Abstracts
Résumé
L’image du berger ou de la bergère en train de s’occuper de ses moutons est une image parmi d’autres que l’on peut utiliser pour parler de leadership. Parmi ces autres images, il y a celles de l’artiste, de l’artisan, de l’architecte, du capitaine de navire, du tisserand, etc. Cet article prend pour acquis que ces différentes images peuvent jouer au moins trois sortes de fonctions sémantiques différentes : une fonction référentielle, une fonction expressive et une fonction évaluative. Notre réflexion se concentre sur la métaphore du bon berger et, en s’appuyant sur ces trois catégories, tente de dresser un inventaire des différentes significations possibles de cette image. L’objectif de l’article n’est cependant pas d’être exhaustif. Il voudrait au moins suggérer quelque chose de la richesse de cette métaphore et quels avantages il y aurait à la mobiliser plus fréquemment dans l’étude ou l’enseignement du leadership.
Abstract
The image of the shepherd or shepherdess in the process of taking care of his or her sheep is one image among many that can be used to talk about leadership. Among these other images, are that of the artist, the craftsman, the architect, the ship’s captain, the weaver, etc. This article takes for granted that these different images can play at least three kinds of different semantic functions: a referential function, an expressive function and an evaluative function. Our article focuses only on the metaphor of the good shepherd and, drawing on these three categories, attempts to make an inventory of the different meanings of this image. The aim of the article is not to build an exhaustive inventory of these meanings, however. It is simply to be sufficiently exhaustive to make people realize how rich this metaphor is and what advantages there would be in using it more often to study or teach leadership.
Article body
Introduction
L’image du bon pasteur, gardien de ses moutons[1], est une image parmi d’autres que l’on peut utiliser pour parler de leadership[2] ou de followership, selon que, dans l’utilisation de la métaphore, on focalise l’attention sur les bergers ou les moutons. Parmi les autres métaphores auxquelles on peut penser, il y a par exemple : (i) le leader comme artiste, artisan ou technocrate de la stratégie ou de la structure des organisations[3], (ii) le leader comme architecte du projet collectif entrepris[4], (iii) le leader comme capitaine de vaisseau, le guidant à bon port et, ultimement, vers sa destination[5], (iv) le leader comme tisserand responsable de fabriquer ou de réparer le tissu social qui lie les membres de son équipe ou de son pays les uns aux autres[6], etc.
Comme toutes ces autres images, celle du bon pasteur a pour but :
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de faire référence à différents aspects du leadership, ainsi qu’aux différents acteurs (les leaders et les followers) que l’exercice du leadership met en scène – c’est ce que nous appellerons la fonction référentielle de cette image ;
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de provoquer et donner des mots pour exprimer les différentes émotions que peuvent ressentir (i) des leaders, (ii) des followers ou (iii) des gens qui observent les uns ou les autres de l’extérieur, quand ils prennent conscience de certains aspects de ce que peut impliquer le fait d’être leader ou follower – c’est ce que nous désignerons ici comme la fonction expressive de cette image[7] ;
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de distinguer entre bons et mauvais dirigeants ou subordonnés, ainsi que d’identifier les compétences à posséder pour bien accomplir l’une ou l’autre de ces deux tâches, ce que la métaphore du bon berger exprime en évoquant comme repoussoir la figure du loup, qui rôde constamment autour des bergers et des moutons, les invitant constamment à devenir comme eux, c’est-à-dire : des loups pour l’homme – c’est ce que nous appellerons ici la fonction évaluative de cette image[8].
Dans cette contribution au numéro spécial de Science et Esprit sur les origines, l’utilité et la pertinence de la figure du bon pasteur appliquée au leadership, nous comptons mettre un peu de chair sur chacune de ces trois fonctions de la métaphore. Notre intention, ce faisant, n’est pas d’être exhaustif, l’espace et le temps faisant défaut. Plus modeste, elle consistera à donner au lecteur une vue d’ensemble de la richesse sémantique de l’image du bon pasteur et de ses moutons. Notre espoir est que la lecture de cet exposé soit suffisante pour renouveler l’appréciation qu’on peut se faire de cette image et, ainsi, ouvrir des pistes à travers lesquelles améliorer l’enseignement ou la recherche en matière de leadership.
1. La fonction référentielle de l’image du bon pasteur
Une des caractéristiques intéressantes de la métaphore du bon pasteur est d’être déclinable en plusieurs images différentes et à fonction référentielle variée. Cette métaphore, en effet, ne permet pas seulement de visualiser des bergers et des moutons dans une posture indifférenciée et générique, pour parler de leadership ou de followership. Elle se décline aussi en différentes variantes qui permettent chacune d’évoquer divers aspects :
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de leadership ou de followership entrepreneurial[9], en parlant de bergers et de bergères en train de constituer leur troupeau ou de rassembler un troupeau déjà constitué mais éparpillé au sein d’un pâturage ;
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de leadership stratégique[10], en évoquant l’image de bergères et de bergers en train de guider leur troupeau vers de nouveaux pâturages (ou du bercail aux alpages) ;
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de leadership managérial ou administratif[11], en faisant voir des bergers ou des bergères en train de prendre soin de leur troupeau ;
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de leadership intérieur de soi sur soi, par lequel on arrive à s’autoriser à faire (ou ne pas faire) quelque chose qu’on n’avait pas pensé faire (ou cesser de faire) auparavant et/ou dont on ne se sentait pas l’autorité de faire de son propre chef. Cela conduira à parler de bergers et de moutons intérieurs[12], permettant ainsi d’élaborer une conception pastorale de ce qui n’est présentement abordé, dans la littérature, que sous l’angle de l’empowerment (et donc du pouvoir, power, plutôt que de l’autorité)[13].
L’espace faisant défaut pour traiter en détail de ce que permet chacune des variations de l’image du bon pasteur, nous n’en considérerons ici que deux caractéristiques génériques, communes à l’ensemble des déclinaisons possibles que nous venons d’évoquer.
a) L’image du bon pasteur ne nous fait jamais oublier les moutons
La première des deux caractéristiques que nous allons examiner ici est qu’à la différence des autres images utilisées pour parler de leadership, celle du gardien ou de la gardienne de troupeau ne nous laisse jamais oublier les subordonnés, coéquipiers ou followers (les moutons).
Ceci n’est le cas d’aucune des autres métaphores évoquées dans l’introduction. Les artistes, les artisans, les technocrates, les architectes, les capitaines de navire ou les tisserands peuvent avoir des apprentis ou des employés, mais ils pourraient ne pas en avoir que cela ne changerait rien à ce que l’image tente de signifier. Il est par contre impossible d’imaginer un berger ou une bergère qui n’auraient pas de moutons.
Le mot anglais shepherd, qui correspond à notre français berger, est particulièrement illustratif de cette caractéristique. Ce terme est en effet pénétré de part en part par ce que le pape François appelait l’odeur des brebis[14]. Sa première syllabe, shep, fait référence aux moutons (sheep) pris un à un, et la deuxième, herd, aux mêmes moutons considérés collectivement.
b) La relation entre le pasteur et ses moutons est une relation hiérarchique
L’autre caractéristique générique importante de l’image du bon pasteur est qu’à la différence des autres métaphores, elle ne cache pas la nature hiérarchique de la relation existant entre leaders et followers. Celle-ci disparaît, selon plusieurs théoriciens du leadership, quand on se la représente de façon horizontale plutôt que verticale, ou dans une opposition entre le centre et la périphérie plutôt qu’entre le haut et le bas ou l’avant et l’après. En réalité, ces relations sont toutes, par leur nature même, des modalités de type hiérarchique.
Le fait de ne pas dissimuler le caractère hiérarchique de la relation de leadership-followership est un quasi-corollaire du fait que la métaphore du bon gardien de troupeau ne cache pas l’existence des followers. Le seul fait de prendre conscience qu’il doit y avoir quelque chose qui suit (follow) quand il y a quelque chose qui conduit (lead) fait réaliser du même coup que la relation entre leaders et followers est de nature hiérarchique.
C’est cependant par d’autres signes aussi que l’imagerie du bon pasteur donne à voir le caractère hiérarchique de la relation qui s’exerce entre leaders et followers. Voici deux de ces signes, que nous ne développerons pas ici :
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L’image fait voir les bergères et les bergers comme des êtres doués de parole (des humains) alors que les moutons en sont privés[15] ;
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L’agir associé à l’activité des pasteurs est celui d’un acteur rationnel (homo oeconomicus[16]) alors que celui qui l’est à l’activité des moutons en est un d’acteur mimétique (homo mimeticus[17]) suivant son maître là où il va, en imitant dans ses gestes ce que son maître lui intime de faire[18].
2. La fonction expressive de l’image du bon pasteur
Le fait que cette l’imagerie du bon pasteur ne passe sous silence ni l’existence des followers ni la nature hiérarchique des relations entre leaders et followers explique probablement pourquoi :
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c’est cette métaphore (et pas les autres) qui suscite autant d’émotions, quand on l’utilise en rapport avec le leadership ;
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c’est à cette métaphore (et pas aux autres) que les anarchistes de gauche comme de droite[19] s’en prennent quand ils veulent critiquer la pertinence ou la légitimité de toute hiérarchie en critiquant la pertinence et la légitimité du pastorat[20].
L’espace nous manque pour examiner en détail les arguments de l’anarchisme contre la métaphore du bon pasteur. Nous nous limiterons à donner une idée un peu plus précise des émotions provoquées par celle-ci. Elles ne sont pas tant créées par l’image elle-même, bien évidemment, que par la relation de cette dernière aux phénomènes de leadership, de followership, de pastorat et d’ordre hiérarchique que cette métaphore – à la différence des autres utilisées à propos de leadership – ne cache jamais sous le tapis.
a) Les émotions positives provoquées par l’imagerie du pasteur et de ses moutons
Du côté des émotions positives, la métaphore du bon pasteur provoque et permet d’exprimer :
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les sentiments de possession que les plus généreux des bergers ou des bergères ressentent à l’égard de leurs moutons, et qui relèvent plus nettement de la passion amoureuse que de la thésaurisation proprement dite, tant ces émotions sont fortes et témoignent d’une reconnaissance des moutons comme la chair de leur chair, plutôt que comme de simples étrangers sous leur charge[21] ;
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le sentiment de bien-être que les followers peuvent éprouver quand ils se sentent guidés et gardés par un berger ou une bergère en qui ils ont totale confiance[22].
b) Les émotions négatives provoquées par l’imagerie du pasteur et de ses moutons
Du côté des émotions négatives, on trouve :
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le mélange d’angoisse et de culpabilité que les moutons, les agneaux ou les brebis peuvent ressentir après avoir quitté le troupeau ou avoir été forcés de fuir leur gardien[23] ;
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la colère que des followers peuvent éprouver à l’égard de leurs leaders s’ils en viennent à penser que ces derniers ont utilisé leur position d’autorité pour les exploiter, voire les détruire psychiquement[24] ;
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le dépit de soi face à son propre appétit de servitude volontaire[25], de régression infantile[26] ou de mentalité de troupeau[27] ;
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l’aversion a priori à l’égard de personnes qui se comportent comme des moutons[28] ou de simples « suiveux »[29] – alors même qu’on peut ressentir soi-même l’attrait de ces mêmes comportements quand on est en confiance, ou séduit par une idée ou un leader particulièrement inspirant ;
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la crainte généralisée – puisque le pouvoir corrompt et qu’il faut rester critique face à lui – qu’« un peuple de moutons finit par engendrer un gouvernement de loups[30] ».
Le manque d’espace nous impose d’arrêter ici notre inventaire. Celui-ci doit suffire pour soutenir les deux propositions suivantes.
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Il n’existe probablement pas beaucoup d’autres images du leadership capables de susciter autant de réactions émotives dans toutes les directions que celle du bon pasteur.
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Loin de constituer un argument à charge contre celle-ci, cette propriété de l’imagerie pastorale est au contraire un de ses atouts les plus importants pour enseigner le leadership. La diversité des émotions que l’image du leader comme gardien de moutons permet de provoquer et d’exprimer se prête en effet particulièrement bien au genre de jeu parabolique qui caractérisait la façon d’enseigner de Jésus. Sur le plan émotif, elle fonctionne en effet comme une espèce de test de Rorschach. Cette caractéristique de la métaphore du bon pasteur permet donc à qui s’en sert d’enseigner le leadership en provoquant intentionnellement ces réactions chez son auditoire. L’expression de ces réactions elles-mêmes pourra alors servir à élargir la palette émotive de chacun et à approfondir ce à quoi l’image parabolique fait allusion.
3. La fonction évaluative de l’image du bon pasteur
La troisième fonction à laquelle l’imagerie du bon pasteur peut servir, en rapport avec le leadership, consiste à fournir un critère d’évaluation :
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pour juger si tel individu est vraiment un bon berger (un bon leader), ou un bon mouton (un bon follower) ;
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pour identifier et définir les dispositions d’esprit et les compétences pratiques permettant le bon exercice de chacune de ces deux fonctions.
a. « Le » critère qui permet de distinguer entre bons et mauvais bergers et bergères, ainsi qu’entre bons et mauvais moutons
C’est par l’introduction de la figure du loup qu’est fourni le critère d’évaluation de la métaphore du bon pasteur.
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Un bon pasteur, dit l’image, ne se transforme pas en loup quand on lui donne de l’autorité ou du pouvoir ou qu’il gagne par lui-même en autorité ou en pouvoir.
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Un bon mouton, quant à lui, n’est pas rempli d’un tel degré de ressentiment à l’égard du rôle dans lequel il se trouve cantonné qu’il en vienne à rêver de devenir lui-même un loup, ne serait-ce que pour se protéger de façon préventive, dans sa crainte que les leaders, eux, ne le soient ou ne le deviennent[31].
Tentons maintenant de nommer plus précisément et sans images ce qui se cache derrière cette opposition entre les loups, d’une part, et, de l’autre, les bons pasteurs et leurs agneaux.
La clé est dans la cause qu’on attribue à la légitimité, c’est-à-dire à ce caractère des relations de pouvoir qui transforme la force en droit et l’obéissance en devoir, pour parler comme Jean-Jacques Rousseau[32].
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Selon Max Weber, c’est l’habitude d’être dominé qui transforme les relations de pouvoir en relations d’autorité légitimes. Et ce sont ces relations de pouvoir ainsi transformées que Weber appelle des dominations[33].
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Les penseurs grecs de l’Antiquité ne concevaient pas ainsi les choses. Ils croyaient que, parallèlement aux relations de pouvoir existant au sein de toute société humaine, les régimes politiques se caractérisent aussi par la présence de relations de confiance et d’amitié entre dominants et dominés. C’est ce dernier type de relations qui, pour eux, permettait de transformer en relations d’autorité légitime ce qui, sans la présence de cette confiance (en anglais trust) et de cette amitié n’aurait relevé que des relations de pouvoir et, dans le pire des cas, de la violence[34]. C’est la présence de ces relations de confiance, de souci de l’autre et d’amitié entre dominants et dominés qui, selon eux, éviterait à la monarchie de devenir tyrannie, à l’aristocratie de devenir oligarchie ou à la démocratie de devenir démagogie. Ajoutons à cela quelque chose qui se trouve implicite dans ce type de pensée : le pouvoir lui-même n’arrive pas à produire de la légitimité mais, au mieux, que de l’habitude. C’est l’amitié et la confiance, qui sont plus que la simple accoutumance, qui confèrent la légitimité et qui transforment la force en droit et l’obéissance en devoir véritable.
b. Le genre de compétence à posséder pour être bon berger ou bon mouton
Platon appelait courage ou vertu du coeur celle qu’il exigeait des gardiens de sa Kallipolis.
On se représente trop souvent cette vertu en termes de courage physique. Cela tient au fait qu’on envisage trop exclusivement les gardiens de Platon comme l’équivalent des Jedi de Star Wars, c’est-à-dire comme des soldats de la bonne cause, gouvernant leur peuple avec ce qui constitue peut-être le bon côté de la force, mais qui reste tout de même de la force. Or la coloration pastorale que donne Platon au concept de gardien dans Le Politique montre les limites importantes à ne concevoir le courage qu’en termes soldatesques. Car ce n’est pas sur le métier de soldat que Platon sent le besoin d’écrire un dialogue pour parler de ce mélange de savoir et de savoir-faire royal qui permet aux gardiens de sa Kallipolis d’être de bons gardiens. C’est plutôt sur le métier de gardiens de troupeaux – puis de tisserands de la laine des moutons – que disserte le philosophe. Cette façon d’envisager ce qui constitue un bon gardien a pour effet de faire évoluer la compréhension de ce qu’est pour Platon le véritable courage. Cette évolution doit s’opérer dans la ligne de ce qu’on appelle aujourd’hui le care, en empruntant ce terme à l’anglais pour désigner le souci d’autrui.
En ajoutant à ce concept de care l’idée commune à tant de cultures que l’ombre[35] de tout gardien de troupeau est le loup, notre idée du courage se radicalise encore davantage. Elle parle toujours d’une mobilisation de nos appétits irascibles (selon les termes de Platon) pour surmonter la peur ou l’apathie qui nous empêcherait autrement de lutter contre certains dangers extérieurs. Mais la peur et l’apathie contre lesquelles appelle à lutter l’image du bon pasteur, dans l’Évangile selon s. Jean, ne portent plus seulement sur ces dangers extérieurs. Elles portent aussi, sinon surtout, sur des désirs intérieurs de vouloir être des loups, et qui prennent la forme de ce fameux désir de toute-puissance dont parle la psychanalyse kleinienne, de concert avec l’envie et le ressentiment provoqués par l’incapacité de pouvoir l’exercer. Ceux de nos désirs intimes qui relèvent non pas de la toute-puissance mais de ce qui nous fait aimer l’Arcadie et son univers pastoral ne peuvent que s’indigner et se rebeller devant tout déploiement de ces appétits. Et ce qui cherche alors à être protégé, derrière cette indignation, c’est le foyer, la domus, la légitimité des relations de pouvoir et, derrière tout cela encore, la possibilité même de l’amitié et de la confiance, d’un minimum de paix véritable.
Cette conception particulière du courage qui semble exigé des vrais bergers se trouve formulée en des termes extrêmes dans l’évangile de Jean : « Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis » (10,11). La vertu du pasteur consisterait, dans ces cas extrêmes, à savoir se sacrifier lui-même plutôt que de voir sacrifiés autrui et la relation à autrui, plutôt que de devenir un loup pour l’autre. La vertu qui rend les pasteurs bons consisterait en somme à préserver d’abord les liens de confiance et d’amitié à l’égard d’autrui.
Qu’en est-il maintenant des compétences à posséder pour être, non plus un bon pasteur, mais un bon mouton, un bon disciple, un bon follower ? De nouveau, quelque chose s’en trouve suggéré dans l’Évangile, cette fois dans ce que rapporte Matthieu des instructions de Jésus à ses disciples lors de leur envoi en mission : « Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Montrez-vous donc prudents comme les serpents et simples comme les colombes » (Mt 10,16)
Dans cette perspective, le vrai courage consisterait dans une combinaison des trois éléments suivants.
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Une acceptation courageuse de la condition humaine, selon laquelle le grand oui à la vie dont parle Nietzsche[36] ne saurait consister à dire oui à n’importe quel instinct ou à seulement accepter d’avoir été jeté là et condamné dès lors à ex-ister comme on peut et comme on veut[37]. Il s’agirait plutôt de savoir faire confiance à cette sorte particulière d’instinct qui pousse à accepter d’être un agneau parmi des loups – des loups qui sont tout autant autour de nous qu’en nous –, ce que l’Évangile appelle « avoir la foi ». Une acceptation de la condition humaine représentée ici par l’image du mouton qui accepte de vivre parmi les loups plutôt que de fuir dans un monde fantaisiste qui n’existe pas ou de nier le désir d’Arcadie tout autant que le désir de toute-puissance.
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Une façon d’avoir la foi[38] qui ne soit pas dépourvue de stratagèmes, quand il le faut, qui ne soit pas sottement naïve ou téméraire mais au contraire aussi rusée qu’il le faudra ainsi qu’empreinte de prudence et de sagacité.
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Une façon d’être rusé, prudent et sagace qui soit toute aussi innocente d’arrière-pensées mesquines que de « grandiosité » narcissique. L’image de la colombe est utilisée ici comme symbole de cette façon d’être rusé, prudent et sagace. La colombe, c’est en effet dans la Bible l’animal qui apporte la paix, la branche d’olivier qui signifie la fin du déluge et, avec cette sortie de catastrophe, la réconciliation et le pardon mutuel du ciel avec la terre, sous la forme de l’arc-en-ciel.
Conclusion
La métaphore du bon berger n’est qu’une métaphore parmi d’autres pour parler de leadership et de followership. Après en avoir relevé les avantages, évoquons brièvement en conclusion quelques-unes de ses limites.
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Comment créer les étincelles et les braises de légitimité sur lesquelles souffler, quand celles-ci semblent introuvables ?
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Comment faire face aux loups quand ils sont en si grand nombre ou d’une telle vigueur militante que, pour faire face à la situation[39], le travail du berger et les réflexes habituels des moutons ne fonctionnent plus ?
Dans le premier cas, les théories de la créativité et les métaphores du leader artiste ou architecte auront plus à nous apprendre que la métaphore du bon pasteur, tout comme des concepts philosophiques comme ceux d’événement ou de rencontre, pour ne parler que de ceux-là.
Dans le second cas, ce ne sont pas les conseils qui manquent. La science politique moderne s’est en effet presque constituée sur le refus machiavélien de l’éthique pour ne considérer le pouvoir et son exercice qu’à l’état pur, objectivement et froidement. Ceci est tout aussi vrai de ces questionnements de gauche de la pensée politique critique que du cynisme de droite auquel la théorie de la circulation des élites de Vilfredo Pareto a donné une expression classique.
La vérité est qu’aucune métaphore, et probablement aucun concept ou théorie, n’arriveront à rendre compte à eux seuls de la complexité de phénomènes humains comme ceux de leadership et de followership. Il faut savoir prendre son miel là où il se trouve, et sans s’imaginer que la ruche où l’on en a trouvé est la seule qui existe ou que le miel qu’on y a dégusté en est la seule sorte.
Cette réflexion n’avait pas comme but d’encourager à prendre parti pour la métaphore du bon pasteur à l’encontre d’autres images, théories ou concepts qui peuvent aussi être employés pour parler symboliquement du leadership. Son objectif était plutôt d’attirer l’attention des spécialistes en études du leadership sur les richesses d’une métaphore qu’ils ont trop souvent tendance à négliger ou à rejeter trop rapidement du revers de la main.
Appendices
Notes
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[1]
Nous emploierons ici comme synonymes les expressions d’image du berger faisant paître son troupeau, de bon pasteur, de bon berger, de gardien de troupeau, etc. La seule raison pour laquelle nous varierons les formules est d’éviter les répétitions plutôt que d’exprimer des significations différentes ou des nuances de sens particulières. Par ailleurs, et pour éviter des redites inutiles, nous parlerons souvent de leadership pour faire référence non seulement à ce phénomène mais à celui aussi de followership et de bergers pour faire référence aussi aux bergères et aux moutons qui les suivent.
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[2]
Nous définissons ici le leadership comme la capacité d’exercer l’autorité formelle, quand on se la voit confier, ou d’exercer (voire de créer de toute pièce) cette autorité (qu’on appellera alors informelle, pour la distinguer de la précédente), là où rien de ce genre n’aurait été exercé ou créé sans notre initiative. Pour ce qui est du followership, nous le définissons comme la capacité d’accepter d’être dirigé par quelqu’un (followership formel), voire d’être séduit et inspiré par une personne ou quelque chose (followership informel), une autorité quelconque, à la suite de laquelle le follower accepte de se mettre. Nous distinguons l’autorité du pouvoir de la façon suivante : l’autorité peut être une source de pouvoir, mais elle n’est pas la seule et elle peut exister sans vraiment conférer aucun pouvoir particulier à qui s’en réclame. Comme autre source de pouvoir, qu’on pense à la force, à l’information, à la position sociale, aux contacts que l’on possède, etc. Et comme exemple de possession d’autorité qui ne confère pas de pouvoir pour autant, (i) qu’on pense au eppur si muove de Galilée, qui marquait bien toute l’autorité scientifique dont Galilée se réclamait au moment même où l’incapacité de cette autorité de lui conférer du pouvoir pour échapper à ses juges apparaissait aussi le plus nettement ; (ii) qu’on pense aussi à l’autorité que conféraient les voix de Jeanne d’Arc, face à ses juges, une autorité dont la nature est différente de celle dont Galilée se réclamait, mais qui ne lui donnait pas plus de pouvoir que la science en donnait à Galilée). Un dernier point à souligner est qu’à la différence des autres sources qui peuvent conférer du pouvoir (la force, l’information, les réseaux, etc.), seule l’autorité confère de la légitimité au pouvoir qui s’en réclame. C’est l’autorité qui transforme le simple commandement en véritable leadership, et la simple obéissance en véritable followership. En ce sens, on pourrait dire que, dans la mesure où la direction d’une entreprise force les dirigeants à exercer parfois du commandement et parfois du leadership, on ne saurait pour autant confondre les deux. Le commandement peut être légitime, s’il s’exerce dans le cadre d’une autorité formelle, mais il atteint rapidement ses limites si celui qui commande n’a pas d’autre capacité à exercer cette autorité formelle que le pouvoir que la position lui confère, d’où l’importance du leadership. Par ailleurs, un subalterne peut n’avoir d’autre choix que d’obéir, auquel cas il n’est pas vraiment un follower, pouvant reconnaître l’autorité qui lui demande d’obéir. Dans ce cas, cette obéissance, même quand elle s’accomplit avec bien des réserves, contient une part de followership, une part qui deviendra d’autant plus grande que la reconnaissance et l’inspiration venant de l’autorité commandant l’obéissance sera grande.
-
[3]
Patricia Pitcher, Artists, Craftsmen and Technocrats : The Dreams Realities and Illusions of Leadership, Toronto, Stoddard Publishing, 1996.
-
[4]
Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle (« Folio »), Paris, Gallimard, 2000, notamment le passage célèbre des p. 523-524.
-
[5]
Sur la riche histoire de cette métaphore, lire Norma Thomson, « The Ship of State : Statecraft and Politics from Ancient Greece to Democratic America » sur le Site web de l’Université Yale Scholarship Online, Octobre 2013.
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[6]
Celui à qui l’on doit cette métaphore du tissu social et du leader comme tisserand est bien évidemment Platon, tout à la fin de son dialogue Le Politique (dont la traduction de Grou et Darcier de 1885, est accessible sur le Web).
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[7]
Dans le cas de ces deux premières fonctions (référentielle et expressive), nous avons emprunté le vocabulaire à la théorie de Roman Jakobson sur les fonctions du langage. Pour en savoir plus sur cette théorie, on pourra consulter l’article célèbre de Jakobson intitulé « Linguistics and Poetics », dans Thomas Albert Sebeok (dir.), Style in Language, Cambridge MA, M.I.T. Press, 1960, p. 350-377.
-
[8]
Ce recours au mot évaluatif, pour qualifier cette troisième forme d’usage de la métaphore du bon pasteur, vise à distinguer celle-ci de la nature plus exclusivement descriptive des deux autres familles d’usage précédentes. Les fonctions référentielle et expressive de l’image du berger attirent en effet l’attention sur des caractéristiques objectives de l’image ainsi que sur des réactions qu’elles suscitent, afin de les nommer, de les faire voir et de les décrire. La fonction évaluative ne vise pas à nommer et décrire ce qui est (peu importe que ce qui est décrit soit de nature objective ou subjective), mais à identifier ce qui devrait être ou ne pas être, ce qui fait d’un pasteur un bon pasteur, le genre de moutons qu’il faut être pour constituer un bon troupeau sous un bon pastorat, etc.
-
[9]
Sur la notion de leadership entrepreneurial, Rita G. McGrath and Ian C. MacMillan, The Entrepreneurial Mindset : Strategies for Continuously Creating Opportunity in an Age of Uncertainty, Cambridge MA, Harvard Business School Press, 2000.
-
[10]
Sur la notion de leadership stratégique, voir Brenda J. Davies and Brent Davies, « Strategic Leadership », in School Leadership and Management, 24 (2004), p. 29-38 ; Id., « Strategic Leadership Reconsidered », in Leadership and Policy in Schools, 4 (2005), p. 241-260.
-
[11]
Sur la notion de leadership managérial (ou administratif, dans le secteur public), Felicia Cornelia Macarie, « Managerial Leadership - A Theoretical Approach », in Transylvanian Review of Administrative Sciences, 3 (2007), p. 43-62.
-
[12]
Sur cette notion de pastorat intérieur, source de toute autorisation de soi, plutôt que de simple empowerment, nous pensons ici à l’interaction de soi avec soi dont on apercevra la complexité en conjuguant ensemble (i) le concept de maître intérieur chez s. Augustin (Le maître, Paris, Éditions Klincksieck, 2002) avec (ii) ce que dit Heidegger sur le fait que le Dasein n’est pas seulement guidé par la parole silencieuse de ce maître intérieur, mais qu’il est aussi le berger de cette parole-là, de cet être (Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, nouvelle édition, Paris, Éditions Montaigne Ligugé, 1964). La conjugaison de ces deux intuitions suggère que, dans le dialogue intérieur de soi-même avec sa propre conscience, ce même maître intérieur qui est le berger éthique de notre sens de la vérité (de notre vérité) est aussi l’agneau laissé à notre merci, tout vulnérable qu’il est à notre mauvaise foi et à notre inauthenticité. Sur les liens de tout cela avec la notion d’amitié à l’intérieur même de soi, voir François Fédier, Voix de l’ami, Paris, Éditions du Grand Est, 2007 ; Hadrien France-Lanord, S’ouvrir en l’amitié, Paris, Éditions du Grand Est, 2010.
-
[13]
Sur cet aspect particulier du leadership de soi sur soi qu’est l’empowerment, lire Robert Adams, Empowerment, Participation and Social Work4, New York NY, Palgrave Macmillan, 2008.
-
[14]
Jorge Mario Bergoglio (Pape François), Homélie de la messe chrismale du Jeudi saint, 28 mars 2013 ; voir texte intégral de l’homélie sur le site Web du Varican.
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[15]
Cette différence de capacité langagière entre bergers et moutons devrait aussi nous faire réaliser à quel point la communication entre leaders et followers ne saurait se limiter à la seule transmission de messages langagiers. Dans la mesure où la communication entre leaders et followers ressemble à celle qui a cours entre bergers et moutons, la communication entre leaders et followers doit inclure une bonne part (i) de messages qui ne passent pas par le langage, ce qu’a bien mis à jour la théorie du nudge, en économie behaviorale (à ce sujet, Richard H. Thaler et Cass R. Sunstein, Nudge : Improving Decisions about Health, Wealth, and Happiness, New Haven CT, Yale University Press, 2008) ; ainsi que (ii) des usages du langage qui ne communiquent pas de contenus informationnels particuliers mais visent plutôt à entretenir la relation, à savoir : tout ce qui, dans la langue, relève de ce que Roman Jakobson appelait la fonction phatique du langage, dans son article déjà cité – le mot phatique étant un adjectif que Jakobson emprunte aux travaux d’anthropologie de Bronisław Malinowski.
-
[16]
Sur la notion d’homo oeconomicus, voir Jean-François Laslier, « L’homo oeconomicus et l’analyse politique », Cités, 3 (2004), p. 133-138.
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[17]
Pour un projet de recherche intéressant et présentement en cours, à l’Université de Louvain, sur la notion d’homo mimeticus, consulter l’URL https://www.fabula.org/actualites/the-mimetic-turn-final-international-conference-on-homo-mimeticus-erc_104646.php.
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[18]
Cette interaction entre acteurs rationnels et acteurs mimétiques, qui caractérise le genre de relations qu’un berger entretient avec ses moutons, devrait nous faire réaliser au passage que la métaphore du bon pasteur n’est pas seulement utile pour parler de cette activité de gestion que l’on appelle la direction (le D du PODC fayolien). Elle peut aussi s’avérer fort utile pour théoriser des modes d’organisation sociale (le O du PODC fayolien) qui ne résultent ni d’interactions exclusivement rationnelles entre les acteurs (comme dans le cas des contrats ou des différentes sortes de marché), ni d’interactions exclusivement mimétiques (comme dans le cas des phénomènes de foule, de formation d’essaim ou de contagion et de rivalités mimétiques). Les interactions qu’entretiennent les bergers avec les moutons sont en effet des interactions où rationalité et mimétisme se guident réciproquement l’un l’autre à former ce mode d’organisation sociale particulier qu’est le pastorat. Le champ théorique qui est le plus avancé dans la modélisation de cet ordre pastoral est la théorie des systèmes multi-agents. On obtiendra une bonne vue d’ensemble de l’état de développement de cette modélisation particulière, au sein de la théorie des systèmes multi-agents, en lisant Nathan K. Long, Karl Sammut, Daniel Sgarioto, Matthew Garratt et Hussein Abbass, « A Comprehensive Review of Shepherding as a Bio-Inspired Swarm-Robotics Guidance Approach », in IEEE (Institute of Electrical and Electronics Engineers) Transactions on Emerging Topics in Computational Intelligence, 4 (2020), p. 523-537. On pourra par ailleurs voir l’usage qui est fait de cette même intuition pour reconceptualiser la discipline du nursing en lisant Tara M. Tehan, « Shepherding : A Concept Analysis », in Nursing Forum, 55 (2020), p. 244-251. L’idée de ce dernier article est que le modèle du pastorat est supérieur au modèle du contrat pour penser le nursing. Il y a en effet quantité de problèmes à penser le nursing en termes de simple échange de service contre rémunération entre deux catégories d’acteurs rationnels consentants (le personnel soignant et les personnes soignées). Le pastorat permet de rendre compte de tout ce que la relation entre personnel soignant et personnes soignées comporte de soins mutuels que patients et soignants se donnent les uns aux autres. Autrement dit, le modèle du pastorat permet au nursing de se penser comme une sorte de danse sociale de transformation réciproque, dans laquelle les personnes soignées acceptent d’entrer avec le personnel soignant (les deux parties se guidant l’une l’autre dans le processus de transformation réciproque où qui bénéficiera le plus n’est pas toujours aussi clair qu’on pourrait le penser au départ). La langue anglaise s’est d’ailleurs dotée d’une expression faisant référence à la danse sociale pour signifier le genre d’ordre social qui se crée quand quelqu’un guide quelqu’un d’autre de façon non-langagière (par nudging, encore une fois) à réagir d’une façon improvisée à ce que l’autre lui demande tacitement ou explicitement de faire. L’expression anglaise à laquelle nous venons de faire allusion est « It takes two to tango ».). Cette expression tire son origine d’une chanson américaine des années 1950, popularisée entre autres par Louis Armstrong, et soulignant qu’il faut deux personnes en partenariat intime et s’imitant l’une l’autre pour que les flammèches psychiques de l’amour-passion arrivent à se constituer entre elles.
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[19]
Exemple d’anarchisme de gauche : le mouvement soixante-huitard, en France et les hippies, en Amérique. Exemple d’anarchisme de droite : la réaction des néo-libéraux au libéralisme social hérité de Keynes, qui s’est mise à dominer la gouvernance publique à partir des années 1980.
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[20]
Sur l’aversion des anarchistes aux charmes de l’imagerie pastorale, lire : (i) Pierre-Joseph Proudhon qui, dans Qu’est-ce que la propriété ? (Paris, Livre de poche, 2009) argumente qu’il ne saurait y avoir de justice en régime pastoral puisque la justice (une justice que Proudhon réduit à la seule notion d’équité) demande une égalité radicale entre les citoyens ainsi que des relations purement rationnelles entre eux, des relations rationnelles que nous théorisons aujourd’hui dans les termes de Habermas ou de Rawls, par exemple ; (ii) aussi Karl Marx et Friedrich Engels qui, dans L’Idéologie allemande (Paris, Éditions Nathan, 2009) considèrent les régimes pastoraux comme préhistoriques, et donc impertinents pour l’analyse des sociétés modernes ; (iii) enfin Michel Foucault qui, dans « Omnes et singulatim : Vers une critique de la raison politique » (in Le Débat, 4 (1986), p. 5-36), développe l’idée que la métaphore du bon pasteur (ainsi que la réalité de l’État-providence que cette technologie du pouvoir –Michel Foucault dixit – aurait permis de créer), n’est au fond que le sucre idéologique que la modernité a concocté pour faire passer le déploiement d’un état administratif que Foucault, anarchiste de gauche, dénonce dans des termes presque exactement similaires (racisme en moins) à ceux de Steve Bannon, anarchiste de droite.
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[21]
Voir par exemple, sur la façon dont ce sentiment de possession peut trouver à s’exprimer, l’évangile selon s. Jean, 10,12-16 : « Le berger mercenaire n’est pas le pasteur, les brebis ne sont pas à lui : s’il voit venir le loup, il abandonne les brebis et s’enfuit ; le loup s’en empare et les disperse. Ce berger n’est qu’un mercenaire, et les brebis ne comptent pas vraiment pour lui. Moi, je suis le bon pasteur ; je connais mes brebis, et mes brebis me connaissent, comme le Père me connaît, et que je connais le Père ; et je donne ma vie pour mes brebis. »
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[22]
L’air de Johan-Sebastian Bach intitulé « Schafe können sicher weiden » (qui fait partie de la Cantate BWV 208 de Bach intitulée Was mir behagt, ist nur die muntre Jagd) est un exemple puissant de la capacité que peut avoir l’imagerie pastorale d’exprimer ou de provoquer ce genre de sentiments. Idem pour le Psaume 23 (LXX 22), particulièrement quand il est traité musicalement de façon aussi brillante que celle de Franz Schubert dans son oeuvre chorale intitulée « Gott ist mein Hirt ». Dans le cas de Bach, on pourrait nous dire que la cantate au sein de laquelle l’air cité fut inséré était une commande pour célébrer le 31ème anniversaire de naissance d’un personnage au leadership somme toute très peu admirable (le duc Christian de Saxe-Weissenfels). L’air en question visait donc plus à flatter le client, quitte à mentir, qu’à dire la vérité au sujet de la vie en hiérarchie sous sa gouverne. Par contre, les émotions évoquées pour flatter cet aristocrate n’auraient pas pu fonctionner si elles ne référaient pas à des situations réelles possibles ou, à tout le moins, ardemment désirées. Or pour les fins de ce que nous tentons de faire ici, c’est cela qui nous intéresse et en aucun cas une évaluation du leadership de celui à qui la cantate était adressée et qui payait pour sa réalisation.
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[23]
Un des passages de l’Ancien Testament où cette émotion se trouve exprimée le plus clairement se trouve au livre d’Isaïe 53,6 (« Nous étions tous errants comme des brebis sans pasteur, chacun suivant sa propre voie ; et Yahvé choisit de faire retomber sur lui l’iniquité qui était la nôtre à tous »). C’est Händel qui, cette fois, a le plus remarquablement tiré parti du potentiel d’évocation et de provocation d’émotion de cet usage de l’imagerie pastorale, dans le choeur « All we like sheep » de son célèbre oratorio The Messiah.
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[24]
Parmi les expressions littéraires utilisant la métaphore du bon pasteur pour exprimer ce genre de colère, on peut mentionner : (i) tout au début de l’Iliade, la colère dont témoigne Achille à l’égard d’Agamemnon, reprochant au roi de Mycènes d’avoir trahi son rôle de berger envers son peuple pour se comporter plutôt comme un loup à son égard (voir Illiade, Chant 1) ; (ii) dans l’épopée de Gilgamesh, la colère du peuple d’Uruk contre ce dernier et qui s’exprime en termes pastoraux similaires à ceux d’Achille dans l’Iliade (à ce sujet, lire John Hobauld, « Shepherds of the People : Greek and Mesopotamian Perspectives », dans Robert Rollinger and Erik Van Dongen (éds), Mesopotamia in the Ancient World : Impact, Continuities, Parallels, Münster, Ugarit Verlag, 2015, p. 4-7) ; (iii) dans l’Ancien Testament, la prophétie impitoyable d’Ézéchiel 34,1-31 dirigée contre les bergers indignes qui oppriment Israël et dont les premiers versets (2-3) donnent le ton : « Malheur aux pasteurs d’Israël qui se paissent eux-mêmes. Les pasteurs ne doivent-ils pas paître le troupeau ? Vous vous êtes nourris de lait, vous vous êtes vêtus de laine, vous avez sacrificié les brebis les plus grasses, mais vous n’avez pas fait paître le troupeau. »
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[25]
Étienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire, présenté par Simone Goyard-Fabre, Paris, Flammarion, 2016.
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[26]
Sur la notion psychanalytique de régression, infantile ou thérapeutique, Marc Edmond, « La régression thérapeutique », in Gestalt, 2 (2002), p. 29-50..
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[27]
L’expression mentalité de troupeau fait référence à cette capacité et préférence mentale que peuvent avoir des êtres humains, en certaines circonstances, et qui les fera adopter ce que les éthologistes appellent un comportement grégaire. Pour les fins de cette analyse, il est important de se rappeler que les comportements grégaires inspirée par cette mentalité de troupeau sont loin de n’avoir que des effets négatifs. Il est bien certain que les critiques (notamment anarchistes) des formes hiérarchiques et donc pastorales d’organisation sociale insisteront sur les aspects catastrophiques que ces phénomènes mimétiques peuvent générer. Un exemple particulièrement dramatique de cet effet catastrophique est celui de moutons se jetant à la mer pour y mourir en se suivant les uns les autres, un phénomène que Rabelais utilisera dans le célèbre épisode des moutons de Panurge de son Quart Livre, et qui est documenté par des faits réels comme celui rapporté par la BBC, dans un article daté du 8 juillet 2005 et intitulé « Turkish sheep die in ‘mass jump’ », un article qu’on peut trouver sur le site Web de la BBC. Il faut cependant apporter de sérieuses nuances à cette crainte maladive des phénomènes de contagion sociale (en attirant l’attention sur le caractère pathologique du mot que Gustave LeBon choisit pour parler de mimétisme social). Car si les phénomènes de contagion sociale comme le groupthink peuvent introduire des consensus trop rapides et des comportements de groupe contreproductifs, ils sont aussi une puissante aide à la formation de tels consensus (ce qui n’est pas rien pour quiconque se préoccupe d’action collective et non seulement de réflexion purement académique sur ces phénomènes). Pour ce qui est du phénomène même de se suivre les uns les autres, en cas d’urgence, des éthologistes comme W. D. Hamilton ont montré depuis longtemps que, loin d’être toujours contre-indiqué (et donc contraire à l’intérêt bien compris), ce comportement grégaire (ainsi que la mentalité de troupeau qui l’inspire) a des effets plus souvent bénéfiques que nocifs, dans la plupart des cas. Le fait d’être mouton de Panurge peut donc bien être ridicule et suicidaire dans certains cas, mais il est en fait plus souvent qu’autrement rationnellement justifiable dans la plupart des autres cas (cf. William D. Hamilton, « Selection of Selfish and Altruistic Behavior in Some Extreme Models », in John F. Eisenberg & Wilton S. Dillon, (dir.), Man and Beast : Comparative Social Behavior, Washington DC, Smithsonian Institution Press, 1971). Une dernière remarque en terminant. Si des exemples de conséquences tragiques dû au comportement grégaire des moutons ont bel et bien été documentés (bien que rares), il n’existe pas chez les lemmings. L’idée que les lemmings peuvent en venir à se suicider collectivement en se suivant les uns les autres est en fait un faux créé de toute pièce par Walt Disney pour rendre son film White Wilderness plus dramatique (voir URL : https://www.adfg.alaska.gov/index.cfm?adfg=wildlifenews.view_article&articles_id=56).
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[28]
Jacques Brel, Les Moutons.
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[29]
Jacques Brel, Au suivant.
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[30]
L’internet francophone attribue cet apophtegme (« un peuple de moutons engendre un gouvernement de loups ») à Agatha Christie (URL : http://evene.lefigaro.fr/citation/peuple-moutons-finit-engendrer-gouvernement-loups-4096988.php), alors que l’internet anglophone l’attribue au journaliste Edward R. Murrow (URL : https://www.quora.com/What-are-your-thoughts-on-A-nation-of-sheep-will-beget-a-government-of-wolves-Edward-R-Murrow).
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[31]
Une de ces figures du mouton transformé en loup est celle du faux prophète, ce « loup en habits de brebis » dont parle l’évangile de Matthieu (7,15). Ce prophète hypocrite ressemble par ses discours aux dénonciateurs prophétiques de l’injustice, mais il ne s’agit au fond que d’un loup cherchant à se faire du capital politique avec sa rhétorique populiste. Il ne cherche pas vraiment la justice. Tout ce qu’il désire est de pouvoir enfin prendre la place du leader, peu importe que celui-ci soit déjà lui-même un loup (ou un berger qu’on fera passer pour un loup) pour les bénéfices de l’ambition poursuivie.
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[32]
Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social ou Principes du droit politique, Paris, Garnier-Flammarion, 2014, chapitre 1.3.
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[33]
Voir Max Weber, Économie et société, Paris, Gallimard, 1995. Pour une explication plus détaillée de cette théorie de Weber, consulter Paul Gingrich, « Power, Domination, Legitimation, and Authority », à l’URL suivant : http://uregina.ca/~gingrich/o12f99.htm.
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[34]
En mobilisant ici le concept d’amitié, nous ne parlons évidemment pas ici de ces relations intimes entre personnes privées, mais de ce genre de sentiment socio-politique que les corporatistes médiévaux appelaient compagnonnage, que les révolutionnaires de 1789 appelaient fraternité et que les révolutionnaires de la commune de 1870 appelaient camaraderie.
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[35]
Le mot ombre est employé ici dans son sens jungien. Pour une brève introduction à cette notion d’ombre, dans la pensée de Carl Jung, lire Jef Dehing, « L’oeuvre de Jung – ombre et clarté », in Cahiers jungiens de psychanalyse, no 123 (2007), p. 51-77.
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[36]
Sur cette notion de grand oui à la vie, chez Nietzsche, on pourra écouter une émission de France Culture qui en traite, de façon à la fois originale et fidèle, à l’URL https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/nietzsche-le-gai-savoir-34-dire-oui-a-la-vie.
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[37]
Sur ces notions d’être jetés là et de condamnation à ex-ister, voir tout autant (i) Martin Heidegger, L’Être et le temps, Paris, Gallimard, 1986 que (ii) Jean-Paul Sartre, L’être et le néant : Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943.
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[38]
Et de faire confiance à cet instinct qui nous fait vouloir rester mouton plutôt que de vouloir nous aussi devenir des loups, ou des rhinocéros, pour varier la métaphore et faire allusion à la pièce éponyme d’Eugène Ionesco.
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Serge Reggiani nous semble faire allusion à ce cas de figure, dans sa célèbre chanson Les Loups.