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Dans son ouvrage Jésus et les manuscrits de la mer Morte[1], dont l’original anglais a été publié aux États-Unis en 2019, John Bergsma se propose d’utiliser les Manuscrits de la mer Morte « pour nous donner un aperçu de la pensée et des usages du judaïsme au temps de Jésus » et montrer que bien des croyances, enseignements et pratiques du premier christianisme « sont beaucoup plus fermement enracinés dans le judaïsme et l’Ancien Testament qu’on ne l’a reconnu généralement » (p. 8-9).

L’ouvrage comporte six parties totalisant seize chapitres. La première est une introduction aux Manuscrits de la mer Morte. Les quatre suivantes sont organisées autour des quatre sacrements qui font le plus l’unanimité parmi les chrétiens : le baptême, l’eucharistie, le mariage et l’ordination. La dernière traite de l’Église comme « société offrant le salut à ses membres » (p. 11).

I. Introduction aux Manuscrits de la mer Morte (chap. 1-2)

Bergsma rappelle d’abord l’histoire de la découverte des manuscrits de la mer Morte, vestiges d’environ un millier de manuscrits appartenant à une bibliothèque essénienne (p. 16). Après avoir résumé l’essentiel des témoignages des auteurs anciens sur les esséniens, il présente sommairement les textes les plus importants et les mieux conservés, dont ceux sur lesquels il appuiera ses rapprochements avec les des croyances et pratiques chrétiennes.

Dans le deuxième chapitre, Bergsma décrit l’espérance messianique dont témoignent les manuscrits. Ils reflètent en général l’attente de deux Messies, l’un à caractère sacerdotal (le « Messie d’Aaron ») et l’autre avec des traits royaux (le « Messie d’Israël »). Un courant parallèle était focalisé sur une figure unique, celle de Melchisédech, à la fois prêtre et roi (Gn 14,18-20), qui devait bientôt se manifester pour « proclamer un jubilé surnaturel libérant le peuple de Dieu de la dette du péché et de l’esclavage de Satan » (p. 43). Selon Bergsma, « un essénien lisant l’évangile de Luc trouverait que les figures de Jean et de Jésus répondent aux attentes des ‘Messies d’Aaron et d’Israël’. De plus, il verrait que Jésus accomplit tout ce qu’on attendait de ce Melchisédech semblable à Dieu » (p. 50).

II. Le baptême et les Manuscrits (chap. 3-5)

Le baptême chrétien s’enracine dans le baptême de conversion offert par Jean le Baptiste. En se basant sur de nombreux parallèles qumrâniens, Bergsma estime que « la présomption que Jean ait eu des contacts avec les esséniens de Qumrân est très forte »  (p. 56). Le baptême qu’il offrait pour la rémission des péchés s’apparente aux rites de purification de cette communauté, qui devaient être accompagnés d’une « conversion sincère » pour être efficaces (p. 58). Mais, contrairement aux esséniens, Jean estimait que le message de salut de Dieu « devait rejoindre tous les hommes et pas seulement une élite en Israël » (p. 71). Il aurait créé son propre ministère tout en conservant certains traits de l’essénisme.

Bergsma détecte aussi une influence essénienne chez un disciple du Baptiste, l’apôtre Jean, auteur du quatrième évangile. Le thème du baptême est abondamment présent dans cet écrit : il est évoqué non seulement lors de l’entretien avec Nicodème, (Jean 3), mais aussi dans les épisodes des noces de Cana (Jean 2), de la rencontre de la Samaritaine au puits de Jacob (Jean 4), de l’enseignement de Jésus au Temple lors de la fête des Tabernacles (Jean 7), de la guérison de l’aveugle-né (Jean 9), etc. Ces textes présentent des affinités de langage et de symbolique avec des écrits de Qumrân tels que l’Instruction sur les deux esprits (1QS 3,13–4,26) et les Hymnes.

Bergsma dégage enfin « le sens originel du baptême » tel qu’il apparaît en lisant le Nouveau Testament à la lumière des Manuscrits de la mer Morte. Les premiers chrétiens, comme les Qumrâniens, associaient la purification par l’eau avec le don de l’Esprit. Le baptême n’est donc pas « seulement une profession de foi en Jésus » (p. 119). Cette conception du baptême comme action divine « explique pourquoi la première Église baptisait les enfants » (p. 124) et légitime sans doute cette pratique dans les Églises d’aujourd’hui.

III. L’eucharistie dans les Manuscrits (chap. 6-8)

La troisième partie établit des rapprochements entre les repas sacrés de Qumrân et l’eucharistie chrétienne. Selon Flavius Josèphe, lorsqu’ils se rassemblaient, les esséniens partageaient du pain et du vin en chantant des psaumes ou des hymnes. Les Manuscrits de Qumrân confirment l’existence d’un repas rituel quotidien à portée eschatologique pour ses participants : il « signifiait et actualisait leur pleine admission dans ‘l’alliance nouvelle’, et anticipait le banquet qu’ils célébreraient un jour en présence du Messie et de tous les hommes célèbres d’Israël » (p. 147). Les récits évangéliques de la Dernière Cène présentent de nombreuses affinités avec ces repas sacrés : même si le repas institué par Jésus est « beaucoup plus que cela (…) », conclut Bergsma, « c’est aussi, certainement, tout ce que le ‘repas d’action de grâces’ de Qumrân représentait » (p. 147).

Les manuscrits de Qumrân permettent aussi de clarifier un problème de chronologie. Les évangiles synoptiques présentent la Dernière Cène comme une célébration pascale, tandis que Jean situe l’événement « avant la fête de la Pâque » (Jn 13,1). La chronologie de l’évangile de Jean est alignée sur le calendrier luni-solaire courant à l’époque, d’après lequel, cette année-là, la Pâque commençait un vendredi soir, en même temps que le sabbat. Mais Jésus aurait suivi un ancien calendrier solaire de 364 jours, en usage chez les esséniens, où la Pâque tombe toujours un mercredi et commence la veille au soir. D’après ce calendrier, sur lequel s’alignent les évangiles synoptiques, Jésus aurait célébré la Pâque un mardi soir, vraisemblablement dans une maison tenue par un essénien.

Les repas sacrés de Qumrân éclairent également la signification profonde de la Dernière Cène. Jésus, fils de David, y agit à la fois comme un prêtre et comme un roi. Il accomplit un acte liturgique par lequel, avec ses douze apôtres symbolisant les chefs des tribus, il est en train de former le nouvel Israël, grâce à une nouvelle alliance (p. 186). « Le commandement ‘Faites ceci en mémoire de moi’ indiquait que ce repas devait être répété par les apôtres, comme une sorte d’offrande en ‘mémorial’, visant à ‘rappeler’ – c’est-à-dire à remettre en esprit et à renouveler – l’alliance qui transmettait la rémission des péchés à la ‘Multitude’, à la communauté tout entière formée et assemblée par cette alliance » (p. 191).

IV. Mariage et célibat dans les Manuscrits (chap. 9-10)

Les sujets du mariage et du célibat sont traités, en ordre inverse, dans les chapitres 9 et 10. Dans l’évangile de Matthieu, Jésus évoque l’existence, en son temps, de gens « qui se sont eux-mêmes rendus eunuques à cause du royaume des cieux » (Mt 19,12). Dans l’ancien Israël, certains prophètes comme Élie et Élisée « ont renoncé à la vie familiale pour servir leur appel divin » (p. 203). De même, les prêtres s’abstenaient de relations conjugales durant la période où il étaient en service. Se voyant comme héritiers des uns et des autres, une partie des esséniens optaient pour le célibat. L’existence d’un tel ordre essénien est attestée par Flavius Josèphe et d’autres auteurs anciens. De l’avis de Bergsma, « aussi bien les Manuscrits que l’archéologie suggèrent qu’une communauté d’hommes célibataires vivait à Qumrân » (p. 207). Comme ces esséniens, « la jeune Église portait un grand respect au célibat » (p. 214). Paul le recommande aux chrétiens pour qu’ils puissent s’attacher au Seigneur sans partage (1 Co 7,35, cité p. 215). Cet attachement était surtout attendu du clergé, jusqu’à devenir au 5e s. « le style de vie dominant du clergé en Occident » (p. 217) ; il a également donné naissance aux monastères.

Selon l’évangile de Marc (10,2-12), Jésus avait une position assez conservatrice sur le mariage, qu’il considérait comme indissoluble, en s’appuyant sur l’affirmation que Dieu créa l’humanité « mâle et femelle » (Gn 1,27). Sa position s’apparente à celle des esséniens. Un texte du Document de Damas (4,19–5,2) cite le même passage de la Genèse pour accuser des adversaires de fornication parce qu’ils ont pris deux femmes durant leur vie, « bien que le principe de la création soit ‘mâle et femelle il les créa’ » (p. 224). Les auteurs anciens soulignent aussi la modestie des esséniens mariés. Ce trait se retrouve dans le Livre de Tobie (8,4-9), dont on a trouvé cinq exemplaires à Qumrân. Ce « rejet du plaisir sexuel », observe Bergsma, « se retrouve dans les évangiles et dans les autres écrits du Nouveau Testament » (p. 231). Une « instruction » découverte à Qumrân (4Q 415–416), qui présente « l’union » entre les époux comme « alliance sainte », suggère une sorte de « relation mystique » entre eux et la communauté, qui se désigne aussi comme une « union » (p. 241). Cette idée est reprise dans le Nouveau Testament (Ép 5,22-33) et fonde la sacramentalité du mariage chrétien.

V. Les Saints Ordres dans les Manuscrits (chap. 11-13)

La cinquième partie porte sur le sacerdoce et le système de gouvernance dans les Manuscrits (chap. 11), dans les évangiles (chap. 12) et dans la première Église (chap. 12). D’après les Manuscrits, la communauté de Qumrân était structurée selon les trois niveaux de clergé mis en place par Moïse : les lévites, les prêtres et le grand prêtre ou, localement le « surveillant » (CD 13,7-19 ; 14,3-4). Il existe une analogie assez étroite entre cette forme d’organisation et celle de l’Église des origines. En effet, dans l’épître à Tite (1,5-9), Paul énumère les qualités recherchées chez « l’épiscope » (litt. « surveillant ») et chez « les presbytres »  (litt. « anciens »). Un peu plus tard, Ignace d’Antioche exhorte les chrétiens de Smyrne en ces termes : « Suivez tous l’évêque comme Jésus Christ et le presbyterium comme les Apôtres, quant aux diacres, respectez-les comme la loi de Dieu » (Aux Smyrniotes, 8-1). La ressemblance est frappante et certains y voient la preuve d’une influence essénienne en Syrie et en Asie Mineure. Mais Bergsma estime « plus probable que les esséniens, comme les chrétiens, ont suivi le modèle du grand prêtre, des prêtres et des lévites de l’Ancien Testament » (p. 260).

Bien qu’il y ait des « prêtres héréditaires » parmi les esséniens, quelques textes montrent que « tous les membres de la communauté partageaient un statut sacerdotal » (p. 265), une idée qu’on trouve déjà dans la promesse de Dieu de tenir son peuple pour « une royauté de prêtres, une nation sainte » (Ex 19,5-6). La communauté de Qumrân « existait en remplacement du Temple » et ses membres se voyaient comme « une offrande d’agréable odeur » acceptée « pour expier pour la terre » (p. 265 ; voir 1QS 8,4-10). Le concept d’un « sacerdoce de tous les croyants » était aussi présent dans les premières communautés chrétiennes (p. 266 ; voir 1 P 2,4-5 ; Ap 1,5-6 ; Rm 12,1). Cependant divers textes du Nouveau Testament montrent que Jésus a aussi revendiqué « un statut spécial – en fait une statut sacerdotal ministériel – pour lui-même et les douze apôtres » (p. 257). Ainsi, comme à Qumrân, la première Église était bien un « peuple sacerdotal » dans son ensemble, parmi lequel il y avait tout de même un ministère sacerdotal réservé à certains de ses membres (p. 277).

Bergsma enfin explore comment la première Église en est venue à considérer ses dirigeants « non simplement comme des fonctionnaires civils de la communauté, mais vraiment comme des prêtres, des personnes sacrées consacrées à Dieu, chargées des fonctions cultuelles » (p. 279). Il examine quelques textes des Actes des Apôtres tels que le choix de Matthias pour assumer « l’épiscopat » de Judas (Ac 1,13-26), l’institution d’un service diaconal auprès de veuves de la communauté (Ac 6,1-6) et la désignation de « presbytres » ou « anciens » à la tête d’Églises locales (Ac 14,23). Ce processus de succession pourrait avoir un précédent à Qumrân, où après la mort du « Maître de justice », le grand prêtre et interprète de la loi qui la dirigeait, « toutes ses fonctions et responsabilités passèrent au surveillant qui fut nommé après lui » (p. 285).

VI. L’Église et les Manuscrits (chap. 14-16).

Dans la dernière partie, Bergsma traite de l’apport des Manuscrits de la mer Morte sur deux questions théologiques abotrdées dans les épîtres pauliniennes, l’Église comme communauté de salut (chap. 14) et la justification par la foi (chap. 15), avant de conclure (chap. 16).

L’épître aux Éphésiens « plus que toute autre lettre de Paul peut-être, met en valeur le rôle de l’Église dans le salut » (p. 293). Plusieurs éléments ecclésiologiques de l’épitre aux Éphésiens ont leur parallèle dans les Manuscrits de la mer Morte, notamment l’idée d’une providence divine qui les a prédestinés au salut, la conviction d’être en union avec les anges dans la louange de Dieu et celle d’être un « Temple » d’êtres humains purifiés par l’Esprit, offrant des sacrifices spirituels d’expiation et vivant en enfants de lumière dans une nouvelle relation d’alliance. Paul ne se limite évidemment pas à copier le esséniens, « car il existe aussi des différences notables », particulièrement la foi des chrétiens en la divinité de Jésus et leur abandon de la loi rituelle. Mais les similitudes repérées dans les Manuscrits « aident à mieux comprendre les origines du christianisme dans leur contexte historique ancien » (p. 309).

Les manuscrits apportent aussi un éclairage sur un débat qui a fait rage au 16e s., lors de la Réforme, et dont les racines se trouvent dans l’ambiguïté de la théologie paulinienne de la justification. Dans ses lettres aux Romains et aux Galates, Paul affirme qu’on ne peut être « justifié » que par la foi en Christ et non par « les oeuvres de la loi » (Rm 3,20 ; Ga 2,16). Se basant sur ces passages, Luther attribuait le salut à la « foi seule » (sola fide) indépendamment de la conduite ou des actions humaines. Pourtant Paul dit aussi que Dieu « rendra à chacun selon ses oeuvres » et que ceux qui mettent la loi en pratique seront justifiés (Rm 2,6.13). Comment expliquer cette contradiction apparente ? La réponse se trouve dans un document de Qumrân où sont discutées « quelques-unes des oeuvres de la loi » (Miqsat Ma’asei ha-Torah). D’après les fragments conservés (4Q 394-398), il s’agit d’une lettre dans laquelle les auteurs (esséniens) contestent l’interprétation de leurs adversaires concernant une quinzaine de lois religieuses. Tous les sujets traités, sans exception, concernent « ou bien la pureté rituelle ou bien des règles liturgiques ». Ce document confirme l’intuition de Thomas d’Aquin pour lequel, chez Paul, « l’expression ‘oeuvres de la loi’ a un sens technique et désigne les préceptes rituels de l’ancienne alliance » (p. 323). Dans les textes de Qumrân, Dieu purifie ses fidèles par l’Esprit, ce qui les rend capables de mener une vie sainte (1QS 3,6-8 ; 1QHa 8,29-30 ; 9,23-25 ; 12,30-32). Pour Paul, les croyants, justifiés par leur foi, reçoivent l’Esprit Saint dont l’action en eux devrait se traduire par une conduite morale irréprochable (Rm 8,2-4).

En conclusion, Bergsma met en évidence les principaux les liens observés entre les esséniens et la première Église. Il convient que certains parallèles « se retrouvent aussi dans d’autres formes de judaïsme du Second Temple » (p. 333). Ces rapprochements ne prouvent donc nécessairement « une relation entre l’essénisme et le christianisme », mais ils ouvrent « une fenêtre sur la pensée et la pratique du judaïsme au temps de Jésus » (p. 334) et confirment l’enracinement des deux communautés dans les Écrits d’Israël (p. 340). Il ne s’agit pas de nier pour autant les différences, ni « la prétention du christianisme d’être une révélation de nature unique venue de Dieu » (p. 335-336). Bergsma estime enfin possible que certains Qumrâniens aient adhéré au mouvement de Jésus et contribué, grâce à leur formation essénienne, à « bâtir la nouvelle assemblée de l’alliance de Jésus Christ » (p. 341).

Un court résumé conclut chaque chapitre et une bibliographie sélective est proposée à la fin de l’ouvrage.

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Le titre et le sous-titre de ce livre détonnent un peu par rapport au propos de l’auteur. En effet, tel qu’il est présenté en introduction, le sujet est moins le rapport entre Jésus et les Manuscrits de la mer Morte que le l’éclairage que ces textes anciens apportent « sur les croyances et les pratiques de « la première Église » et particulièrement sur quatre sacrements « qui font le plus l’unanimité » parmi les chrétiens, ainsi que sur l’idée que Paul se fait de l’Église et de la justification. Bergsma légitime cette organisation originale en disant souhaiter qu’une meilleure connaissance des origines juives de ces institutions et du sens originel que les premiers chrétiens leur ont donné contribuera à l’unité des chrétiens (p. 11). On peut discuter ce choix, mais il fournit néanmoins un cadre valable pour effectuer un grand nombre de rapprochements entre la « première Église » et le courant du judaïsme dont témoignent les Manuscrits de la mer Morte.

L’introduction aux découvertes de Qumrân, l’interprétation du site archéologique et du corpus de textes juifs anciens trouvés dans les grottes avoisinantes est généralement adéquate et reflète un consensus assez large parmi les chercheurs. Sans y insister, on pourrait néanmoins signaler au lecteur que plusieurs éléments font encore débat : le lien entre les ruines et les grottes, car aucun manuscrit ne provient des ruines ; l’origine des manuscrits trouvés dans les grottes, puisque certains sont plus anciens que la période d’occupation du site ; l’identification de la communauté aux esséniens, un terme qui ne figure pas dans les manuscrits ; l’interprétation de vestiges archéologiques et de dépôts d’ossements d’animaux comme restes d’un autel et de sacrifices cultuels, etc. Cette mise en garde inciterait peut-être à nuancer l’affirmation que les écrits non bibliques trouvés à Qumrân sont des écrits de la secte elle-même, « à quelques exceptions près » (p. 26). Sans nier leur complémentarité, elle inviterait aussi à distinguer plus clairement dans l’analyse les données provenant des manuscrits et les témoignages externes sur les esséniens, souvent amalgamés dans la suite de l’ouvrage.

La compilation et l’analyse des nombreux rapprochements présentés par Bergsma tout au long de son étude sont généralement convaincantes et leur effet cumulatif est impressionnant. La démonstration est cependant moins satisfaisante par endroits. C’est sans doute inévitable et dû en partie au fait que la quantité et la qualité des textes varie selon les sujets traités. Les parallèles sont particulièrement importants en ce qui concerne le baptême et la conception de la communauté. Mais il y a des lacunes, par exemple lorsque Bergsma aborde le processus par lequel la première Église en est venue à considérer ses dirigeants comme ces personnes sacrées (chap. 13) : aucun texte de Qumrân n’est cité à l’appui de l’équivalent essénien présumé. Ailleurs on a l’impression que l’auteur en fait un peu trop avec les données disponibles. Ainsi dans la section du chapitre 4 sur le baptême et l’évangile de Jean, il propose une lecture baptismale du moindre indice relevé dans une pluralité de récits. Cette interprétation largement symbolique n’est pas impossible ; mais une démonstration plus sobre fondée sur les éléments les plus solides des textes les plus importants serait probablement plus efficace.

Bergsma a aussi tendance, ici et là, à formuler des hypothèses qui deviennent des affirmations lorsqu’elles sont reprises un peu plus loin au cours de son exposé. Au chapitre 2, il présente une série d’arguments qui tendent à montrer que Jean le Baptiste aurait reçu une formation essénienne à Qumrân. Cette « théorie plausible basée sur un grand nombre de données indirectes » (p. 72) est devenue une certitude quelques pages plus loin lorsque Bergsma explique que l’évangile de Jean porte des traces d’essénisme sans doute parce que son auteur a été un disciple de Jean le Baptiste : « Or le Baptiste, nous l’avons vu, a été formé dans la communauté de Qumrân » (p. 76). Sans entrer dans le détail, d’autres affirmations pourraient être nuancées ou précisées davantage. Bergsma désigne à plusieurs reprises le « Maître de justice »  comme le fondateur de la secte (p. 7, 30, 35, 103, etc.) ; mais il mentionne plus loin qu’il avait dû « fonder (ou refonder) la communauté de Qumrân » (p. 253). Une courte explication aurait pu préciser que selon le Document de Damas (1,8-11), le Maître aurait joint le mouvement une vingtaine d’années après ses origines et lui aurait donné une impulsion décisive.

L’examen de la question de la justification et des « oeuvres de la loi »  (chap. 15) est très pertinent et la comparaison entre les textes de Paul et le document qumrânien Miqsat Ma’asei ha-Torah éclaire effectivement la polémique sur le salut. Notons cependant que, contrairement à ce que Bergsma écrit, cette lettre n’est pas « écrite apparemment aux pharisiens jouissant de la faveur royale » (p. 318) ; elle est plutôt adressée à une autorité civile ou politique supérieure, au jugement de laquelle ses auteurs font appel à propos de divergences entre eux et leurs adversaires concernant l’interprétation de prescriptions de la Torah. Bergsma nous laisse par ailleurs sous l’impression que cette polémique dure toujours dans l’ensemble de la chrétienté d’Occident, alors que l’Église catholique et la Fédération mondiale luthérienne ont signé en 1999 une Déclaration conjointe sur la doctrine de la justification, dont la substance, assez proche des résultats de son étude, est reconnue aussi aujourd’hui par le Conseil méthodiste mondial, le Conseil consultatif anglican et la Communion mondiale d’Églises réformées.

La traduction de Jean-Paul Michaud et le travail d’édition de Bayard sont d’excellente qualité. Le livre se présente bien et se lit facilement. Je signale toutefois quelques corrections mineures relevées au fil de la lecture :

  • p. 82, la référence « (1Q418 2,11) » devrait se lire « (4Q418, frag. 126 2,11) ».

  • p. 88, 2e ligne du bas, corriger « 1920 » en « 20 ».

  • p. 123, en note, ajouter les initiales J.M. au nom du « chercheur juif Baumgarten ».

  • p. 318, ligne 2, le titre hébreu de 4QMMT devrait se lire Miqsat Ma’asei ha-Torah.

  • p. 328, corriger le début de la traduction de la première citation (1QS 3,6-8) comme suit : « Car ce n’est que par l’Esprit imprégnant la vraie société de Dieu qu’il peut y avoir rédemption pour les conduites de l’homme… »

  • p. 343, au début de la bibliographie du chapitre 1, on a ajouté trois titres en français ; ce choix est pertinent, mais on aurait pu noter que l’un d’entre eux est la traduction du livre de L. H. Schiffman, Reclaiming the Dead Sea Scrolls, qui figure aussi dans la section anglaise, quelques lignes plus bas. On aurait pu intégrer davantage ces éléments.

  • Le reste de la bibliographie reproduit l’édition américaine telle quelle. On aurait pu la compléter ici et là par quelques titres francophones, ou, du moins, restituer la référence à l’édition française originale des travaux de Jean Daniélou mentionnés aux p. 346, 248 et 349 (Les Manuscrits de la Mer Morte et les origines du Christianisme. Paris, Éd. de l’Orante, 1957 ; nouvelle éd. rev. et augm. 1974).

Malgré ces quelques lacunes, l’ouvrage de Bergsma présente un grand intérêt non seulement pour les chrétiens auxquels il est d’abord destiné, mais aussi pour les personnes engagées dans le dialogue entre juifs et chrétiens. En faisant mieux percevoir l’enracinement du christianisme dans le judaïsme de son temps, cette étude peut inciter les uns et les autres à mieux apprécier ce patrimoine commun et susciter une curiosité pour en explorer la postérité jusqu’à nos jours, tout en se gardant bien de ressusciter la théologie de la substitution heureusement abandonnée depuis le milieu du 20e siècle.