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Ce collectif rassemble des contributions proposées lors d’un colloque du même nom que le livre, tenu à l’Université de Genève en septembre 2018. Le volume est divisé en trois parties : 1) les méthodes et approches historiques, 2) les méthodes et approches socio-littéraires, et 3) l’articulation de l’exégèse et de l’interprétation.

La première section intéressée directement au rapport à l’histoire est constituée d’un article de Simon Butticaz sur l’anthropologie culturelle et le Nouveau Testament et d’un article de Priscille Marschall sur la cartographie sonore. Butticaz introduit de façon claire les concepts d’honneur et de honte comme normes ou valeurs présupposées dans les cultures méditerranéennes. Il met en évidence des implications pour la formation de l’identité d’une personne au sein d’un réseau social. Il propose l’exemple des communautés pauliniennes comme des familles symboliques régies par l’honneur et la honte. La contribution de Marschall est une critique de certains des critères utilisés pour déterminer les « côla » et « periodoi » selon l’approche développée par Margaret Ellen Lee et Bernard Branden Scott dans Sound Mapping in the New Testament, 2009.

La plus grande partie du volume concerne les analyses socio-littéraires. André Wénin utilise les concepts narratifs de suspense, de curiosité et de surprise développés par Sterberg et Baroni pour décrire le récit du mariage de Jacob (Gn 29,1-30)[1]. Sonja Amman utilise une adaptation pour les études bibliques d’une analyse du discours basée sur la sociologie de la connaissance[2]. Ainsi, les textes bibliques ne sont pas vus comme des témoins d’événements historiques, mais comme une construction discursive de la réalité. L’article de Claude Calarme interroge également le discours à partir d’une pragmatique post-structurale pour faire émerger les effets esthétiques, affectifs et pratiques provenant d’un contexte socio-historique précis. Cet article présente une application sur les hymnes homériques sans préciser ce qui pourrait être transféré aux études bibliques. Ceci, cependant, est fait par Chen Dandelot qui utilise l’approche de Clarme sur Ha 2,20. Il souligne la distinction entre ce qui est énoncé, l’instance d’énonciation et les stratégies énonciatives. Un deuxième binôme propose une théorie et une application biblique : Christophe Monnot réalise une analyse sociologique d’un récit biographique d’une femme souffrante tandis que Luc Bulundwe en propose une application biblique sur 2 Tm 1. Une très brève contribution de Nathalie Piégay résume la typologie de l’intertextualité de Gérard Gennet ainsi que l’intertextualité interdiscursive de Bakhtine. L’article de Fernand Salzmann travaille également l’intertextualité en s’intéressant à l’appropriation littéraire du Cantique des cantiques par le poète Louis Aragon.

La dernière partie du livre est constituée de deux apports herméneutiques particulièrement intéressants. Valérie Nicolet présente les approches théoriques et critiques féministes et queer comme un développement de l’exégèse historico-critique, dans un mouvement qui va de Rudolf Bultmann à Judith Butler. Elle donne également un court exemple d’une interprétation féministe et queer de l’onction de Jésus par une femme en Lc 7,36-50. Le livre se termine par la description d’une expérience sur un groupe réel de lecteurs. Innocent Himbaza a présenté aux participants les trois versions (massorétique, samaritain et LXX) des premiers voyages d’Abram (Gn 11,26-12,9). Il a recueilli plus de 80 questions soulevées à propos de cette vision synoptique d’un texte biblique. Cette description d’une séance de travail avec de « vrais » lecteurs est rafraîchissante. Himbaza s’intéresse au rapport entre ses questions et les méthodes – synchroniques et diachroniques.

Ce n’est peut-être pas une coïncidence que dans ce colloque tenu en Suisse, reconnue pour sa neutralité politique, les chercheurs n’explicitent pas leurs propres situations sociales, perspectives politiques, sexe, croyances ou valeurs qui pourtant affectent leurs interprétations. La plupart des contributions de ce volume cherchent à renouveler l’exégèse comme pratique objective. Une exception importante : Valérie Nicolet propose une perspective critique ou théorique qui résiste à l’universalisation de la position interprétative blanche, européenne, hétérosexuelle, bourgeoise, supérieure, habituellement qualifiée « d’objective ». Nicolet se réfère à Sarah Parks qui constate la frontière conceptuelle imperméable entre les approches marquées par les enjeux idéologiques et les approches traditionnelles qui placent les approches féministes, queer et postcoloniales dans une posture de marginalité. Contre la neutralité observée dans la presque totalité de ce volume[3], je ne peux que citer Parks à mon tour : « The claim to undertake historical work from a “neutral” or “unbiased” standpoint is problematic at best, and violent at worst. Scientific neutrality is not only impossible, but also unethical[4]. » Le chapitre de Nicolet n’est qu’une exception dans ce volume qui, dans son ensemble, continue de présenter les exégèses féministe, queer et postcoloniale comme des perspectives marginales.

Une prise de conscience importante dans notre domaine est venue par les études féministes qui ont su déceler les aspects patriarcaux de l’interprétation biblique par de vraies lectrices, leurs valeurs et leurs luttes. La présentation d’Elisabeth Schüssler Fiorenza comme présidente de la Society of Biblical Literature (SBL) en 1987 est reconnue comme un moment charnière à partir duquel il n’était plus possible de viser l’extraction objective du sens original d’un texte sans se préoccuper des effets éthiques de l’interprétation biblique[5]. Elle a montré les biais masculin, hétérosexuel, européen et blanc des études bibliques qui, souvent inconsciemment, poursuivent un projet patriarcal et colonialiste.

Plus récemment, la présentation d’Adele Reinhartz, en tant que présidente de la SBL en 2020, ajoute que les normes de l’exégèse développée en Europe du XVIIIe au XXe siècle sont encore présentes dans l’académie et doivent être revues et corrigées puisqu’elles ont été façonnées dans une prétention à l’objectivité cachant des présupposés racistes[1]. Alors que Schüssler Fiorenza signalait l’apport du féminisme pour l’exégèse, Reinhartz oriente le regard vers les modèles herméneutiques de l’interprétation biblique afro-américaine pour que l’ensemble des experts bibliques bénéficient de l’apport de personnes qui ont été marginalisées par notre domaine d’étude. Les interventions de ces deux présidentes de la SBL invitent à un regard critique sur les discriminations structurelles et les dynamiques de pouvoir au sein des études bibliques. Malheureusement, ces perspectives n’ont pas trouvé une juste place au sein du collectif de Bulundwe, Dandelot et Butticaz. Le volume compte des contributeurs d’origines non européennes, mais qui utilisent des méthodes exégétiques occidentales sans se demander comment ils contribuent inconsciemment à une certaine forme de colonialisme.

Dans l’ensemble, ce livre est clair, bien organisé, rempli de références abondantes en français, en allemand et en anglais. L’introduction de Luc Bulundwe, Simon Butticaz et Chen Dandelot est un état de la question utile pour poser la question de la pluralité des méthodes et des approches. Ces auteurs présentent la pluralité méthodologique dans un rappel historique invitant les lecteurs à retourner aux origines de l’exégèse pour poursuivre un virage herméneutique. J’utiliserai cette introduction dans mon cours d’herméneutique même si je ne suis pas convaincu que la critique historique est “primus inter pares” (19). Un seul livre ne peut pas tout faire. Celui-ci concerne un monde exégétique diversifié d’un point de vue européen qui valorise la recherche historique sur les textes bibliques. C’est une entreprise valable, mais elle pourrait inconsciemment contribuer à la marginalisation d’autres voix importantes pour renouveler notre domaine d’étude.