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Le livre de l’Apocalypse est un « symphonie d’images » qui ont eu un impact profond sur l’art chrétien, l’architecture ecclésiastique et la liturgie, ainsi que sur la littérature moderne. Le pouvoir générateur des images est également évident dans la manière dont divers groupes religieux ont assimilé les images de l’Apocalypse à des personnages ou des événements de leur temps.

En particulier, le binôme Apocalypse-démons jouit d’une association longue et bien établie dans l’imaginaire populaire, alimentée par le cinéma, la télévision, la littérature et soutenue par des proclamations apocalyptiques. De plus en plus, le livre a été lié à des hordes démoniaques déchaînées, à l’Antéchrist, à la mort et à la destruction généralisées. Ces interprétations fixent souvent l’identification du Mal dans les modèles sociaux et les figures politiques actuels. Elles annoncent l’épreuve d’un combat eschatologique entre Dieu et Satan.

En réalité, le but de l’ouvrage, rappelons-le, est de présenter de manière imagée l’histoire du salut, c’est-à-dire l’histoire de la victoire définitive de Dieu sur les forces du Mal, une victoire d’ores et déjà acquise qui se conclura par l’avènement de la Jérusalem Céleste. En fait, alors que la première partie (chap. 1-3, les lettres aux 7 Églises) partait des difficultés concrètes des communautés chrétiennes d’Asie mineure, la seconde partie (chap. 4-11, les 7 sceaux et les 7 trompettes) relisait le combat à la lumière de l’histoire d’Israël.

Cependant, on ne peut nier que l’Apocalypse est un récit de guerre et que, comme toute guerre, elle présente un dualisme entre le bien et le Mal. Ce dernier se manifeste de différentes manières et à travers différents émissaires qui ont différents attributs. En fait, si, d’une part, Jean de Patmos cache les noms des personnages maléfiques, laissant au lecteur la tâche de deviner ou d’interpréter le nom, (par exemple le nombre de la bête en Ap 13,18 ou le nom de Babylone en Ap 17,5), d’autre part le Mal est décrit dans les détails les plus minutieux, comme dans le cas de Satan défini à travers de nombreux attributs soit grecs soit hébreux[1]. Parmi ces figures maléfiques, on trouve également des démons, en grec δαιμόνια. Même si le terme n’apparaît que trois fois dans l’Apocalypse, il joue un rôle important dans la dynamique dramatique de l’oeuvre et indique un changement de perspective par rapport à la signification que la famille sémantique avait dans le judaïsme et qui influencera la pensée chrétienne ultérieure.

Dans cet article, j’analyserai la signification et la fonction des démons dans l’Apocalypse, en commençant par une analyse du terme dans la Bible grecque (1), en passant par la contextualisation des trois occurrences du mot dans l’ouvrage de Jean de Patmos (2), puis en procédant à la conclusion (3).

Le démon dans la LXX

Le mot δαίμων/δαιμόνιον dans le monde grec définissait un dieu, une déesse ou une entité abstraite non spécifiée[2]. En général, le démon était considéré comme une entité bonne ou maligne présidant à la destinée d’une personne, souvent avec des pouvoirs inférieurs à ceux des divinités de l’Olympe[3] (Platon, Apologia, 27c-d). Ces créatures répondaient au besoin d’une théodicée dans le monde grec et elles n’avaient pas une signification précise[4] (leur signification/ Kittel, p. 1-10). Cette polysémie du terme grec se retrouve également dans son utilisation dans la LXX[5] (daimonia, daimôn) qui l’emploie pour traduire plusieurs vocables hébreux dont l’acception est très variée.

L’un des équivalents hébreux du terme est šēdîm. Le mot šēd, apparenté à l’akkadien šēdu, désigna souvent une divinité protectrice et se retrouve déjà à Ougarit dans la désignation šd qdš « génie du sanctuaire », épithète qui sera appliquée plus tard au dieu phénicien Eshmum. Dans l’AT donc šēd est utilisé comme synonyme de divinité [cf. Dt 32,17 ; Ps 105(106), 37], et dans le Talmud de Babylone le šēd est identifié avec le daeva zoroastrien qui était à l’origine un dieu (cf. deus latin et grec Ζεύς, Δίος). Cette divinité est devenue sous les Sassanides un « faux dieu », notamment un esprit malin[6] (encyclopédique). Le deuxième terme que δαιμόνιον traduit est ‘elîlîm « idoles » souvent l’équivalent de εἴδωλα. Il est utilisé comme référence à des divinités étrangères.[7] Le terme est employé en Is 34,14 pour traduire iyîm, animaux du désert, ou śe’îrîm (Is 13,21), « chèvres sauvages », animaux qui habitent des lieux désolés et néfastes et qui reflètent en partie des conceptions inspirées de la mythologie hellénistique[8].

Une dernière signification concerne la représentation de ces êtres comme des agents malveillants capables d’attaquer les humains et de provoquer la maladie ou la mort, notamment dans le livre de Tobie et en Ps 90(91),6. L’idée du démon en tant qu’entité autonome opposée aux créatures traditionnelles est liée au contexte polythéiste de la littérature proche-orientale et levantine. Elle est attestée dans les recueils d’incantations akkadiens, tels que l’Utukkū Lemnūtu[9], dans lequel les divinités sont invoquées pour chasser divers types d’esprits qui menacent la vie des priants.

Ainsi, le sens de δαιμόνιον est très varié et présente différentes nuances dans le texte biblique grec. Il n’est donc pas étonnant que l’auteur de l’Apocalypse s’appuie sur la polysémie de ce terme, choisissant un sens différent selon le contexte.

Les démons et l’Apocalypse

La première fois que nous trouvons le terme δαιμόνιον c’est en Ap 9,20, dans la partie du livre où l’auteur et son récit s’acharnent contre l’idolâtrie. Cette partie est appelé le septénaire des trompettes : sept anges qui se tiennent devant Dieu reçoivent sept trompettes. À chaque coup de trompette, des phénomènes atmosphériques désastreux apparaissent provoquant la mort des hommes. La première trompette déclenche une tempête de grêle et de feu qui est précipitée sur la terre ; la deuxième fait surgir une montagne de feu qui atteint la mer et se transforme en sang ; la troisième fait tomber une grande étoile qui frappe les fleuves, les eaux s’empoisonnent et les hommes qui en boivent meurent ; la quatrième étoile frappe le soleil et la lune ; la cinquième trompette ouvre le gouffre de l’abîme, de ce gouffre surgissent des sauterelles qui auraient dû tuer les hommes n’ayant pas le sceau de dieu sur le front ; les deux dernières trompettes libèrent au contraire des anges destructeurs et des cavaliers dont la tâche serait de faire disparaître l’humanité pécheresse. Cependant, après la sonnerie de la dernière trompette, Jean de Patmos ne parle pas de l’humanité détruite par les anges, mais des survivants en disant qu’au lieu de se convertir, ils ont continué à adorer les démons et les idoles :

Καὶ οἱ λοιποὶ τῶν ἀνθρώπων, οἳ οὐκ ἀπεκτάνθησαν ἐν ταῖς πληγαῖς ταύταις, οὐδὲ μετενόησαν ἐκ τῶν ἔργων τῶν χειρῶν αὐτῶν, ἵνα μὴ προσκυνήσουσιν τὰ δαιμόνια καὶ τὰ εἴδωλα τὰ χρυσᾶ καὶ τὰ ἀργυρᾶ καὶ τὰ χαλκᾶ καὶ τὰ λίθινα καὶ τὰ ξύλινα, ἃ οὔτε βλέπειν δύνανται οὔτε ἀκούειν οὔτε περιπατεῖν.

Le reste du genre humain, qui n’a pas été tué par ces flagellations, n’a pas été converti par les oeuvres de ses mains ; il n’a pas cessé d’adorer les démons et les idoles d’or, d’argent, de bronze, de pierre et de bois, qui ne peuvent ni voir, ni entendre, ni marcher.

Le texte le plus proche du passage cité semble être Daniel 5, 23. Un passage que l’on ne trouve que dans TM et Theodotion :

TM

וְלֵֽאלָהֵ֣י כַסְפָּֽא־וְ֠דַהֲבָא נְחָשָׁ֨א פַרְזְלָ֜א אָעָ֣א וְאַבְנָ֗א דִּ֠י לָֽא־חָזַ֧יִן וְלָא־שָׁמְעִ֛ין וְלָ֥א יָדְעִ֖ין

(tu as loué) les dieux d’argent, d’or, d’airain, de fer, de bois, de pierre, qui ne voient pas, n’entendent pas et ne comprennent pas.

TH

Th καὶ τοὺς θεοὺς τοὺς χρυσοῦς καὶ ἀργυροῦς καὶ χαλκοῦς καὶ σιδηροῦς καὶ ξυλίνους καὶ λιθίνους, οἳ οὐ βλέπουσιν καὶ οὐκ ἀκούουσιν καὶ οὐ γινώσκουσιν.

(et tu as loué) les dieux d’or et d’argent, d’airain, de fer, de pierre et de bois, qui ne voient, n’entendent ni ne comprennent.

Alors que dans la traduction de la LXX se trouve : καὶ ᾐνέσατε πάντα τὰ εἴδωλα τὰ χειροποίητα τῶν ἀνθρώπων. Et vous avez loué toutes les idoles faites de main d’homme.

En tout cas, dans l’Ancien Testament, les idoles sont souvent faites de pierre et de bois (Dt 4,28 : « Tu serviras des dieux faits de main d’homme, de bois et de pierre, qui ne voient pas, ne mangent pas, ne sentent pas ») ; d’argent et d’or (Ha 2,19 : « Malheur à celui qui dit au bois : « Lâche-toi », et à la pierre muette : « Lève-toi ». Peut-elle donner un oracle ? Voici qu’elle est couverte d’or et d’argent, mais il n’y a pas en elle de souffle de vie ; elles n’entendent ni ne parlent ») (Ps 115TM : « Leurs idoles sont de l’argent et de l’or, oeuvre de la main de l’homme. Elles ont une bouche et ne parlent pas, elles ont des yeux et ne voient pas, elles ont des oreilles et n’entendent pas, elles ont des narines et ne sentent pas »). Le lexique utilisé s’inscrit donc dans la polémique juive contre l’idolâtrie païenne[10].

La particularité d’Ap 9,20 est qu’il s’agit du seul passage biblique dans lequel les termes δαιμόνια et εἴδωλα apparaissent en parallèle. En fait, dans les LXX, les deux mots semblent être utilisés comme des synonymes et non comme deux entités distinctes. Un exemple est le cas de Ps 96,5 et 1 Ch 16,26, qui, à partir d’un texte hébreu très similaire, rapportent comme traduction de ‘elîlîm « idoles » l’un δαιμόνια, et l’autre εἴδωλα[11] :

Tous les dieux des nations sont des démons (δαιμόνια), et c’est le Seigneur qui a fait les cieux.

Ps 95,5 LXX

Tous les dieux des nations sont des idoles (εἴδωλα), et c’est le Seigneur qui a fait les cieux.

1 Ch 16,26

Une autre occurrence où les deux termes semblent se chevaucher est Dt 32,16. Le passage se trouve dans le cantique de Moïse dans lequel le prophète résume l’histoire d’Israël en remontant à ses origines mythiques, tout en annonçant son destin futur. Le discours est centré sur le contraste entre la générosité de YHWH et l’infidélité du peuple qui se manifeste dans l’adoration d’autres dieux, qui a pour conséquence le déchaînement de la colère de Dieu. Ces divinités, décrites comme « nouvelles » et « récentes », sont appelées šēdîm en hébreu et δαιμόνια en grec[12]. Bien que le terme utilisé par le traducteur soit δαιμόνια, le passage rapporte une terminologie habituellement associée au culte des εἴδωλα (ex. le substantif βδελύγματα, « choses dégoûtantes » : voir Sg 12,23 ; 14,11 ; Is 2,20). La même association entre idoles et démons se trouve aussi dans Ps 105, 36-38Lxx (106,36-38 TM) où les δαιμόνια sont les images taillées, les idoles :

καὶ ἐδούλευσαν τοῖς γλυπτοῖς αὐτῶν καὶ ἐγενήθη αὐτοῖς εἰς σκάνδαλον, καὶ ἔθυσαν τοὺς υἱοὺς αὐτῶν καὶ τὰς θυγατέρας αὐτῶν τοῖς δαιμονίοις [en hébreu šedîm), καὶ ἐξέχεαν αἷμα ἀθῷον αἷμα υἱῶν αὐτῶν καὶ θυγατέρων ὧν ἔθυσαν τοῖς γλυπτοῖς Χανααν καὶ ἐφονοκτονήθη ἡ γῆ ἐν τοῖς αἵμασιν.

Ils servirent leurs idoles (lit. images taillées) et elles devinrent un piège pour eux, ils sacrifièrent leurs fils et leurs filles aux démons, et ils répandirent le sang innocent, le sang de leurs fils et de leurs filles qu’ils sacrifièrent aux idoles de Canaan, et le pays fut souillé par le sang[13].

Jean ne distingue pas seulement ces deux entités pour la première fois, mais il crée en même temps une sorte de hiérarchie entre elles, en donnant un sens précis à ces deux termes polysémiques. Si les idoles, en effet, sont les représentations matérielles auxquelles l’être humain accorde une valeur religieuse de façon à ce qu’elles fassent l’objet d’adoration, les démons, en revanche, sont compris comme de fausses divinités dépourvues de pouvoir[14]. Par conséquent, le fait d’honorer les démons entraîne la création de l’image adorée. L’auteur développe cette idée en Apocalypse 13,4. Il affirme que celui qui adore la bête et son image adore en fait Satan. En Ap 14,9, il dit que « quiconque adore la bête et sa statue recevra la marque ». Pour l’auteur, la statue, c’est-à-dire l’idole, est donc liée à la bête ; mais elle n’est que le simulacre du vrai démon qui est plutôt une entité « vivante », c’est-à-dire le faux dieu qui trompe les humains.

La volonté de Jean de souligner la différence dans cette terminologie tient probablement au contexte historique et social dans lequel il écrivait. Le climat dans lequel il a pris la parole est clairement celui de la compétition religieuse. Les communautés ecclésiastiques auxquelles Jean de Patmos s’adresse, connaissaient l’existence d’une multitude de sanctuaires et de lieux sacrés où se pratiquait la religiosité gréco-romaine. Souvent les chrétiens ont été obligés de s’adapter aux pratiques religieuses païennes afin de maintenir de bonnes relations avec les membres de leur famille et leurs amis non-chrétiens[15].

Selon la tradition religieuse gréco-romaine, la statue d’un dieu ou d’une déesse à qui le temple était dédié devait être placée dans la partie centrale du temple, comprenant généralement des matériaux précieux[16]. En outre, les temples pouvaient également être dédiés au culte de l’empereur[17]. Les monnaies asiatiques montrent en fait une statue d’Artémis dans son temple à Éphèse, une statue de Tibère dans le temple de Smyrne, des statues d’Auguste et de la déesse Nikē dans le temple de Pergame, et des images de Domitien et de son épouse dans un temple à Laodicée[18]. Les fêtes civiques comprenaient des processions vers les temples où les statues étaient exposées. Les dévots lavaient les images pour les orner par la suite avec des robes et des guirlandes et les gens plaçaient des statues sur la place du marché et le long des routes afin de manifester leur gratitude pour l’aide divine obtenue. Ces images exprimaient la piété des mécènes qui les avaient payées et encourageaient la croyance dans les dieux et les déesses qu’elles représentaient. Contrairement aux Égyptiens, les Grecs ne croyaient pas que le dieu résidât dans la statue, celle-ci était tout simplement la représentation de son culte. Par exemple, la déesse Artémis à Éphèse était vénérée comme la gardienne du bien-être de la ville. Son temple, situé près de la ville, était un centre de pèlerinage et un lieu d’asile (voir Ac 19,23-27)[19].

C’est pourquoi Jean estime qu’il doit lier les deux termes : si les représentations matérielles étaient des idoles, l’adoration proprement dite était celle de démons, de fausses divinités, impuissantes mais à la fois trompeuses. L’adoration de ces créatures entraîne des conséquences néfastes telles que la porneia, un péché souvent lié à l’infidélité religieuse et à la consommation de viandes sacrifiées aux idoles (Ap 2,14-21), mais aussi au le meurtre, ainsi qu’à la sorcellerie, l’immoralité et le vol[20]. Ce qui est frappant, c’est que les gens persistent à adorer les démons alors qu’ils ont subi des attaques de ces êtres démoniaques. En fait, tous les éléments qui sortent au son des trompettes peuvent être appelés « démons ». Ils représentent des entités « vivantes » par opposition aux idoles, mauvaises et illusoires, qui succomberont à la puissance de Dieu. Cet élément est confirmé par l’occurrence du terme δαιμόνιον en Ap 9,20, où il qualifie des entités « vivantes et dynamiques », émanation directe de Satan.

Au chapitre suivant, Satan a été chassé sur terre par l’archange Gabriel, mais après sa chute, il cherche à rétablir son trône en se servant de certains émissaires, auxquels il transfère ses qualités : ce sont la bête de la mer, le faux prophète et les démons. En particulier, la capacité transférée est celle de la tromperie (Ap 12,9). La qualification de Satan comme trompeur et séducteur (Ap 12,9 ὁ πλανῶν τὴν οἰκουμένην ὅλην, qui égare le monde entier) est spécifique de la tradition : il est appelé le « prince de la tromperie » aussi dans T. Sim. 3,5 ; T. Jud. 19,4, et il est associé à l’esprit de mensonge dans 1QS I, 18 ; III, 18-21 ; T. Dan 3,6 ; T. Jud. 25,3. Dans le NT, on dit qu’il pousse les gens à la transgression, souvent par la tromperie (1Ch 21,6 ; Mt 4,1-11 ; 1Co 7,5 ; T. Job 3,3), où il se déguise pour gagner la confiance (2 Co 11,14 ; T. Job 6,4 ; Mart. Asc. Isa. 4,4-7).

Le Mal cherche donc par sa puissance à tromper les humains, en montrant sa puissance vide[21]. La deuxième occurrence du terme fait partie du septénaire des coupes. Le déroulement de ce septénaire est semblable à celui des trompettes : les anges qui vident les coupes provoquent différents fléaux divins. Même ces fléaux ne conduisent pas à la conversion des pécheurs, qui continuent à perpétrer leurs actes (16,11). La différence par rapport au septénaire des trompettes est qu’à cette occasion la triade du Mal répond par autant de prodiges néfastes :

13 Καὶ εἶδον ἐκ τοῦ στόματος τοῦ δράκοντος καὶ ἐκ τοῦ στόματος τοῦ θηρίου καὶ ἐκ τοῦ στόματος τοῦ ψευδοπροφήτου πνεύματα τρία ἀκάθαρτα ὡς βάτραχοι 14 εἰσὶν γὰρ πνεύματα δαιμονίων ποιοῦντα σημεῖα, ἃ ἐκπορεύεται ἐπὶ τοὺς βασιλεῖς τῆς οἰκουμένης ὅλης συναγαγεῖν αὐτοὺς εἰς τὸν πόλεμον τῆς ἡμέρας τῆς μεγάλης τοῦ θεοῦ τοῦ παντοκράτορος.

Puis, de la bouche du dragon, de la bouche de la bête et de la bouche du faux prophète, je vis sortir trois esprits impurs, semblables à des grenouilles ; car ce sont des esprits de démons qui font des prodiges et qui s’en vont rassembler les rois de toute la terre pour la guerre du grand jour de Dieu, le Tout-Puissant.

La triade infernale est représentée par le dragon, image de Satan (voir Ap 12,13), la bête de la mer qui exerce l’autorité de Satan dans la sphère politique et militaire et le faux prophète, appelé aussi la bête de la terre, qui trompe et force les gens à adorer le chef du Mal[22]. De la bouche de ces trois êtres sortent des esprits assimilés à des grenouilles[23]. Les grenouilles rappelant à la fois la deuxième plaie que Dieu envoie aux Égyptiens[24] (Ex 7,29) et le dernier fléau déployé par les magiciens pour influencer Pharaon à persister dans son opposition à faire sortir Israël d’Égypte (Ex 8,3), malgré la demande de Dieu transmise par l’intermédiaire de Moïse. Il s’agit donc d’un fléau qui peut également être déclenché par les forces du Mal. Les démons-grenouilles sont produits directement par Satan et agissent en son nom dans le monde : ils ont pour fonction d’accomplir des prodiges afin de tromper les hommes. Ces actes miraculeux sont cependant liés à la sorcellerie[25]. Ils représentent l’ultime contrefaçon de Dieu par Satan qui cherche à séduire et à tromper le monde, afin d’atteindre ses objectifs[26].

L’expression πνεύματα δαιμονίων utilisée dans le passage, non seulement désigne ces êtres comme des créatures vivantes, mais semble aussi rappeler une expression qui se trouve dans le livre de la Sagesse. En fait, dans la Sagesse, le πνεῦμα était l’esprit de Dieu qui imprégnait le monde (Sg 1,6 ; 7,7), la manière dont Dieu se rendait immanent tout en restant transcendant. Dans Ap 16, en revanche, c’est l’esprit du Mal[27] qui envahit le monde et qui vise à créer une armée maléfique, « pour la guerre du grand jour de Dieu », la bataille dans laquelle Dieu jugera de manière décisive les injustes[28]. Les démons constituent donc une sorte de troisième rang dans la hiérarchie du Mal. Ceux-ci sont le produit des émissaires de Satan et partagent ses caractéristiques et ses actions. Les démons qui, en Ap 9,20, étaient les êtres vers lesquels était dirigée l’adoration idolâtre, se révèlent dans ce passage les émissaires d’une puissance plus grande agissant contre l’être humain. Au chapitre 16, les conséquences néfastes de l’idolâtrie se manifestent et les δαιμόνια commencent à acquérir une nuance de sens qui correspond à la notion moderne de démon et qui se rapporte à ce qui se trouve dans Tobie et dans le Ps 90LXX 1-5. Les démons sont devenus des êtres malveillants capables d’attaquer l’être humain et de provoquer des maladies ou même la mort. En fait, dans ce passage, ils ont une influence sur la vie humaine et sont considérés comme des semi-divinités. Cet élément, déjà présent dans la littérature proche-orientale[29], est une innovation pour le monothéisme juif. En effet, il introduit une autre idée du « divin » dans un contexte où YHWH était considéré comme le souverain absolu. L’auteur de l’Apocalypse reprend donc cette idée et semble en quelque sorte résoudre cette incompatibilité : s’il est vrai que les démons ne sont pas des faux dieux sans « pouvoirs », mais des êtres surnaturels pouvant influencer et nuire à la vie humaine. Leurs actions resteront en deçà de la puissance de Dieu et ils succomberont lors de l’affrontement final.

La dernière occurrence de δαιμόνια semble renvoyer à un autre sens du terme et se trouve en Ap 18,2. Le chapitre parle de la chute de Babylone, c’est-à-dire de tout complexe païen, dont Rome est l’emblème. Trois raisons expliquent la chute de Babylone. Premièrement, les nations ont bu le vin de son immoralité passionnée. Tout comme une prostituée enivre ses clients pour les inciter à avoir des relations sexuelles, la grande ville a entraîné les nations dans sa toile de pouvoir par l’effet enivrant de la prospérité commerciale que les peuples ont acceptée avec l’arrogance, l’idolâtrie et la violence de l’empire. Deuxièmement, les rois du pays ont commis des actes d’immoralité avec Babylone. Ils établissent des liens commerciaux avec la grande ville pour accroître leurs propres positions, tout en se livrant à un faux culte. Troisièmement, les marchands s’enrichissent grâce à la désinvolture et aux extravagances de la ville. Leur rôle est de présenter la grande ville comme une société dédiée à la poursuite de la richesse et à la consommation effrénée.

Dans les premiers versets, nous trouvons l’intervention de l’ange qui annonce la chute de la ville, suivie de l’exhortation au peuple de se séparer de tout ce qui est païen (v. 4-8). Nous avons ensuite la complainte des rois de la terre (v. 9-10), des marchands (v. 11-17), des marins (v. 17-20) et l’intervention finale d’un ange qui, par une action symbolique, déplace dans l’avenir ce qui a été dit (v. 21-24).

Ἔπεσεν ἔπεσεν Βαβυλὼν ἡ μεγάλη,
καὶ ἐγένετο κατοικητήριον δαιμονίων
καὶ φυλακὴ παντὸς πνεύματος ἀκαθάρτου
καὶ φυλακὴ παντὸς ὀρνέου ἀκαθάρτου
[καὶ φυλακὴ παντὸς θηρίου ἀκαθάρτου] καὶ μεμισημένου,

Il a crié d’une voix forte :
Babylone la grande est tombée,
elle est devenue un repaire de démons,
un refuge pour tout esprit impur,
le refuge de tout oiseau impur, et
refuge de toute bête impure et hideuse

Ce langage rappelle l’oracle de Is 13,21 contre la Babylone mésopotamienne : « Des bêtes sauvages s’y coucheront, et ses maisons seront pleines de créatures hurlantes ; là vivront des autruches, et là danseront des démons-chèvres[30]. Les hyènes crieront dans ses tours, et les chacals dans les palais agréables » (voir aussi Jr 50,39 ; 51-37). Dans d’autres passages, un tel sort frappera d’autres villes ou peuples : d’Edom (Is 34,11-15), de Jérusalem (Jr 9,10-11) et de Ninive (So 2,13-14) de sorte que le jugement est typique de ce qui arrive à une ville infidèle. Il s’agit donc d’un cliché apocalyptique fréquemment utilisé par les prophètes[31]. La présence des démons souligne la décadence de Babylone qui se retrouve détruite et abandonnée, sans espoir de salut.

Le passage est particulièrement intéressant, car si à première vue il semble s’agir d’une référence à Es 13,21 et aux animaux qui habitent les villes ravagées, une lecture attentive du texte montre que l’auteur fait encore référence aux esprits déjà mentionnés en Ap 16. En effet, il parle non seulement de δαιμονία mais aussi de πνεύμα ἀκάθαρτον, évoquant Ap 16,11 et ce n’est qu’au milieu du verset qu’il mentionne ὀρνέα[32] et θηρία, les oiseaux et les bêtes. En fait, l’accent n’est pas mis sur les animaux en tant que tels, mais sur l’aspect impur de ces esprits/démons. Le parallèle le plus proche semble se trouver dans les manuscrits de la mer Morte, dans le « Chant de Maskil » (4Q510-4Q511), l’une des sources les plus importantes pour la démonologie de Qumrân[33]. Les fragments énumèrent un certain nombre de démons et d’esprits impurs que le chef de la communauté devra exorciser. Ils associent à nouveau les démons à des animaux sauvages. Une telle nuance de sens se retrouve également dans Ba 4,35 où δαιμόνιον désigne des entités immatérielles et négatives.

L’auteur veut souligner la victoire finale du bien, et que les esprits démoniaques envoyés dans le monde pour promouvoir l’opposition à Dieu, sont maintenant forcés par le jugement divin à vivre emprisonnés dans la ville elle-même. Babylone n’est donc pas seulement un lieu hostile, mais aussi un lieu contaminé par des démons qui se révèlent dans toute leur fragilité. De même que chez Is 21,9 : « Ils s’exclament et disent : “Elle est tombée, Babylone est tombée ! Toutes les statues de ses dieux (אלה, dans la LXX χειροποίητα) sont à terre, brisées” »[34].

Conclusion

En conclusion, nous pouvons donc dire que bien que l’Apocalypse présente une grande variété d’éléments démoniaques, le paysage démonologique semble encore confus et rassemble des aspects des mondes hébreu et grec. Le démon, en particulier, commence à avoir le caractère qu’il conservera dans les écrits chrétiens ultérieurs, à savoir une entité maléfique opposée à Dieu qui cause le mal de l’être humain. L’auteur distingue et subordonne les idoles aux démons, considérant les premières comme une simple représentation matérielle des seconds. Cette idée se retrouve également dans Jub 11,4-6 dans lequel il est dit que les daimonia sont des esprits mauvais qui conduisent les gens à créer des idoles. Plus généralement, l’auteur semble vouloir créer une sorte de hiérarchie entre les forces du Mal, afin de donner aux lecteurs les outils pour comprendre comment et de quelle manière elles se manifestent sur terre : si les idoles sont des représentations matérielles des démons, ces derniers sont un produit de Satan et ils partagent avec lui le but ultime de tromper l’humanité en lui faisant croire que ce sont eux qui possèdent la vraie puissance, et non pas Dieu.

Toutes ces forces du Mal, cependant, seront vaincues dans la lutte finale. Il faut préciser qu’à l’époque où l’Apocalypse a été composée, il n’existait pas de croyance unifiée en matière d’eschatologie. Les traditions ont prédit que différents types d’adversaires constitueraient une menace à la fin des temps (voir la bête de la mer et de la terre). Certaines sources juives et chrétiennes primitives prédisent un assaut final des nations païennes contre Dieu et son peuple, tandis que d’autres pensent qu’un tyran eschatologique apparaîtra. Certains mettent en garde contre les faux prophètes et d’autres encore parlent en termes mythiques du conflit avec Bélial, ou Satan. L’Apocalypse combine les traditions de manière distinctive. Plus tard, aux deuxième et troisième siècles de notre ère, des éléments de l’Apocalypse ont été repris par autres écrits chrétiens primitifs pour produire une image composite de l’Antéchrist et de son royaume.

Enfin, l’Apocalypse nous a transmis l’idée qu’une plus grande activité démoniaque correspond à une plus grande proximité de la fin du monde. C’est à cela que servent les références à l’Exode ou aux prophètes, pour montrer que l’on s’achemine vers la bataille finale. Mais, l’affrontement ne sera plus comme dans les textes de l’Ancien Testament, entre YHWH et les fausses idoles, les dieux étrangers, mais sera avant tout spirituel. Les démons ont un pneuma, un esprit. Ils produisent une tromperie encore plus convaincante que celle des faux dieux, tout comme la tromperie finale de Satan, la plus extrême puisqu’il arrivera lui-même à se faire passer pour le Christ.