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Yves Congar, dominicain, est certes l’un des grands luminaires théologiques du XXe siècle. Il naquit en 1904, la même année que Bernard Lonergan, John Courtney Murray et Karl Rahner, qui furent tous experts au concile Vatican II. Et si l’on ajoute Hans Urs von Balthasar, né en 1905, on peut sans aucun doute parler d’un temps favorable.
Comme Fouilloux l’écrit (p. 10), son volume est une biographie (dont le sous-titre est Une vie), et non pas une étude de l’oeuvre de Congar, même si l’on y trouve bien des éclairages sur la pensée de l’éminent dominicain. Fouilloux y déploie cependant des analyses et des connaissances bibliographiques qui suscitent l’admiration, comme il l’avait fait comme éditeur dans un recueil autobiographique de Congar, en l’an 2000, dans Journal d’un théologien (1946-1956), livre où il excella tant dans sa présentation générale que dans ses annotations. Quant à l’immense travail qu’est le livre que nous recensons ici, y contribuèrent les nombreuses conversations qu’il eut avec le maître pendant les vingt dernières années de la vie de ce dernier, de même que son accès aux Archives Congar de la province dominicaine de France.
Fouilloux fait remarquer que la vie de Congar est « de l’ordre du roman » (p. 12), avec ses quatre longues périodes d’occupation militaire, de captivité ou d’exil : de 1914 à 1918 à Sedan (en Alsace-Lorraine, région envahie par l’armée allemande), de 1926 à 1939 en Belgique, de 1940 à 1945 lors de son internement en Allemagne, et de 1954 à 1956 à Jérusalem, Rome et Cambridge. En fait, l’ouvrage de notre narrateur comporte un style très souvent romanesque, quoique basé sur ses impressionnantes recherches historiques. Il n’est pourtant pas un « roman à thèse », puisque son auteur ne s’efforce pas de démontrer que Congar aurait raison ou tort : il illustre plutôt abondamment quelles étaient les convictions profondes et dynamisantes de ce dernier. Il le fait excellemment, tout en soulignant les défauts du grand théologien, par exemple son manque de patience, sa non-reconnaissance de ce qu’il devait à certaines personnes, dont Jacques Maritain, son antisémitisme d’avant Vatican II, modéré mais réel.
Après une Introduction, qui justifie la méthode du biographe, le 1er chapitre présente les quatre vocations du père Congar : sacerdotale (comme séminariste, avant d’être ordonné prêtre), dominicaine, ecclésiologique et oecuménique. Le 2e chapitre traite de deux « percées » chez Congar dans les années 1930 : la percée ecclésiologique, avec son livre Chrétiens désunis et l’inauguration de la collection « Unam Sanctam », et la percée oecuménique, en dialogue avec des protestants et des orthodoxes – ces deux percées étant étroitement imbriquées.
Le 3e chapitre parle de la façon dont Congar vécut « la drôle de guerre » (de 1939 à 1940), puis la défaite de la France et son internement en Allemagne (de 1940 à 1945) – deux périodes qui interrompirent ses labeurs intellectuels mais qui lui permirent de découvrir la classe militaire populaire, fort démoralisée ; ce n’est qu’après deux ans d’emprisonnement, soit en 1942, qu’il put reprendre son travail d’éditeur de sa collection « Unam Sanctam », quoique durant à peine quelques mois.
Le 4e chapitre a pour titre « Un second printemps » (de 1945 à 1954) surtout à cause de la notoriété croissante du théologien et des très nombreuses conférences qu’il donne un peu partout, en bonne part sur l’oecuménisme ; c’est durant cette phase qu’il souffre des fortes tensions causées par les nominations de Rome imposées au couvent du Saulchoir (près de Paris) et qu’il publie deux livres très importants, Vraie et fausse réforme dans l’Église et Jalons pour une théologie du laïcat.
Le 5e chapitre raconte comment une fois de plus (du début de 1954 à la fin de 1956) sa production intellectuelle est rendue quasiment impossible. Cela fait partie d’une « purge » imposée aux trois provinces dominicaines de France. Interdit d’enseigner au Saulchoir, Congar entre dans une épreuve de trois ans qui se passe à Jérusalem, Rome et Cambridge ; c’est dans cette dernière ville qu’il se voit privé de tout engagement théologique et qu’il perd le goût d’écrire, de sorte qu’il fait l’expérience d’un véritable affaissement moral et spirituel, sans toutefois perdre la foi, qui au contraire se purifie dans une humble autocritique.
Le 6e chapitre nous renseigne sur le départ de Congar pour Strasbourg en décembre 1956, avec désormais aucune restriction envers ses activités apostoliques sauf pour l’enseignement. Il y refait sa santé mentale et spirituelle, ébranlée par ses trois années d’exil. Fouilloux nous apprend que Congar accepte alors de faire des interventions de culture religieuse ou d’ordre oecuménique, dans l’est de la France et dans le monde germanique. Après l’annonce insoupçonnée d’un concile par le pape Jean XXIII, Congar se met à placer ce que son biographe appelle « des pierres d’attente conciliaires », c’est-à-dire un ensemble de desiderata concernant les tâches futures des pères conciliaires et de leurs conseillers théologiques.
Au 7e chapitre, l’auteur commence par souligner la surprise totale de Congar en apprenant que le pape vient de le nommer l’un des consulteurs à la Commission théologique préparatoire du concile, avec son allié le jésuite Henri de Lubac. Cependant, les réunions préparatoires le laissent ambivalent, étant donné que des théologiens ultraconservateurs y exercent une grande influence. En revanche, dès le début du concile, il se rend compte de sa notoriété et connaît ce que Fouilloux appelle « la gloire du père Congar », qui lui fait recevoir des invitations pour entrevues – qu’il essaie de limiter le plus possible – et pour des participations à des congrès renommés. C’est également pour lui un temps de nombreuses productions, réimpressions et rééditions. Y est mentionné aussi le gros handicap que constitue la maladie de Congar, lequel assume un travail écrasant qu’il poursuit héroïquement ; c’est en effet à bout de forces qu’il terminera son travail au concile en décembre 1965. En outre, envisageant Vatican II comme un concile d’évêques assistés par des théologiens, il admet la nécessité de compromis théologiques et il se montre ainsi un « possibiliste », c’est à-dire « un ferme partisan de ce qu’il est possible de faire à Vatican II tel qu’il est composé, dans la situation qui est celle de l’Église au début des années 1960 » (p. 272).
Le 8e chapitre se divise en trois périodes. D’abord les multiples activités de Congar un peu partout dans le monde, de 1966 à 1967 ; puis un « coup d’arrêt » dû à une angiomatose chronique, nécessitant une hospitalisation de près de deux mois au Chili et en France, accompagnée d’une réduction drastique de locomotion et d’une incapacité d’écrire et de dactylographier, d’où l’inévitable renoncement à presque tous ses voyages ; enfin une modeste reprise de certaines activités, avec beaucoup de temps pour écrire – ce qu’il peut faire grâce à l’aide d’une secrétaire pendant cinq ans. Ce chapitre consacre une vingtaine de pages aux efforts de Congar, l’homme du possible, pour justifier l’essentielle valeur de Vatican II, alors contestée et par la droite et par la gauche, puis une autre vingtaine de pages sur la continuation de son engagement oecuménique et sur l’importance de son ouvrage en trois volumes, Je crois en l’Esprit Saint, suivi, quelques années plus tard, de La parole et le souffle, qui traite des rapports entre le Christ et l’Esprit.
L’Épilogue du volume refait le point sur l’évolution médicale de Congar, qui l’amène à résider aux Invalides, hôpital pour anciens combattants. Fouilloux inclut un bref retour sur sa propre méthode biographique et détaille les propos du vieux théologien sur divers phénomènes dans l’Église catholique, comme la théologie latino-américaine de la libération, sur la mise sous le boisseau de la collégialité épiscopale durant le règne du pape Jean-Paul II, sur les honneurs qui lui furent conférés, dont le cardinalat. Le biographe parle également des ouvrages posthumes du cardinal.
Notons, en terminant, qu’avec 350 pages et un index, le prix de cet ouvrage (22,80 €) est tout à fait abordable et nous pouvons souhaiter que les Éditions Salvator en soient récompensées par une très bonne vente. Le plus important, évidemment, est que de nombreux lecteurs y trouveront la description d’un type de pensée théologique encore valable et nécessaire tant pour les orientaux et les protestants que pour les catholiques.