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Rémi Brague est un spécialiste en philosophie médiévale, arabe et juive. Il cite et/ou signale des références à des auteurs hébreux, grecs, latins, arabes, français, allemands, anglais, russes, italiens, espagnols, néerlandais ! Sa thèse principale est qu’il faut renoncer à définir l’homme à partir de soi-même – ce que s’est proposé l’humanisme – et qu’il faut rechercher une « image chrétienne de l’homme », comme l’indique le sous-titre du volume.
Voyons comment ses réflexions procèdent. Après une Introduction portant sur l’essor et le déclin de l’humanisme aux Temps modernes, l’A. avance en sept étapes. Le chapitre premier esquisse une vue historique de l’anthropologie. Le deuxième chapitre critique fortement toute recherche d’une définition de l’être humain. Le troisième chapitre offre une vision christologique de l’anthropologie. Le quatrième chapitre rejette diverses idéologies : relativisme, subjectivisme, biotechnologies, transhumanisme et humanitarisme. Le cinquième chapitre propose un approfondissement et une élévation de la personne humaine en tant qu’unique et historique. Le sixième chapitre explique ce qui est commun et ce qui est original chez les chrétiens. Le septième chapitre aborde plusieurs caractéristiques de l’être humain : possédant une âme et un corps, devant être ressuscité, doué d’une vie à respecter, non soumis à l’esclavage et libre de choisir son conjoint, bref prenant au sérieux toute la réalité humaine. En dernier lieu, l’auteur décrit la situation paradoxale des chrétiens aujourd’hui, en se concentrant sur deux problèmes : la défense de l’humain dans son ensemble et l’utilité de la métaphysique. Comme on le voit, il est difficile de repérer une unité thématique dans la plupart de ces chapitres.
À plusieurs reprises dans son livre (aux p. 61-62, 67-69, 77, 83, 101, 107-108), Brague soutient qu’il est impossible de définir ce qu’est l’être humain accompli et que même ce qu’il appelle une « anthropographie » (p. 141), c’est-à-dire une pâle description plutôt qu’une définition, ne donne pas grand-chose. Par ailleurs, il déclare qu’il existe une « anthropologie chrétienne », qui apparaît, chez lui, comme entièrement différente de toute anthropographie non-chrétienne. C’est ainsi qu’il écrit : « Les caractéristiques de l’homme les plus habituelles en sont entièrement réinterprétées » (p. 142 ; c’est nous qui soulignons). Cette position soulève la difficulté du christocentrisme, dont nous parlerons sous peu.
De même, en ce qui concerne « les droits de l’homme » (p. 36-38 et 113-114), l’A. semble exclure tout dialogue avec des humanistes contemporains – tel l’agnostique Jürgen Habermas, dont il ne parle pas – et il n’est pas loin d’adopter le christocentrisme de Karl Barth en proposant une « anthropologie comme christologie » (titre de son chapitre III). Par contre, il dit de « la voie » chrétienne qu’elle « est explicitée par les Dix commandements, mais se présente dans toutes les civilisations, car elle constitue le fondement de toute société humaine » (p. 150) – ce qui fait rentrer la notion des droits de l’homme par la porte arrière…
En s’en prenant à cette notion, comment pourrait-il répondre au gouvernement chinois, qui prétend qu’elle est purement occidentale, donc non universelle ? En déclarant que cette notion est une « abstraction », Brague ne semble-t-il pas nier l’utilité épistémologique de tout ce qui est abstrait (voir aussi p. 125-127 à propos du « concept général d’humanité ») ? J’affirmerais donc que pour bien exercer son rôle, tout nom abstrait doit être traité non pas comme non-valide, mais comme s’appliquant à des cas concrets et les éclairant. Ainsi, pour l’Église catholique, le salut, concept abstrait, se réalise de multiples façons chez des individus et des groupes particuliers.
Il reste que ce livre possède bien des qualités. Son recours à des textes bibliques manifeste une utilisation judicieuse de l’exégèse actuelle. De plus, son auteur se montre équitable, la plupart du temps, face à des penseurs avec lesquels il est en désaccord, en allant chercher chez eux des réflexions qu’il présente, à juste titre, comme valables. En outre, ses questions sont pertinentes, ses citations et ses aperçus historiques sont éclairants, et ses propos sont de temps en temps humoristiques et parfois ironiques – ce qui allège ses raisonnements.
Ceux-ci sont d’ailleurs presque toujours simples et convaincants. En voici un exemple, relativement à l’accusation, si répandue de nos jours, selon laquelle le christianisme ne se soucie pas des créatures non humaines : « Si le christianisme ne se préoccupe que du salut de l’homme, c’est parce que l’homme est le seul à devoir être sauvé. Les autres vivants jouissent déjà des moyens qui leur permettent d’atteindre leur bien respectif. Seul l’homme est incapable d’atteindre ce bien par lui-même. Les plantes et les bêtes sont saines, elles n’ont pas besoin de sainteté. L’homme est malade, il est même l’animal malade par excellence. Et il a besoin d’un remède puissant. Si les autres vivants pâtissent de quelque chose, ce doit être principalement de ce qu’il leur inflige. » (p. 96)