependant une telle restauration était condamnée à l’échec » (La théologie et l’Église, p. 7). En déclarant cela, pense-t-il à des thomistes comme Étienne Gilson, Jacques Maritain, Bernard Lonergan et bien d’autres, dont les ouvrages philosophiques et théologiques soulevèrent des problèmes tout à fait modernes ? Ces géants de la pensée catholique n’apparaissent pas dans l’Index des noms du livre de Garreau.
La faiblesse de la néoscolastique – d’une certaine néoscolastique ! – est assurément son point de départ métaphysique, intemporel et abstrait, donc statique, que Kasper met en contraste avec le caractère dynamique d’une théologie moderne, inspirée par l’École catholique de Tübingen, qui commence avec l’expérience humaine dans l’histoire. Kasper prône le remplacement de la métaphysique médiévale par une autre métaphysique, qui considère l’être comme liberté interpersonnelle dans l’amour, la communion et la miséricorde. Il tient cependant à ce que cette nouvelle métaphysique retienne l’exigence ontologique de la vérité, qui atteint le réel.
Pourtant, il est regrettable que Kasper rejette une bonne partie la pensée grecque, qualifiée d’essentialiste, et déplore ses effets dans la pensée chrétienne. Garreau déclare : « La Spätphilosophie [de Schelling] permet [à Kasper] d’envisager une nouvelle conception de l’être, non plus comme essence (substance), mais comme liberté effective dans l’histoire. » (p. 151) Garreau ajoute que cela consiste à penser Dieu comme un « Dieu en devenir [Gott im werden] ». Il s’agit ainsi d’une « ontologie de l’amour », dont il n’est pas clair (aux p. 153-155) si elle inclut non seulement tout notre univers, mais également Dieu. Or comment parler d’ontologie sans d’abord établir que Dieu existe, qu’il est parfait etc. (Summa theologiae, Première partie, questions 2-11) ? Sans ce qui précède dans la Summa, comment parler ontologiquement d’amour miséricordieux réel et parfait en Dieu (q. 20-21) ?
Kasper impute à Thomas d’Aquin une affirmation essentialiste, à savoir que Dieu serait une substance statique. Dans un contexte où il discute la pensée de Thomas, il écrit : « La définition personnelle de l’essence divine [que Kasper propose] reprend la définition classique de l’essence et en même temps la surpasse. Elle ne pense plus Dieu dans l’horizon de la substance, elle le pense plutôt dans l’horizon de la liberté et définit Dieu comme la liberté parfaite. » (Le Dieu des chrétiens, p. 231 ; les italiques sont de Kasper) Mais en parlant de substance, Thomas voulait simplement dire, à la suite d’Aristote, qu’une substance est ce qui ne change pas, mais tout en permettant aux accidents de changer. De même, ce que Thomas appelle (de temps en temps seulement) « la substance divine » ne change pas, mais, comme Cause première, elle permet aux causes secondes de changer. En outre, le Dieu de Thomas d’Aquin est la plénitude de l’Être, selon Exode 3,14, c’est-à-dire le Dieu vivant. Que l’on pense à la Summa, Première partie, question 18, intitulée « De vita Dei ».
En somme, Kasper insiste sur une discontinuité entre les positions patristiques et médiévales et ce que la théologique d’après Vatican II devrait devenir. Ici encore, on doit se demander si Kasper ne va pas trop loin en opposant ontologie traditionnelle et ontologie de l’amour. Peut-être devrait-il non pas opposer, mais plutôt présenter son apport comme une inflexion plus ou moins en continuité avec le passé catholique.
Certes il nous présente de bons principes, ici et là accompagnés de contradictions au moins apparentes, mais la complexité de ses exposés a pour conséquence que l’intégration de ces principes n’est pas facile à comprendre. Le cardinal développe ses idées grâce aux emprunts qu’il fait à de nombreux philosophes et théologiens ; essentiellement dialogique, cette méthode ressemble à celle de Paul Ricoeur. Par conséquent, une recension ne saurait traiter de tous les thèmes que Kasper présente.
Nous devons louer la connaissance que Garreau possède tant de l’oeuvre entière de Kasper que des ouvrages et articles portant sur celle-ci. Ceci nous permet d’apprécier vivement l’érudition de Kasper lui-même. Le livre de Garreau est bien fait, bien équilibré et à recommander car il nous permet de comprendre une pensée continuellement en évolution, celle de Walter Kasper. En effet, Garreau éclaire fortement la voie théologique de Kasper, dont les intuitions peuvent continuer de rendre des services à l’Église.