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L’enfer est plus petit qu’un caillou de votre monde terrestre (…).
Une âme damnée n’est en effet presque rien ;
elle est toute ratatinée, repliée sur elle-même (…).
Ses poings sont fermés, ses dents serrées, ses yeux presque clos.

Clive Staples Lewis[1]

Il n’y a pas d’ami sûr pour un pauvre, s’il ne trouve un plus pauvre que lui.

Paul Claudel[2]

L’objet de cette intervention est exactement dicté par le titre – les démons peuvent-ils être sauvés ? –, à savoir le salut des démons. Le sujet étant très vaste, je devrais présupposer deux points. Le premier concerne le contenu (l’objet matériel)[3]. Je considérerai comme acquis la signification des termes de la proposition, quitte à les repréciser en chemin. D’une part, le démon est une créature spirituelle déchue : créature, il n’est donc pas un dieu, ce qui écarte l’hypothèse dualiste ; spirituel ou incorporel, il n’est donc pas une entité cosmique, en tout cas simpliciter, ce qui écarte certaines interprétations monistes ; déchu, il est créé bon, donc est bon par essence, mais devient mauvais par liberté – sur son statut personnel, nous reviendrons au terme –, ce qui écarte à nouveau et plus précisément le manichéisme[4]. D’autre part, le salut s’entend de l’acte par lequel Dieu, dans le Christ, rachète l’ange damné, donc s’oppose à la perdition éternelle des démons. La pointe du propos concerne donc non pas la nature du salut (grâce créée ou incréée ?) ou de la perte (est-ce une décision du démon ou un châtiment de Dieu ?), ni son effectuation (est-ce Dieu ou le Christ qui sauve les démons ?) ou sa modalité (rachat, libération, etc. ?), mais sa durée (est-il éternel ou transitoire, ce qui, dans le second membre de l’alternative, requiert une réintégration finale ?).

Le second présupposé intéresse la perspective (l’objet formel) : elle est catholique, donc fait appel à la foi régulée par « le Magistère vivant de l’Église »[5] ; elle est théologique, c’est-à-dire s’emmembre de raison – selon la définition fameuse de saint Anselme, fides quaerens intellectum.

Ce sujet abscons qui semble totalement obsolète, est beaucoup plus d’actualité qu’il n’y paraît. En effet, nous assistons aujourd’hui à un retour massif des anges en général et des démons en particulier. Deux attestations parmi d’autres : le grand intérêt que la nébuleuse New Age accorde à ces entités volontiers qualifiées de « surnaturelles », qui ne sont clairement pas humaines, mais ne sont pas proprement divines[6] ; l’explosion des oeuvres de fiction, en l’occurrence, fantastiques, traitant des démons, autant dans la littérature notamment adolescente[7], que dans les séries télévisées[8] – non sans de grandes ambiguïtés sur leur identité[9].

Après une brève topique (1), je présenterai ce que le Magistère de l’Église dit de cette question (2). Passant de l’auditus fidei à l’intellectus fidei, j’exposerai l’explication théologique que l’on pourrait qualifier de « classique » (3) et, face à ses limites (4), ferai une autre proposition (5).

État des lieux

Concernant le sort de ceux que l’Écriture appelle notamment les « esprits mauvais », deux thèses sont en présence : la réprobation éternelle ; l’apocatastase. La première défend leur damnation effective et irréversible, la seconde leur réintégration finale.

Comme j’étudierai la thèse classique dans le troisième point, je me concentrerai ici sur la seule thèse dite de l’apocatastase. Rappelons que le terme grec apokatastasis signifie « rétablissement » ou « restauration », l’équivalent latin étant restitutio. Rappelons aussi qu’on ne le trouve pas dans la version grecque de la Bible hébraïque (la Septante) et qu’il y a seulement une occurrence dans le Nouveau Testament (Ac 3,21) qui semble désigner la « restauration » du royaume messianique, sans autre précision. De soi extensible à bien des réalités, comme le retour d’Israël en Terre sainte après l’exil, ce terme, depuis Origène, s’est spécialisé pour posséder désormais un sens technique : il exprime l’universalité (non pas promise, mais effective) du salut, c’est-à-dire la restauration finale de toutes les créatures douées de libre arbitre qui ont pu être réprouvées[10]. Sans entrer dans le détail de l’histoire[11], des auteurs[12] et des doctrines[13], nous préciserons seulement trois points.

La thèse s’étend aux démons, mais aussi aux hommes. Ainsi que nous le verrons dans le prochain point, les condamnations magistérielles de la réintégration finale englobent tous les êtres d’esprit. Pour notre part, nous considérerons les anges et non les hommes.

Les arguments en faveur du salut des démons sont multiples[14]. Ils se prennent de Dieu même, à savoir son amour miséricordieux[15], sa sagesse par laquelle « la fin est en effet toujours semblable au commencement »[16] et notre espérance en lui[17]. Ils se prennent aussi de l’être humain damné en lui-même : à raison du mal de la faute qui est fini[18] ; à raison du mal de la peine qui doit être médicinal et donc temporaire[19]. Ils se prennent également de l’être humain sauvé qui ne pourra être heureux de savoir d’autres humains perdus pour toujours[20].

Une dernière précision concerne ce que l’on pourrait appeler la modalité de l’affirmation. Elle concerne soit la foi (et la foi raisonnée qu’est la théologie), soit l’espérance. Dans le premier cas, elle relève de la connaissance, avec les nuances apportées par les modalités propres aux énonciations (« Il est certain, probable, possible, impossible, que les démons sont sauvés »), alors que, dans le second cas, elle engage aussi l’affectivité, précisément, l’affectivité en acte d’espérance, cet acte se formulant dans la prière de demande. Or, les grands théologiens qui ont défendu une possible restauration eschatologique l’ont souvent fait au nom de l’espérance. L’un des deux ouvrages que Balthasar a consacrés à ce sujet les deux dernières années de sa vie s’intitule Was dürfen wir hoffen ?[21]. Après avoir affirmé la condamnation de la restitution universelle du point de vue de la foi, Karl Rahner la réintègre audacieusement, mais au titre de l’intention et de l’espérance : « L’intention [Intention] chrétienne de la doctrine de l’apocatastase peut être réalisée [realisiert] dans une audacieuse [kühnen] théologie de l’espérance »[22]. Déjà, Origène, qui avançait sa thèse d’un salut universel avec beaucoup de prudence, la considérait, « non comme une certitude, mais comme un grand espoir »[23].

Affirmation magistérielle

L’apocatastase a été clairement condamnée par le Magistère dans quatre textes. Le premier est du synode de 401 à Alexandrie. Le deuxième texte, qui est le principal, est l’édit de l’empereur Justinien au patriarche Ménas de Constantinople, publié au concile local de Constantinople en 543[24]. En effet, parmi les neuf anathématismes dirigés contre des propos d’Origène, le dernier prescrit :

Si quelqu’un dit ou pense que le châtiment des démons et des hommes impies [daimonôn kai asebôn anthrôpôn] est temporaire, et qu’il prendra fin après un certain temps, ou bien qu’il y aura restauration [apokatastasin] des démons et des impies, qu’il soit anathème[25].

Lors de la session préliminaire à l’ouverture officielle du deuxième concile de Constantinople en 553, l’apocatastase fut encore condamnée. Voire, dans la liste des quinze anathèmes, elle figure désormais en premier[26]. Enfin, en mentionnant Constantinople II sur ce point, le concile de Florence confirme la condamnation de la restauration finale avec le poids propre à un concile oecuménique[27].

Quelle est l’autorité du texte ? Cette condamnation de « la doctrine attribuée à Origène »[28] est douée d’une portée universelle par l’autorité propre au cinquième concile oecuménique[29], confirmée par le dix-septième. Aussi, se fondant sur DH 411, 801 et 1002, Karl Rahner écrit-il que « l’affirmation positivement certaine (die positiv-sichere Aussage) de l’apocatastase a été rejetée par le magistère de l’Église comme hérétique »[30].

Le lien existant entre cette seconde liste d’anathèmes et le cinquième concile oecuménique est une question débattue entre théologiens et historiens. D’un côté, Henri Crouzel souligne que ces quinze anathématismes ne figurent pas dans les actes officiels de concile[31]. De l’autre, Aloïs Grillmeier affirme qu’« il ne fait (…) pas de doute [Es kann (…) kein Zweifel bestehen] que le concile de 553 se soit occupé de l’origénisme, c’est-à-dire d’Origène, d’Évagre et de Didyme »[32]. Quoi qu’il en soit, très probablement, « le pape Vigile, les patriarches orientaux, et même les origénistes de Constantinople […] signèrent la décision »[33], c’est-à-dire les anathèmes. De fait, le pape Virgile a fait un séjour forcé à Constantinople entre 547 et 555[34].

Quelle est, enfin, la signification du texte ? Distinguons le fait et la possibilité. Assurément, l’enseignement magistériel exclut l’apocatastase, ainsi que nous l’avons dit. La pratique ecclésiale le confirme qui, priant pour les âmes du purgatoire, ne supplie pas pour le salut des damnés[35], voire l’interdit[36]. Précisons que, si « l’existence de Satan et des démons n’a jamais fait l’objet d’une affirmation explicite[37] » de la part du Magistère, en revanche, elle est une doctrine commune qui n’a jamais fait l’objet d’un refus hérétique nécessitant une mise au point dogmatique et est présupposée par l’affirmation du quatrième concile du Latran portant sur les démons[38], ainsi que le note Karl Rahner[39].

Si le fait d’une restauration eschatologique ne peut être affirmé, du moins peut-on l’espérer et donc le considérer comme possible au titre de nos suffrages, ainsi que Balthasar, Rahner, mais aussi beaucoup d’autres théologiens actuels, le défendent ? Un puissant argument plaide contre cette possibilité : l’Église enseigne l’existence de l’enfer et son éternité[40] ; or, l’enfer n’est pas un lieu, comme on se le représente souvent non sans ingénuité, c’est-à-dire comme un contenant qui pourrait être vide, mais est un « état », précisément un « état d’auto-exclusion définitive »[41] ; comme l’état concerne la personne, on doit donc conclure à la perdition irréversible des démons.

Concluons avec le jésuite américain Brian Daley à propos de Constantinople II : « On considère en général cette condamnation, qui n’a pas clairement le statut de décision d’un concile oecuménique, comme rejetant la thèse selon laquelle on peut avoir la certitude que nul ne sera éternellement damné[42] ». La phrase cumulant trois négations ( !), reformulons-la : l’apocatastase a été condamnée.

Argumentation théologique classique

L’on doit à saint Thomas d’Aquin d’avoir proposé l’argumentation la plus claire en faveur de la perdition définitive des démons[43]. De son enseignement, nous ne retiendrons que les points intéressant directement notre propos[44].

Rappelons d’abord que, dans sa préoccupation de contrer le dualisme manichéen ravivé par l’hérésie cathare et vaudoise, le théologien dominicain souligne la bonté de la nature angélique. Certes, le péché actuel détourne intentionnellement l’intelligence et la volonté de leur finalité et donc les prive de leur actualisation qui est aussi leur achèvement, la vision aimante de Dieu. Toutefois, il est impuissant à altérer leur capacité et leur efficace[45]. La malice éthique du démon ne rétroagit pas ontologiquement sur ses puissances et, a fortiori, sur leur substance incorporelle. C’est ainsi que saint Thomas parle de la « personne du diable (ex persona Diaboli)[46] », de la « personne de l’ange pécheur (ex persona Angeli peccantis)[47] » ou d’« une différence personnelle (discretio personalis) » entre les démons[48].

Considérons en propre l’irréversibilité de la décision démoniaque. Pour notre théologien, le péché de l’ange est irrémissible, non pas bien entendu parce que la mort, comme pour l’homme, le fixerait dans un état définitif, ni d’abord parce que Dieu a fixé pour lui un châtiment éternel, mais pour une raison autrement plus intrinsèque : parce que sa nature l’exige. Et c’est pour la même raison que Dieu n’a pas assumé la nature angélique afin de sauver les démons[49]. Sans entrer dans le détail de l’argumentation qui supposerait un cours d’angélologie[50], relevons l’ordre des raisons : nature spirituelle de l’ange ; donc, absence d’abstraction et infusion des species intelligibles ; donc, intuitivité de l’intellect ; donc, immédiateté totalisante de la décision ; donc, irréversibilité de son autodétermination. L’ange baignant dans la lumière (même indépendamment du lumen gloriae), son intelligence voit le bien en toute attention et juge en toute conscience de sorte que sa volonté ne peut que choisir en toute liberté : nul nouvel aspect du bien ne pourra lui apparaître qui remettrait en question la prime décision. La parole de saint Jean Damascène passera dans la grande scolastique sous la forme d’une maxime : « Ce que la mort est aux hommes, la chute l’est aux anges : il n’y a pas de repentir pour eux après la chute, comme il n’y a pas de repentir pour les hommes après la mort »[51].

Disons-le en creux. Si nos décisions humaines sont si muables, si réversibles, cela tient non pas à la perfection de notre libre volonté qui pourrait se reprendre, comme nous le croyons souvent, ni seulement à la complexité changeante et contingente de notre environnement, mais d’abord à l’imperfection de cette liberté qui se lève à l’ombre de l’intelligence abstractive, de la raison discursive, de nos lectures interprétantes et de nos biais cognitifs – sources d’ignorances du fait ou du principe et d’angles morts[52]. En regard, si l’ange est peccable – au moins dans l’ordre surnaturel –, il est invulnérable : simple (au sens ontologique), il s’excepte du conflit endopsychique dont la psychanalyse freudienne a montré qu’il est à la racine de toute blessure.

Limites de cette approche

Si importante soit la thèse de Thomas d’Aquin sur l’irréversibilité du péché démoniaque, elle peut être questionnée[53]. Par exemple, Hans Urs von Balthasar a interrogé en profondeur l’impossibilité d’une rédemption des mauvais anges et, corrélativement, l’irréversibilité de leur libre décision[54]. Il a pris en compte les deux acteurs du drame de la chute : le Rédempteur divin dont la puissance de retournement est infinie, surtout lorsqu’elle est relue en clé christologique, à partir de la notion de « mise en dépôt (Hinterlegung) »[55], et trinitaire, à partir de la notion de « portage [Tragen] » du Père[56] ; la créature dont l’autonomie s’enracine dans une hétéronomie divine qui, depuis toujours, en fonde la possibilité[57].

Aux questions portant sur les limites de la liberté angélique en général et démoniaque en particulier, joignons les interrogations concernant son intelligence, d’autant que, pour l’Aquinate, la volonté suit l’intelligence, comme l’appétit suit la connaissance. Résorbant les trois opérations de l’esprit dans la première, l’intelligence angélique est intuitive[58], transparente à elle-même et inerrante[59]. Or, cette intuitivité permet à l’ange d’embrasser son agir d’un regard exhaustif et rend ainsi sa décision irréversible. Mais est-il possible à une intelligence créée, même angélique, de connaître son action et ses circonstances de manière définitive ? Redisons-le, dans le sillage de la théologie thomasienne, nous considérerons l’intelligence de l’ange comme ange, indépendamment de sa déchéance, puisque celle-ci n’affecte ni l’existence de cet intellect, ni la modalité de son exercice.

Quatre ordres de raison nous portent à questionner la perfection de l’intelligence angélique.

1. Les sciences cognitives se sont récemment intéressé aux ignorances de l’intelligence humaine, qui impactent autant sa vision des choses que ses décisions. Pour mieux en comprendre les mécanismes et les impacts, elles ont élaboré les notions de « distorsion cognitive »[60], de « biais cognitif »[61], de « schéma cognitif »[62] et de « noise »[63]. Or, autant les trois premières relèvent plus de la blessure de l’esprit – et donc sont la conséquence de la chute originelle – ou de son régime discursif lié à l’incarnation, autant la dernière semble être indépendante de son conditionnement postlapsaire et de son statut rationnel. Sans pouvoir entrer dans le détail, le bruit entourant toute décision tient non seulement à la complexité des circonstances et à la multiplicité des points de vue, mais à l’intrinsèque évolutivité d’un choix qui surgit de la profondeur abyssale de la liberté, du sans raison (suffisante) de toute autodétermination[64].

2. L’un des principaux apports de l’approche systémique réside dans la position méta[65] et la limitation interne constitutive de tout savoir : d’un mot, il est impossible d’embrasser d’un regard l’objet connu et le sujet le connaissant. Et, loin de renvoyer au statut incarné, donc discursif de l’esprit, cette tache aveugle s’enracine dans « l’obscure origine de soi au centre de soi-même[66] » : « La donnée de toute réflexion métaphysique, c’est que je suis un être non transparent pour lui-même, c’est-à-dire à qui son être même apparaît comme un mystère. »[67] Or, dans le hiatus entre ces deux points de vue, qui est constitutif de tout acte cognitif, s’introduit une ignorance et donc une possible marge d’erreur. Si l’intelligence angélique est plus vulnérable que Thomas ne pense, ne doit-on donc pas s’interroger sur la réversibilité de ses libres décisions ?

3. Si les deux premières raisons sont empruntées aux sciences humaines et cognitives, les deux autres le sont à la philosophie. Tout d’abord, Blondel a distingué raison noétique et raison pneumatique[68]. Or, loin d’être reconductible, par exemple, à la différence de la science et de la sagesse (Aristote, Thomas d’Aquin), de la Verstandt et de la Vernunft (Kant et Hegel), cette distinction est coextensive à toute intelligence créée. Mais cette dualité de régime entraîne là encore un angle mort ou un scotome. Ainsi l’intellect angélique est également soumis à la finitude et son jugement à la réversibilité.

4. Même si l’aevum (angélique) est une autre modalité de la durée, en l’occurrence discontinue[69], il possède en commun avec l’historicité humaine d’inscrire son sujet dans la successivité et l’irréversibilité. Or, dans le temps surgit la nouveauté indéductible et imprévisible d’événements contingents. Et que sait-on de ce que la miséricorde divine inventera lors du Jugement dernier ? Face à l’inédit de ce qui advient, comment la décision ne saurait être renouvelée ? À cette ignorance de l’avenir se joint l’expérience passée de la longue et multiple souffrance endurée que le démon ne pouvait non plus anticiper. De plus, l’homme est être d’histoire parce qu’il est être de liberté. Encore plus profondément autonomes que l’homme, comment l’ange et le démon ne s’inscriraient-ils pas davantage dans la temporalité évolutive qui leur est propre ?

Une proposition

Ainsi que nous l’avons fait dans l’article sur la personnalité du démon, mais beaucoup plus brièvement, partons d’une analogie avec les figures humaines du démoniaque. Nous l’emprunterons à trois romans de Dostoïevski. Au terme de l’Idiot, le prince Muichkine, qui passe sa dernière nuit avant de sombrer dans la folie (épileptique), se retrouve à côté du cadavre de son grand amour, Anastasia Filippovna, et de son assassin, Rogojine, qu’il appelle son « frère » : « Le prince étendait sur lui sa main tremblante, lui touchait doucement la tête, lui caressait les cheveux et les joues » ; il « appliqua son visage contre celui de Rogojine, blême et immobile »[70]. Au terme du récit de la Légende du Grand Inquisiteur, Aliocha Karamazov, silencieux comme le Christ du récit, pose un autre geste de compassion et de réconciliation envers son frère Ivan enfer-mé dans sa révolte luciférienne : un doux baiser, celui même que le Prisonnier a posé sur les « lèvres exsangues » du nonagénaire. Après avoir crié au plagiat, Ivan s’écrie : « si je puis encore aimer les pousses printanières, ce sera grâce à ton souvenir »[71]. Au terme de Crime et châtiment, alors que Sonia l’a suivi en Sibérie, Raskolnikov dont la « conscience endurcie ne trouvait dans son passé nulle faute particulièrement horrible », change après un cauchemar sur la fin du (de son propre) monde : enfin, « il pleura et étreignit les genoux de Sonia » ; « les sources vitales inépuisables de l’amour fondent sur lui et, à la place de la dialectique commence la vie »[72]. Dans ces trois exemples, l’homme le plus recroquevillé sur son ego est touché par la présence obstinément aimante d’un amour qui s’est fait plus pauvre que lui – comme le disait le poème de Claudel en exergue[73].

Par ailleurs, se fondant également sur la continuité entre d’autres figures du démoniaque et le démon lui-même, cette précédente étude a cherché à montrer inductivement que la frontière entre la malice éthique et la malice ontologique de l’Adversaire était plus perméable que la théorie d’une personnalité démoniaque ne le pense. Ce reflux de l’agir sur l’être ne rejaillirait-il pas aussi sur l’aevum démoniaque ? Sans conscience du mal commis, la personnalité narcissique est sans contrition, voire retourne de manière manipulatrice toute accusation contre elle en victimisation contre l’autre ; sans passé assumé de manière responsable, le démoniaque kierkegaardien est sans présent durable et donc sans avenir ; épuisé par une faim dévorante qui se retourne contre lui pour le dévorer, M. Ouine finit dans un désespoir sans nom et sans rédemption. De plus, les fenêtres de lucidité de la personnalité narcissique, les ouvertures involontaires du démoniaque mutique, les pseudo-secrets de M. Ouine ne délivrent nulle vérité et donc en rien son auteur.

Ainsi, beaucoup plus que l’intuitivité, qui célèbre la perfection de Lucifer, la vacuité, qui dit la misère ontologique du Satan, scelle l’irréversibilité de son destin. Dans son encyclique sur l’espérance, Benoît XVI va jusqu’à écrire que ceux qui seront réprouvés « ont anéanti [deleverint] le désir de la vérité et la disponibilité à l’amour », de sorte que, en eux, « il n’y aurait plus rien de remédiable et la destruction du bien serait irrévocable [boni dissipatio irreparabilis] »[74]. Ainsi, le pape bavarois corrèle l’irréversibilité et l’éternité de la damnation non pas à la perfection d’une liberté pleine d’elle-même, mais à sa destruction totale.

Dans un passage du Peri Archôn, Origène qui affirme que le démon, bon par nature, est mauvais par choix, évoque la possibilité que cette méchanceté devienne si habituelle qu’elle inhibe la liberté au point d’interdire son retour au bien[75]. De même, dans son commentaire sur l’évangile de Jean[76], le théologien alexandrin parle à nouveau de cette méchanceté « retournée en nature », pour parler comme Ravaisson[77]. En effet, il traite de la prophétie d’Ezéchiel sur la chute du Prince de Tyr (cf. Ez 28,19). Or, celui-ci est une figure du Diable. Ainsi, à cette occasion, Origène traite du démon et de son fils, l’Antichrist, inventant un suggestif néologisme, pephysiômenon : la personne du démon s’est « naturée »[78] ou, comme le dit la traduction de Sources chrétiennes, « naturifiée »[79].

Conclusion

Comprenons bien l’intention de notre propos. Puissantes, nombreuses et très répandues sont aujourd’hui les oppositions adressées à la thèse d’une perdition irréversible des hommes et des démons[80]. À la suite de quelques Pères (Justin, Tatien, Narsaï, Philoxène de Maboug, etc.), certains proposent même de parler d’une annihilation finale des damnés[81]. Les raisons avancées ne sont pas seulement théologiques, mais spirituelles. Un témoignage parmi beaucoup. À Marcel Van qui l’interroge sur le sort final du démon, Marie répond : « Dieu, dans sa miséricorde, attend encore qu’il se repente ». Et, à l’exemple même de la Sainte Trinité, Marie est « toujours disposée à le reconnaître pour son véritable enfant. Seul son orgueil fait qu’il ne consentira jamais à admettre qu’il en est ainsi »[82]. Dieu ne peut qu’attendre, mais d’une active espérance. L’acte théologal si ardemment défendu par Balthasar – Espérer pour tous[83] – est la traduction transparente de la parole paulinienne : « La charité (…) espère tout » (1 Co 13,7) –, vaut d’abord de Dieu lui-même.

On ne peut opposer à ces raisons que des raisons qui les prennent au sérieux. Cet article s’est seulement centré sur l’un des présupposés presque jamais questionné de la perdition éternelle des démons : l’intuitivité angélique qui demeurerait présente en lui. Or, elle semble doublement problématique : au nom de la vulnérabilité et de la finitude de son acte noétique ; au nom d’une involution éthique qui conduit à une dépersonnalisation ontologique refluant sur l’irréversibilité historique.

Dès lors, une compréhension de l’exclusion du démon ne devrait-elle pas davantage se fonder sur sa vacuité que sur son intuitivité ? Un distique d’Angelus Silesius est placé sous le titre « Dieu ne damne personne » :

Que te plains-tu de Dieu ? C’est toi-même qui te damnes [verdamnest] : Il ne le voudrait pas, cela, tu peux le croire[84].

Ce couplet d’alexandrins concerne la damnation des hommes, que l’on peut étendre à celle des « purs » esprits. Ainsi qu’on le sait, le Pèlerin chérubinique convoque une théologie du don. Si Dieu est celui qui donne pour entrer en communion et la créature celle qui reçoit pour redonner, la perdition ne peut provenir que d’une liberté qui, se refusant à recevoir et se dérobant à donner, s’abîme dans sa propre perdition.