Article body

Ce volume collige vingt-cinq années de recherches et de publications de l’auteure, une érudite du monde francophone de l’oeuvre et de la pensée de Maître Eckhart et de la mystique rhénane. Apparaît ici non seulement toute l’envergure de la recherche internationale sur Eckhart et son temps, dans laquelle l’auteure est engagée, mais aussi les analyses fines des principaux textes clés du Thuringien. L’introduction simplement intitulée « Redécouvrir Eckhart » justifie la publication de ses textes disséminés avec l’intention de rendre accessible pour aujourd’hui l’oeuvre d’Eckhart. Sept grandes sections organisent la matière. Ce volume offre à une personne intéressée et curieuse une initiation, voire une exploration de l’univers eckhartien. Voyons tout d’abord rapidement les contenus des sections avant d’en faire une évaluation critique. La première section (21-52) intitulée « La prédication » présente la perspective retenue par Vannier afin de comprendre l’oeuvre d’Eckhart. Ces premières pages donnent le ton des autres sections, qui insisteront tantôt sur des analyses textuelles particulières, tantôt sur des arguments ou des démonstrations qui viendront confirmer ou infirmer des interprétations concernant tel ou tel aspect de son oeuvre.

La seconde section (53-156) présente tout le matériel touchant la vie d’Eckhart. On y découvre les pérégrinations du dominicain qui fut appelé à assumer diverses responsabilités au sein de l’Ordre, mais on comprend mieux aussi à travers les différents contextes les liens étroits avec ses propos et son expérience spirituelle particulière. Même si Eckhart est plutôt réservé sur sa propre expérience spirituelle, elle soutient les images et métaphores de ses mots comme prédicateur et théologien.

La troisième section (157-313) nommée « Les oeuvres d’Eckhart » est divisée en deux : l’oeuvre latine et l’oeuvre allemande. La première sous-section, plus importante en nombre de pages, plonge dans les écrits latins partiellement perdus, partiellement retrouvés. L’auteur cherche à montrer la cohérence systématique de l’oeuvre et à répondre à des questions pour mieux saisir sous quelles conditions, Eckhart a bien pu construire son oeuvre. Les différents chapitres laissent entrevoir l’oeuvre théologique, qui pouvait à cette époque être constituée de sentences, de commentaires de livres bibliques (Genèse, Sagesse, Ecclésiastique ou encore de l’Évangile de Jean), voire d’interprétations de certains passages spécifiques de ceux-ci, de sermons ou encore de textes dits mystiques. Cette présentation de l’oeuvre latine se termine par un bref chapitre sur le corpus de la mystique rhénane à la BNUS, où des oeuvres d’Eckhart, de Tauler, de Suso, de Merswin et d’autres recueils de piété sont rassemblées. La seconde sous-section consacrée à l’oeuvre allemande contient des textes plus accessibles au lecteur contemporain intéressé à prendre connaissance des entretiens spirituels, des fameux sermons sur la naissance de Dieu dans l’âme ou encore du sermon de l’homme noble.

La section suivante (315-410) met en valeur l’actualité d’Eckhart. Les mystiques rhénans, dont ce dernier, s’ils sont des classiques en théologie, sont aussi actuels parce qu’ils (et Eckhart en particulier) offrent une réflexion en résonnance avec plusieurs enjeux contemporains, tant spéculatifs qu’existentiels. En ce sens, l’auteure suggère de comprendre Eckhart comme un précurseur à plusieurs niveaux : une expérience théologale trinitaire qui fonde sa réflexion et son action, une pratique théologique qu’il réinterprète comme science, ce qui entraîne une réflexion ancrée dans la tradition, mais aussi en écart avec celle-ci quand vient le temps de parler de Dieu comme au-delà de l’être, comme trinité ou encore comme déité. Pour l’auteure, la pensée et l’oeuvre d’Eckhart rendent ce classique très actuel ; il devient un partenaire de discussion incontournable quand vient le temps de réfléchir à des questions fondamentales comme celles de la spiritualité théologale, de la question du sujet ou encore du dialogue oecuménique et interreligieux.

La cinquième section (411-515) s’arrête sur les sources qui ont pu permettre à Eckhart de se déployer comme Lesemeister et Lebemeister. Les chapitres développés plus ou moins longuement illustrent les principales sources auxquelles Eckhart a puisé pour déployer sa pensée et sa vie : Origène, Grégoire de Nysse, Augustin, Cassien, Maxime le Confesseur, les mystiques rhéno-flamandes et la mystique juive. Chacune de ses sources est explorée afin de bien montrer quels thèmes ont pu soutenir le thuringien ou encore lui permettre de diverger ou de nuancer son propos face à ses différentes sources.

Une sixième section (517-719) explore les principaux thèmes eckhartiens dont l’anthropologie, la christologie, la création, l’intellect, la prière, le sujet et la trinité. Chacun de ses thèmes constitue si l’on veut le coeur et l’originalité de la pensée de Meister Eckhart. Ainsi émerge tout un réseau de relations intellectuelles et de notions qui caractérisent l’oeuvre eckhartienne. L’auteure illustre de manière remarquable à travers ses analyses rigoureuses et accessibles au lecteur intéressé, comment ces thèmes sont encore pertinents pour aujourd’hui, comment ils peuvent venir nourrir la conversation et la recherche des contemporains.

La septième et dernière section (721-821) porte sur la réception de l’oeuvre d’Eckhart. La réflexion introductive souligne que si Eckhart peut être compris comme un vecteur de la transmission du savoir comme nous avons pu plus spécifiquement le constater dans les sections 3, 5 et 6, il en est autrement lorsque vient le temps d’en évaluer sa transmission. De Cabasilas à Nicolas de Kues, de la devotio moderna à la théologie germanique avec Luther, de Louis Chardon à Jacques Derrida, cette section montre comment certains auteurs et courants spirituels et philosophiques jusqu’au XXe siècle ont interprété la pensée et l’oeuvre d’Eckhart. Un dernier chapitre de cette section est consacré à l’essor des études eckhartiennes en France. Un état des lieux de la recherche et les principaux acteurs de cette recherche sont présentés. On y découvre le cahier de charges de futures recherches pour les plus jeunes générations, car si beaucoup de chemin fut parcouru pour mettre à jour les corpus et en produire des traductions, il reste des pans entiers de cet univers à découvrir.

L’auteure nous entraîne dans un univers fascinant de recherche et la publication de textes. Parfois brefs tirés de l’Encyclopédie des mystiques rhénans, parfois plus consistants issus de conférences introductives ou d’articles scientifiques, le lecteur voit se tisser au fil des textes les diverses avancées et découvertes, mais aussi toute l’énergie et le dynamisme de l’auteure. Cette approche plutôt didactique pour un chercheur prête toutefois flanc à laisser apparaître des reprises, voire des redites d’idées, mais aussi d’analyses (voir par exemple les pages 462 et 534), qui dans une approche plus synthétique aurait pu être évitée. Ce volume qui témoigne des recherches de l’auteur est composé de plusieurs niveaux de lecture : il est tout d’abord l’écho de ses propres recherches et de celles de ses collègues et, ce faisant, il présente tout un champ d’exploration pour la relève ; il cherche aussi à inscrire la pensée eckhartienne au coeur de la vie intellectuelle et spirituelle contemporaine, présentant Eckhart non seulement comme une figure de la tradition, mais aussi comme un maître de vie qui peut nous aider à avancer dans nos propres quêtes spirituelles aujourd’hui. Des thèmes comme ceux du détachement et de la divinisation, de la connaissance de soi ou encore de l’expérience spirituelle, où Eckhart affirme une certaine connaturalité entre l’âme et la Déité, constituent des thèmes porteurs et signifiants pour les contemporains. Ce volume offre donc une balise accessible et incontournable pour toute personne intéressée à découvrir Maître Eckhart, le prédicateur.