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La Bible a été écrite par des hommes et très souvent interprétée dans une optique masculine. Cette tendance interprétative domine même les récits dans lesquels des femmes sont personnellement impliquées. Or, une telle approche ne permet pas d’exploiter la richesse des récits bibliques puisque ceux-ci sont examinés d’une manière partielle et partiale. C’est la raison pour laquelle une lecture attentive aux figures féminines de la Bible s’avère pertinente. Prenant comme exemple Genèse 38 et Genèse 39, nous chercherons à comparer les deux personnages féminins que sont Tamar et la femme de Potiphar en prêtant une attention particulière à la thématique de vulnérabilité.

Gn 38 et Gn 39 peuvent être lus en parallèle à partir d’une perspective masculine[1]. Ces deux chapitres parlent de deux hommes qui font face à un tournant décisif dans leur vie, en dehors de leur pays natal. Dans les deux cas, un fils de Jacob, par suite d’une « descente »[2], est personnellement impliqué dans une affaire avec une femme étrangère et est profondément transformé par une rencontre peu conventionnelle. L’expérience avec la femme aidera chacun à devenir les protagonistes de la réconciliation familiale (Gn 43-45)[3]. En succombant à la séduction de Tamar, Juda apprend qu’il faut être courageux pour surmonter la peur de la mort afin de réaliser le désir de vie. Il apprend aussi à assumer sa responsabilité personnelle même dans la situation où l’honneur est remis en question. Quant à Joseph, en résistant à la séduction de la femme de son maître, il apprend à renoncer à la première place. En effet, au début du récit, lorsque Joseph est encore dans sa famille, il raconte son rêve à ses frères qui l’interprètent comme la prédiction d’un pouvoir futur (37,6-8). Par la suite, il fait connaître son deuxième rêve aussi bien à ses frères qu’à son père. Celui-ci comprend le rêve comme un désir de domination de la part de Joseph (37,9-10). Les deux rêves que Joseph raconte laissent entendre qu’il est supérieur à tous les membres de la famille patriarcale. Toutefois, après s’être perdu sur la route alors qu’il est à la recherche de ses frères, Joseph, à la suite de l’intervention de l’homme mystérieux, sait où se trouve sa juste place : il « alla derrière ses frères » (37,17). Il prend donc la place qui est la sienne puisqu’il est plus jeune qu’eux[4]. Ensuite, Joseph fait l’expérience d’être rejeté par les siens quand les frères enlèvent sa tunique, une marque de l’amour préférentiel que lui voue leur père, avant de le jeter dans une citerne au désert. De la fosse, Joseph est hissé et vendu en Égypte comme un esclave. Il est possible que l’expérience du rejet change la perception de Joseph quant à sa place parmi les personnes qui sont autour de lui. Lorsqu’il est dans la maison de Potiphar, un fonctionnaire de Pharaon, c’est la femme qui lui offre la première place ; mais Joseph n’en veut pas. Il refuse de dormir avec la femme de son maître, donc de prendre la place de celui-ci[5]. Dans son intervention, il encourage la conjointe à renoncer à la convoitise en montrant son respect pour le maître et son désir d’entretenir une juste relation avec lui[6].

Comme nous le voyons, le lien entre le chapitre 38 et le chapitre 39 peut être établi à travers l’observation des personnages masculins. Il peut aussi être examiné via les initiatives menées par les femmes concernées. C’est l’objectif de notre contribution. Dans les pages qui suivent, nous chercherons à montrer le contraste entre Tamar et la femme de Potiphar. Par une lecture narrative, nous dégagerons 1) la similitude et la dissimilitude entre les deux femmes et 2) leur réaction à la vulnérabilité. Notons ici que le terme « vulnérabilité » peut être compris à la fois comme une faiblesse intrinsèque et un risque au niveau relationnel ou situationnel[7]. La première signification « correspond à un manque, à une absence de solidité, quelles que soient les circonstances ». Quant à la deuxième, elle renvoie au fait d’être susceptible d’être blessé parce que nous nous trouvons « dans une situation qui nous expose à un risque »[8]. À notre avis, c’est le deuxième sens qui correspond le mieux à l’état de vie de Tamar et de la femme de Potiphar.

Au fil du récit, nous constatons que les deux personnages féminins se trouvent dans une situation de grande vulnérabilité. La première femme est chassée de sa belle-famille avec une fausse promesse qui pourrait entraîner la disparition du nom de son mari sur la terre. La deuxième est frustrée de voir son désir éconduit par un serviteur devenu assistant de son mari. Mais leurs comportements sont tout à fait différents. Tamar est allée jusqu’au bout de sa fragilité afin d’aider Juda, son beau-père, à assumer la sienne. Quant à la femme de Potiphar, devenue vulnérable après l’échec d’une tentative de séduction, elle est allée jusqu’au bout de sa méchanceté pour accuser Joseph de son propre désir. Les deux manières de réagir donnent deux résultats différents. La conduite de Tamar est reconnue comme juste par Juda. Par contre, la fausse accusation de la femme de Potiphar enferme une personne innocente en prison. En examinant les différences entre ces deux attitudes, nous espérons pouvoir montrer que, selon notre réaction, la vulnérabilité peut avoir un effet positif ou négatif. Elle peut être force de vie et source de compassion si nous sommes attentifs à la souffrance et à la peur des autres en vue de les aider à s’en sortir ; elle peut aussi être cause de méchanceté si nous cherchons à accuser les autres de notre propre faute pour écarter notre responsabilité[9].

Avant d’analyser le contenu de Gn 38 et de Gn 39, considérons leur structure respective. Ainsi se présente celle de Genèse 38 :

  • A. Le mariage de Juda et la naissance de ses fils (38,1-5)[10]

    • B. Le mal est puni

      • a. Le mariage de Er avec Tamar, sa mauvaise action et sa mort (38,6-7)

      • b. Le contact entre Onân et Tamar, sa mauvaise action et sa mort (38,8-10)

        • C. L’expulsion de Tamar (38,11)

          • D. La mort de la femme de Juda et le déplacement de celui-ci (38,12)

            • X. L’action de Tamar (38,13-14)

          • D’. Juda couche avec Tamar qui est enceinte de lui (38,15-18)

        • C’. Le retrait de Tamar (38,19)

    • B’. La justice est faite

      • a. Juda cherche à payer la prostituée pour reprendre les gages (38,20-23)

      • b. Juda confesse son péché et reconnaît l’innocence de Tamar (38,24-26)

  • A’. La fécondité de Tamar et la naissance de ses fils (38,27-30)

Comme il ressort de ce schéma, l’action de Tamar se situe au centre de Gn 38 : « Elle enleva ses vêtements de veuve de sur elle, se couvrit avec un voile, s’enveloppa et s’assit à l’entrée d’Énaïm. » (v. 14) Cette action est précédée par l’expulsion de Tamar (C) et la mort de la femme de Juda ainsi que le déplacement de ce dernier (D). Si la mort de la femme de Juda annule la possibilité d’avoir un nouveau membre pour la famille, les relations entre Juda et Tamar ouvrent une nouvelle porte à la vie (D’). Le retrait de Tamar (C’) correspond à son expulsion bien que, la seconde fois, son action soit volontaire. Quant à l’innocence de Tamar, reconnue par Juda (B’), elle s’oppose aux actions mauvaises commises par Er et Onân et que leur père ignore (B). À la fin du récit, deux fils naissent pour Juda (A’), qui remplacent les deux qu’il a perdus au début du récit (A). Gn 38 est donc structuré de manière à mettre en relief l’action d’un personnage féminin. Il en va ainsi pour Gn 39.

  • A. La présence divine comme cause de la réussite de Joseph dans la maison de Potiphar (39,1-3)

    • a. Le Seigneur fut avec Joseph (39,2a)

    • b. Le Seigneur faisait réussir tout ce que Joseph entreprenait (39,2bc-3)

      • B. La confiance du maître et sa non-action (39,4-6ab)

        • C. Joseph face aux tentations persistantes de la femme (39,6c-10)

          • X. La convoitise de la femme de Potiphar en action (39,11-12)

        • C’. Joseph face aux accusations pernicieuses de la femme (39,13-18)

      • B’. La colère du maître et son action (39,19-20)

  • A’. La présence divine comme cause de la réussite de Joseph dans la maison de la rotonde (39,21-23)

    • a. Le Seigneur fut avec Joseph (39,21)

    • b. Le Seigneur faisait réussir tout ce que Joseph entreprenait (39,23)[11]

Comme on peut le constater, le tournant de Gn 39 implique l’action de la femme de Potiphar. Face au refus catégorique et répétitif de Joseph, la femme joint le geste à la parole : « elle l’agrippa par son vêtement en disant : “Couche avec moi !” » (v. 12). Cette action est précédée par des sollicitations persistantes de la part de la femme, sollicitations auxquelles Joseph fait la sourde oreille (C), et elle est suivie par deux fausses accusations portées par la femme devant les hommes de la maison et devant le mari (C’). La séduction de la femme se situe également entre les deux moments où est souligné le rôle de son mari. Il est question en premier de la confiance aveugle de ce dernier envers Joseph, un esclave devenu son assistant, à qui il confie la gestion de sa maison (B). Il est ensuite question de son jugement, à la suite duquel Joseph est mis en prison (B’). Bien qu’emprisonné, Joseph redevient l’homme de confiance dans la maison de la rotonde (A’) comme il l’était dans la maison de Potiphar (A) parce que le Seigneur est toujours avec lui.

Après ce bref examen des deux schémas, il devient clair qu’au niveau de la structure, le déroulement de Gn 38 et de Gn 39 tourne autour de l’action de Tamar et de celle de la femme de Potiphar. Quant au contenu, il révèle plusieurs points de convergence et de divergence entre l’expérience des deux femmes.

1. La similitude et la dissimilitude entre les deux femmes

Voyons d’abord les nuances entre le choix de Tamar et celui de la femme de Potiphar. Les deux histoires ont pour sujet la tentation sexuelle pour l’homme et la déception de la part de la femme[12]. Tamar est trompée par son beau-père à propos de son futur mari[13]. La femme de Potiphar cherche à tromper son mari avec l’assistant de celui-ci. Quand Tamar comprend qu’elle a été trompée, elle se déguise en prostituée cherchant à nouer des relations sexuelles avec celui qui l’a trompée. Comme dans le cas de la femme de Potiphar, la proposition sexuelle est faite d’une manière très directe. Mais il y a une différence : la femme de Potiphar exprime elle-même son désir (« couche avec moi »), alors que Tamar suscite le désir de Juda en lui laissant le soin de l’exprimer (« permets, je te prie, que je vienne vers toi[14] »). La plus importante différence réside dans le motif de l’action : la femme de Potiphar cherche à satisfaire son propre désir alors que l’intention de Tamar est de préserver la continuité de la famille[15].

Dans les deux récits, les verbes renvoient à l’action des deux femmes, ce qui n’est pas très courant dans la Bible[16]. Quand Tamar apprit le passage de son beau-père dans la région, « elle enleva ses vêtements de veuve […], se couvrit d’un voile, s’enveloppa et s’assit à l’entrée d’Énaïm » (38,14). Durant la conversation avec Juda au bord de la route, elle se montre une partenaire égale dans le dialogue : à l’expression « et il dit » (trois fois) correspond l’expression « et elle dit » (trois fois)[17]. Et après avoir eu des relations avec Juda, « elle se leva et s’en alla et elle enleva son voile de sur elle et revêtit ses vêtements de veuve » (38,19). Quand Juda la condamne à mort, Tamar envoie quelqu’un à Juda lui demandant d’identifier le propriétaire des gages qu’elle retient.

Quant à la femme de Potiphar, elle lève les yeux vers Joseph, le séduit, lui parle tous les jours. Un jour, elle l’agrippe par son vêtement[18] en répétant la même invitation. Quand Joseph la refuse, elle appelle les hommes de la maison, leur raconte sa version de l’histoire. En attendant le retour de son mari, elle dépose le vêtement de Joseph à son côté. Devant son mari, elle raconte une autre version de l’histoire. Nous y reviendrons. Pour l’instant, nous devons noter que les vêtements assument la même fonction chez Tamar et chez la femme de Potiphar[19]. En effet, en Genèse, les vêtements ont une signification claire et précise pour les hommes. La tunique colorée de Joseph est le signe d’un amour possessif et excessif de Jacob. Elle est aussi un signe d’honneur puisqu’elle « n’exprime pas seulement la préférence que lui accordait son père, mais surtout sa place privilégiée par rapport aux autres frères »[20]. Le geste de déchirer les vêtements est une expression de deuil et de regret pour Ruben (37,29), pour Jacob (37,34) et pour tous les frères de Joseph (44,13). Alors que les vêtements, remplaçables et pouvant prêter à plusieurs interprétations, sont un moyen de manipulation de la part des femmes. Face à une impasse, les femmes de la Genèse doivent utiliser les vêtements avec ruse pour s’intégrer dans un système dont elles sont exclues. Depuis son départ de sa belle-famille, Tamar est négligée en tant que veuve de la maison de Juda. C’est la raison pour laquelle elle enlève le vêtement de veuve en portant un voile, à la manière de Rébecca (Gn 24,65), pour rappeler à Juda qu’il a toujours envers elle l’obligation de lui accorder un époux en vue d’obtenir pour son mari défunt une descendance, selon l’exigence de la loi du lévirat[21]. Cette lecture est possible dans la mesure où la voix anonyme précise justement que Juda est toujours le beau-père de Tamar[22]. Quant à la femme de Potiphar, elle utilise le vêtement de Joseph pour cacher son propre désir et sa propre faute. Elle le montre aux hommes de la maison et puis à son mari pour qui le lien entre le vêtement retenu et l’agression sexuelle s’avère clair et évident dans un contexte donné. Au lieu d’avouer sa faute et d’être renvoyée de la maison, le vêtement lui sert de manipulation, pour que Joseph soit expulsé à sa place. Ainsi, la femme de Potiphar maltraite Joseph afin d’éviter d’être exposée comme vulnérable[23].

Il est aussi à noter que dans les deux histoires, un moment important de l’intrigue survient quand un personnage féminin quitte son statut d’objet pour assumer celui de sujet. Après avoir été un objet transmis de main en main, Tamar devient un sujet lorsqu’elle entre en dialogue avec Juda sur le chemin vers Timna. Quant à la femme de Potiphar, elle est comptée parmi les choses qui appartiennent au maître de maison. En effet, selon Joseph, Potiphar lui donne tout ce qui est à lui, excepté sa femme. Autrement dit, la femme est le seul objet qui n’est pas confié à Joseph. Ainsi, l’incident n’aura pas lieu si la femme se contente de demeurer une possession du maître sans vouloir affirmer son statut de sujet capable de désir[24].

Remarquons aussi que dans les deux histoires, le renversement de situation se passe entre deux personnes : un homme et une femme[25]. Dans les deux cas, c’est la femme qui prend l’initiative, réalise son plan alors que l’homme la quitte en lui laissant des objets qui sont la marque de son identité[26]. Ces objets seront utilisés comme preuves des relations sexuelles[27] et ils vont jouer un rôle très important dans la suite du récit[28]. Tamar garde le sceau, les cordons et le bâton de Juda pour prouver l’identité du géniteur des enfants à naître. La femme de Potiphar garde le vêtement de Joseph pour l’accuser, faussement[29] bien sûr, d’avoir tenté de coucher avec elle. Dans les deux cas, la preuve est présentée par une personne en vue de démontrer la culpabilité d’une autre[30]. Plus précisément, « la pièce de conviction est produite pour démontrer la culpabilité d’un fils de Jacob : celle que Juda reconnaît face à Tamar, et celle que la femme de Potiphar impute faussement à Joseph[31] ».

Comme nous l’avons vu, Tamar et la femme de Potiphar ont leur propre histoire et toutes les deux sont dans une situation vulnérable. Mais leur réaction à la vulnérabilité n’est pas la même. C’est ce que nous allons voir à présent.

2. La réaction des deux femmes à la vulnérabilité

Après la mort de Er et d’Onân, Juda renvoie Tamar à la maison de son père car il pense qu’elle est la cause de la mort de ses deux fils. La peur de perdre le troisième fils empêche Juda de donner Shéla à Tamar. De son propre point de vue, Juda fait face à un dilemme : aimer la vie et garder jalousement son dernier fils signifie la mort de la tribu ; accorder Shéla à Tamar, unique porteuse de vie dans la famille, mais soupçonnée de la mort de deux fils, annonce aussi la fin de la lignée. Quant à Tamar, elle se trouve aussi dans un dilemme de vie et de mort : ne pas agir signifie la fin de la recherche d’une progéniture pour son mari défunt, donc pour toute la famille, tandis que profiter du seul moyen possible à ses yeux, à savoir obtenir un enfant de son beau-père, annonce aussi sa mort, au cas où son beau-père ne reconnaîtrait pas ses actes. Le génie louable de Tamar consiste dans le fait qu’elle implique, dans son propre dilemme, son beau-père, qui est lui-même dans un dilemme identique de vie et de mort[32]. Ici, nous pouvons voir que sa propre vulnérabilité permet à Tamar de comprendre mieux celle de Juda. Elle se met dans la peau de son beau-père pour être plus consciente de la peur qui l’habite afin de trouver une solution. Elle utilise le voile pour tromper davantage la peur de son beau-père que sa personne[33]. Elle prend le risque de mourir plutôt que de laisser la mort envahir la famille tout entière. Même au moment où elle est condamnée à mort par son beau-père, Tamar reste très discrète. Elle envoie quelqu’un apporter à Juda les signes de l’identité du géniteur. Sans obliger son beau-père à reconnaître les gages, Tamar lui présente un choix qu’il peut faire ou pas : « Reconnais, s’il te plaît, à qui sont ce sceau, ces cordons et ce bâton. » (38,25) En prenant sa propre responsabilité et en admettant l’innocence de sa bru, Juda fait rejaillir la vie dans sa famille. Deux enfants lui sont nés. Étonnamment, le Seigneur, qui a rapidement fait mourir Er et Onân à cause de leur mauvaise action, semble approuver le choix de Tamar en lui permettant d’enfanter deux nouveaux membres pour la famille patriarcale[34]. Ainsi, pour Tamar, la vulnérabilité devient force de vie et source de compassion.

Quant à la femme de Potiphar, la vulnérabilité la pousse à aggraver le mal qu’elle commet. En effet, quand Joseph prend la fuite pour éviter le harcèlement de la part de la femme, elle appelle les hommes de la maison pour leur parler de la tentative de viol de Joseph. Il est possible qu’elle compte sur leur témoignage au cas où elle ne pourrait pas convaincre son mari de la culpabilité de Joseph[35]. Et pour avoir en sa faveur les hommes de la maison, la femme suscite la jalousie de leur part. En effet, devant eux, elle dit : « Voyez, il a fait venir vers nous un homme hébreu pour se rire de nous. » (39,14) En utilisant le « nous » et en précisant « un hébreu », la femme laisse entendre que l’hébreu se rit d’eux tous, et pas seulement de la femme. Quelle est son arrière-pensée ? Pour elle, Joseph se rit d’elle quand il tente de coucher avec elle. Mais il se rit aussi des autres Égyptiens parce que, tout hébreu qu’il soit, il surpasse tous les hommes du lieu pour devenir l’assistant de Potiphar[36]. Autrement dit, dans sa version des faits devant les serviteurs, la femme de Potiphar cherche à mettre en évidence la différence entre Joseph, un étranger devenant l’adjoint du chef, et les hommes indigènes qui ne sont que des serviteurs. Une telle différence peut engendrer la jalousie, voire la haine. En passant, la femme évoque la responsabilité de son mari quand elle dit : « Il a fait venir vers nous ». « Ce langage, écrit Alter, est aussi de nature à monter les serviteurs contre le mari qui a introduit parmi eux cette dangereuse présence étrangère[37]. » Ainsi, bien avant le retour de son mari, elle l’accuse d’être responsable de la présence de Joseph qui, selon ce qu’elle invente, cherche à coucher avec elle.

En présence de son mari, la femme continue de parler de sa responsabilité à lui. Cette accusation devient plus claire si nous suivons la ponctuation de la manière suivante : « il est venu vers moi[38], le serviteur que tu as fait venir vers nous pour se rire de moi » (39,17). Comme le texte hébreu ne comporte pas de ponctuation, nous pouvons lire la dernière partie du verset 17 de manière continue[39]. C’est comme si la femme dit à son mari : tu as fait venir le serviteur pour s’amuser de moi. Ainsi, selon la femme, c’est Potiphar qui a fait venir Joseph avec pour objectif de badiner avec elle. Il est donc directement responsable de ce qui s’est passé entre elle et Joseph. De plus, en présence de son mari, la femme ne désigne plus Joseph comme un « homme hébreu », comme elle l’a fait devant les hommes de la maison. Elle parle de Joseph plutôt comme un « esclave hébreu ». Cette nouvelle désignation a pour objectif d’humilier davantage Potiphar. En effet, il est plus humiliant pour un homme de constater que sa femme est violée par un esclave que par un autre homme[40]. C’est ici que la perversité de la femme est à son comble.

Avant de conclure notre travail, reprenons la synthèse dressée par Wénin concernant le contraste entre Tamar et la femme de Potiphar :

Tamar agit pour faire valoir son droit bafoué, et sa séduction, plutôt passive, laisse à Juda une grande marge de liberté (38,14-16). La femme de Putiphar en revanche est mue par sa seule envie ; c’est elle qui mène l’action, ne laissant guère à Joseph que le choix de lui opposer un refus en parole et en acte. Elle ment pour se protéger, et sa supercherie vise à mystifier les autres pour mieux les pousser à l’injustice, mettant son culot au service de sa vengeance. Tamar, au contraire, se dissimule pour tromper les craintes de Juda, et sa duperie vise le rétablissement de la vérité, son audace étant au service de la vie[41].

Conclusion

Tamar et la femme de Potiphar sont donc dans une situation très fragile. Mais leur réaction est différente et la conséquence de leur action ne demeure pas la même. Tamar prend tout le risque sur elle, même le risque de mourir, pour faire naître la vie. Elle est allée jusqu’au bout de la vulnérabilité pour trouver une solution, pas seulement pour elle, mais aussi pour la famille de son mari. Dans sa vulnérabilité, elle pense au bien-être des autres. Plus que jamais, elle cherche à comprendre la cause de la souffrance et de la peur qui paralysent son beau-père. En continuant à respecter sa liberté, elle l’aide à assumer sa responsabilité. Et même au moment où elle est condamnée à mort par son beau-père, elle met sa vie entre ses mains. Avec une parfaite discrétion, elle envoie quelqu’un porter les gages à Juda en lui laissant le choix de les reconnaître ou pas. S’il le veut, Juda pourrait renier les gages et sauver son honneur. Mais la justesse et la justice de Tamar l’emportent. Juda reconnaît qu’elle est plus juste que lui. Il est à noter que la transformation de Juda grâce à la rencontre avec Tamar aura des conséquences dans la suite. Lorsque son père, Jacob, a peur de laisser partir Benjamin en Égypte, Juda fait une intervention salutaire. Plus que quiconque, Juda comprend que la peur peut paralyser tous les désirs de vie. De plus, Juda se trouve dans la même situation que son père lorsque ce dernier refuse de laisser partir Benjamin. En effet, Juda a perdu ses deux fils (Er et Onân) et cherche à tout prix à garder le troisième, précisément le cadet (Shéla). Cela correspond tout à fait à la situation de Jacob puisqu’il perd Siméon et Joseph et a peur de perdre le cadet Benjamin[42]. Grâce à la situation de sa propre famille et étant transformé par sa rencontre avec Tamar, Juda a le courage de parler à son père comme un adulte à un adulte. Contrairement à Ruben qui offre ses deux fils au cas où il ne ramènerait pas Benjamin, Juda est prêt à se porter garant de Benjamin. Cette manière d’assumer la responsabilité personnelle est sans doute une leçon que Juda apprend de sa belle-fille. Cette leçon est encore une fois mise en pratique quand Juda s’offre lui-même à la place de Benjamin. C’est le don de soi de Juda qui pousse Joseph à dévoiler sa vraie identité permettant la réconciliation entre les frères.

Comme Tamar, la femme de Potiphar est dans une situation de vulnérabilité. Toutefois, sa manière d’agir donne lieu à une conséquence différente. Au lieu d’ouvrir par ruse un espace de dialogue, comme l’a fait Tamar, la femme de Potiphar, à cause de son mensonge pernicieux, enferme le monde autour d’elle dans une impasse[43]. Après son échec et afin d’accuser faussement Joseph, elle cherche à semer la discorde dans toute sa maisonnée. Elle dresse les hommes les uns contre les autres. En parlant de Joseph comme d’un étranger devenu l’assistant de son mari, elle suscite la jalousie des hommes de la maison. En désignant Joseph comme un esclave, elle a l’intention d’humilier son mari dont la femme a été violée par quelqu’un de condition inférieure. Au lieu d’assumer sa vulnérabilité en avouant sa faute, la femme crée le désordre dans la famille. À cause de son accusation, un homme innocent est condamné. À la différence de Tamar qui transforme la méfiance en confiance, le mensonge en vérité, la peur de la mort en désir de vie, la femme de Potiphar change la confiance en méfiance, le respect en mépris, la liberté en captivité. Demeurant à jamais anonyme[44], elle est un symbole de trahison, de mensonge et de méchanceté. On se souviendra d’elle seulement dans ce qui est négatif !

De ces deux histoires, nous apprenons que, selon notre réaction, la vulnérabilité peut avoir un effet positif ou négatif. À nous de choisir : suivre Tamar ou la femme de Potiphar. La vulnérabilité est pour tout le monde, mais c’est notre réaction qui fait la différence.