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Saurais-tu expliquer à un public de « petits Blancs » ce qu’il en retourne au sujet de la sorcellerie africaine ? Tant qu’à faire, essaie d’établir un lien avec les démons : c’est quand même pour ça que nous sommes ici !

Bon… Mais ce n’est pas gagné !

Ce n’est pas gagné parce que, d’une part, quand on évoque ce thème en Occident, les regards s’allument immédiatement d’une étrange lueur[1] comme pour dire : « Ça existe encore ? Depuis Tintin au Congo, il nous semblait que ça avait changé. » D’autre part, et plus sérieusement, il n’y a pas de démons en Afrique ! On trouve des dictateurs, des potentats, des chefs de bandes armées, des rois de la corruption. On raconte qu’il y a des sorciers… mais il n’y a pas de démons. Pour être exact, disons que ce sont des produits d’importation. Ils sont arrivés dans les valises des Occidentaux chrétiens ou des Arabes musulmans.

Dans ce contexte, tenter une juxtaposition entre démons et sorciers risque de nous embarquer dans un périlleux grand-écart dont je ne garantis pas les élongations conceptuelles. Cela fixe le cap de mon intervention. Je ne vais pas chercher à savoir si les sorciers sont des démons ou si les démons s’y connaissent en sorcellerie. En revanche, je suis convaincu que sorciers et démons, chacun dans son cadre culturel spécifique, dans un temps également particulier que je ne prendrai pas grand risque à qualifier de « temps de crise », chacun, donc, inscrit dans un tissu relationnel précis, constitue une figure originale de la gestion du pire – un langage qui exorcise la douloureuse confrontation que les humains négocient avec le mystère du mal depuis les origines. Dans ce cadre, il peut être intéressant d’entrecroiser ces deux figures et leurs utilisations respectives : qu’est-ce que le recours à la figure sorcellaire vient éclairer, ailleurs, de l’usage de la figure démoniaque ? Enfin, mondialisation oblige, il faudra questionner la contamination de la lecture sorcellaire par une démonologie de plus en plus agressive, notamment à travers la déferlante pentecôtiste[2].

Qu’est-ce que la sorcellerie ?

Mais dans un premier temps, mettons-nous d’accord sur ce dont nous parlons. Disons pour commencer que la sorcellerie est une herméneutique[3]. Elle constitue la relecture d’un passé douloureux, une manière de donner du sens (c’est-à-dire une signification et une direction) au malheur qui frappe, plus précisément au malheur qui a frappé[4]. Cette relecture dépend du cadre épistémologique de la culture au sein de laquelle elle est située. Pour faire bref, appelons cela « la tradition ».

Il n’y a pas lieu d’entrer ici dans les détails. Je donnerai seulement deux points de repère.

Le premier est fourni par l’image suivante[5]. Au terme d’une balade en montagne, on arrive devant ce splendide paysage et l’on s’exclame : « Quel curieux pays ! Il a des montagnes qui poussent par au-dessus et des montagnes qui poussent par en-dessous. » Plus étonnant, elles se ressemblent. Elles semblent se correspondre. Quand le vent ne souffle pas trop fort, comme c’est le cas sur la photo, la correspondance se fait point par point, pixel par pixel. Même le randonneur au bord du lac est accompagné de son double par en-dessous.

Le double ! Première clé de lecture de l’anthropologie sorcellaire. Un humain, c’est, certes, une corporéité. C’est également quelque chose comme une âme ou un esprit, c’est-à-dire un ensemble plus ou moins ordonné de convictions et de croyances, d’idées et de pensées, de sensations et d’émotions diverses. C’est parfois également la réincarnation d’un ancêtre. Mais c’est surtout un double, par en-dessous. Et c’est à ce niveau-là, dans ce monde-là, que les choses sérieuses vont se dérouler. On appellera cela « le monde de la nuit »[6].

Car, deuxième point de repère, en termes de rapport entre la réalité et son reflet, il nous faut inverser l’image. Ce n’est pas la montagne du dessous qui reflète ce qui se vit par au-dessus, mais l’inverse. Nous ici, ne sommes que le reflet de ce qui se joue effectivement par en-dessous – le « effectivement » étant compris en termes de « jeu de la vie, jeu de la mort », tout sauf un jeu justement. Alors, renversons notre image. Les malheurs qui frappent à notre niveau sont le reflet, disons les symptômes, des véritables dangers qui menacent notre double dans le monde de la nuit, et donc le reflet des combats à y mener pour que triomphe la vie. Et de même qu’en présence d’une forte fièvre, il ne sert à rien de casser le thermomètre, il vaut mieux faire appel à ce spécialiste des mondes invisibles qu’est le médecin, car lui sera capable d’aller combattre efficacement les microbes qui nous dévorent par en-dedans, de même le contre-sorcier, le nganga, sera capable d’aller dans le monde de la nuit pour lutter contre les sorciers qui s’en prennent à notre double. Certes, à notre niveau, nous ne verrons rien. Mais après tout, quand la fièvre baisse, c’est que le traitement qu’a donné le médecin était le bon, et c’est tout ce qui compte, non ?

Leçon à l’usage des « petits Blancs »

Première leçon, donc, à l’usage des « petits Blancs » : la sorcellerie ne correspond pas à un dérapage délirant vers l’irrationnel. Bien au contraire, elle constitue un haut-lieu de la rationalité, un très haut-lieu de la rationalité, un trop haut-lieu de la rationalité ! Elle suit une logique qui frise la crispation. C’est un mécano métaphysique qui n’autorise aucune fantaisie. La lecture sorcellaire est un système explicatif à ce point boulonné qu’il en devient, sinon diabolique, du moins… démoniaque !

Car lorsque l’herméneutique est à ce point efficace, elle pousse à la précaution et, par le fait même, elle essentialise. Mieux vaut prévenir que guérir, non ? C’est donc en amont que la toile sorcellaire déploie ses antennes, via un ensemble de techniques, médicaments, rites, imprécations et autres pratiques qui ont pour but de « blinder » les victimes potentielles que nous risquons toujours d’être[7]. Certaines de ces pratiques soignent la relation à ces protecteurs de toujours que sont les ancêtres. Là-bas les ancêtres, ici sainte Rita. On est alors dans le bon vieux champ classique de la religion. D’autres pratiques naviguent plutôt dans les eaux de la magie. Elles manipulent les forces qui sont à l’oeuvre dans la vie, une vie exclusivement comprise en termes d’énergie et de puissance, une puissance qu’il s’agit de manipuler, de domestiquer et de contrôler. Au fond, un peu comme l’Occident avec ses centrales nucléaires, il s’agit d’un jeu dangereux mais en prenant un minimum de précautions, c’est à bénéfice immédiat très avantageux ! Et puis, certains vont plus loin. Puisqu’il faut se prémunir de ceux qui nous menacent dans le monde de la nuit, pourquoi ne pas passer de l’autre côté ? Juste une fois ! Histoire de ne plus être du côté insécure mais dans le camp des puissants ! Et là, on bascule dans le champ de la sorcellerie, dans la volonté prédatrice. Et la une de journaux ou « radiotrottoir » se font régulièrement l’écho de profanations de cadavres, de meurtres rituels[8] et autres manigances plus que douteuses, comme cet homme qui s’est présenté dans un commissariat d’Afrique du Sud le 19 août 2017, exhalant une épouvantable puanteur, et qui a avoué aux policiers : « J’en ai assez de manger de la chair humaine », avant d’ouvrir un sac dans lequel on voyait la main et la jambe mutilée d’une femme[9] ! Mais que voulez-vous ! À force de voir un petit sorcier derrière tout homme économiquement ou politiquement abouti, comment voulez-vous ne pas être tenté de tout mettre en oeuvre pour arriver au même statut ?

Ce sont donc quelques points de repère. La réalité est bien évidemment plus complexe mais je n’oublie pas que je vise un public de « petits Blancs » en première phase d’initiation. Quel bilan, quelle leçon, quelles questions pouvons-nous dégager pour faire le lien avec ce colloque ?

La sorcellerie est diabolique : elle disperse

Premier élément : je ne sais pas si la sorcellerie est démoniaque mais à coup sûr, elle est diabolique. Je prends ce terme en son sens étymologique : la sorcellerie disperse, elle éclate, elle échappe à toute emprise.

Elle éclate les « petits Blancs » que vous êtes et qui doivent définitivement renoncer à se forger un point de vue abouti sur le sujet[10]. Je suis à peu près sûr qu’en ce moment, dans votre tête trottent des questions du genre : « Finalement, il y a des sorciers ou pas ? Finalement, la sorcellerie, ça marche ou non ? » N’espérez pas mettre le doigt sur le « finalement » de ces questions. Il est dans la nature même de la sorcellerie de générer un point aveugle autour duquel tout tourne !

Regardons ce point aveugle d’un peu plus près. Considéré de notre point de vue, il nous place sur une ligne de crête en équilibre instable entre le versant du croire et celui du savoir sans jamais vraiment être certains du côté où nous inclinons. Mais, il constitue également le coeur d’un dilemme épistémologique : la sorcellerie constitue-t-elle une essence – « la » sorcellerie – ou bien est-elle une herméneutique – la lecture sorcellaire du réel ? Je prolonge cette question, histoire de lui donner de la consistance :

Le sorcier est-il un pervers qu’il faut traquer, juger et enfermer pour le mettre hors d’état de nuire, ou bien un pauvre bougre qui a eu le tort de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment ? Il n’y a pas unanimité sur la question[11]. Certains pays traitent l’accusation sorcellaire sur le registre de la délation et de la diffamation. D’autres condamnent la pratique de la sorcellerie en tant que telle et font appel à des ngangas comme experts auprès des tribunaux[12] afin d’éclairer le bien-fondé de telle ou telle accusation[13] ! Pour le dire autrement, qu’en est-il d’une herméneutique à ce point consistante qu’elle en vient à essentialiser ce qu’elle relisait[14]. Je prends deux exemples.

Le premier vient de RCA, où la sorcellerie est reconnue et passible des tribunaux. Justement, en juin 2012, une femme d’une soixantaine d’années est accusée d’avoir tenté de manger le double du pasteur de l’église prophétique. Je vous passe les détails de l’enquête. Toujours est-il que le nganga finit par reconnaître qu’il y a eu sorcellerie. Lors de son procès quelques jours plus tard, à la question de savoir si elle reconnaît sa culpabilité, cette femme répond : « Je n’ai jamais su que j’étais sorcière… Mais si le nganga le dit, c’est que, peut-être, je le suis… Je réclame seulement, si tel est le cas, que des hommes de bien acceptent d’extraire cette sorcellerie que je porte dans le ventre à mon insu et qui cause tant de dégâts autour de moi. » Ce propos a été qualifié d’aveu par le tribunal et cette femme a été condamnée à quatre années d’emprisonnement[15].

Deuxième exemple, les enfants sorciers de RDC. Dans un reportage[16] très éclairant, Daniel Grandclément s’intéresse à ces enfants jetés à la rue par leurs familles[17] par suite d’une accusation de sorcellerie. Certains rejoignent les mines de diamants du Kasaï oriental où ils survivent dans des conditions effrayantes de précarité. Au coeur de la mine, le journaliste questionne deux petites filles, puis un petit garçon :

Enfant 1 : Papa et maman m’ont chassée de la maison en me disant que je suis sorcière. Alors je traîne dans les mines.
Journaliste : Et tu es partie seule ?
Enfant 1 : Ils m’ont chassée avec ma soeur.
Journaliste, à la seconde fillette : Et toi, quel âge as-tu ?
Enfant 2 : 10 ans !
Journaliste : Qu’est-ce que vous faites sur la mine ?
Enfant 2 : On ramasse du gravier. On le tamise. Après, on essaie de vendre les diamants.
Voix off : D’autres acceptent l’accusation. Ils sont des démons, en sont persuadés. On le leur a répété depuis toujours. Ils n’en doutent plus.
Enfant 3 : Oui, nous sommes sorciers et nous allons danser près de la rivière. On danse toute la nuit.
Journaliste : Tu veux rester sorcier toute ta vie ?
Enfant 3 : Non je veux m’en sortir ! Je cherche des aides pour quitter la mine.
Journaliste : Tu as déjà vu le diable ?
Enfant 3 : Oui j’ai déjà vu le diable !
Journaliste : Où l’as-tu vu ?
Enfant 3 : Je l’ai déjà vu la nuit, là où je danse pendant la nuit.

Que penser de ce « témoignage » ? Plus exactement, « comment » penser ce témoignage ? Avec quels outils ?

Dernier point aveugle : la dynamique sorcellaire éclaire-t-elle les confrontations au malheur ou pas ? A priori, elle les éclaire. Un phénomène, pour nous étonnant, le montre : dans bien des cas, la personne accusée de sorcellerie ne s’en sort pas en niant l’accusation mais au contraire, en y entrant à fond, quitte à en rajouter au niveau du scénario explicatif[18]. En effet, ce faisant, elle contribue à sortir le groupe du chaos dans lequel la confrontation avec le malheur qui frappe l’avait plongé. Tout à coup, cela prend sens et l’on sait, sinon où aller, du moins d’où ça vient. Paradoxalement, la lecture sorcellaire du réel contribue à sortir de l’angoisse. Mais à quel prix ? Au prix d’une terrible mise en annexe. Comme le disait une jeune fille à Yaoundé en 2001 en regardant un programme de télévision consacré à la sorcellerie : « Chaque fois qu’il y a un cas d’abus sexuel ou d’inceste dans la famille, on parle de sorcellerie… »[19].

Ainsi donc, quel que soit l’angle à partir duquel on l’aborde, la dynamique sorcellaire échappe au contrôle. Loin de contribuer à symboliser, elle diabolise, sème le doute, nourrit l’illusion. C’est peut-être ce qui contribue à sa fascination !

Une double mutation

Deuxième élément : non seulement, la sorcellerie est porteuse d’une dimension dia-bolique, mais il semble bien qu’elle se conjugue de plus en plus à l’aune du démoniaque. Et parler en ces termes, c’est évoquer la douloureuse rencontre de l’Afrique avec l’Occident[20].

Curieusement, l’ethnologie ne sait pas dire grand-chose de la sorcellerie traditionnelle. Un vieux fond existait, intégré aux systèmes de croyances dans la gestion du malheur qui frappe. Mais c’est clairement la rencontre avec l’Occident moderne qui a donné au système sorcellaire l’opportunité d’un déploiement sans précédent, au prix d’un réaménagement interne. Il était là, disponible, pour rendre compte de la brutalité du choc que provoquait l’irruption de l’Occident. Mais dans l’opération, le système sorcellaire a quasiment muté.

D’une part comme métaphore : par exemple, le discours sorcellaire est venu à point nommé pour donner sens à cet impensable que constitua la traite esclavagiste[21] ! C’est le cas du discours, devenu générique, qui présente la figure du sorcier sur le modèle du rapt : le sorcier est censé voler nos doubles pour les emmener travailler loin là-bas dans ses champs, dans le monde de la nuit. Il faut avouer que c’est bien un peu ça qui se passait avec le commerce triangulaire[22] !

Ce fut également le cas du discours tenu par les prophètes africains (Kimpa Vita, Simon Kimbangu, William Wade Harris, etc.) qui, sur la grille sorcellaire, relisaient la fascination énervée que l’Afrique ressentait à l’égard du monde des Blancs[23], un monde qui affichait son succès sous mode de colonisation avec une telle insolence[24].

Mais ce réaménagement sorcellaire est également métonymique. Je pense à la déferlante pentecôtiste que l’Afrique connaît depuis plusieurs décennies[25]. À travers le prisme d’une lecture chrétienne, les sorciers sont considérés comme partenaires des démons dans une entreprise diabolique, voire satanique. Et l’on voit de nombreuses personnes se tourner vers les églises pentecôtistes pour demander de l’aide. Un peu comme des parents ne sachant plus très bien comment faire avec leur adolescent en crise et qui se tournent vers des éducateurs spécialisés, ces personnes s’en remettent au pouvoir exorciste de pasteurs auto-proclamés pour gérer un « double » devenu incontrôlable[26] ! La lutte sorcellaire est devenue entreprise[27] de conversion et de guérison.

Conclusion

Au terme de ce parcours, je conclurai en disant que depuis que je m’intéresse aux sorciers, je n’aborde plus les démons que je croise dans les évangiles tout à fait de la même manière. Personnellement, je ne crois pas plus aux uns qu’aux autres, mais la question n’est pas là. Un peu comme un théologien lorgne vers les « lieux théologiques » qu’il lui est donné de rencontrer pour grandir dans sa connaissance de Dieu, le missiologue que je suis, aime à lorgner vers ces « lieux anthropologiques » que sont les démons et les sorciers pour grandir dans sa connaissance passionnée, voire fascinée, de cet être humain qui, si j’ai bien lu, a été créé à l’image et en la ressemblance de Dieu !