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Cet ouvrage met quelques récits de la Bible hébraïque faisant intervenir l’expérience du trauma en conversation avec des récits contemporains décrivant la même expérience. Professeure d’Ancien Testament, dont les champs de recherche sont la violence faite aux femmes et le trauma, J. Claassens développe une approche féministe en lien avec la littérature contemporaine. Elle souligne dans ce livre, l’importance de la « scriptothérapie », c’est-à-dire de verbaliser et d’exprimer le traumatisme vécu pour en guérir et surtout en survivre. Elle cite Toni Morrison affirmant que certains traumatismes sont tellement profonds que seuls les écrivains parviennent à les traduire et à transformer le chagrin en une réalité significative. Écrire les récits de trauma, de même que les lire, constitue un acte de survie. Son choix porte sur des personnages féminins de l’Ancien Testament et sur leurs attitudes par rapport aux traumatismes particuliers auxquels elles ont dû faire face.

J. Claassens se donne comme objectif d’explorer comment ces récits anciens et modernes atténuent les expériences de douleur et de souffrance en face du trauma. Elle a pris le temps de lire les romans contemporains et les récits bibliques, ainsi que de s’immerger dans les traitements théoriques qui explorent l’intersection entre genre, traumatisme et littérature. Elle reprend l’explication que donne Ron Eyerman des traumatismes comme des événements choquants, entraînant des catastrophes intérieures qui laissent des blessures et des cicatrices mnésiques qui ne peuvent pas être facilement effacées. Or, l’un des effets psychologiques d’un événement choquant est la perte de la parole vécue par de nombreuses victimes du trauma. C’est pourquoi Claassens affirme à la suite de Van Der Kolk que les victimes de trauma ont besoin de récits du trauma pour devenir des survivants. Les récits du trauma incluent ici les récits bibliques qui émergent des événements catastrophiques tels que la destruction du royaume de Juda au VIe siècle. Ils incluent également les exemples de traumatismes cachés qui reflètent l’expérience des femmes marquée par la violence systémique d’une société patriarcale. Le livre est divisé en cinq chapitres. Dans chaque chapitre l’A. met en dialogue un livre biblique avec un ouvrage littéraire. Elle dégage des liens de ressemblance et des implications similaires.

Le premier chapitre, qui porte sur la hantise du passé, aborde le trauma et le rétablissement dans les récits des mères moabites et ammonites du Livre de Ruth (Genèse 19) et le roman The Bookshop de Penelope Fitzgerald. Dans ces deux textes, les deux veuves survivent par elles-mêmes, par leurs propres capacités (p. 25-45). Le deuxième chapitre s’intéresse au récit de Rachel et au roman de fiction historique, The Light Between Oceans, de l’australienne Margot L. Stedman. De part et d’autre, il est question de l’infertilité, du deuil de la perte reproductive et du trauma lié au choc de la perte violente de ses enfants (p. 47-70). Le troisième chapitre évoque le trauma insidieux dans le récit de Rachel, Léa, Bilhah et Zilpah (Genèse 29-35) et une femme, Offred June, personnage central dans le roman de science-fiction The Handmaid’s Tale de la canadienne Margaret Atwood. Dans les deux récits, la parole est donnée aux femmes traumatisées, dont la vie se passe en secret, en silence, et dans les couvertures (p. 72-96).

Le chapitre quatrième se consacre aux corps vulnérables : le viol de Dinah (Genèse 34) et le harcèlement de Middle Sister, une jeune femme narratrice dans le roman Milkman d’Anna Burns. Les récits bibliques et contemporains sur les traumatismes réussissent à capturer les effets profondément traumatisants de la violence sexuelle sur la vie des femmes de tous âges et partout dans le monde (p. 98-124). Le cinquième chapitre se concentre sur le récit de la fille de Sion dans le livre des Lamentations et les personnages de Lucy Lurie et Mélanie Isaac dans le roman Disgrace de l’australien John Maxwell Coetzee. Les lecteurs et lectrices de ces deux textes servent de témoins du traumatisme et du rétablissement de ces femmes, en leur disant dans un certain sens qu’elles ne sont pas seules (p. 127-150).

L’auteur conclut en empruntant l’image des romans Jazz de Toni Morrison et Trumpet de Jackie Kay : lire les récits bibliques implique une improvisation et une transformation (p. 153-164). Pour ces romanciers, le processus d’acceptation du traumatisme est présenté comme un processus continu d’improvisation dans lequel les souvenirs traumatiques sont racontés et répétés de différents points de vue. En se basant sur les travaux de Pierre Janet sur la transformation des souvenirs traumatiques en mémoire narrative, Whitehead démontre l’importance d’introduire de la souplesse dans le récit d’un événement traumatique. Le trauma n’est jamais complètement résolu ; on ne s’en remet jamais complètement. Peut-être, pour ceux et celles d’entre nous qui ont subi un trauma, saurons-nous avec ce livre retourner dans le monde réel avec un peu plus de perspicacité et de lucidité au sujet du phénomène et de la théorie du trauma ? Les récits bibliques de ce livre concernent des femmes et la plupart de romans étudiés sont écrits par des femmes. Les deux derniers chapitres considèrent les récits de viols anciens et contemporains et la violence infligée aux corps et à la psychè féminine en temps de guerre et de paix. Claassens souhaite que la lecture des récits de trauma anciens et contemporains réveille l’activiste intérieur en chacun et chacune de nous et l’amène à faire quelque chose afin de rendre le monde un peu plus sûr, un peu plus juste, un peu meilleur.

Au plan formel, l’ouvrage est bien structuré et respecte de façon cohérente le schéma annoncé au début et consistant à proposer en chaque chapitre la lecture de textes bibliques parallèlement à celle de romans contemporains. Au besoin, l’A. recourt aux termes hébreux pour mieux éclairer la signification des termes. Sur le fond, ce livre est d’une importance majeure sur le lien entre trauma et féminisme. Mais il peut inspirer aussi la considération d’un trauma non lié aux violences vécues par les femmes. Ce livre est à recommander à des personnes en recherche de pistes de rétablissement à l’égard d’un trauma individuel ou collectif. L’herméneutique développée ouvre des voies novatrices en démontrant la fécondité de la mise en relation de récits bibliques avec des récits contemporains sur une même thématique.