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Il faut bien avouer qu’en dehors de certains cercles d’initiés, l’Encyclopédie méthodique est oubliée d’une grande partie du public et des intellectuels. Elle se voulait, au moment de sa publication, une alternative à l’Encyclopédie (1751-1772, 28 vol.) de Diderot et d’Alembert. C’est l’imprimeur-éditeur lillois, puis parisien, Joseph Panckoucke (1736-1798), qui en fit la publication à partir de 1782. Un des premiers grands propriétaires de presses françaises de l’histoire, il publia notamment des revues comme le Mercure de France et Le Moniteur universel, et Le Grand Vocabulaire français (1767-1774, 30 vol.). Panckoucke n’appréciait pas l’entremêlement des sujets et des disciplines imposés par le diktat de l’ordre alphabétique. Son projet naquit donc du désir de faire acte pédagogique en offrant quelque chose de nouveau aux lecteurs : « l’encyclopédie absolue » qui prendrait la forme d’une série de volumes dont chacun se consacrerait à un sujet précis. Elle apparaissait, aux yeux de son créateur, comme une collection de dictionnaires thématiques qui pouvaient se « lire chacun comme un traité, grâce aux indications que donneraient [les] auteurs » (p. 10).
En élargissant son projet à des thèmes négligés par Diderot et d’Alembert, Panckoucke défendait l’idée que cette somme éviterait aux esprits éclairés, d’acheter « une multitude de livres dont l’acquisition partielle leur coûterait le centuple » (p. 10). Le projet de la Méthodique s’étendra jusqu’en 1832 et comprendra plus de 200 volumes. Il illustrera, par le nombre de thèmes, par les variations dans le ton et le traitement des contenus édités, un moment phare de l’évolution de la réflexion humaine et philosophique de la société française, entre la fin de l’Ancien Régime et la monarchie de Juillet.
La philosophe Josiane Boulad-Ayoub, professeure émérite de philosophie à l’Université du Québec à Montréal et titulaire de la Chaire Unesco d’études des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique, dirige ce projet. Elle désire justement faire saisir aux lecteurs la vision nouvelle de la société qui se distillait à travers les volumes de cette gigantesque entreprise éditoriale, en proposant une « sélection des articles qui ont le plus de résonance actuelle » (p. 22).
Le présent volume, le cinquième de la série, jette son dévolu sur le volet théologique de La Méthodique, fruit de la plume de Nicolas-Sylvestre Bergier (1718-1790). Ce théologien originaire du diocèse de Besançon s’est rapidement fait reconnaître pour son éloquence et sa capacité à défendre le christianisme face aux attaques des libres-penseurs comme Rousseau, Holbach et Voltaire. Il n’hésitait pas à ferrailler avec les encyclopédistes et les autres adeptes des lumières qu’il fréquentait d’ailleurs. Comme il avait dénoncé « la minceur et l’absence d’articles [théologiques et de la science de Dieu] (p. 26) chez Diderot et d’Alembert, Panckoucke le recruta et le chargea de la rédaction des trois volumes dédiés à la théologie.
C’est à Sylviane Albertan-Coppola, une spécialiste de littérature française à l’Université d’Amiens, que Josiane Boulad-Ayoub a confié la sélection des notices extraites de La Méthodique ainsi que leur édition scientifique. Le texte de présentation (p. 59-110) permet une solide entrée en matière et une contextualisation des choix de rédaction de Bergier, ce qui offre une meilleure intelligence de l’esprit de l’époque. Albertan-Coppola défend l’idée que le projet de Panckoucke n’est pas seulement un complément, une mise à jour ou un simple remaniement thématique de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, mais bien une réponse aux idées qu’elle véhicule. On saisit donc tout le potentiel d’une telle source et la richesse d’une telle promesse.
Seulement voilà, au-delà des liminaires, très intéressants par ailleurs, on se retrouve devant une sélection d’extraits de notices sans annotations et références, ce qui est quand même surprenant pour ce type de travail. Il ne s’agit pas ici de critiquer le principe de l’anthologie, loin de là. Néanmoins, si l’on veut bien saisir les évolutions des mentalités, les subtilités argumentatives entre l’une et l’autre des encyclopédies, le choix des idées et leur réception, ne faudrait-il pas y aller systématiquement d’une glose savante susceptible d’éclairer le lecteur tout au long de la lecture ? C’est d’autant plus important que le projet central de Panckoucke était de partager avec ses souscripteurs la vision du monde qui se construisait en filigrane des débats d’idées qui avaient cours à l’époque. Si on désire faire résonner ce contenu dans le monde d’aujourd’hui, ne devrait-il pas y avoir le même souci de donner à un public largement néophyte et dépourvu des clés interprétatives, le sens des idées et des mots de cette époque qui frappaient, par exemple les « chrétiens philosophes », pour reprendre l’expression de Massillon ? On le comprend, les limites sont donc vite atteintes et une partie du lectorat restera sur sa faim. Certes, l’équipe derrière le projet invite les lecteurs à pousser plus loin leurs interrogations en consultant un complément numérique hébergé sur le site ARTFL de l’Université de Chicago (http://encyclopédie.uchicago.edu), mais à part les initiés, qui le fera vraiment ?
À nos yeux, une grande analyse interprétative demeure préalable à l’utilisation des outils numériques proposés. Saisir le combat des personnes lettrées de l’époque qui cherchaient à comprendre le monde sous son angle laïc apparaît central dans les transformations des contenus théologiques présentés ou argumentés dans La Méthodique. Songeons aussi à ce qu’apporteraient des études qui croiseraient l’histoire des idées, la pensée politique, des approches conjonctives de littérature et de la philosophie, une épistémologie systématique des définitions, ou plus simplement, la réception des textes produits par Bergier dans la presse protestante de l’époque. On le voit, La Méthodique n’a pas livré tous ses secrets et le chantier actuel en bénéficierait, c’est certain.
Cela dit, ne boudons pas notre plaisir. Remercions Josiane Boulad-Ayoub et son équipe de ressusciter une partie des textes du projet de Panckoucke. Soulignons aussi l’érudition de Sylviane Albertan-Coppola qui permet de remettre à jour la figure de Nicolas-Sylvestre Bergier qui, « en s’arrimant à la tradition et au canon de l’Église, a su renouveler en profondeur les bases de la science catholique de l’époque (p. 109). Il méritait de sortir de l’ombre. Enfin, pour finir sur un plan plus technique, il serait bon, dans les prochains volumes de la série, que les textes de l’éditeur du volume ou de ceux de la collection soient identifiées par leur nom au début et non à la fin et qu’une typographie différente distingue les notices des textes de présentation.